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Jusqu’à une date récente, les économistes avaient étudié l’intégration européenne dans l’optique des unions douanières ou des zones monétaires, c’est-à-dire du point de vue de l’économie pure. Ce n’est que depuis une quinzaine d’années qu’ils cherchent à dépasser cette optique étroite et ambitionnent de l’analyser comme un objet d’économie politique.

Deux grands paradigmes d’économie politique s’offrent aujourd’hui à l’analyse. Le premier, celui des économistes, se rattache à l’école des choix publics (public choice) et à sa version contemporaine : l’économie politique dite nouvelle (nep par la suite). Son programme de recherche porte sur les « institutions » et les « biens publics », ce qui renvoie, en prenant ces termes au sens large, à toutes les données qui structurent les marchés et leur fonctionnement, c’est-à-dire les variables posées comme des exogènes dans les analyses économiques conventionnelles. La méthode repose sur l’individualisme méthodologique et le principe de la rationalité économique (la logique des intérêts individuels), c’est-à-dire sur des hypothèses fortes, et en partie irréalistes, mais qui ont le mérite de conduire à des résultats robustes.

Le second paradigme se rattache à une économie politique plus ancienne, développée plutôt par des politistes, au croisement de la science économique et de la science politique : l’« économie politique internationale » (epi par la suite). Il met l’accent sur l’importance du jeu des États et des conflits sociaux dans l’intégration européenne. En accordant au politique une autonomie, au moins relative, par rapport à l’économique et en partant « du haut », ou du « meso », plutôt que « du très bas » (l’individu) de l’édifice européen, l’epi cherche à problématiser l’intégration européenne en faisant intervenir les logiques de pouvoir et les effets transformateurs des institutions sur les identités et les comportements des agents individuels. Cet éclairage a pour prix une théorisation moins rigoureuse, mais jette une lumière, au moins diffuse, sur une partie du réel laissée dans l’ombre par la nep. Cette épistémologie du « réalisme à théorisation limitée » propre à l’epi peut être conçue comme le pendant salutaire de l’épistémologie de la « théorisation à réalisme limité » inhérente à la nep.

Les deux paradigmes restent largement étrangers l’un à l’autre en ce qui concerne l’analyse de l’intégration européenne. La thèse que nous voulons défendre dans cet article est que les deux problématiques sont complémentaires et doivent toutes deux être mobilisées pour une économie politique de la construction européenne assemblant les apports du rationalisme de la science économique et ceux du réalisme de l’epi.

Cette voie de synthèse commence à être explorée dans divers domaines de recherche appliquée. Le but de cet article n’est pas d’en faire une étude complète. Il est d’expliciter l’existence de ces deux paradigmes référentiels, deux idéaux-types théoriques mobilisables pour la construction d’éventuels modèles hybrides, donc de montrer que l’approche « économico-économique » de la nep ne peut se suffire à elle-même pour rendre compte des réalités de l’intégration européenne. Nous présenterons d’abord les principes d’analyse constitutifs des deux paradigmes, puis nous chercherons à les « mettre à l’épreuve » sur trois cas d’étude : les produits institutionnels de la construction européenne ; les processus institutionnels et l’organisation des pouvoirs ; enfin, la concurrence fiscale et sociale.

I – Deux problématiques d’économie politique

On peut considérer que la nep est aujourd’hui la nouvelle dénomination de l’économie publique (l’école du public choice[1]). Le changement de dénomination a été entrepris, il y a plus d’une quinzaine d’années, par une nouvelle génération d’économistes américains (souvent d’origine italienne) s’intéressant aux « institutions » et principalement regroupés sur la côte est des États-Unis (Harvard, mit). L’originalité de la nep est d’avoir élaboré la problématique de base du public choice pour fonder un institutionnalisme néoclassique conquérant qui ne se limite pas aux objets traditionnels. C’est ainsi que, pour ne prendre que l’exemple des objets connexes à l’intégration européenne, de nombreux travaux se sont accumulés sur la taille des nations (Bolton et Roland 1997 ; Alesina et Spoloare 2003), les unions internationales (Alesina, Angeloni et Etro 2005), les liens entre taille des marchés et taille des institutions (Casella et Feinstein 2002).

Concernant les travaux sur l’intégration européenne, la nep a contribué à mettre en évidence l’existence de problèmes et d’enjeux insoupçonnés, ou mal formulés. Prenons un exemple. La nep analyse le problème de la taille de l’Union européenne à partir de la théorie des biens publics et du modèle classique de localisation du siège d’une « juridiction[2] » (modèle de Hotelling). Le modèle fait apparaître l’existence d’un arbitrage entre les coûts d’hétérogénéité des préférences individuelles (qui augmentent avec la taille de la juridiction) et les gains liés aux économies d’échelle dans le financement du bien public (qui augmentent également avec la taille puisque la charge du financement diminue). La solution de cet arbitrage (trade-off) est étudiée dans différents systèmes politiques. On met alors en évidence une taille optimale telle qu’elle serait déterminée par un planificateur bienveillant ; une taille en système démocratique (par application du théorème de l’électeur médian) ; une taille associée à l’État Leviathan recherchant la maximisation de ses rentes sous une contrainte de non-insurrection (ou de réélection). L’analyse ne fait que prolonger le vieux théorème du choix public sur la décentralisation dans son étude normative du fédéralisme budgétaire (Oates 1999), théorème qui énonce qu’en l’absence d’externalités et d’économie d’échelle et face à une hétérogénéité des préférences, la décentralisation est toujours préférable à la centralisation.

Cette analyse a des implications importantes pour la construction européenne, puisqu’elle tend à montrer qu’il existe une contradiction entre le processus d’élargissement et le processus d’approfondissement de l’Union européenne. Elle contredit donc une thèse admise, jusqu’à une date récente, sans grande discussion au sein de la Commission européenne et selon laquelle l’élargissement et l’approfondissement peuvent, voire doivent, aller de pair.

