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Cet ouvrage est issu d’un syllabus universitaire de l’Université libre de Bruxelles dont l’objectif est de donner aux étudiants les éléments essentiels de la théorie des relations internationales. Rédigé en partie avec l’aide de Sebastian Santander, il se focalise en priorité sur le monde anglo-saxon et donne un aperçu précis et concis des différents champs de la discipline. Certes, cet ouvrage rejoint les innombrables travaux sur les relations internationales. Cependant, d’une part, l’originalité de l’exercice tient dans la mise en perspective de l’espace européen sans qu’il soit question d’eurocentrisme. D’autre part, son intérêt repose sur l’idée maîtresse selon laquelle les écoles (réaliste, constructiviste, institutionnaliste, etc.) ne s’opposent pas les unes aux autres, mais sont vues comme complémentaires (inachevées) et associées par des éléments communs « transcendantaux ».

La confirmation sera aussi faite que la réponse régionale à la globalisation et le poids des États – malgré la méthode communautaire – bornent un paysage où les relations internationales restent empreintes de violence. L’autre richesse de cet ouvrage dense est d’attirer l’attention sur les progrès de la coopération internationale, de la négociation, des régimes et de la pertinence des valeurs européennes que l’on trouve au sein même des multiples organisations et associations internationales et coopérations multilatérales. Mais le postmodernisme n’a pas atteint l’État européen, même s’il en est le laboratoire institutionnel le plus avancé par l’intégration dite régionale et la success story de soixante ans de construction européenne.

L’ouvrage de Telò, préfacé par R.O. Keohane (Princeton), s’articule en dix chapitres et se termine par une annexe sur les organisations multilatérales régionales, interrégionales et locales décrites par Santander. La question de l’auteur est précise : la construction européenne constitue-t-elle bel et bien le premier pas vers un nouveau paradigme au niveau des relations internationales, autour de l’approfondissement du multilatéralisme ? Et l’auteur de constater déjà que l’ue est un système politique à la fois intergouvernemental, postnational et transnational, qui constitue « un système politique, un ensemble de régimes internationaux et un acteur majeur des relations internationales, la deuxième puissance mondiale ». Puis de préciser que le modèle européen n’est pas isolé, des tendances apparaissant dans d’autres entités de gouvernance régionale sur les autres continents. Il rappelle enfin les trois questions épistémologiques qui restent ouvertes aujourd’hui. La paix en Europe est-elle un fait acquis entre anciens ennemis ? La centralité de l’acteur étatique est-elle toujours l’unité première de la recherche ? Quel est le poids réel de l’histoire dans le processus d’institutionnalisation européenne ? Sans oublier les liens avérés entre la construction européenne et les avancées en matière institutionnaliste (gouvernance supranationale, ong, juridicisation des relations internationales), l’auteur fait le choix de présenter la mise en question pratique et théorique des fondements du paradigme statocentrique de Westphalie, sachant qu’il n’y a pas encore de fin de la souveraineté, de création d’une entité postnationale en Europe, ni de super-État. De là, l’auteur se lance dans une présentation des différentes écoles théoriques.

De Thucydide à Aristote, de Shang Tzi à Mencius, d’Augustin à Thomas d’Aquin, les hommes se sont interrogés sur la nature des relations internationales en opposant idéal et nécessité. Mais la création de l’État moderne souverain dès les 16e et 17e siècles fait naître la pensée réaliste autour de Machiavel, de Hobbes et de l’école du droit naturel impliquant l’état de guerre international structurel et permanent. Le balancier opère avec le concept de Léviathan à l’échelon international, l’école de Salamanque et les fondateurs du droit international (Grotius). Les grandes guerres nationalistes et l’anarchie hobbesienne créent les conditions d’apparition d’une nouvelle école internationale, l’école idéaliste, avec son premier représentant, Emmanuel Kant, qui précise les conditions de l’avènement d’une paix internationale durable et juridiquement fondée : « républicanisme » interne, fédération interétatique externe, société transnationale reposant sur les citoyens. D’autres écoles viennent s’y agréger avec leur propre caractéristique : l’école utopiste (Érasme), le pacifisme économique et la tradition de Bentham autour de la Cour de justice européenne ou mondiale, la fédération égalitaire d’États indépendants (Kant), le pacifisme socialiste et communiste, le pacifisme religieux.

