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Peu d’alliances ont connu autant de succès que l’Alliance atlantique. Le fait que celle-ci ait survécu à la disparition du pacte de Varsovie et de l’Union soviétique illustre bien sa capacité à s’adapter et à quel point elle reste importante pour ses membres. Pourtant, cela n’a pas empêché l’irruption d’un sérieux conflit en son sein au sujet de l’Irak à partir de l’automne 2002, crise qui a atteint son point culminant à l’hiver et au printemps 2003. Fait d’autant plus surprenant, ce conflit qui oppose surtout les États-Unis et la Grande-Bretagne à la « vieille Europe » regroupée autour du couple franco-allemand survient dix-huit mois seulement après le « Nous sommes tous Américains » du quotidien français Le Monde (Colombani 2001) et les proclamations de solidarité inconditionnelle du chancelier allemand Gerhard Schröder au lendemain des attentats terroristes du 11 septembre 2001. Les relations transatlantiques semblent depuis être entrées dans une crise si profonde qu’il n’est pas rare d’entendre parler de « la fin de l’Occident » (Kupchan 2002b ; Frum 2005 ; Marquant 2004), en référence à la perspective d’un éclatement de l’Alliance.

Que l’Alliance atlantique soit en crise n’a cependant rien de nouveau. Les tensions au sujet du réarmement de l’Allemagne entre 1950 et 1955, la crise de Suez de 1956 ou l’opposition gaulliste à l’Alliance dans les années 1960 en sont de bons exemples. Néanmoins, le conflit transatlantique à propos de l’Irak a ceci de particulier qu’il est apparu dans le contexte des problèmes croissants dans les relations entre les États-Unis et l’Europe depuis la fin de la guerre froide en 1989-1991. Cette étude propose de passer en revue les différentes interprétations avancées pour expliquer ces tensions hors du commun, en s’attardant plus particulièrement aux politiques nationales des acteurs dans le contexte de la crise irakienne, aux répercussions des transformations géopolitiques depuis la fin de la guerre froide ainsi qu’aux perspectives qui en découlent pour l’avenir de l’Alliance.

I – La rupture à propos de l’Irak

Pour comprendre la crise, le premier réflexe est d’aller examiner les politiques des États concernés. Certains auteurs croient d’abord que des décisions « unilatérales » prises par le gouvernement de George W. Bush à la suite des attaques terroristes du 11 septembre 2001 ont eu un effet irréversible et néfaste sur le lien transatlantique. Par exemple, Pierre Hassner et Justin Vaïsse expliquent que la politique étrangère américaine depuis la Seconde Guerre mondiale avait toujours pris soin d’entretenir de bonnes relations avec les alliés européens. À partir de 2001, les idéologues de l’administration Bush auraient cependant choisi d’exporter la démocratie sans se soucier des organisations internationales, chères à l’Europe. Le nouveau gouvernement aurait alors rejeté le multilatéralisme, qu’il percevait « comme un obstacle [et] une atteinte à la souveraineté et à la liberté d’action des États-Unis » (Hassner et Vaïsse 2003 : 28).

De même, pour Elizabeth Pond, l’invasion irakienne aurait été l’aboutissement logique de l’idéologie conservatrice du département de la Défense, mené par Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz. En tant qu’unique superpuissance, les États-Unis se seraient donné le droit d’assurer leur sécurité à l’aide d’attaques préventives. Pond estime que les décisions unilatérales prises par les républicains ont érodé la confiance mutuelle dans l’Alliance. À deux reprises, après l’annonce de G. Schröder, en août 2002, proclamant que l’Allemagne ne participerait pas à une « aventure en Irak » et, en janvier 2003, alors que le président français Jacques Chirac confirme lui aussi qu’il ne souhaite pas intervenir pour que l’onu sanctionne les plans d’invasion américains, le gouvernement Bush a ignoré ses alliés. E. Pond (2004) estime que l’invasion américaine unilatérale a placé l’Alliance atlantique au « seuil de la mort[1] ».