Les résultats de la nep permettent donc de rompre avec le discours convenu sur la construction européenne et d’interroger en termes d’analyse économique le bien-fondé et les processus de la machinerie européenne. Le bilan qui en ressort est assez sévère. Trois thèmes sont particulièrement documentés par les études : 1) le contenu de la construction européenne est inutilement complexe et vague (l’Europe est bureaucratique) ; 2) l’Europe va « trop loin » dans certains domaines et « pas assez » dans d’autres (l’Europe est incohérente) ; 3) là où l’Europe va trop loin, elle est facteur d’effets pervers (l’Europe est contre- productive). Bien que mobilisant beaucoup de recherches intéressantes et aboutissant à des diagnostics convaincants, les travaux restent cependant peu explicites sur les raisons de l’absence de « rationalité » de l’intégration européenne (du point de vue individualiste).

Les résultats montrés par la nep nous semblent dépendre de deux hypothèses fortes. La première suppose de traiter les États-nations comme des juridictions sans consistance sociopolitique propre à l’aide de la théorie des clubs, c’est-à-dire d’associations librement choisies par les individus. Cette construction intellectuelle établit un lien direct entre les préférences individuelles et la taille des juridictions, une approche extrêmement féconde pour traiter un ensemble de problèmes, notamment ceux relatifs au pourquoi de la construction européenne, mais très mal adaptée pour traiter ceux relatifs au comment. La seconde hypothèse est de considérer que les organisations juridictionnelles (État ou union internationale) n’ont aucun effet en retour sur les identités et les préférences individuelles, ce qui conduit à considérer ces dernières comme des variables indépendantes et les juridictions comme les variables dépendantes, une clarification utile pour l’analyse de certains problèmes mais pas de tous. Les deux hypothèses constitutives de la nep sont donc celles de la théorie économique conventionnelle : a) l’hypothèse individualiste et de l’échange volontaire qui conduit à faire abstraction des logiques d’États et des stratégies de pouvoir des institutions supranationales ; b) l’hypothèse de fixisme dans l’hétérogénéité des préférences, hypothèse qui pose ces dernières comme clairement séparées des contraintes et comme des exogènes par rapport aux institutions et à la consommation des biens publics, à court terme comme à long terme.

C’est ici que l’apport des politistes et de l’epi, qui dirigent leur attention vers les relations de pouvoir structurant l’espace international, peut se révéler précieux. Beaucoup plus que d’essayer de rendre compte de la nature et des raisons ultimes de l’intégration européenne, c’est-à-dire du pourquoi de l’intégration, l’epi s’interroge sur le comment de cette intégration et notamment sur le rôle central des États et des institutions supranationales, c’est-à-dire sur les stratégies des détenteurs de droits de propriété politique. Depuis ses débuts jusqu’aux années 1990, la construction européenne a été presque uniquement portée par les logiques d’États (et d’institutions supranationales), des logiques non réductibles à des intérêts individuels. De plus, ces derniers ne sont pas restés immuables ; ils se sont modifiés sous les effets transformateurs, voulus ou non voulus, de l’intégration européenne.

Pour l’epi, le cadre d’analyse classique de l’intégration européenne a longtemps été le « régime international » – concept « statocentré » – qui fait comme le pendant de celui de juridiction dans la nep, un concept fondé sur l’individu. L’idée de régime international essaie de théoriser les relations de pouvoir dans l’institutionnalisation de la coopération internationale. Concernant l’Europe, la distinction entre deux types de relations de pouvoir est néanmoins essentielle, ce qui, comme on le verra plus loin, amène à relativiser la pertinence du concept de régime international pour caractériser l’intégration européenne : d’un côté, le pouvoir des États-nations (donc une relation qui sur le plan européen se présente comme une relation d’État à État, une relation « horizontale ») et, de l’autre, le pouvoir de gouvernement intégré (une relation de pouvoir « verticale » entre des institutions de gouvernance et un objet de gouvernement transnationalisé, c’est-à-dire une relation entre gouvernants et gouvernés). Cette dualité du pouvoir fait de l’Union européenne une configuration politique totalement originale pour l’epi qui est habituée à considérer les relations gouvernants-gouvernés comme n’ayant d’existence que dans l’espace national.

Jusqu’à une date récente, la littérature opposait principalement les néofonctionnalistes (pour lesquels l’intégration européenne se présentait comme un processus auto-entretenu devant graduellement conduire à un État fédéral sous l’influence des nécessités fonctionnelles, donc de causes renvoyant clairement à la relation de pouvoir vertical, le pouvoir-gouvernement) et les intergouvernementalistes (qui mettaient l’accent, conformément à leur affiliation plutôt néoréaliste, sur la logique des intérêts des États nationaux, donc sur la logique du pouvoir souverain et de la relation de pouvoir horizontale[3]). De nouvelles approches se sont toutefois développées en dehors du champ bien balisé opposant néofonctionnalistes et intergouvernementalistes, dont deux courants qui nous semblent importants : le courant « constructiviste[4] » et le courant dit du « nouveau régionalisme » qui met en évidence les nouvelles caractéristiques de l’Union européenne (Hettne et al. 2000 ; Farrell et al. 2005 ; Söderbaum et Van Langenhove 2006 ; Cooper et al. 2008)[5].

Le paradigme d’économie politique des économistes (la nep) doit maintenant être évalué à l’aune de sa capacité à donner des réponses aux problèmes réels soulevés par l’intégration européenne, et cela, en la confrontant aux résultats obtenus, ou susceptibles d’être obtenus, à partir des approches d’epi précédemment mentionnées.

II – L’analyse des produits institutionnels

Après avoir examiné la capacité explicative de la nep sur le plan général de la fourniture des biens collectifs dans l’Union européenne, nous envisagerons de façon plus précise la question de la monnaie unique comme « production institutionnelle ».

A — Que fait l’Union européenne ?