En Europe, toutefois, on devine le poids de la politique de puissance. La recherche de la stabilité et de la prudence (Guicciardini, Grotius, Fénelon, Hume) n’empêche aucunement le phénomène endémique de la guerre dans le cadre westphalien. Néanmoins, progressivement, l’idée d’unité européenne fait son chemin, malgré les velléités hégémoniques de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni. Le multilatéralisme est en gestation (Zollverein, upu, iao, etc.), tandis que les conférences sur la paix, l’unité de coopération européenne et le libéralisme économique deviennent les maîtres mots, certes fragilisés par l’émergence de l’âge de l’impérialisme, du colonialisme, des conflits économiques et surtout des guerres mondiales. L’entre-deux-guerres verra déjà l’affirmation de l’école réaliste européenne (Carr, Morgenthau, Aron par la suite) qui dominera aux États-Unis après la Deuxième Guerre mondiale, entre balance of power, centralité du paradigme étatique et états polémologiques.

Le chapitre 2 sur l’approche systémique et le néoréalisme aux États-Unis prend appui sur les théories de Parsons, Easton et Merton qui reprennent à leur compte les concepts issus au départ des sciences cybernétiques et des techniques de l’information. Avec le systémisme, l’étude de la politique internationale allait pouvoir s’émanciper de l’histoire diplomatique des États et du droit international normatif oublieux des processus politiques. Au-delà des querelles méthodologiques, les relations internationales acquièrent leurs lettres de noblesse, à côté de la science politique interne et de la science de l’administration. Entre les « behavioristes » et l’étude complexe du processus décisionnel (Snyder), l’école systémique appliquée en sciences sociales repose sur la neutralité axiologique de type wébérien. Cette école se caractérise par une approche mécanique (Easton), les interactions réciproques (Parsons), les agrégats de fonctions, la dynamique des facteurs externes. La théorie des systèmes est facilitée par la structure bipolaire de la guerre froide, puis par le globalisme et le système monde. Les six systèmes de Kaplan sont ici décrits de manière structurée, tout comme l’oeuvre néoréaliste de Waltz, deux théoriciens présentés en opposition.

Un chapitre rédigé par Sebastian Santander, aujourd’hui chargé de cours à l’Université de Liège, aborde l’économie politique internationale. Cette sous-discipline des relations internationales renvoie à la mondialisation, aux entreprises transnationales, aux marchés financiers et aux mouvements sociaux altermondialistes, de Robert Gilpin avec sa théorie de la stabilité hégémonique à Susan Strange avec ses quatre types de structures de pouvoir (sécurité, production, finance, connaissance). Le chapitre suivant se concentre sur les approches marxistes, de la théorie de la dépendance à la théorie du « système monde », en présentant la thèse politique peu déterministe de Wallerstein, influencé à la fois par la théorie des systèmes, l’école des Annales et le marxisme. Il s’agit de démontrer que le système est hiérarchisé et que la dépendance passe par le clivage socioéconomique Nord-Sud et le « conflit entre le centre et la périphérie ». Malgré ces inégalités, le système reste stable vu la concentration technologique et militaire, l’hégémonie idéologique et l’existence d’une semi-périphérie exploitée/exploitante.

Un autre chapitre traite de la critique et du dépassement du réalisme et du néoréalisme. À cet effet, les outils sont multiples : droit international, transnationalisme, théorie de l’interdépendance complexe, théorie de la gouvernance, coopération institutionnalisée, approches constructivistes. Autant d’éléments qui abordent les limites de la souveraineté, de Hoffmann à Stein, en passant par Keohane et Nye, dont les thèses, synthétisées, sont clairement décrites. Dans un chapitre sur les théories institutionnalistes, l’auteur montre leur visibilité à la suite de l’approfondissement de la coopération internationale et fonctionnelle entre les États à travers les réseaux des institutions multilatérales et autres régimes (omc, onu, fmi, osce, bit, ue, etc.). Ici aussi, plusieurs approches néo-institutionnalistes coexistent : sociologique, rationaliste, historique, discursive. Toutes ces approches décrites et présentées avec leurs détracteurs propres mettent en avant les accords de coopération, le transnationalisme, les fonctions partagées qui permettent entre autres de réduire les dilemmes de sécurité, de faciliter les négociations et le partage des informations, de contribuer aussi à former des identités collectives. Au final, les institutions deviennent « autonomes » et se transforment en acteurs politiques (Keohane) comme l’ue. Le chapitre se conclut sur le fonctionnalisme (Mitrany, Haas, Deutsch) et le néofonctionnalisme (Schmitter, Linberg) – qui partagent certaines approches des théories institutionnalistes –, mais aussi sur l’école anglaise (Bull), insistant sur le multipolarisme et le multilatéralisme et sur la codification entre États (guerre froide).