Peter Merkl (2005) doute également qu’un retour à l’état de l’Alliance avant 2001 soit possible après les dommages causés par la « révolution conservatrice » à la Maison-Blanche. Cette fois, l’explication est moins idéologique que politique. Le gouvernement Bush, largement influencé par les bailleurs de fonds de l’industrie pétrolière, se serait dès le départ engagé à rejeter plusieurs traités internationaux, dont le protocole de Kyoto et le traité sur la mise en place du Tribunal pénal international, en plus de se lancer dans une campagne mensongère pour préparer l’invasion de l’Irak. Par son mépris des valeurs et des intérêts de la vieille Europe, le président G.W. Bush aurait mis en danger les relations transatlantiques bien avant sa décision d’envahir l’Irak en mars 2003, et même avant le 11 septembre 2001. Il était donc tout naturel que Paris et Berlin, qui s’étaient montrés solidaires envers les Américains au lendemain des attaques sur New York et Washington, réagissent comme ils l’ont fait à partir de l’été 2002 (ibid.).

D’autres études expliquent la crise par de nouvelles orientations des politiques nationales européennes. Pour Hubert Zimmermann, l’évolution de la politique étrangère allemande est responsable des tensions récentes entre Berlin et Washington. Durant la guerre froide, l’Allemagne avait eu besoin « d’importer de la sécurité américaine ». Or, après 1991, l’Allemagne serait elle-même devenue une « exportatrice de sécurité », avec l’intention de peser de tout son poids dans les décisions de l’Alliance. Le changement clé dans les relations germano-américaines (comme dans celles entre l’Union européenne [ue] et les États-Unis) est le « déplacement continu d’une relation basée sur l’acceptation du leadership américain vers une de collaboration entre partenaires égaux[2] » (Zimmermann 2005 : 129). Pour H. Zimmermann, il n’est pas étonnant que les Allemands aient été réticents à octroyer une aide financière pour les opérations en Irak, étant donné qu’ils n’ont pas participé aux décisions préalables. Et c’est sans compter le fait que le « pacifisme rationnel » du chancelier Willy Brandt (1969-1974), avec qui G. Schröder a renoué après l’atlantisme de l’ère du chancelier Helmut Kohl, s’accorde très mal avec la vision du monde des néoconservateurs de l’administration Bush (Husson 2005 : 129-147).

Georges-Henri Soutou offre des explications similaires à propos du comportement français. Contrairement à l’Allemagne, qui était reconnue comme une alliée indéfectible des États-Unis durant la guerre froide, la France a eu ses différends avec son voisin outre-Atlantique, particulièrement durant l’ère du président Charles de Gaulle. Toutefois, sous Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, la France s’était réconciliée et n’avait depuis jamais remis en question l’importance des bonnes relations avec les États-Unis. G.-H. Soutou écrit cependant que la vision du monde des Français a récemment subi un changement important, car les Français « ne voient plus la coopération bilatérale avec les États-Unis, même avantageuse, comme un intérêt central […] Plusieurs raisons expliquent ce changement, telles que les transformations géopolitiques, l’évolution des idéologies à l’intérieur de la société française, et certains changements dans les structures et la conduite de la politique interne française » (Soutou 2005 : 102). Pour l’auteur, les difficultés récentes dans les relations franco-américaines sont à mettre au compte de la politique française.

II – Aspects géopolitiques d’une crise

Les décisions des gouvernements permettent d’éclairer le processus qui a mené à la rupture transatlantique. Or, un autre courant de pensée proclame que les tensions entre les États-Unis et la vieille Europe à propos de l’Irak n’étaient que le symptôme d’un malaise plus profond[3]. La fin de la guerre froide en 1989-1991 a radicalement changé l’environnement international dans lequel l’Alliance est née et a évolué.