La nep, comme on l’a dit, a l’immense mérite d’interroger la construction européenne sur le plan de l’intérêt et de l’efficacité de l’offre de certains biens publics. Toutefois, comme beaucoup de chercheurs l’ont noté (par exemple : Alesina, Angeloni et Schuknecht 2001 ; von Hagen et Ferry 2003), les compétences dévolues à l’Union ne se conforment clairement pas aux exigences de la rationalité économique. Le divorce entre les prédictions de la théorie des unions internationales élaborée par la nep et la distribution effective des compétences entre l’Union et les États membres s’observe aux deux bouts. D’un côté, des biens publics qui devraient être justiciables d’une prise en charge par la juridiction européenne en raison de l’argument des économies d’échelle et de la faible hétérogénéité des préférences n’ont pas donné lieu à la construction d’une offre communautaire, sinon depuis peu de temps (défense, science et recherche, etc.). De l’autre, l’Union européenne exerce des compétences dans des domaines où la faiblesse des économies d’échelle et la forte hétérogénéité des préférences exigeraient leur dévolution sur le plan national (politique agricole commune, par exemple). Les théoriciens de la nep interprètent ce hiatus comme des « irrationalités » et une invitation à la réforme de la dévolution des compétences au sein de l’Union européenne : Alesina et Perotti (2004) ; Alesina et Giavazzi (2006 : chap. 10) ; les rapports Sapir (2003) et Tabellini et Wyplosz (2006).

Concernant ce qui est produit par l’Union européenne, l’apport pratique de la nep est donc essentiellement normatif et livre des enseignements sur une possible rationalisation de ses compétences. Même si le critère hétérogénéité des préférences/économies d’échelle paraît en pratique difficilement opératoire, il permet de donner un fondement analytique au concept de subsidiarité, un principe qui restait flou lors de son introduction dans le vocabulaire européen. Mais comme l’analyse n’arrive pas à discriminer entre l’optimal et le réalisable, elle n’arrive pas non plus à expliciter comment parvenir aux solutions optimales en montrant comment résoudre les « irrationalités » supposées de l’intégration européenne.

Il est vrai que la nep dispose de certains éléments explicatifs : on pense à la théorie des lobbies pour comprendre certains choix effectués par l’Union européenne ou au rôle de facteurs politiques. De nombreux travaux ont été publiés dans cet esprit dans la revue European Union Politics qui s’est fait une spécialité d’accueillir les travaux économétriques et de politique quantitative. Toutefois, la plupart de ces travaux sont des travaux appliqués qui opèrent de façon pragmatique (c’est d’ailleurs leur mérite) sans se soucier de construire le paradigme de synthèse combinant la logique des intérêts individuels et celle des États.

Beaucoup d’anomalies entre les observations et les prédictions de la nep s’expliquent par les conflits interétatiques et la logique des compromis politiques, deux forces depuis longtemps prises en compte par les théoriciens de l’epi. Cette approche doit inviter les économistes à se poser la question de savoir s’il est légitime de voir l’Union européenne exclusivement comme une construction rationnelle (ou irrationnelle) et non comme le résultat d’un processus historico-politique. La problématique de l’institutionnalisme rationnel adoptée par la nep ne permet qu’une analyse partielle des produits institutionnels dans la mesure où ces derniers sont largement le résultat d’un processus historico-politique, donc des compromis et rapports de force du passé : les besoins de l’analyse militent en faveur d’un institutionnalisme historique (Pierson 1996 ; Rosamond 1999), notamment pour comprendre les grands compromis fondateurs.

À la différence des marchandages (bargains) qui se réalisent à l’intérieur de structures institutionnelles inchangées, sont unidimensionnels et ne font intervenir que les pouvoirs-gouvernements nationaux (par exemple : les négociations agricoles dans le cadre de la pac), les grands compromis fondateurs qui reconfigurent la géométrie des champs de compétence sont la résultante des pouvoirs souverains et reposent sur le principe d’unanimité au coeur de la logique interétatique. Toute reconfiguration institutionnelle unidimensionnelle est, en effet, rarement pareto-efficiente car certains États membres sont presque toujours perdants dans la dimension envisagée (par exemple, dans le projet d’unification monétaire, l’Allemagne était perdante). Mais un troc transdimensionnel peut permettre de trouver une compensation, voire de dégager un gain, et donc de réaliser l’unanimité (monnaie unique contre réunification allemande par exemple). Le compromis qui peut ainsi être trouvé s’apparente au phénomène de l’« échange des voix » (log-rolling) étudié par les théoriciens du public choice dans un système de vote, mais curieusement l’argument n’est pas repris pour ce qui concerne l’arène internationale. Ce sont les théoriciens de l’epi qui ont mis l’accent sur l’importance de la stratégie du « lien entre des thèmes de négociation différents » (issue-linkage) dans les négociations mettant en oeuvre des échanges de gains et de pertes définis dans des domaines différents. Tous les grands changements institutionnels, tous les « Grands compromis », sont le produit d’un linkage, sinon l’unanimité ne pourrait être obtenue. La nature du troc implique donc que le compromis historique débouche soit sur le statu quo (quand aucun compromis recueillant l’unanimité ne peut être trouvé), soit sur l’approfondissement, puisque le jeu ne fait intervenir que des termes allant dans le sens de « plus d’Europe ». C’est pourquoi les compétences politiques de l’Union sont clairement hypertrophiées si l’on veut bien admettre que l’Union européenne n’est pas un État. La logique des linkages ouvre ainsi la possibilité de transferts de compétence au niveau communautaire qui peuvent se révéler injustifiés, après coup, du point de vue de la rationalité économique.

Il est donc moins difficile pour l’epi de rendre compte des objets de gouvernement européens, objets qui sont à la fois la résultante de compromis et le support de projets politiques, parce que son souci premier est celui du réalisme, non celui de la rationalité. La contrepartie est symétrique de celle de la nep : elle pêche par insuffisance de formalisation, mais elle a le mérite de prendre les faits au sérieux. On peut s’en convaincre définitivement en prenant le cas de l’économie politique de la monnaie unique.

B — La monnaie unique comme produit institutionnel

Sur le plan de l’économie positive, l’unification monétaire est le cas où l’analyse de la nep se trouve clairement en conformité avec la réalité. Ce contre-exemple n’infirme pas notre thèse. Les chercheurs de la nep considèrent que la création de la monnaie unique, donc d’un bien public international, était justifiée parce que les hétérogénéités des préférences étaient faibles (faible importance des chocs conjoncturels asymétriques, faiblesse qui réduit le besoin de politiques monétaires différenciées) et les rendements d’échelle importants (diminution significative des coûts de transactions en raison de l’intensité des échanges intra-européens de biens et de capitaux) (Alesina et Giavazzi 2006 : 143 ; Drazen 2000 : 555). L’originalité de ce point de vue doit être soulignée, car celui-ci renverse la position dominante défendue chez les économistes dans les années 1990, tant par Milton Friedman que par des économistes d’inspiration keynésienne (Feldstein 1993), position dans laquelle l’Europe ne réunissait pas les conditions d’une zone monétaire optimale au sens de Mundell, de Kenen ou de Mc Kinnon[6].