Le monde postsouverain abordé au chapitre suivant part de l’émergence de plusieurs concepts (global governance, approche de Rosenau) qui impliquent l’examen des arrangements informels, de la fragmentation identitaire, de l’espace-monde, de la « fragmigration » et du rôle de l’individu. L’optimisme dans l’analyse du passage des relations interétatiques vers le niveau transnational subétatique s’est brisé en partie avec le choc du 11-Septembre et la nouvelle visibilité des rapports de force et des logiques étatiques. Reste que la pensée postmoderne (société civile, altermondialisme, droit des gens) a influencé la théorie des relations internationales, du relativisme à la mise en question de la discipline, des résistances culturelles à la théorie des conflits de civilisation.

Telò termine son tour de piste par les approches constructivistes, nourries des travaux de Durkheim, Weber et Habermas. Approches multiples entre Derrida, Ruggie, Wendt et Searle, qui tablent sur le fait que l’évolution de la société et de la société internationale n’est pas déterminée par les intérêts matériels, mais par les idées, les perceptions intersubjectives, l’intentionnalité collective, les normes, valeurs et attentes, tout en tenant compte de la « structure » en tant que facteur constitutif de la réalité. L’auteur insiste sur les relations entre constructivisme et institutionnalisme, sur la notion de « communauté de sécurité », l’importance des normes et des valeurs comme garantie de la pérennité d’un État, la réflexion sur ce que doit être la puissance. Vaste programme d’approches qui « estiment » avoir dépassé trois anciens clivages : entre réalistes et idéalistes, entre traditionnalistes et « behavioristes », entre historicistes et scientistes.

L’avant-dernier chapitre examine l’impact des facteurs internes sur les théories de la politique étrangère. On y présente quelques théories souvent non systémiques et parfois jugées contestables, axées sur l’étude des dynamiques individuelles, économiques, sociales et politiques internes aux États pouvant expliquer la politique étrangère. Il peut s’agir des théories économiques et politiques de l’impérialisme (Hobson), des études marxistes (Schumpeter), de la théorie de l’insécurité (Lasswell) et des théories du régime politique (Rousseau, Kant, Tocqueville). Sans omettre l’étude du régime politique démocratique face à la politique étrangère, où l’on constate le poids de la psychologie de masse, de l’opinion publique, des lobbies et autres instrumentalisations, mais aussi d’autres études comme celles sur l’impact du phénomène bipartisan, sur les différences entre démocratie parlementaire et démocratie présidentielle ou sur les appareils non élus de l’État (armée, services de renseignement). Sont abordées en outre les théories du processus décisionnel qui font appel à la sociologie des organisations, à la sociologie fonctionnaliste et à la sociologie politique interne. Paradiplomatie, politique étrangère multi-acteurs, théorie des enjeux (Lowy), questions à l’agenda et networks privés caractérisent dès lors cette complexification du processus de décision. Relevons particulièrement le chapitre 10 sur l’apport des études européennes au renouvellement des théories des relations internationales, qui concentre en quelque sorte le point de vue de l’auteur sur l’importance spécifique de la méthode et du modèle européens. Critiquant l’hypothèse néoréaliste (Mearsheimer, Huntington), Telò insiste sur l’approche multilatérale (Keohane), sur l’influence de l’intégration néorégionaliste et du globalisme avec une Union européenne définie comme « laboratoire le plus avancé au niveau des formes institutionnelles de la coopération/intégration régionale », sachant que l’Europe est « un cas de multilatéralisme interne réussi », avec sa mise en commun et une gestion commune des souverainetés nationales par délégation, compétences partagées ou exclusives, coordination, gouvernance à niveaux et à modalités multiples.

Dans cet espace où peuvent « s’affronter » les fonctionnalistes, il semble néanmoins que le concept westphalien de souveraineté ne soit plus d’application au niveau de l’ue, sans qu’un autre modèle émerge encore. Pour Telò, ce « nouveau modèle européen » est un défi pour les théories des relations internationales du fait de la mise en cause de la séparation entre sphères internes et externes, de la critique du concept classique de puissance, de l’émergence certes ambiguë de « puissances civiles », des limites propres à la pesd et à la politique étrangère et de coopération oscillatoire. Une Union européenne qui finalement se cherche, dans un esprit multilatéraliste, dans un ordre international bouleversé où elle n’est plus la centralité. Elle subit comme d’autres les effets du 11-Septembre. Assurément un ouvrage universitaire bien structuré sur l’évolution des théories des relations internationales vue par un Européen travaillant dans la dominance réflexive anglo-saxonne. Un choix logique autant qu’un révélateur.