Pour plusieurs observateurs, la disparition de l’Union soviétique devait nécessairement mener à la désintégration progressive de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan). Écrivant au début des années 1990, des représentants de l’école néoréaliste des relations internationales, comme Kenneth Waltz et John Mearsheimer, ont argumenté que la fin de l’ordre bipolaire allait conduire à une évolution divergente des intérêts européens et américains qui minerait la cohésion de l’Alliance atlantique. Ces deux auteurs prédisaient l’émergence d’un monde multipolaire dans lequel la sécurité serait assurée par des alliances à court terme (Waltz 1993 ; Mearsheimer 1990). Même si force est de constater qu’en dépit de graves problèmes le partenariat transatlantique demeure une réalité de la politique internationale, près de vingt ans après la fin de la guerre froide l’idée qu’avec la disparition de la menace soviétique l’otan perdait sa raison d’être, ou du moins son plus grand facteur de cohésion, garde sa pertinence. Herman Pirchner, Jr., président du American Foreign Policy Council, soutient que quiconque s’interroge sur les causes du refroidissement récent dans les relations transatlantiques aura tôt fait de reconnaître que celui-ci résulte avant tout de « l’absence d’un ennemi universellement reconnu » (Pirchner 2006 : 3). Ces arguments sont basés sur l’hypothèse que l’Alliance atlantique constitue une communauté basée exclusivement, ou presque, sur des intérêts de sécurité communs liés à une menace clairement identifiable qui, lorsqu’elle est absente, doit nécessairement mener au divorce entre les partenaires.

Tout comme K. Waltz et J. Mearsheimer, des auteurs ont interprété l’évolution du système international après la guerre froide comme annonçant la mise en place d’un monde multipolaire dans lequel l’Europe prendrait sa place comme pôle indépendant. La consolidation de l’intégration européenne avec le traité de Maastricht (1991) créant l’ue, le projet d’une politique étrangère et de sécurité commune (pesc) ainsi que l’introduction de l’euro sont autant de développements qui peuvent donner l’impression que l’Europe s’affirme comme puissance à part entière sur l’échiquier mondial[4]. Pour Charles Kupchan, les ambitions mondiales de l’Europe sont à la source du conflit transatlantique. Les Européens cherchent selon lui la mise en place d’un monde multipolaire au sein duquel leur rôle naturel serait de contrebalancer la puissance américaine à l’aide du soft power que représente l’attraction de leur modèle d’organisation interétatique (Kupchan 2002). Pour l’historien Geir Lundestad, l’intégration européenne, par laquelle l’Europe a acquis un plus grand poids politique, « a déjà commencé à influencer le pourtour des politiques de sécurité – et il semble que ce processus va continuer » (Lundestad 2005 : 23).

Robert Kagan en arrive à des conclusions similaires à propos de la fragilité de l’Alliance, bien qu’à partir d’une hypothèse opposée. Il soutient que l’asymétrie dans la distribution de la puissance de part et d’autre de l’Atlantique, liée à l’ascension des États-Unis comme l’unique superpuissance, amène avec elle une divergence dans les cultures stratégiques. « Les États-Unis viennent de Mars et les Européens viennent de Vénus », déclare R. Kagan pour illustrer l’ampleur des différences dans la manière d’aborder les problèmes qui mettent en danger la sécurité internationale. Les disputes récentes entre les Européens et les Américains ne sont pas des querelles passagères, mais témoignent plutôt d’une mésentente fondamentale qui tire ses racines des différences découlant de la puissance des États-Unis et de la faiblesse de l’Europe. Les Européens, vivant dans un ordre kantien de « paix perpétuelle » – qui paradoxalement serait impossible sans la protection américaine –, tendent à minimiser les menaces parce qu’ils n’ont ni la volonté, ni la capacité d’y faire face. Les États-Unis, quant à eux, vivent dans un environnement d’anarchie hobbesienne et, en tant qu’unique superpuissance, ont des intérêts de sécurité globaux. Les gouvernements européens, dont les intérêts de sécurité sont surtout continentaux, voient dans les interventions militaires de Washington une menace pour la stabilité mondiale. Ainsi, pour R. Kagan, c’est la flagrante inégalité dans la distribution de la puissance sur la scène internationale, pour ne pas dire son caractère unipolaire, qui condamne l’Alliance atlantique (2003).