L’argumentaire de la nep est analytiquement plus satisfaisant dans la mesure où il cherche à prendre en compte tous les coûts et avantages d’une monnaie unique par rapport à un régime de changes flexibles. Mais il persiste à se situer sur le seul terrain de la rationalité économique et à l’intérieur d’un cadre d’analyse anhistorique. Il passe donc à côté du contexte historique qui était celui du sme, qui plus est, d’un sme en crise. L’arbitrage à effectuer était entre la monnaie unique et le sme, non entre la monnaie unique et le régime de changes flexibles. Dans le choix, la « perte » macroéconomique attachée à l’abandon du sme était en réalité très faible (sauf pour l’Allemagne) parce que les politiques monétaires, du fait des parités officielles à respecter, étaient toutes contraintes (sauf pour l’Allemagne qui, adossée à une économie dominante, s’était positionnée comme détentrice de la nième monnaie du système). De plus, le Deutsche Mark était pour l’Allemagne le grand symbole d’une puissance retrouvée et son abandon représentait une perte idéologique considérable. En réalité, l’obstacle principal à la création de l’euro était la résistance allemande. On doit donc chercher à interpréter la création de la monnaie unique en s’intéressant aux raisons pour lesquelles l’Allemagne a accepté de renoncer à sa monnaie et en ne se focalisant pas sur la seule rationalité économique. Cette renonciation s’explique non par des arguments de rationalité économique (il était, pour l’Allemagne, plus avantageux de conserver sa monnaie) mais par des raisons politiques. Les raisons politiques semblent apparemment impénétrables aux économistes, même soucieux de faire de l’« économie politique » : Feldstein (1997 : 28) avoue carrément son incompréhension.

L’unification monétaire, comme tout changement institutionnel majeur, est le produit d’un échange avec un ou plusieurs autres changements institutionnels majeurs concédés dans d’autres domaines fonctionnels. Aucune contrepartie à l’intérieur de la dimension considérée (la dimension monétaire) n’aurait été en mesure de faire céder l’Allemagne : on est conduit à se placer dans un cadre au moins bidimensionnel, c’est-à-dire dans le cadre d’une logique de linkage. La monnaie unique est le volet du « Grand compromis » d’économie politique conclu en Europe entre l’Allemagne et la France. Ce troc peut s’énoncer comme un échange transdimensionnel entre un bien économique (la monnaie) et des biens politiques, dont le moindre n’a pas été l’acceptation française de la réunification allemande (Moravcsik 1998).

L’autre problème qui échappe partiellement à la nep est celui des effets transformateurs de la création de l’euro sur les règles du jeu monétaire en Europe, c’est-à-dire sur l’« effectivité » de l’euro (à distinguer de l’efficacité) du point de vue du changement structurel. Le problème peut s’énoncer de la façon suivante : en quoi le « jeu de la monnaie unique » change-t-il de nature par rapport au « jeu du sme » ? En d’autres termes, en quoi l’euro redéfinit-il les enjeux et les intérêts en présence ? Parce que les stratégies de pouvoir ne sont pas prises en compte, la nep ne fait pas de différence entre la monnaie unique et un régime de changes « irrévocablement » fixes, comme c’est notamment le cas dans toutes les représentations en termes du triangle de Mundell, donc d’une représentation qui ne permet pas de discriminer entre régime de changes irrévocablement fixes et monnaie unique.

Le sme, comme système de parités fixes, met en présence ces joueurs que sont les États (ou, si l’on veut, les banques centrales dans le cas de banques centrales indépendantes), et les enjeux sont les parités monétaires. Les conflits sont donc des conflits d’État à État (comme on a pu s’en rendre compte à l’occasion des conflits apparus dans la conduite des politiques monétaires entre la France et l’Allemagne sous le sme). Avec la monnaie unique, les conditions du jeu sont modifiées de façon radicale et c’est d’ailleurs là le propre des « Grands compromis » : dépasser les conflits en changeant de jeu. C’est bien pourquoi la création de la monnaie unique implique l’adoption d’une approche constructiviste. La transition entre sme et monnaie unique ne concerne pas seulement les règles du jeu mais plus fondamentalement les frontières du terrain de jeu et l’identité des joueurs. Avec l’euro, les joueurs ne sont plus exclusivement les États ; les enjeux ne sont plus les parités monétaires. Reprenant les termes précédents de la dualité du pouvoir, on peut dire qu’il y a passage d’un jeu défini dans l’espace des relations de pouvoir horizontales d’État à État à un jeu défini dans l’espace vertical des relations de pouvoir entre gouvernement et société civile. Cette « effectivité » de l’euro est d’ailleurs mise en évidence par les recherches récentes menées dans un esprit proche de la nep, notamment en ce qui concerne la conduite des politiques budgétaires, le problème de leurs articulations avec la politique monétaire (policy mix) ou les mécanismes de formation des salaires (Enderlein 2006).

III – L’organisation des pouvoirs

Nous envisagerons successivement deux objets d’étude : la centralisation européenne et la nature des institutions européennes.

A — La question de la centralisation européenne

L’Union européenne se caractérise par un renforcement des pouvoirs supranationaux et une bureaucratisation des processus de prise de décision, des maux régulièrement dénoncés par les observateurs. Il est de la finalité de l’économie politique de déterminer les raisons explicatives de cette évolution. La nep n’a pas produit une analyse complète du phénomène mais elle peut s’appuyer sur deux éléments théoriques solides : la théorie de l’agence ; la théorie de la bureaucratie (dans la lignée du modèle de Niskanen). Ces éléments mettent l’accent sur la logique des comportements individuels des détenteurs de pouvoir, un aspect important, mais qui ignore les facteurs structuraux liés à la dynamique institutionnelle de l’intégration, une dimension explorée par l’epi.

