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[Une guerre culturelle vicieuse est] en cours aux États-Unis. Et le mot « guerre » est très bien choisi. D’un côté, on trouve les traditionalistes comme moi, qui croient que les États-Unis ont été créés pour faire le bien dans le monde. De l’autre côté, on trouve les forces du mouvement progressiste séculier qui veulent changer radicalement les États-Unis ; en faire un pays semblable à l’Europe occidentale.

Bill O’Reilly (2006a : 2)

La modération fait partie de l’adn des Américains [] La recherche du « bien commun » et la volonté de minimiser les conflits ont toujours été présentes dans l’histoire américaine. Hélas, on l’oublie souvent aujourd’hui en raison [] de la fascination des experts et des universitaires à l’égard des extrémistes et de l’omniprésence des analyses médiatiques mettant l’accent sur l’idée que les États-Unis sont divisés entre une Amérique « bleue » et une Amérique « rouge ».

Gil Troy (2008 : 81-82)

Lors de son discours à la convention nationale du Parti républicain de 1992, l’ultraconservateur Pat Buchanan affirmait qu’une « guerre culturelle » fait rage aux États-Unis :

Mes amis, cette élection est à propos de qui nous sommes. Elle est à propos de ce en quoi nous croyons en tant qu’Américains. Il y a une guerre religieuse dans ce pays. C’est une guerre culturelle, aussi importante et déterminante pour l’avenir de notre nation que la guerre froide (Buchanan 1992).

Décrit par Buchanan comme un combat pour définir l’identité nationale américaine, c’est-à-dire la signification de l’Amérique en tant que société, ce que les Américains ont été dans le passé, ce qu’ils sont aujourd’hui et ce qu’ils deviendront à l’avenir, le concept de la guerre culturelle suscite de vifs débats depuis. Le plus important d’entre eux oppose les experts de la politique américaine et consiste à savoir si les États-Unis sont désormais divisés en deux blocs relativement homogènes, qui expriment des visions et partagent des valeurs opposées sur des enjeux comme l’avortement, le mariage gai, la séparation entre l’État et l’Église, le port d’armes à feu ou encore le débat entre créationnistes et évolutionnistes[1]. À titre indicatif, est-il juste d’affirmer que la société américaine est déchirée entre les démocrates libéraux des côtes Ouest et Est – qui sont « pro-choix », pour le mariage gai et la recherche sur les cellules souches – et les républicains conservateurs du Sud et du Midwest – qui sont « pro-vie », contre le mariage gai et la recherche sur les cellules souches ? Doit-on parler de « deux Amériques » et non d’une seule ?

La première partie de ce texte démontre qu’il existe deux thèses à ce sujet dans la littérature spécialisée. D’une part, certains auteurs croient qu’une guerre culturelle est en cours aux États-Unis et déchire en grande partie la société (Hunter 1991 ; 1994, Gitlin 1995 ; Abramovitz et Saunders 2005 ; Fonte 2000 ; Wolfe 2006 ; Sine 1995 ; Jacoby 1994 ; Greenberg 2005 ; Frank 2004). À leur avis, les Américains adoptent des positions de plus en plus tranchées sur les enjeux et n’hésitent plus à exprimer des opinions soit extrêmement libérales, soit extrêmement conservatrices. D’autre part, d’autres auteurs affirment que la guerre culturelle n’est pas aussi intense qu’on pourrait le croire, voire qu’elle est un mythe (Williams 1997 ; Slack 1999 ; Fiorina et al. 2005 ; DiMaggio et al. 1996 ; Davis et Robinson 1996 ; Demerath iii 2005 ; Wolfensberger 2004). Ils démontrent que les notions de déchirure, de division ou encore de polarisation de la société sont exagérées et qu’une majorité d’Américains sont modérés.

Alors que ce débat anime les chercheurs universitaires, la deuxième partie du texte illustre la tendance des médias américains et québécois à accorder du crédit à la thèse de la guerre culturelle et de la polarisation de la société américaine. En effet, l’interprétation dominante véhiculée par les grands quotidiens et les principaux réseaux de télévision au Québec et aux États-Unis est que la population américaine est marquée par les profondes divisions que décrivent Hunter et d’autres. Comment expliquer ce phénomène alors que la thèse de la guerre culturelle est loin de faire consensus parmi les experts ?

En troisième partie, nous verrons que les facteurs permettant de comprendre ce décalage ne sont pas les mêmes dans le cas québécois que dans le cas américain. Aux États-Unis, au moins deux pistes permettent de jeter un éclairage sur la forte présence des thèmes liés à la thèse de la guerre culturelle dans les médias : d’une part, le désir des journalistes et autres communicateurs médiatiques de capter l’attention d’un large auditoire et d’intéresser les clients à leur produit grâce à une couverture médiatique qui met en évidence (et exagère souvent) les tragédies, les divisions ou encore les conflits sociaux (Fiorina et al. 2005) ; et, d’autre part, la volonté d’acteurs médiatiques conservateurs de fédérer et de mobiliser les segments conservateurs de la société en les convainquant qu’une guerre culturelle est bel et bien en train de se produire au pays.

Au Québec, l’influence des médias américains sur les journalistes et autres communicateurs médiatiques québécois est parmi les responsables de la présence régulière dans les médias de thèmes comme la « forte polarisation » et les « profondes divisions » de la société américaine. En effet, les communicateurs médiatiques québécois recourent abondamment aux sources américaines pour préparer leurs articles ou leurs reportages, ce qui les pousse à alimenter le mythe de la guerre culturelle au nord de la frontière canado-américaine.

La dernière partie du texte s’interroge sur les conséquences négatives de la forte présence de la thèse de la guerre culturelle dans les médias. Nous appuyant sur une approche constructiviste pour analyser le cas des États-Unis, nous nous inquiétons du risque de voir les médias favoriser une reconstruction des identités des Américains et inciter la population à adopter des attitudes qui s’inscrivent précisément dans la logique de la guerre culturelle. Dans le cas du Québec, nous avançons l’idée que la popularité médiatique de la thèse de la guerre culturelle pose obstacle à la compréhension qu’ont les Québécois de la société américaine et menace de contribuer à l’antiaméricanisme de certains.

