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Depuis l’irruption du constructivisme en théorie des Relations internationales, au début des années 1990, les références paradigmatiques en vigueur ont connu de profonds bouleversements. L’ouvrage retenu ici prend ancrage dans ce mouvement et prolonge ces réflexions dans un domaine classique des études internationales : la guerre. Il signale par la même occasion, si besoin est, que la guerre n’est pas un objet de recherche exclusivement réservé à l’appareil théorique réaliste ou aux études stratégiques.

L’ambition du travail est double : il répond, d’une part, au défi de la rareté des publications francophones consacrées au programme de recherche constructiviste et vise, d’autre part, à affranchir le constructivisme de son image d’approche bancale, confinée à la sphère de la spéculation métathéorique et incapable de méthode pour se confronter à l’empirique. Aussi le but de Lindemann n’est-il pas uniquement de démontrer la pertinence du constructivisme comme corpus théorique mais, partant des apports de ce dernier, de dégager des outils d’analyse pertinents, aptes à renouveler notre compréhension des origines de la violence internationale.

Dès le départ, l’auteur prend soin de préciser ses engagements épistémologiques en s’identifiant au « constructivisme moderniste », faisant sienne la possibilité d’une connaissance scientifique basée sur la compréhension de la réalité sociale, à l’inverse des courants linguistiques ou postpositivistes. Le positionnement est clair par rapport aux courants réalistes et néolibéraux de la discipline confinés à une lecture essentiellement rationaliste et matérialiste de la guerre, bloqués dans le schéma réducteur : rationalité sécuritaire ou rationalité économique. C’est plutôt prendre en compte la proposition selon laquelle les États n’agissent pas dans un vide normatif et identitaire. La réalité est indissociable des ressorts interprétatifs qui la constituent et lui donnent sens, et le constructivisme doit fournir un cadre explicatif rigoureux.

La structure de l’ouvrage est pédagogique, ce qui sera utile aux étudiants. La première partie précise les assises théoriques et conceptuelles des approches constructivistes de la conflictualité, tout en rappelant l’hétérogénéité qui couve sous cette approche des Relations internationales et les différents clivages ontologiques, épistémologiques, voire normatifs, qui en découlent. S’appuyant sur les prémisses partagées par les constructivistes, notamment quant au rôle des croyances collectives, des identités des acteurs, et avec la même aversion pour toute démarche anhistorique, Lindemann parvient à fournir des axes de compréhension. Ces axes sont représentés par une série d’hypothèses qui renseignent sur le jeu complexe de différentes variables : perceptions faussées (sous-estimation, surestimation), inclusion ou exclusion identitaire (déni de reconnaissance, objectif ou perçu), prégnance des croyances collectives (normes belliqueuses valorisant la guerre ou les identités viriles, paix démocratique comme référentiel identitaire collectif).

La deuxième partie du livre, qui correspond à la phase opératoire, confronte l’exploration théorique à différentes formes d’usage de la force et de crises internationales, de la Première Guerre mondiale à la récente guerre menée contre l’Irak par la coalition conduite par les États-Unis, en passant par la guerre des Six Jours. Le neuvième et dernier chapitre a la particularité d’être consacré à l’analyse des obstacles rencontrés par l’armée d’occupation américaine dans le maintien de l’ordre en Irak. L’étude de la guerre cède alors le pas à l’analyse des conditions de la paix. Dans l’approche constructiviste, la guerre perd sa dimension tragique. Bien qu’elle soit chargée du risque de normativité, l’auteur voit dans la notion de « reconnaissance » un élément nécessaire, bien qu’insuffisant, de la paix.

Finalement, chaque cas proposé constitue un argument empirique qui met en relief les ressorts symboliques de la violence… et de la paix. Il n’est pas réducteur d’avancer que, sur la question des origines de la violence internationale, une phrase résume bien la thèse principale de l’ouvrage : « La probabilité de la violence politique dépend, aussi, des coûts et des gains symboliques associés à l’option belliqueuse. » Autrement dit, la guerre est soumise à une économie du symbolique et, dans cette perspective, le chercheur est invité à s’intéresser au poids des variables idéelles, des représentations collectives, dans l’explication de la pluralité des rationalités et des perceptions de la réalité. Plus précisément, à saisir le sens posé sur et par les acteurs par le filtre des identités façonnées par les pratiques collectives. L’identité organisationnelle de l’armée américaine en Irak, l’identité démocratique ou non des États, par exemple, constituent autant de matrices sociales ou, pour reprendre la terminologie constructiviste, intersubjectives.

Le chercheur serait porté à croire que Lindemann nous conduit sur le marchepied d’un programme herméneutique dominant, avançant masqué, aidé en cela par le statut de challenger des grands paradigmes hégémoniques. Cependant, l’ouvrage ne prône pas une rupture mais une complémentarité avec les approches rationalistes et le dépassement de l’artifice entre facteurs matériels et facteurs idéels, entre stratégies des acteurs et structures symboliques, afin d’interroger leur influence réciproque. Un défi, il faut l’admettre, dont l’importance dépasse le seul cadre de la discipline Relations internationales.

Thomas Lindemann réussit à restituer la pertinence du constructivisme. Surtout, le concept de reconnaissance s’avère prometteur pour les études sur la guerre et la paix. Moins par la nouveauté de l’accent mis sur le rôle des images ou des perceptions que par l’effort de souligner et d’illustrer l’ancrage des comportements dans un complexe intersubjectif, au-delà des propriétés psychologiques individuelles des acteurs. Davantage, cet ouvrage invite le programme constructiviste à une synthèse, certes ambitieuse, ouvert sur d’autres disciplines et à une multiplication des terrains empiriques. La démarche historique qui soutient la méthodologie de l’ouvrage en constitue l’un des intérêts majeurs, sans négliger la mise à profit des apports de la sociologie.