Ainsi, dans la théorie de l’agence, l’essentiel de l’autorité réelle est entre les mains d’un corps d’experts (l’agent) dont les préférences diffèrent de celles des principaux. Les agents peuvent donc utiliser leur meilleure information sur leur activité et leur accès asymétrique à l’information pour accroître leur influence par rapport au principal. Si l’on part de l’idée, largement confirmée par les faits, que les préférences des agents dans l’Union européenne sont systématiquement « pro-intégration », on a alors une hypothèse explicative plausible du biais centralisateur de l’intégration européenne. Mais il reste à expliquer pourquoi sont nommés des agents ayant ce type de préférence. Il est clair qu’il est nécessaire pour cela de sortir du modèle abstrait entre agent et principal et de considérer les conditions historiques singulières de la construction européenne. Un fait stylisé qui doit être pris sérieusement en compte est notamment le fait que les agences de régulation dans l’Union européenne ne sont pas « autonomes » au sens de la nep ; elles sont publiques et trouvent leur place dans une organisation des pouvoirs face aux États-nations. Le même appel au réalisme s’imposerait si l’on voulait expliquer le phénomène de centralisation par le seul modèle de Niskanen. Contrairement au modèle de Niskanen, la bureaucratie européenne n’a pas pour objectif de maximiser son budget, qui est faible et plafonné. La variable-objectif pertinente de son comportement est la production de normes avec pour finalité l’élargissement de son pouvoir réglementaire.

La question de fond est néanmoins de savoir si les institutions européennes peuvent être analysées comme des institutions disposant seulement d’un pouvoir délégué. Il existe dans l’enchevêtrement des réseaux de pouvoir dans l’Union européenne une quasi-impossibilité de savoir qui est l’agent et qui est le principal. Majone (2001) montre que la relation d’agence n’est pas la bonne caractérisation de la nature des relations entre les institutions européennes et les États qui les ont créées, car le système de la séparation des pouvoirs sur laquelle repose la modélisation de l’agence (notamment entre pouvoir législatif et pouvoir réglementaire) n’y est pas vérifié.

L’analyse micro-économique par l’agence ou la bureaucratie doit donc être complétée par les logiques macropolitiques historiques qui encadrent la dynamique institutionnelle. La délégation de pouvoirs de régulation significatifs aux institutions supranationales a été conçue comme le moyen de séparer la politique de l’économique, c’est-à-dire de construire une intégration économique sans s’appuyer sur un processus de légitimation démocratique (méthode Monnet). Comme on le sait, cette méthode est aujourd’hui en crise. La méthode Monnet a fonctionné correctement tant qu’il s’agissait de réaliser les objectifs de base de l’intégration économique et que le soutien des consommateurs et des producteurs était, en principe du moins, acquis parce que les conflits d’intérêts (les gains et les pertes) restaient diffus, ce qui n’est plus aujourd’hui le cas.

Cette perspective définit une problématique du comment venant en complément de celle de la nep qui étudie les relations marchés/institutions sur un plan essentiellement abstrait, sans tenir compte des conditions historiques. La construction du marché unique en fournit une bonne illustration. Elle a impliqué une dérégulation et une déréglementation à l’échelle nationale pour harmoniser les marchés et éradiquer les différentes barrières aux échanges. Mais elle a aussi impliqué une rerégulation et une reréglementation à l’échelle européenne, notamment pour construire un droit de la concurrence. La période cruciale correspond aux années 1980 lors du basculement de la logique du marché commun (fondé, sur le plan juridique, sur le principe de reconnaissance mutuelle, principe exprimé par la Cour de justice européenne dans son fameux arrêt Cassis de Dijon [1979]) à la logique du marché unique qui suppose une harmonisation des réglementations. La construction d’un droit de la concurrence commun s’est effectuée à partir d’une synthèse des droits de la concurrence du Royaume-Uni et de la rfa, les seuls pays qui en disposaient (les pays qui, comme la France, l’Italie ou l’Espagne, en étaient dépourvus ont dû, de leur côté, se doter d’une réglementation entièrement nouvelle). L’ensemble de ce mouvement a signifié une centralisation normative et réglementaire.

Majone (1996) a ainsi étudié les institutions européennes comme la constitution, à l’échelle européenne, d’un « État régulateur » qui prend la place d’agences de régulation autonomes. L’émergence de structures « paraétatiques » communes provient donc dans une large mesure des caractéristiques du processus de construction du marché européen, processus qui n’a pas suscité la mise en place d’instances de régulation autonomes, comme le réclame la logique néolibérale, parce qu’il ne s’agissait pas seulement de superviser les relations marchandes privées mais d’affronter les États-nations. Cette approche également développée par Scharpf (2000) met l’accent sur la cohérence entre ce que l’on a appelé le « tournant néolibéral » pris par l’Europe au milieu des années 1980 (Acte unique et lancement du marché unique) et le « tournant fédéral » qui s’esquisse vers la fin de la même décennie. Le basculement est au coeur du « nouveau régionalisme », tel qu’il est analysé par les chercheurs de l’epi (régionalisme ouvert en liaison avec la globalisation et émergence d’un ordre postwestphalien).

B — La nature des institutions européennes

La caractérisation de la nature exacte de la configuration institutionnelle européenne constitue, sans aucun doute, le point faible de la nep et, dans une moindre mesure, de l’epi. L’Union européenne ne correspond pas à un ordre purement « international ». C’est en partie un ordre interne. Peut-on alors considérer qu’elle définit un processus en marche vers la constitution d’une « fédération », c’est-à-dire d’un État ? Les auteurs qui se rattachent, directement ou indirectement, à la nep se sont d’autant plus aisément engagés dans cette voie que leur paradigme de référence n’accorde aucune spécificité à l’État par rapport à une juridiction. On peut distinguer deux variantes : celle du fédéralisme politique, fondée sur la théorie des agences (Inman et Rubinfeld 1997), et celle de l’« économie politique des constitutions[7] ».