I – L’avis des spécialistes : les Américains sont-ils polarisés ? Le débat persiste…

Depuis le début des années 1990, l’actualité a été riche en histoires appuyant l’idée qu’une guerre culturelle a lieu aux États-Unis et que la société américaine est divisée. Le meurtre d’un médecin et de son garde du corps par un militant pro-vie en Floride en 1994 ou encore le bombardement d’une clinique pratiquant l’avortement par un autre militant pro-vie en Alabama en 1998 en sont de tristes exemples. Ils démontrent, selon des experts comme James Davison Hunter (1991 ; 1994), que les Américains ont de plus en plus tendance à adopter des positions tranchées sur les enjeux, et ce, en particulier sur des questions morales comme l’avortement et le mariage gai.

Hunter fut l’un des premiers chercheurs à développer cette thèse. Prolongeant l’idée du sociologue Robert Wuthnow (1988, 1989) selon laquelle les anciennes divisions religieuses entre les protestants, les catholiques et les juifs aux États-Unis ont été supplantées par une division idéologique entre les conservateurs et les libéraux, il affirme que les débats sur les valeurs, principes et enjeux politiques opposent désormais deux groupes relativement homogènes. D’un côté, les orthodoxes culturels s’appuient sur une autorité transcendante pour définir ce qui est bien et mal, acceptable ou non. À l’inverse, les progressistes culturels s’appuient sur la raison humaine, la science, l’expérience personnelle ou encore l’évolution historique pour déterminer les comportements valables ou non. De l’avis de Hunter, les querelles entre les orthodoxes et les progressistes sont déjà au coeur de la politique américaine et s’intensifieront. Plusieurs politologues et sociologues ont, depuis, accordé du crédit à sa thèse[2].

D’autres spécialistes utilisent le concept de la « polarisation de la société » pour étayer les idées de Hunter. Par exemple, Abramowitz et Saunders (2005) prétendent que les Américains sont profondément divisés entre les électeurs des États à tendance démocrate et libérale et les électeurs des États républicains et conservateurs. Selon eux, les électeurs religieux et séculiers adoptent des visions de plus en plus irréconciliables sur des enjeux comme l’avortement et le mariage gai. Dans la même veine, Stanley Greenberg affirme que les positions modérées ou centristes disparaissent aux États-Unis, que les loyautés des électeurs américains sont désormais presque parfaitement divisées entre les démocrates et les républicains et que l’on assiste à l’émergence de « deux Amériques » (Greenberg 2005 : 2).

Cette thèse est cependant loin de faire consensus parmi les experts et plusieurs données permettent de la nuancer ou de la contredire[3]. L’une des critiques les plus citées à ce titre est que la guerre culturelle est un « mythe » (Fiorina et al. 2005). S’appuyant sur plusieurs statistiques, les auteurs tirent au moins trois conclusions contraires aux thèses de Hunter. D’abord, la majorité des Américains adopte des positions modérées sur les enjeux. Par exemple, seule une minorité s’oppose à l’avortement ; la plupart pensent plutôt que cela est acceptable dans certaines circonstances, notamment lorsque la mère a été victime d’un viol ou que l’enfant risque de naître avec une déficience. Ensuite, la polarisation de la société n’est pas aussi marquée que l’affirment Hunter et d’autres. Les élites (membres du Congrès, leaders de groupes d’intérêt, etc.) sont beaucoup plus polarisées que ne l’est la population (sur cette idée, voir aussi Wolfensberger 2004 : 49-59 ; et DiMaggio et al. 1996 : 79-97). On constate ainsi que, lors des élections de 2004, 37 % des électeurs se disaient démocrates, 37 % républicains et 26 % indépendants (cnn 2004b). Ces chiffres étaient semblables à ceux des élections de 2008 (39 % démocrates, 32 % républicains et 29 % indépendants), ce qui tend à contredire l’idée que les Américains sont divisés en deux blocs idéologiques. D’ailleurs, comme l’explique Don Wolfensberger (2004 : 53), la proportion d’Américains s’identifiant comme démocrates ou républicains a chuté depuis les années 1970, ce qui est le signe d’un électorat de moins en moins partisan. Enfin, la dichotomie États démocrates/États républicains est une représentation simpliste du paysage politique américain et ne permet pas, par exemple, de tenir compte des divergences idéologiques que l’on trouve à l’intérieur de ces États. L’existence de circonscriptions libérales dans les États républicains et de circonscriptions conservatrices dans les États démocrates mine l’argument selon lequel la politique américaine est marquée par une opposition entre le Nord-Est et le Sud ou encore entre les deux côtes (Ouest et Nord-Est) et le Sud et le Midwest. On constate ainsi que des États comme la Californie et l’État de Washington, qui sont dépeints comme des États libéraux et démocrates dans les médias, comptent leurs propres circonscriptions à tendance républicaine et conservatrice. D’autres « États rouges et conservateurs » comme le Texas et la Georgie incluent en leur sein des « îlots » progressistes et démocrates, comme les régions métropolitaines d’Austin et d’Atlanta. Des experts comme Fiorina et Wolfensberger soulèvent donc de sérieux doutes quant aux thèses de Hunter. On ne peut cependant en dire autant des médias américains et québécois.

II – L’avis des médias : les Américains sont polarisés, cela ne fait aucun doute

Il suffit de parcourir un grand quotidien ou de regarder une chaîne d’information pour constater à quel point les médias américains et québécois véhiculent la thèse de la guerre culturelle et l’idée des « deux Amériques ». Une analyse de contenu des articles du New York Times, du Washington Post, du Chicago Tribune, de La Presse et du Devoir[4] ainsi que des bulletins de nouvelles et des émissions portant sur la politique américaine sur les ondes de cnn, cbs, fox News, Radio-Canada/rdi et lcn permet de l’illustrer[5].

A — Le cas des médias commerciaux américains : la presse écrite et la télévision

L’expression culture war semble faire partie du langage commun dans les cercles médiatiques aux États-Unis. Du côté de la presse écrite, le New York Times, le Washington Post et le Chicago Tribune ont respectivement publié 261, 481 et 349 articles touchant ce thème depuis le fameux discours de Pat Buchanan du 17 août 1992[6]. L’expression culture war ne s’était pourtant retrouvée que dans 13 articles du Times entre 1851 et 1992, dans 29 du Washington Post entre 1877 et 1992 et dans 20 du Chicago Tribune entre 1852 et 1992 ! Quelques articles publiés depuis 1992 remettent la thèse de la guerre culturelle en question (par exemple Tierney 2004 et Warren 2006), mais la plupart présentent celle-ci comme une réalité incontestable. Qui plus est, les textes recourant à des expressions comme « modération », « tolérance » ou « compromis » pour décrire la société américaine sont rares.