On constate donc que, si plusieurs auteurs s’appuient sur la fin de la guerre froide pour expliquer la crise récente de l’Alliance atlantique, leurs interprétations des conséquences structurelles précises de ce changement géopolitique varient. Il n’y a pas par exemple d’accord sur la question de savoir si la fin de l’ordre bipolaire signifie la mise en place d’un ordre multipolaire ou l’avènement d’un « moment unipolaire ». Selon Thomas Risse, ces contradictions portent à croire que les changements dans l’environnement international liés à la fin de la guerre froide ne sont que des causes lointaines ou secondaires, et non immédiates, de la crise que traverse l’Alliance (2008 : 280-281).

Pour les auteurs suivants, la crise transatlantique tire sa source de différences dans les valeurs ou la culture stratégique autrefois refoulées à cause de la menace soviétique. Le coeur du problème résiderait dans les conceptions irréconciliables de l’usage de la force (Kashmeri 2007). Alice Ackermann affirme à ce sujet que, comparativement à la vision américaine, le « discours européen présente une conception beaucoup plus large de ce qu’est la sécurité et par quels moyens celle-ci doit être assurée » (Ackermann 2003 : 126). Les Européens favorisent le recours à l’ensemble des moyens politiques, économiques et militaires pour assurer la stabilité de l’ordre international et reprochent aux Américains de trop compter sur la force armée.

L’interprétation du droit international divise aussi l’Alliance atlantique, surtout après l’élection de G.W. Bush. D’après Jean-Marc Ferry, ce sont les idées incompatibles sur ce sujet qui sont à la source de la crise irakienne : les Européens voudraient renforcer le droit international en s’inspirant de leur propre expérience d’intégration postnationale, tandis que les Américains se préoccupent surtout de préserver leur souveraineté (Ferry 2006 ; voir aussi Nolte 2003 ; Müller 2003). Dans le même esprit, Robert O. Keohane croit que des divergences dans les conceptions de la souveraineté de part et d’autre de l’Atlantique font obstacle à la coopération. Le gouvernement américain, parce qu’il a une conception classique ou westphalienne de la souveraineté, favorise le recours à l’action militaire pour contrer les menaces potentielles, tandis que l’Europe, avec sa notion de souveraineté partagée, mise plutôt sur la délégation de pouvoirs à des institutions internationales (Keohane 2002 ; Anderson 2008). P. Hassner tient un discours similaire lorsqu’il affirme que l’exceptionnalisme des Américains et leur croyance dans sa valeur universelle font qu’ils appliquent deux poids, deux mesures dans leurs rapports avec le reste du monde : tout en gardant jalousement leur souveraineté, ils se réservent le droit d’intervenir dans les affaires internes des autres (Hassner 2006). L’unilatéralisme américain, que bon nombre d’études comptent parmi les causes directes de la crise irakienne, découle de cette conception particulière du droit international (Pond 2005 ; Vaïsse 2004).

En somme, plusieurs travaux font le constat d’une aliénation stratégique et d’un fossé des valeurs entre les deux continents : pendant que les Européens, marqués par l’expérience de deux guerres mondiales, cherchent à assurer la stabilité et la sécurité par le renforcement des institutions internationales, le contrôle des armements, la coopération et la sécurité collective, les Américains misent surtout sur leur hard power militaire et économique qui s’exprime notamment par des actions unilatérales et des frappes préventives. On serait donc en présence non pas d’une crise passagère, mais d’une aliénation durable reposant sur des visions opposées de la manière d’aborder les problèmes internationaux : hard power contre soft power, unilatéralisme contre multilatéralisme, force contre diplomatie (Kagan 2003 ; Kupchan 2002 ; Ackermann 2003 ; François-Poncet 2006).

III – Perspectives d’avenir

Un consensus se détache ici : il existe bel et bien un fossé transatlantique sur le plan de la conception des relations internationales. Toutefois, la profondeur et l’importance de ce fossé sont sujettes à discussions. Un questionnement sur les raisons de la pérennité de l’Alliance atlantique amène certains auteurs à relativiser la signification des différences mises en évidence pendant la crise irakienne. De ce point de vue, l’Alliance n’est pas condamnée.