L’application de la théorie du fédéralisme politique doit faire face à un problème déjà signalé : celui de savoir qui sont les principaux et qui sont les agents. La Commission européenne peut être définie comme l’agent des États membres, par exemple dans la fonction de régulation des marchés, mais la Commission apparaît également comme le principal à l’égard des États membres dans la mise en oeuvre des directives européennes. Josselin et Marciano (2002) distinguent ainsi dans l’Union européenne deux relations de mandat. Leur approche prend acte de la complexité des relations de pouvoir à l’intérieur des institutions européennes, mais ne résout pas vraiment le problème de savoir qui est qui, la même institution pouvant être à la fois principal et agent tout en cumulant différentes fonctionnalités.

S’il existe dans l’Union européenne des structures de pouvoir supranationales qui disposent de larges droits de propriété politique, cela ne veut pas dire qu’il existe un « État européen ». À l’époque moderne, l’État est inséparable de la démocratie. Il faut entendre par démocratie la coexistence de deux relations, en partie indépendantes : une relation d’appartenance à une même collectivité (le demos) ; une relation de pouvoir (cratie). Sur le plan européen, ce qui fait défaut n’est pas tant le fait que les institutions ne sont pas « suffisamment démocratiques » (par exemple : le fait que la Banque centrale européenne ne soit « démocratique »), mais l’absence du « demos européen » qui permettrait de fonder dans la société civile la légitimité du pouvoir, à savoir la constitution d’un corps politique commun : un « peuple européen ». Les demos sont nationaux, ce qui explique qu’un État européen, c’est-à-dire une instance de coercition politiquement légitime, est un concept vide de sens.

C’est pourquoi aussi la logique générale des institutions européennes ne peut se décliner dans les termes de la théorie du « contrat constitutionnel » élaborée par la nep. Sur un plan strictement formel, l’Europe n’a pas de constitution au sens de la théorie des contrats incomplets. On peut s’en convaincre en observant que, sur de nombreux aspects, règle et produit de la règle sont systématiquement confondus, c’est-à-dire que n’est pas respectée la stricte séparation entre contrat incomplet (ou contrat constitutionnel qui définit les modalités de la prise de décision mais non la décision elle-même) et contrat postconstitutionnel (contrat complet) de la théorie économique des constitutions. Il en va, par exemple, ainsi de la règle des 3 % du Pacte de stabilité et de croissance, même modifiée en 2005 (réforme qui renforce, du reste, la non-neutralité en institutionnalisant des résultats prédéterminés et des normes constantes dans les déficits autorisés). De même, l’ordre institué par les traités n’est pas neutre, car il impose aux modèles sociaux nationaux de renoncer partiellement aux objectifs qu’ils sont censés poursuivre.

L’epi a le mérite d’avoir cherché à théoriser l’intégration européenne sous le concept de « régime international » comme une réalité institutionnelle particulière et non comme la simple expression d’une « juridiction ». Toutefois, ce concept ne peut être conçu comme le concept englobant pour toutes les formes de coopération internationale, notamment dans l’Union européenne depuis les années 1980 à l’heure du « nouveau régionalisme ».

Les théoriciens de l’epi appellent régime international des constructions institutionnelles internationales mises en place par les États-nations pour introduire, au travers d’une limitation de leur souveraineté, un système de règles encadrant ou contrôlant les marchés dans des domaines internationaux particuliers où les acteurs économiques prennent leurs décisions de façon décentralisée[8] (Krasner 1983 ; Hasenclever et al. 1997 ; Kébabdjian 1999). Pour la plupart des auteurs d’epi travaillant sur l’Europe, la théorie des « régimes internationaux » a longtemps constitué le cadre d’analyse privilégié (Keohane et Hoffman 1991 ; Moravcsik 1998). Seul Wallace (1983 : 403) adopte très tôt une vue plus sceptique, soulignant à juste titre que l’Union européenne est « moins qu’une fédération et plus qu’un régime ».

La théorie des régimes internationaux a été très éclairante pour analyser les institutions internationales d’une économie internationalisée, mais non globalisée, comme les institutions de Bretton Woods ou l’intégration européenne durant ses premières phases (une Europe 1 qui va de sa création en 1957 jusqu’au milieu des années 1980 et qui peut valablement être analysée comme une forme développée de régime régional). Mais, depuis les deux grands tournants « néolibéral » et « fédéral » pris par l’Europe durant les années 1980, son économie générale ne peut plus être représentée sous le modèle du régime international. Il est incontestable que l’Union européenne actuelle contient beaucoup de régimes internationaux (régime agricole, régime de la concurrence, etc.), mais elle ne forme pas un régime international si l’on veut la caractériser comme un tout. Un régime international suppose en effet que soient vérifiées deux propriétés : a) des marchés nationaux non intégrés, c’est-à-dire une économie internationalisée mais non globalisée, une propriété qui rend possible une régulation segmentée (issue-area) ; b) des formes institutionnelles transnationales ne comportant pas d’importants transferts de souveraineté. Le double tournant des années 1980 a changé la face de l’Europe : il a donné naissance à une Europe 2 dont la configuration est aux antipodes de la configuration de régime international (Kébabdjian 2006).

Le statut de l’Union européenne est donc difficile à définir, aussi bien dans la problématique de l’epi que dans celle de la nep. Ni « régime international » ni fédération ni confédération, qu’est donc l’Union européenne aujourd’hui ? Buchanan (1996 et 2004), un des fondateurs de l’école du public choice, fait à juste titre remarquer qu’elle ne relève vraisemblablement pas des typologies classiques, notamment d’un positionnement sur le spectre unidimensionnel allant de l’État unitaire à l’État confédéral, parce qu’elle est sortie de l’espace familier à une dimension et n’a pas encore trouvé, dans l’espace à deux dimensions où elle s’est propulsée, son « orbite d’équilibre stationnaire » (la métaphore est de Buchanan). Les propriétés de cette « orbite » nous sont donc pour le moment inconnues en termes constitutionnels (processus à « finalité ouverte » ou open-end, comme le soulignent Blankart et Mueller [2004]).