Dans un texte intitulé « Hollywood’s Wars », l’éditorialiste David Ignatius du Washington Post se demande notamment pourquoi aucun film en nomination pour l’Oscar du meilleur long métrage en 2006 n’aborde la guerre en Irak (Ignatius 2006 : A17). Selon lui, des créations comme Brokeback Mountain et Crash illustrent que ce « sont les guerres culturelles qui ont motivé les réalisateurs en lice pour l’Oscar du meilleur long métrage – les guerres nationales à propos des enjeux raciaux et de genre auxquelles nous sommes confrontés chaque jour » (Ignatius 2006 : A17). Dans un article du 8 août 2006 sur la recherche sur les cellules souches, un collaborateur du Times renchérit en affirmant que « la guerre culturelle est là pour rester, à la fois au Kansas et au pays, parce qu’elle a pris plus d’ampleur que les leaders et les activistes qui la mènent » (Frank 2006). Les journalistes du Chicago Tribune ont également tendance à apporter de l’eau au moulin des arguments de James Davison Hunter. En mars 2006, la reporter Bonnie Miller Rubin (2006) se demande si les adoptions d’enfants par des couples gais seront le prétexte d’une autre guerre culturelle.

Le concept de la polarisation de la société américaine est également souvent utilisé dans les articles du Times, du Post et du Tribune. Les résultats serrés des présidentielles de 2000 et de 2004 et la pratique consistant à illustrer ces résultats à l’aide d’une carte géographique montrant les États-Unis divisés entre les États démocrates (blue states) et les États républicains (red states) ont sans doute incité les journalistes à accepter l’idée des deux Amériques. Le 22 juillet 2004, par exemple, Noah Shachtman du Times rapporte que certaines agences de rencontre sur Internet sont désormais strictement réservées aux démocrates ou aux républicains et conclut que « c’était seulement une question de temps avant que la profonde division entre les États rouges et les États bleus se fasse également sentir dans les activités romantiques en ligne » (Shachtman 2004). Le 3 novembre 2003, l’éditorialiste du Post E.J. Dionne (2003 : A31) utilise l’analogie de la guerre civile américaine pour décrire la polarisation de la société : « Les États rouges sont de plus en plus rouges et les États bleus de plus en plus bleus ; les couleurs de la carte des États-Unis rappellent les divisions de la guerre civile. » Trois jours plus tard, le ChicagoTribune publie l’article d’un journaliste du Los Angeles Times, Ronald Brownstein (2003), qui écrit que les États-Unis ressemblent plus que jamais à une nation scindée en deux (a 50-50 nation).

Outre la presse écrite, la télévision martèle aussi de tels thèmes. Cette réalité a un effet non négligeable sur la perception qu’ont les Américains de leur société, car la télévision est le médium le plus utilisé par ceux-ci pour se divertir et s’informer (Prémont 2006 : 192). Le 1er juillet 2005, l’animatrice de l’émission Paula Zahn Now (cnn) affirme que le débat pour remplacer la juge Sandra Day O’Connor à la Cour suprême déterminera l’avenir d’une Amérique divisée (Zahn 2005). Venue en remplacement d’Anderson Cooper à l’émission 360 Degrees (cnn), Heidi Collins renchérit en affirmant que l’enjeu du mariage gai divise les Américains à l’approche des élections de 2004 (Cooper 2004). Le correspondant John Roberts (cbs) observe que l’électorat est « profondément polarisé » à quelques mois du duel entre George W. Bush et John Kerry (Media Research Center 2004).

De toutes les « vedettes » télévisuelles, l’animateur Bill O’Reilly est sans doute celle qui met le plus l’accent sur la thèse de la guerre culturelle. Dans un livre intitulé Culture Warrior, il développe un argument semblable à celui de James Davison Hunter, c’est-à-dire que les États-Unis sont déchirés entre les « progressistes séculiers » et les « traditionalistes » (2006a). Lorsqu’on lui demande jusqu’à quel point les Américains sont polarisés, O’Reilly répond : « Comme jamais dans l’histoire de la République » (Strengel 2003). C’est ce portrait de la société américaine qu’il brosse presque quotidiennement depuis 1996 à son émission The O’Reilly Factor, que deux millions d’Américains regardent chaque soir sur fox News (Project 2007)[7]. Le 27 octobre 2006, par exemple, il décrit ainsi les positions des Américains sur la recherche sur les cellules souches :

Du côté de [Michael J.] Fox, vous avez les Américains qui croient qu’il est moralement juste de créer et ensuite de détruire la vie pour trouver les remèdes à des malheurs épouvantables. Le côté de [Rush] Limbaugh dit qu’il est moralement inacceptable de manipuler la nature et de mettre un terme à la vie d’un humain potentiel, même si cet humain potentiel en est aux premières étapes de son existence. Maintenant, votre position dépend de ce que vous croyez. Personne ne peut gagner ce débat. Soit vous croyez que la vie commence à la conception, soit vous rejetez cette idée. Et les sondages indiquent que les Américains sont divisés en deux camps sur cet enjeu (O’Reilly 2006b).

B — Le cas des médias privés et publics québécois : la presse écrite et la télévision

Les médias québécois ont aussi tendance à décrire les États-Unis comme une société polarisée et en guerre culturelle. Les exemples du journal La Presse et du journal Le Devoir le démontrent. En dehors de quelques contributions (par exemple Rioux 2004), les articles qu’on y publie s’accordent le plus souvent avec les thèses de James Davison Hunter[8]. Analysant les résultats électoraux de 2004, un collaborateur de La Presse écrit par exemple que « les électeurs ont fait de la guerre en Irak ?…? une partie de la guerre culturelle plus vaste entre les États rouges et bleus » (Dreher 2004b : A25). Quelques mois auparavant, le même collaborateur affirmait qu’il « y aura dans ce pays une guerre culturelle qui donnera des airs d’escarmouche à la bataille sur l'avortement des 30 dernières années » (Dreher 2004a : A10). Le 11 juin 1995, un correspondant de LaPresse note qu’une « guerre culturelle fait rage aux États-Unis » (Hétu 1995 : A1), guerre qu’un collaborateur du Devoir décrit ainsi le 5 juin 2006 : « ce débat passionné qui déchire les Américains depuis des années sur l’avortement, ?…? la prière dans les écoles, l’homosexualité, l’euthanasie... » (Riché 2006 : B5). Polarisée, la société américaine ? Cela ne fait aucun doute selon une collaboratrice de La Presse : « Jamais ce pays n’a été autant divisé depuis l’époque de la lutte pour les droits civils » (Casey 2004 : A27). Quelques jours après le décès de Ronald Reagan en 2004, un correspondant de La Presse n’hésite pas à écrire que l’ex-président est dorénavant à l’abri « des controverses qui continuent à faire rage dans la société américaine divisée » (Sirois 2004a : A1). Cinq mois plus tard, le même correspondant note que « ce que nous verrons dans un avenir proche, c’est une nation très divisée avec un gouvernement très divisé[9] ».

