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Parmi les internationalistes, il y a de plus en plus d’insatisfaction à l’égard des nombreuses oppositions théoriques et épistémologiques qui divisent la discipline. C’est pourquoi les propositions pour dépasser ces divisions, qui vont de la synthèse à l’éclectisme, se multiplient. L’ouvrage de Kurki s’inscrit dans cette tendance : d’une manière originale, l’auteure propose d’unifier la discipline autour d’une conception nouvelle de la causalité. En étudiant la causalité, elle vient également combler un manque crucial, ce domaine fondamental étant négligé en Relations internationales (ri).

Kurki part d’une critique adressée aux positivistes et aux postpositivistes, dans la philosophie des sciences, en sciences sociales et en Relations internationales : tous ont confondu la causalité avec la conception humienne de la causalité, ce qui les a conduits à considérer que toute explication causale devait identifier les régularités de phénomènes observables, dans le but de permettre une prédiction. L’étude de la causalité se réduit alors à la recherche des causes efficientes, qui « poussent » et qui « tirent » (push and pull). C’est pourquoi les postpositivistes, catégorie qui comprend les réflexivistes et les constructivistes, ont une « aversion » pour le concept de causalité, qu’ils associent au positivisme, au déterminisme, au matérialisme, à la dépolitisation et à la réification. Ils considèrent alors que leurs analyses sont constitutives et non pas causales. En somme, le champ des Relations internationales n’arrive plus à penser « hors de la boîte humienne ».

Pour sortir de la boîte, Kurki défend une double évolution du concept de causalité : son approfondissement sous l’influence du réalisme philosophique de Bhaskar et son élargissement grâce à un retour à la conception aristotélicienne de la causalité.

L’approfondissement du concept consiste à considérer la causalité non pas comme une relation logique, mais comme ayant une existence réelle (ontologique). Il ne s’agit plus d’observer des régularités, mais de construire des modèles qui tentent de saisir la nature causale de la réalité sociale. Contre les empiristes qui étudient les comportements et les interprétativistes qui étudient les idées et les normes, le réalisme invite ainsi à étudier les structures des relations sociales et la manière dont ces structures « causent » les phénomènes étudiés.

Cet approfondissement ouvre alors la porte à un élargissement du concept. Dans la conception aristotélicienne, une cause est tout ce qui contribue à produire une certaine réalité. Cela permet de penser la causalité d’une pluralité d’aspects du monde social, allant des agents aux structures sociales, en passant par le contexte normatif et discursif et les motivations. Aux causalités efficiente et matérielle des positivistes s’ajoute la causalité formelle des idées, normes et discours étudiée par les constructivistes et la causalité finale des intentions et motivations, dont l’étude a été jusqu’ici négligée.

Cette conception posthumienne de la causalité a alors de nombreux avantages. D’une part, elle permet d’échapper au positivisme et à ses critères épistémologiques et méthodologiques rigides. D’autre part, elle évite les exagérations du poststructuralisme lorsque ce dernier invite à se débarrasser des concepts de causalité, de science et de réalité. Plus fondamentalement, en proposant une conception ouverte de l’explication causale, elle dépasse l’opposition entre théories causales et théories constitutives, c’est-à-dire entre rationalisme positiviste et réflexivisme postpositiviste. Enfin, elle permet d’échapper au réductionnisme des explications monocausales, en donnant une place à toutes les approches théoriques, que ce soit en ri ou dans d’autres disciplines.

On le voit, cet ouvrage est courageux, tant redonner à l’analyse causale ses lettres de noblesse n’est pas une tâche facile. Issu de la thèse de doctorat de l’auteure, il est rigoureusement structuré et illustré, et l’apport de chaque section dans la démonstration générale est clairement précisé. Ces indications sont appréciées, car elles aident à comprendre un propos qui aurait facilement pu devenir abscons. L’ouvrage, en plus de proposer un point de vue original qui intéressera les internationalistes confirmés, permet de faire le point sur un grand nombre d’auteurs classiques de la philosophie des sciences, des sciences sociales et des ri, ce que certains lecteurs moins aguerris trouveront utile.

Sur le fond, le souci constant de regarder ce que font les internationalistes, et non pas ce qu’ils disent ou pensent faire est bienvenu. On appréciera également l’insistance sur les inévitables limites de toute explication d’une réalité complexe. Le propos est adéquatement nuancé et, si parfois il est irritant de faire rentrer un auteur dans une catégorie pour ensuite montrer qu’il échappe en partie à cette catégorie, on comprend la nécessité didactique de procéder ainsi.

Pour rendre la lecture plus fluide, il aurait été préférable de mettre les références dans le corps du texte, et de réserver les notes de bas de page aux commentaires et aux approfondissements. Il y a également un certain déséquilibre dans la démonstration, puisque la moitié de l’ouvrage est consacrée à montrer que l’on a fait l’erreur d’identifier la causalité à la conception humienne de la causalité, point somme toute assez peu controversé. Cela amène certaines répétitions, alors qu’il aurait été intéressant d’approfondir les deux dernières parties, les plus novatrices et intéressantes, en montrant notamment mieux le lien entre l’approfondissement du concept de causalité et son élargissement. Mais, globalement, cet ouvrage est captivant et il est difficile de ne pas être convaincu par sa démonstration, qui propose une manière consensuelle de dépasser certains clivages de la discipline.