L’économie européenne prise comme une entité unique correspond donc à une structure hybride où coexistent des États-nations et des structures de pouvoir supranationales irréductibles à un État. Le fait que l’Union européenne ne puisse être confondue avec un État, voire avec un embryon d’État, implique que les États-nations et le niveau communautaire ne peuvent être conçus comme deux juridictions politiquement interchangeables. Cet enseignement, convergent pour la science politique et l’économie politique constitutionnelle, s’exprime dans le fait que le niveau communautaire n’a pas le pouvoir de lever l’impôt (il n’a pas le « monopole du prélèvement légitime » qui est la première prérogative de l’État) et qu’il ne peut se construire en État-providence, ce qui est la grande légitimation des États modernes.

IV – La question de la concurrence fiscale et sociale

Si la confrontation entre la nep et l’epi a, jusqu’à présent, porté sur des cas d’étude classiques, la concurrence fiscale et sociale, qui est devenue un objet de préoccupations sociopolitiques lancinant depuis plusieurs années, reste une question d’économie politique où les recherches sont encore à leurs débuts. On envisagera successivement les enseignements de l’analyse économique (donc une économie sans logiques d’État) et les perspectives de recherches en matière d’économie politique.

A — Économie de la « concurrence institutionnelle »

L’Union européenne est prise entre deux feux. D’un côté, elle dispose d’un socle de droits sociaux et de règles fiscales harmonisées définissant un ensemble peu contraignant en raison du poids des souverainetés nationales. D’un autre côté, le principe de libre de circulation étend les possibilités d’accès et de transférabilité des prestations (par exemple dans le domaine de la santé et de la couverture sociale) en même temps que la réglementation nationale du travail se trouve érodée par l’obligation de reconnaissance du pays d’origine.

La conjonction de ces deux données ouvre la voie à la possibilité d’une « concurrence institutionnelle ». La dynamique de race-to-the-bottom (course vers le bas) qui peut en résulter est susceptible de constituer un argument fort contre la subsidiarité et de militer en faveur de la mise en place de normes minimales, imposées centralement, plus hautes que celles actuellement appliquées dans l’Union européenne. La thèse du moins-disant rejoint la thèse conventionnelle sur la globalisation selon laquelle les réformes portant sur la politique fiscale ou les États-providence seront de plus en plus dictées par les détenteurs d’actifs mobiles qui ont la capacité de se déplacer (capital financier, physique et humain). Ces risques devraient être plus forts en Europe du fait de la proximité géographique et du degré élevé d’intégration régionale qui accroît les pressions concurrentielles : ils porteraient en germe la déstructuration des modèles sociaux européens. Cette crainte constitue le propos central de plusieurs travaux et rapports mais elle repose sur une base théorique incertaine.

L’analyse classique du public choice montrait que la concurrence conduit à une course au moins-disant et à des niveaux de taxation du capital inefficient (voir notamment le survey de Wilson [1999]). Lorsque la base fiscale (souvent le capital) est potentiellement mobile et à la recherche de la rémunération la plus élevée, les décideurs publics (supposés bienveillants) sont conduits à choisir des taux d’impôts trop faibles n’assurant pas une offre de biens publics efficace au sens de Samuelson. Cette conclusion repose de façon cruciale sur les hypothèses de rendements constants, de tailles des marchés similaires et de concurrence parfaite : elle doit donc être associée à un équilibre « d’égalisation ».

Les travaux récents issus des modèles de la nouvelle économie géographique (neg) montrent qu’il peut se produire un tout autre équilibre, un « équilibre de différenciation ». L’analyse conventionnelle ne tient, en effet, pas compte de l’éventuelle existence d’économies d’agglomération qui font que la productivité marginale du capital ne diminue pas lorsque le capital s’accumule dans une région. Comme on le sait, les modèles de la neg font intervenir les rendements d’échelle, la taille des marchés et la concurrence imparfaite. Ils mettent en lumière des phénomènes d’agglomération du type coeur/périphérie (Baldwin et Krugman 2004) et explorent les effets de la concurrence des gouvernements pour influencer la localisation des entreprises d’une façon différente de la vue conventionnelle. Par exemple, dans le modèle de Baldwin et Krugman (2004), l’accroissement du degré d’intégration se traduit d’abord par une « course vers le haut » avant de se transformer en une « course vers le bas » des taux de taxation. De plus, et surtout, les taux de la fiscalité d’équilibre du coeur et de la périphérie ne sont pas égaux (avec un taux plus élevé pour le coeur que pour la périphérie). L’existence de rentes de localisation pour les États du coeur permet en effet à ceux-ci de maintenir des taux de taxation sur les facteurs mobiles plus élevés que dans les États périphériques, de sorte que l’inégalité géographique contribue à maintenir la diversité des taux de taxation (avec des effets d’agglomération absolue). Des travaux plus récents, en endogénéisant la taille des régions et en envisageant la possibilité d’agglomération partielle (Borck et Pflüger 2006), des facteurs d’hétérogénéité plus grands comme le travail (Sato et Thisse 2007) ou la taille des pays (Ottaviano et van Ypersele 2005), rendent les résultats sur les niveaux de taxation d’équilibre encore plus mitigés.

La principale limite des modèles de concurrence fiscale de la neg est de restreindre la « concurrence institutionnelle » à la seule fiscalité et de négliger l’utilisation faite de la fiscalité par les États, notamment sous la forme de la fourniture de biens publics, dont ceux qui servent de facteurs de production aux entreprises. L’analyse ne permet pas d’étudier les stratégies des États dans l’Union européenne qui font intervenir une « double concurrence » : sur les taux et sur les « facteurs  publics » (les biens publics qui servent de facteurs de production). Plusieurs stratégies sont susceptibles d’être adoptées dans l’Union européenne : les stratégies qui jouent sur des taux bas, mais avec des services aux entreprises relativement dégradés, et les stratégies qui jouent sur des taux élevés assortis d’une fourniture élevée de biens publics offerts aux entreprises.

Dans l’ensemble, sur le plan statistique, la thèse de la convergence sous l’influence de la concurrence, a fortiori de la convergence vers le bas, ne semble pas se vérifier. Les dépenses sociales se maintiennent à un haut niveau dans l’Union européenne, ce qui témoigne de la résistance des États-providence nationaux. Bien que les travaux empiriques rétrospectifs ne confirment pas la thèse de la course vers le bas, la question demeure pour ce qui concerne les perspectives d’avenir, notamment dans le cadre de la politique d’élargissement de l’Union.