La télévision publique et privée québécoise tend également à marteler ces thèmes. Par exemple, lors de la présidentielle de 2004, une journaliste de Radio-Canada propose un reportage dont le titre tend à corroborer l’idée que les républicains sont tous croyants ou des représentants de la droite religieuse : Dieu est-il républicain ? (Radio-Canada 2004). En juin 2006, une correspondante du même réseau affirme que le débat sur le mariage gai « va diviser le pays encore une fois » (Radio-Canada 2006). En avril 2005, le réseau lcn annonce que l’affaire Terri Schiavo, du nom de cette Américaine qui est devenue la figure emblématique du débat sur l’euthanasie, a donné lieu à « une bataille juridique qui a divisé les Américains » (lcn 2005b). Quelques semaines auparavant, un animateur et une correspondante du même réseau avaient déjà illustré cette division à l’aide d’un reportage dans lequel s’exprimaient tour à tour des militants pour et contre l’euthanasie (lcn 2005a). Ce que le reportage omettait toutefois de mentionner est que la majorité des Américains avait en fait une position ambivalente sur la question et ne savait trop quel camp choisir (Harris Poll 2005). À notre avis, les facteurs qui expliquent la tendance des médias à donner crédit à la thèse de la guerre culturelle ne sont pas les mêmes aux États-Unis qu’au Québec.

III – Expliquer la popularité médiatique des thèses de James Davison Hunter

A — Aux États-Unis : la volonté de rejoindre un large auditoire ou de promouvoir les idées de la droite chrétienne

Aux États-Unis, l’un des principaux objectifs des médias commerciaux est d’attirer la plus forte clientèle possible. Les journaux ont intérêt à disposer d’une grande masse de lecteurs et les chaînes de télévision à maximiser les cotes d’écoute, car ils peuvent ainsi vendre plus facilement et plus cher de l’espace publicitaire aux entreprises privées, partis politiques et candidats aux élections (Gamson et al. 1992 : 377). La vente d’espace publicitaire est cruciale pour la presse écrite, car elle permet d’abaisser le prix de vente des journaux. Les considérations économiques sont également prises en compte par les médias télévisuels. La production d’images aux États-Unis est en effet fortement influencée par les publicitaires et cette entreprise vise avant tout le bénéfice financier. Les organisations médiatiques utilisent ainsi les nouvelles et d’autres émissions pour attirer un auditoire qu’ils peuvent vendre aux annonceurs (Gamson et al. 1992 : 377). Disposer d’un large auditoire ne permet pas automatiquement de négocier les meilleurs prix avec les sociétés qui veulent publiciser un produit ou avec les politiciens qui veulent « vendre » leurs idées. Par exemple, fox News obtient parfois de meilleures cotes d’écoute que cnn, mais n’arrive pas à vendre son espace publicitaire aussi cher que cette dernière, qui a meilleure réputation, notamment parce qu’elle fut créée il y a plus longtemps (Angwin 2004). Des sociétés comme Apple, Toyota ou encore Citigroup n’ont toutefois pas intérêt à mener une campagne qui rejoindra peu de gens. À une époque où il est impossible de gagner une élection américaine sans recourir aux publicités à la télévision, les politiciens et les partis sont également à l’affût des meilleures façons de rejoindre les électeurs (Ansolabehere et al. 2001). Dès lors, des réseaux comme cnn et fox News et des journaux comme TheNew York Times et TheWashington Post ont la constante préoccupation de fidéliser et d’accroître leur clientèle.

La compétition pour le lectorat et les cotes d’écoute est également forte parce que les communicateurs médiatiques et leurs patrons voient en celle-ci un véritable concours de popularité ; le critère permettant d’évaluer la qualité de leur travail ainsi que leur réputation aux yeux des Américains. Ce n’est pas un hasard si, en janvier 2007, le Washington Post a attiré dans ses rangs Anne Kornblut, l’une des journalistes vedettes du New York Times. Non sans sarcasme, le directeur de la gestion du Post a alors remercié le Times d’avoir formé une journaliste « si compétente et enthousiaste » (Hagey 2007). La direction du Post sait que Kornblut attire des lecteurs et a visiblement pris cette décision pour soutirer au Times une partie de sa clientèle. Du côté de la télévision, Bill O’Reilly se vante souvent d’avoir conçu l’émission d’affaires publiques numéro un et la plus regardée aux États-Unis. La compétition entre fox News et cnn – et notamment entre leurs propriétaires respectifs, Rupert Murdoch et Ted Turner – est bien connue (Johnson 2006). Elle dure depuis la naissance de fox News en 1996 et incite les équipes des deux chaînes à tout faire pour remporter la course aux cotes d’écoute.

L’un des moyens d’y arriver est de rendre les nouvelles intéressantes et attrayantes aux yeux des consommateurs et, ainsi, de communiquer l’information à travers des « filtres médiatiques », conçus pour rejoindre le plus grand nombre de gens (Scheufele 1999 ; Neuman et al. 1992 ; Tuchman 1978 ; Valkenburg et al. 1999). L’un de ces filtres consiste à mettre l’accent sur les conflits entre individus, groupes ou institutions (conflict frame). W. Russell Neuman et ses collègues le décrivent bien quand ils expliquent que les médias dépeignent souvent les débats politiques comme un événement sportif, une compétition entre deux camps aux visions opposées et qui fait nécessairement des gagnants et des perdants (Neuman et al. 1992 : 64). Les auteurs mentionnent l’exemple de la politique en Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid pour illustrer leurs propos. Ils remarquent que les médias décrivaient souvent ces événements en faisant référence à des oppositions binaires : les Blancs contre les Noirs, les Noirs contre les policiers, le gouvernement sud-africain contre les journalistes (Neuman et al. 1992 : 65). Aux yeux des journalistes, une histoire est intéressante quand elle met en scène deux parties en conflit.