John Ikenberry argumente à la fin des années 1990 qu’étant donné que la fin de la guerre froide n’a pas provoqué la mort de l’Alliance atlantique, il existe nécessairement d’importants facteurs de cohésion (Ikenberry 1998-1999). En dépit de leurs différences, il est généralement admis qu’Américains et Européens font partie d’une seule et même civilisation occidentale centrée sur l’espace atlantique, explication popularisée par la thèse controversée du « choc des civilisations » de Samuel Huntington (1996). L’otan ferait alors office d’incarnation institutionnelle du « monde libre » (Garton Ash 2004). Malgré la présence d’un fossé socioculturel bien réel, des valeurs, intérêts et normes partagés constituent le ciment de l’unité atlantique (Ackermann 2003). Les États-Unis et l’Europe sont liés par un attachement aux droits de la personne, à la démocratie, à l’égalité politique et à la tolérance. Ces valeurs communes sont plus fortes que les valeurs divergentes et constituent un facteur de cohésion important (François-Poncet 2006 ; Applebaum 2001[5]). Dieter Fuchs et Hans-Dieter Klingemann soulignent que les différences transatlantiques se rapportent surtout à la manière d’institutionnaliser la démocratie, différence qui, bien qu’elle affecte la position des deux parties sur la scène mondiale, ne constitue pas inévitablement une source de conflit fondamental (Fuchs et Klingemann 2008). Américains et Européens considèrent aussi qu’il est dans leur intérêt de coopérer pour maintenir et renforcer le système de droit international qu’ils ont créé ensemble après 1945. Sur le plan du droit international, il n’y aurait pas de crise transatlantique (Byers 2008).

La survie de l’Alliance atlantique n’est pas étrangère au fait qu’elle soit restée profitable à tous ses membres. Plus de cinquante ans après sa création, le maintien de ses institutions est devenu un but en soi. William Hitchock constate que la « préservation de l’Alliance est probablement devenue l’intérêt central des États membres » (Hitchcock 2008). Philip Gordon et Jeremy Shapiro abondent dans le même sens : « Américains et Européens ont peut-être cessé d’être liés par une menace commune, mais ils continuent de considérer comme un intérêt fondamental le maintien des structures, des attentes et des engagements propres au concept d’alliance politique » (Gordon et Shapiro 2004 : 6).

Si l’on accepte la vision réaliste ou néoréaliste selon laquelle l’Alliance atlantique serait un simple pacte de sécurité classique, elle apparaît alors condamnée à se diviser dans le monde de l’après-guerre froide. Cependant, pour la majorité des auteurs, « l’Occident » ne se limite pas à une alliance militaire : il s’agit d’une configuration spécifique d’intérêts, d’institutions et de normes qui s’appuient sur des valeurs communes. T. Risse souligne que si l’on définit l’espace atlantique comme une communauté de sécurité – qui est donc plus qu’une simple alliance comme les autres –, alors la coopération institutionnalisée, les valeurs et les normes partagées adoucissent l’effet des changements dans la distribution de la puissance depuis la fin de la guerre froide (Risse 2008).

Attirer l’attention sur la convergence des intérêts et des valeurs fondamentales au sein de la communauté atlantique, c’est sous-entendre que la crise irakienne n’est que passagère, aussi virulente qu’elle ait pu paraître. On imagine bien que la communauté transatlantique en général puisse se resserrer, mais il faudra pour cela une réorientation des politiques des États concernés. On remarque parmi les auteurs qui examinent les politiques des différentes capitales dans la crise – dont certains abordés dans la première partie de cet article – une tendance à mettre en garde contre l’irréalisme de celles-ci, qui mettent en danger le bon fonctionnement de l’otan. Après avoir dépeint l’aspect anti-américain de la nouvelle politique étrangère française, G.-H. Soutou termine en affirmant qu’il est permis « de douter du fait que la France obtiendra du succès avec sa politique étrangère actuelle » (Soutou 2005 : 125). Il doute de la faisabilité d’une politique extérieure totalement indépendante de Washington. La politique américaine du président Nicolas Sarkozy, qui prône le rapprochement, semble vouloir tenir compte de ce fait.