B — Pour une économie politique de la « concurrence institutionnelle »

Les travaux d’économie théorique précédemment signalés nous invitent à considérer que la concurrence vers le bas n’est pas un scénario inéluctable et que le champ de vision doit être élargi pour faire intervenir les données politiques comme une composante essentielle de l’évolution future. Ces travaux comportent plus précisément deux limites. La première concerne l’absence de prise en compte des comportements politiques des gouvernements, même lorsque la « concurrence institutionnelle » se trouve étendue aux biens publics, car les modèles reposent implicitement sur l’hypothèse d’un gouvernement bienveillant. Un important champ de recherches se trouve donc ouvert pour l’économie politique, notamment la nep. La seconde limite, liée à la précédente, est de considérer que le comportement des États est toujours le même. Or, une des données essentielles de l’intégration européenne aujourd’hui est la différenciation des pays, notamment du point de vue de la taille. Cette différenciation conduit à explorer la possibilité que les stratégies des États soient hétérogènes. L’analyse doit notamment donner une base théorique à la constatation que ce sont les petits pays (mais pas tous : Belgique et Grèce par exemple) qui pratiquent les taux de taxation les plus bas sur le capital (comme en Irlande, voire des taux nuls, comme en Lituanie) et que les grands pays se contentent de taux réduits, avec des conséquences contrastées sur les recettes fiscales perçues sur le capital. L’étude de la concurrence institutionnelle implique donc au préalable une analyse plus fine sur les déterminants économiques des comportements étatiques. Deux idées nous semblent devoir être exploitées.

La première idée concerne le nécessaire élargissement de la problématique à l’espace mondial. C’est en ce domaine que les travaux de l’epi peuvent se révéler particulièrement utiles. Les analyses qui restreignent la concurrence fiscale et sociale à une concurrence intra-européenne commettent une erreur de perspective car la « concurrence institutionnelle » est une composante de la mondialisation, ce qui pose le problème d’une stratégie intégrée de l’Europe. Par exemple, les modèles coeur/périphérie à la Baldwin-Krugman appliqués à l’intégration européenne analysent un mode de structuration intérieur à l’espace européen qui fait abstraction du cadre mondial. Simmons et Elkins (2004), à l’aide d’un modèle de décalages à la fois spatial et temporel conforme aux modèles de la neg mais qui intègre en même temps les préoccupations qui sont celles de l’epi, établissent que les processus d’adaptation des politiques libérales en matière d’ouverture financière et de taxation du capital peuvent être décrits comme des processus autorégressifs de diffusion d’un « modèle politique consensuel » mondial qui remonte aux années 1980. Swank, à la suite de nombreux travaux (2006), ou Slemrod (2004) explicitent, en amont de la « concurrence », le facteur déclencheur qu’a constitué le nouveau régime de fiscalité mis en place par les États-Unis en 1986. En introduisant l’importance des rapports asymétriques avec le centre hégémonique de l’économie mondiale, ces auteurs renouent avec une vieille tradition de l’epi insistant sur l’importance de l’hégémonie, une perspective étrangère à la nep ou à la neg.

La seconde idée est relative à la capacité de réponse de l’Union européenne comme entité politique, notamment dans le domaine de l’instauration de normes minimales plus hautes que celles en vigueur. L’économiste tend naturellement à penser que la défection est la seule stratégie efficace dans l’étude de la mobilité, qu’elle est même le seul mécanisme digne d’être pris en considération pour traiter les problèmes de concurrence fiscale ou sociale. L’analyse d’Hirschman sur l’arbitrage exit/voice (défection/prise de parole) est une analyse d’économie politique constructiviste avant l’heure. Elle montre que le politique (la logique de la prise de parole) est une dimension alternative à l’économique (la logique de l’exit) susceptible de tirer vers le haut les institutions à l’opposé des issues de l’exit qui vont dans le sens soit de leur maintien à l’identique, soit de leur dépérissement progressif. Cette analyse pourrait être utilement appliquée à l’Union européenne. En particulier, l’intégration partielle des marchés du travail et des capitaux entre pays et la mobilité partielle des facteurs de production modifient les rapports de force internes entre les entreprises et les salariés à la fois dans les pays du coeur de l’Union européenne et dans ceux de la périphérie, c’est-à-dire qu’elles modifient les conditions de formulation des arbitrages exit/voice des relations capital/travail. Si l’on adopte cette perspective, la question de la « concurrence fiscale ou sociale » prend une dimension nouvelle par rapport aux analyses économiques habituelles.

Conclusion

Nous nous limiterons à tirer une conclusion générale. Cette conclusion concerne le statut ambigu de l’économie politique, tel qu’il ressort de la confrontation entre la nep et l’epi sur le cas particulier de l’intégration européenne. On pourrait être tenté de ne pas prendre au sérieux les théories « économico- économiques » de la formation et de la dislocation des nations ainsi que des unions politiques au motif que ces entités géopolitiques ne sont pas définies par des déterminants économiques mais par des facteurs politiques, voire culturels. Le vrai problème que pose la nep n’est toutefois pas l’absence d’intégration des facteurs non économiques dans leurs analyses, intégration qui obscurcirait le propos plus qu’elle ne l’éclairerait. Le vrai problème est son lien avec le réalisme, c’est-à-dire avec l’epi. Il est en pratique difficile de trouver une solution de compromis a priori entre les deux problématiques qui, chacune dans leur champ respectif, trouvent acceptables leurs propres hypothèses et conventions (contraintes du « modèle tractable » dans un cas contre contraintes du « modèle réaliste » dans l’autre). La solution de sagesse ne consiste pas à rechercher la synthèse a priori mais la combinaison a posteriori selon les besoins de l’analyse. On est ainsi amené à les envisager comme deux perspectives complémentaires qui rendent possible une multidisciplinarité féconde fondée sur des échanges réciproques pragmatiques (comme cela se pratique couramment en recherche appliquée) plutôt que sur une recherche factice d’interdisciplinarité sur le plan de la théorie fondamentale.