La thèse de la guerre culturelle correspond plus à ce « filtre médiatique » que les thèses contraires. Par conséquent, les médias sont portés à accorder de l’importance aux événements qui la confirment, voire à l’exagérer, même si plusieurs indices portent à croire qu’elle est discutable. Morris P. Fiorina, Samuel J. Abrams et Jeremy C. Pope expliquent bien le phénomène quand ils écrivent ceci :

Sans surprise, personne n’a embrassé le concept de la guerre culturelle avec plus d’enthousiasme que la communauté journalistique, toujours à l’affût de sujets susceptibles de faire « bonne presse ». Les conflits font, bien entendu, partie des sujets qui font « bonne presse », tout comme les désaccords, les divisions, la polarisation, les batailles et la guerre. Au contraire, les accords, le consensus, la modération, le compromis et la paix attirent peu l’attention des clients visés par les médias. Ainsi, le concept de la guerre culturelle correspond bien à la définition des médias de ce qui représente une « bonne nouvelle » (Fiorina et al. 2005 : 2-3).

Il est vrai que les commentateurs médiatiques qui ne sont pas employés directement par les journaux et les réseaux étudiés, mais qui sont des collaborateurs appartenant, entre autres, au milieu universitaire ou rattachés à des centres de recherche privés sont – en principe – moins sujets à l’influence des règles professionnelles qui guident les journalistes. Or, ces collaborateurs ont quand même intérêt à imiter les journalistes s’ils veulent que leurs textes plaisent aux équipes éditoriales du New York Times ou du Washington Post ou qu’on les (ré)invite à commenter la politique américaine à cnn ou fox News. Il ne faut donc pas se surprendre de voir les experts utiliser les mêmes formules-chocs que les journalistes (par exemple : « guerre culturelle », « société polarisée » et « société divisée ») dans leurs apparitions médiatiques.

Un deuxième facteur permettant de comprendre la forte présence des thèmes liés à la guerre culturelle dans les médias américains est que certaines figures médiatiques conservatrices y ont un intérêt politique. Comme l’explique Hans-Georg Betz, il existe aux États-Unis un « élan de mobilisation évangélique » dont les acteurs veulent « voir Washington légiférer enfin sur les sujets qui occupent le coeur du programme conservateur religieux » et reprendre « le pays aux élites laïques et libérales qui ont systématiquement cherché à saper, voire détruire, les fondements spirituels des États-Unis » (Betz 2008 : 19). À partir des années 1980, l’aile conservatrice du parti républicain a effectivement multiplié les efforts pour placer des enjeux comme l’avortement et la prière dans les écoles au centre des préoccupations des Américains (DiMaggio et al. 1996 : 91). C’est dans cet esprit que Pat Buchanan a prononcé son discours à la convention du parti en 1992. Selon lui, les républicains garantiront leur fortune électorale s’ils font des enjeux moraux leur priorité. L’élection de 1994 lui donna raison, car la droite religieuse, notamment les évangélistes chrétiens, se mobilisa fortement pour les républicains cette année-là, ce qui aida le parti à élire une majorité à la Chambre pour la première fois en quarante ans et au Sénat pour la première fois en huit ans (Wilcox 1995).

Très vite, pour les républicains, la rhétorique sur la guerre culturelle est donc apparue comme un outil utile pour fédérer et mobiliser l’électorat conservateur. C’est notamment pourquoi, à l’élection de 2004, Bush a choisi de dépeindre John Kerry comme le membre le plus libéral du Sénat; un intellectuel détaché des valeurs traditionnelles et en faveur de l’avortement et du mariage gai. Au contraire, Bush s’est décrit comme un homme de « bonnes valeurs », décidé à protéger l’institution familiale face à la « pollution culturelle libérale » et aux « juges activistes » qui redéfinissent le mariage de manière arbitraire. Cela lui a profité : les évangélistes, les Blancs des zones rurales et les électeurs du Sud ont voté massivement républicain, permettant au parti de conserver la Maison-Blanche tout en consolidant son pouvoir au Congrès[10].

Dans ce contexte, même si la plupart des journalistes et des commentateurs médiatiques couvrent l’actualité politique avec un souci d’objectivité, certains ont été tentés de marteler les thèmes de la guerre culturelle pour contribuer à la fortune électorale des républicains, promouvoir un programme conservateur sur les enjeux moraux et lutter contre l’érosion des valeurs traditionnelles. En 1999 par exemple, à l’émission de radio Breakpoint, Charles Colson, un éditorialiste évangéliste, demande à ses auditeurs s’ils « vont perdre la guerre culturelle » (DiMaggio et al. 1996 : 92). Colson finit par affirmer que les chrétiens doivent « protéger les valeurs traditionnelles » et mener la lutte pour définir l’identité américaine. L’exemple de Bill O’Reilly est également probant à cet égard. Même s’il se définit comme un indépendant, un populiste ou un traditionaliste (O’Reilly 2000), l’animateur se sert de sa tribune et instrumentalise la rhétorique de la guerre culturelle pour promouvoir des idées semblables à celles des conservateurs républicains et religieux. Il méprise ceux qu’il appelle les « progressistes séculiers » de la ville de San Francisco, accuse les médecins pratiquant l’avortement de « tuer des bébés » et de s’adonner à des « pratiques barbares » et affirme que les manifestations étudiantes à l’Université Columbia sont des « tactiques fascistes » (The O’Reilly Factor 2009)[11]. Une telle attitude contribue à la forte présence des thèmes liés à la guerre culturelle sur le réseau fox News, qui est sans contredit le principal véhicule des valeurs conservatrices dans le paysage médiatique américain (Micklethwait et Wooldrige 2004 : 162-163). Or, quoi qu’en pensent Bill O’Reilly et les autres « vedettes » du réseau, des enjeux comme l’avortement, le mariage gai ou encore la recherche sur les cellules souches laissent la majorité des Américains indifférents (Adams 2005). Ainsi, il n’est peut-être pas complètement faux de dire que la guerre culturelle existe, mais, si c’est le cas, elle doit avant tout être définie comme une série d’efforts menés par un groupe relativement limité d’individus et d’organisations de droite pour lutter contre l’avortement, le mariage gai ou l’euthanasie, et non comme un phénomène reflétant l’état de la société en général. Les vedettes médiatiques conservatrices ont toutefois marqué des points quand on constate que plusieurs communicateurs médiatiques n’appartenant pas au camp conservateur semblent désormais croire aux thèses de James Davison Hunter et utilisent des expressions comme culture war et polarization pour décrire la société américaine. La tendance s’observe même au Québec, où de tels thèmes sont monnaie courante dans les journaux et à la télévision.