Au sujet de l’Allemagne, H. Zimmermann, qui voit la normalisation de la politique étrangère allemande comme facteur compliquant les relations entre Berlin et Washington, juge qu’il est impossible pour elle de mener une politique de confrontation avec Washington. L’Allemagne est toujours dépendante du gouvernement américain, et beaucoup de gens, en Allemagne comme en Europe, ont encore « trop de respect résiduel pour la population des États-Unis » (Zimmermann 2005 : 29). L’historien Michael Stürmer adopte un ton plus alarmant pour dissuader les Allemands de tourner le dos aux États-Unis. Son argument se base sur la reconnaissance du rôle positif joué par les États-Unis dans l’histoire récente de l’Allemagne : « Sans gi Joe, les successeurs d’Hitler exerceraient probablement encore une grande influence sur l’Allemagne et sur l’Europe. Sans la détermination américaine, Berlin serait tombé à deux reprises, en 1948 et en 1961. Sans l’assistance américaine, la réunification allemande n’aurait jamais pu être réalisée contre le ressentiment européen […] Pour l’Allemagne, l’alliance avec les États-Unis est une question d’intérêt national » (Stürmer 2004 : 143). La décision de G. Schröder et de J. Chirac de se positionner ouvertement contre les États-Unis incarnerait une politique démagogique et dangereuse. Peu d’auteurs semblent croire que la vieille Europe puisse se passer complètement des États-Unis.

De la même manière, les États-Unis n’auraient pas avantage à tourner le dos à leurs alliés. Jean-Yves Haine souligne que l’invasion de l’Irak constitue la première occasion où les États-Unis ont choisi d’ignorer complètement ceux-ci depuis 1945. Si le gouvernement dirigé par G.W. Bush est « aveuglé par sa propre idéologie », il appartiendra aux prochains gouvernements de réviser l’unilatéralisme pratiqué depuis 2001, car il devient tout simplement intenable sur le plan des ressources. En attendant, les responsables américains prennent de plus en plus conscience qu’il leur faut l’appui de leurs alliés européens pour réussir sur tous les plans : « Washington a besoin des autres » (Haine 2004 : 289). Dans la même ligne de pensée, Joseph Nye et Zbigniew Brzezinski argumentent que le hard power américain doit s’appuyer sur le soft power européen pour être efficace (Nye 2002 ; Brzezinski 2004 ; Joffe 2006).

Conclusion

L’Alliance atlantique traverse une crise dont on ne peut encore saisir l’entière portée. Mais peu d’auteurs contestent l’importance d’une relation transatlantique harmonieuse pour la stabilité mondiale. P. Gordon et J. Shapiro rappellent à juste titre que l’Alliance est « la fondation de l’ordre international né des tragédies de la guerre et de la Grande Dépression » (Gordon et Shapiro 2004 : 13). À cet effet, la coopération étroite entre les États-Unis et l’Europe occidentale depuis la fin des années 1940 est garante de la sécurité et de la prospérité dans l’espace atlantique. Réparer le lien affaibli par les événements récents apparaît donc comme un enjeu crucial tant pour l’Europe que pour les États-Unis, car « en dépit de leurs différences, à l’ère de la mondialisation et du terrorisme de masse, ces deux régions qui ont tant en commun sont aussi celles qui ont le plus à perdre si elles refusent de coopérer pour promouvoir leurs valeurs et leurs intérêts communs partout dans le monde » (Gordon 2003). Timothy Garton Ash est d’avis que les défis actuels de la politique internationale, tels que le terrorisme international, les problèmes environnementaux, l’émergence de la Chine, la pauvreté, la protection des droits de la personne et la promotion de la démocratie, rendent la cohésion du « monde libre » plus importante que jamais (Garton Ash 2004). L’affaiblissement durable de la coopération transatlantique deviendrait, à long terme, un grave problème pour la gouvernance mondiale (Risse 2008). Washington et les capitales européennes n’ont aucun intérêt à voir s’effondrer l’alliance qui les unit depuis l’aube de la guerre froide. C’est pour cette raison que de part et d’autre de l’océan Atlantique les gouvernements s’efforcent maintenant de mettre de côté leurs différends apparus après le 11 septembre 2001. En ce sens, l’élection de Barack Obama à la présidence américaine, tournant définitivement la page de l’ère Bush, ne peut qu’être favorable à ces efforts de réconciliation.