B — Au Québec : l’influence des médias américains et l’impact du « mimétisme journalistique »

Dans le cas québécois, un important facteur de la tendance des médias à accorder du crédit aux thèses de James Davison Hunter est que les journalistes et autres communicateurs médiatiques sont fortement influencés par les médias américains. Nous limiterons ici notre démonstration à deux exemples. Le premier est celui des correspondants québécois qui couvrent l’actualité américaine à partir de grandes villes comme Washington et New York. Plongés dans l’environnement américain, ces correspondants sont les yeux à travers lesquels les Québécois observent les États-Unis et ils sont en ce sens de véritables atouts pour la société québécoise. Tentant de comprendre comment les Américains voient leur société, ils consultent les sources qu’ils trouvent sur leur « terre d’accueil », c’est-à-dire TheNew York Times, The Washington Post ou encore cnn. Or, nous l’avons souligné plus haut, de telles sources tendent à présenter la thèse de la guerre culturelle et de la polarisation de la société américaine comme un état de fait. Les journalistes québécois s’exposent donc à communiquer ces mêmes arguments dans les journaux et à la télévision au Québec. Dans un article du 18 octobre 2004 par exemple, un correspondant de La Presse à Washington informe ses lecteurs de la décision du New York Times d’appuyer John F. Kerry lors des présidentielles de 2004. Un sondage du usa Today et de cnn lui permet alors de conclure que « [l’] Amérique en entier semble aussi divisée que ses éditorialistes » (Sirois 2004b : A1). À l’occasion d’un reportage de janvier 2007 sur la candidature d’Hillary Clinton aux présidentielles de 2008, une correspondante de Radio-Canada à Washington propose une entrevue avec Karlyn Bowman, collaboratrice occasionnelle du New York Times et du Washington Post, pour conclure « qu’avec Hillary Clinton comme avec George W. Bush, l’électorat est polarisé » (Radio-Canada 2007).

Les archives de La Presse permettent de constater que le correspondant de ce journal à New York s’appuie régulièrement sur le New York Times pour rédiger ses articles. Ses textes, qui contiennent souvent des mentions telles que « Selon le New York Times » (Hétu 2006a : A1), « a écrit hier la critique de télévision Alessandra Stanley, du New York Times » (Hétu 2006c : A27) et « si l’on se fie aux articles explosifs parus depuis hier dans les pages du New York Times » (Hétu 2006b : A26), rappellent que les journalistes développent – comme n’importe quels professionnels – certaines routines (Yoon 2005 : 767). On ne pourrait d’ailleurs reprocher aux correspondants québécois aux États-Unis de prendre le pouls du Times avant de rédiger leurs articles, car il s’agit de l’un des quotidiens les plus réputés au monde. Or, en recourant à des sources qui contredisent rarement la thèse de la guerre culturelle, les médias québécois courent le risque de reproduire celle-ci dans les analyses diffusées au Québec[12].

Un deuxième exemple permettant d’illustrer l’influence des médias américains sur les médias québécois est celui des communicateurs médiatiques qui couvrent la politique américaine à partir du Québec. Les cas de Radio-Canada/rdi et de lcn sont particulièrement révélateurs à cet égard. En effet, la méthode de l’observation participante[13] a permis d’examiner le « mimétisme journalistique » de ces réseaux, c’est-à-dire leur tendance à couvrir les mêmes événements que les autres réseaux (Charron 2000)[14]. S’agissant de l’actualité sur les États-Unis, Radio-Canada/rdi et lcn prennent notamment le pouls de cnn et de fox News avant de diffuser leurs propres reportages. Sur le plan technique, cela est possible grâce à la présence de moniteurs télévisuels dans les salles de nouvelles de Radio-Canada/rdi et de lcn. Ces moniteurs permettent aux journalistes et au personnel de suivre l’actualité américaine telle qu’elle est rapportée aux États-Unis. Ainsi, lorsque les journalistes américains annoncent une primeur, Radio-Canada/rdi et lcn emboîtent rapidement le pas et diffusent à leur tour la nouvelle. Nous avons pu observer cette procédure à l’oeuvre lorsque le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld a remis sa démission au président Bush le 8 novembre 2006. Nous nous trouvions dans la salle des nouvelles de lcn. La journaliste sur place s’apprêtait à entrer en ondes pour couvrir, en direct, le discours postélectoral de Bush. Soudainement, cnn a annoncé la démission de Rumsfeld. La journaliste et son équipe ont dû immédiatement ajuster le tir, chercher des images de Rumsfeld dans les archives de lcn et recueillir l’information nécessaire sur les fils de presse pour rédiger le court texte annonçant la nouvelle. Les téléspectateurs de lcn ont finalement appris le départ de Rumsfeld… cinq minutes après ceux de cnn. Hors d’ondes, la journaliste de lcn confia que « cnn a toujours les primeurs sur ce genre de choses ».

Le « mimétisme journalistique » comporte plusieurs avantages pour les médias québécois qui couvrent la politique américaine : il permet, par exemple, d’atténuer le risque d’erreur inhérent à l’interprétation des événements et de disposer d’une masse d’information à moindre coût (Charron 2000). En contrepartie, il pousse les journalistes québécois à répéter les idées entendues sur cnn et fox News et à reproduire des mythes comme celui voulant que la société américaine soit en guerre culturelle. Les conséquences de ce phénomène sont plus sérieuses qu’on pourrait le croire.

IV – Les conséquences sociopolitiques de la popularité médiatique de la thèse de la guerre culturelle

A — Aux États-Unis : le risque de contribuer au phénomène que l’on dit observer

Selon une approche constructiviste des dynamiques sociales, les États-Unis ont beaucoup à perdre si les médias continuent à brosser le portrait d’une Amérique scindée en deux. À force de présenter cette thèse comme une réalité incontournable, les médias américains risquent effectivement de contribuer au phénomène qu’ils disent observer. Pour les constructivistes, les connaissances sont socialement construites et ce que les individus croient qu’ils sont, c’est-à-dire leur identité, détermine leurs intérêts et leurs comportements (Onuf 1989, 1998 ; Wendt 1999). En établissant des critères de référence sur lesquels les Américains s’appuient pour interpréter les événements publics, les médias jouent un rôle clé dans ce processus de construction identitaire (Scheufele 1999 : 105).

Dans le contexte actuel, les médias projettent l’image d’une Amérique profondément divisée. De surcroît, ils définissent l’identité des Américains selon une dichotomie simplificatrice : les républicains conservateurs du Sud contre les démocrates libéraux du Nord-Est. Cela risque d’avoir deux effets sur la société. D’une part, les Américains sont poussés à reconstruire leur identité en fonction d’une société que l’on dit déchirée entre le Nord et le Sud. Il peut donc paraître naturel pour les Américains du Sud, notamment « d’États rouges » comme le Texas et le Mississippi, d’ajuster leurs comportements à cette nouvelle identité et, par exemple, d’exprimer de la méfiance ou du mépris envers les Américains « d’États bleus » comme le Massachusetts ou New York. Autre exemple : les Américains du Nord-Est peuvent juger qu’il va de soi d’affirmer que les Américains du Sud ne comprennent pas leurs réalités. Le problème est que ces attitudes s’inscrivent précisément dans la logique de la guerre culturelle que les médias prétendent observer. Le phénomène de coconstitution – abondamment décrit par les constructivistes et qui consiste à affirmer que les normes dominantes (la structure) façonnent l’identité des acteurs (les agents), qui, à leur tour, adoptent des comportements qui favorisent la (re)production des normes dominantes – est donc à l’oeuvre ici. En effet, en faisant croire aux Américains que la guerre culturelle existe, les médias incitent ceux-ci à adopter des comportements correspondant à la logique de la guerre culturelle, comportements qui, en retour, porteront encore plus les journalistes à croire que la société américaine est déchirée.

Deuxièmement et dans la même logique, les Américains sont poussés à croire qu’il existe seulement deux idéologies aux États-Unis, le conservatisme et le libéralisme, et qu’elles sont irréconciliables. Il peut donc leur sembler légitime d’adopter l’un ou l’autre de ces systèmes de pensée et de rejeter l’option consistant à exprimer des opinions modérées sur les enjeux. Encore une fois, cela pose problème, car ce type de comportement s’inscrit précisément dans la logique de la guerre culturelle décrite par les médias.

C’est bien ce que Jon Stewart, animateur de l’émission The Daily Show sur Comedy Central, a reproché à Tucker Carlson et Paul Begala lorsque ceux-ci l’ont invité sur le plateau de l’émission Crossfire, à cnn, en octobre 2004 (Crossfire 2004). Crossfire proposait, depuis 1982, des débats opposant des invités libéraux et conservateurs. Les animateurs disaient eux-mêmes se situer aux antipodes sur l’axe politique libéral/conservateur : Begala affirmait être « de gauche » et Carlson « de droite ». Stewart a profité de son apparition à Crossfire pour dire à Begala et à Carlson qu’ils n’étaient rien d’autre que des « porte-voix » des partis démocrate et républicain et que leur émission nuisait à l’Amérique parce qu’elle limitait les discussions aux seuls arguments des libéraux et des conservateurs et prenait l’allure d’un match de lutte professionnelle. Les opinions modérées étaient effectivement peu représentées à Crossfire, ce qui pouvait donner aux téléspectateurs le sentiment que l’Amérique est divisée, comme le veut la thèse de la guerre culturelle. En outre, en incitant les invités à se disputer et à se contredire, Crossfire portait les Américains à croire que les libéraux/démocrates et les conservateurs/républicains sont trop différents pour pouvoir s’entendre.

Christian Rioux, journaliste du Devoir, a observé que certains Américains adoptent déjà de telles attitudes. Lors d’un voyage aux États-Unis, il a, notamment, fait la connaissance de Fred Sheehan, un urbaniste à la retraite se déclarant démocrate. Rioux décrit ainsi son entretien avec Sheehan :

Sa famille a toujours compté des républicains et des démocrates – de même que, durant la guerre de Sécession, ses ancêtres se sont battus pour le Nord comme pour le Sud ?…? Aujourd’hui, Fred Sheehan avoue qu’il ne fréquente pratiquement plus de républicains. « J’ai beau chercher, je n’en connais qu’un seul. Tous nos amis sont libéraux. Chaque groupe vit dans sa bulle » (Rioux 2005 : 36-37).

L’interprétation de Fred Sheehan n’est évidemment pas partagée par tous les Américains, mais les médias risquent de favoriser et de légitimer les comportements s’inscrivant dans la logique de la guerre culturelle s’ils continuent à affirmer – non sans fatalisme – que c’est ce que la société américaine est devenue de toute façon.

B — Au Québec : le risque d’alimenter les idées reçues sur les États-Unis et l’antiaméricanisme

La popularité de la thèse de la guerre culturelle dans les médias peut également avoir des conséquences négatives au Québec, de même que sur les relations du Québec avec les États-Unis. Dans un premier temps, elle pose obstacle à une meilleure compréhension des réalités américaines par les Québécois. La population québécoise croit bien connaître ses voisins du Sud, notamment en raison de la proximité géographique entre le Québec et les États-Unis. Pourtant, les commentaires de plusieurs Québécois à propos des États-Unis donnent souvent crédit à ceux qui affirment que les Québécois connaissent « peu et mal ce pays complexe » (Bouchard 2003 : A15).

Les discussions, sur les forums électroniques, entre Québécois intéressés par l’actualité américaine ne sont qu’un exemple permettant d’en témoigner. À titre indicatif, en novembre 2006, un lecteur du populaire blogue de Richard Hétu, correspondant de La Presse à New York, écrivait que cnn est « un média américain d’allégeance (sic) républicaine à peine voilée[15] ». La réalité est pourtant plus complexe : certains journalistes de cnn appuient les républicains, mais d’autres, comme Jack Cafferty, ne se gênent pas pour les critiquer.

En décrivant les États-Unis comme une société scindée en deux, les médias québécois simplifient la réalité et n’aident pas la population à mieux comprendre la société américaine. Car, comme l’illustre la littérature spécialisée, la thèse de la guerre culturelle est peut-être aussi discutable que celle disant que cnn est à la solde des républicains. Les Québécois auront toutefois tendance à adopter cette idée si elle est constamment véhiculée par les journaux et la télévision. Sur le blogue de Richard Hétu, un lecteur affirmait déjà ceci en décembre 2006 : « À quoi ressemblent les États-Unis ? À un beigne ! Les démocrates autour et le Bible Belt forme le trou au centre. »

Dans un deuxième temps, la popularité de la thèse de la guerre culturelle dans les médias risque de nourrir l’antiaméricanisme au Québec, c’est-à-dire la tendance psychologique de certains à avoir une opinion négative des États-Unis et de la société américaine en général (Katzenstein et Keohane 2006). Dans un essai de 1993, Mario Roy remarquait que l’antiaméricanisme est relativement répandu au Québec (Roy 1993). Une enquête menée par LaPresse en 2004 le confirme en concluant que 40 % de la population québécoise a une opinion défavorable des États-Unis (Haglund 2005). Une autre citée par Cyberpresse.ca en octobre 2008 indique que 24 % des Québécois se disent ouvertement antiaméricains (Sans auteur 2008). Cet antiaméricanisme est souvent alimenté par les politiques américaines, comme en a témoigné la réaction négative des Québécois devant la décision de George W. Bush d’intervenir en Irak (Perreault 2003 : A1). Il réside aussi dans le réflexe de plusieurs de signaler les tares de la société américaine. Par exemple, un lecteur du blogue de Richard Hétu écrivait qu’il ne « faut pas se leurer (sic), les américains (sic) sont racistes ». D’autres n’hésitent pas à ridiculiser les valeurs, actions et opinions américaines, surtout lorsqu’elles vont à l’encontre des valeurs dites québécoises. À ce titre, un autre lecteur du blogue de Hétu qualifiait de « ridicule » un phénomène qui, au Tennessee, consiste à vendre des plaques d’immatriculation sur lesquelles figure un slogan pro-vie.

De tels commentaires – que des données quantitatives et des sondages ne permettent pas toujours de mettre en lumière, mais qui sont fréquents dans les réseaux familiaux, professionnels, amicaux ou universitaires – montrent qu’il est difficile pour certains d’accepter que les États-Unis soient différents du Québec. Il serait exagéré de conclure que des médias comme La Presse et Radio-Canada en sont les principaux responsables. Mais en affirmant que les États-Unis sont divisés entre une Amérique bleue et une Amérique rouge, les médias titillent la fibre antiaméricaine de certains. La thèse de la guerre culturelle porte effectivement les Québécois à croire que les « États rouges » n’ont rien en commun avec le Québec et que les habitants du Texas, de la Georgie ou encore de la Caroline du Nord sont nécessairement des républicains conservateurs qui veulent lutter contre des valeurs chères aux Québécois. On ne s’étonnera donc pas de voir la prétendue « Amérique rouge » devenir la principale cible des salves antiaméricaines des Québécois. Un lecteur de Richard Hétu affirmait par exemple que les démocrates « sont beaucoup moins excessifs ?que les républicains? et ?…? font la part des choses entre la religion et le l’état (sic) ». Un autre arguait que les « républicains avec leurs histoires de créationnisme et toutes ces foutaises sur la religion sont en train de faire régresser la société telle qu’on la connait (sic) ». Ce que ces observateurs oublient est qu’il y a des démocrates pro-vie en Oklahoma et des républicains athées qui croient à la théorie de l’évolution… au Massachusetts !

Le débat sur la guerre culturelle est loin d’être clos. Des enjeux comme l’avortement et le mariage gai restent au coeur des polémiques américaines : pensons à la popularité de Sarah Palin, candidate républicaine à la vice-présidence en 2008, auprès de la droite chrétienne. Les élections américaines de 2006 ont toutefois marqué un tournant. Mécontente de la politique de Bush en Irak, la population a redonné aux démocrates le pouvoir au Congrès. Qui plus est, le comportement électoral des Américains a démontré que les États-Unis ne sont pas aussi divisés qu’on pourrait le croire. À titre indicatif, plusieurs démocrates ont été élus dans « l’Amérique rouge », comme les sénateurs John Tester au Montana et Jim Webb en Virginie, ainsi que les représentants Nicolas Lampson au Texas et Gabrielle Giffords en Arizona. La répartition des cinquante sièges de gouverneurs d’État après l’élection de 2006 ébranle également la thèse de James Davison Hunter. Les républicains ont perdu, entre autres, les États du Colorado, de l’Arizona et de l’Ohio. L’Amérique des gouverneurs ressemble ainsi à une mosaïque et non à un champ de bataille opposant le Nord et le Sud. De plus, près de la moitié des électeurs se sont déclarés modérés en 2006 ; seulement 20 % se sont dits libéraux et 32 % conservateurs (cnn 2006).

L’élection présidentielle de 2008 a elle aussi ébranlé l’idée que l’Amérique est polarisée et en guerre culturelle. La décision des votants républicains de choisir un candidat centriste comme John McCain pour les représenter à l’élection générale – au lieu de candidats plus à droite comme Mike Huckabee et Fred Thompson – démontre que le parti de Reagan tente parfois l’aventure de la modération. Qui plus est, les victoires de Barack Obama en Virginie, en Indiana et en Caroline du Nord le jour du scrutin prouvent que des « forteresses » républicaines n’hésitent parfois pas à voter pour un démocrate favorable à l’avortement et au contrôle des armes à feu.

Les médias américains et québécois ont donné moins de crédit à la thèse de la guerre culturelle après les élections de 2006 et de 2008. Par exemple, un éditorialiste du New York Times écrivait que le « centre a repris le contrôle de l’Amérique », tandis qu’un correspondant de La Presse remarquait que « l’absolutisme moral » de la droite religieuse fait désormais « fuir les électeurs » (Brooks 2006 : 33 ; Hétu 2006d : A1).

S’ils persistent, ces développements marqueront une rupture avec la tendance des médias décrite plus haut. Il ne faut toutefois pas se réjouir trop hâtivement. Les médias américains retrouveront vite leurs vieux réflexes si les prochaines élections américaines sont plus serrées que celles de 2008 et ressemblent aux présidentielles de 2000 et de 2004. Les médias québécois aussi… avec cinq minutes de retard.