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Espérant contribuer à l’instauration d’une constitution civile républicaine dans une Prusse absolutiste militarisée, Emmanuel Kant (1724-1804) a pensé son Projet de paix perpétuelle (1796)[1] dans l’objectif de mettre fin aux rivalités dynastiques qui animaient l’Europe continentale au sortir de l’époque médiévale. Nombreux sont aujourd’hui les théoriciens des relations internationales qui s’inspirent des catégories centrales de ce projet afin de penser un ordre international dans lequel les relations entre les hommes et les États seraient pacifiées de manière permanente[2]. Or, ces théoriciens s’attardent généralement peu au fait que le projet du philosophe de Königsberg s’ancre dans la réalité d’une Europe continentale précapitaliste. On peut se demander si cette omission n’influence pas leur théorisation de la démocratie libérale contemporaine qui, elle, est dominée par des relations sociales de propriété dont la logique capitaliste façonne d’une tout autre manière les causes de la guerre, ses fins et les moyens avec lesquels elle est menée.

L’objectif de cet article est de présenter une réinterprétation du projet kantien qui permette d’historiciser les catégories sociopolitiques avec lesquelles Kant a pensé la modernité naissante. En retour, cette réinterprétation nous amène à interroger la façon dont les théoriciens libéraux des relations internationales expliquent aujourd’hui ce qu’ils conçoivent comme une relative pacification des relations entre les démocraties libérales. Suivant les contributions récentes qu’a apportées la sociologie historique néomarxiste à l’historiographie des relations internationales, nous soutenons sur ce point que les bouleversements sociaux qui ont marqué les débuts de la modernité ne peuvent se résumer à la seule diffusion des idées libérales à travers l’Europe. Tout aussi – voire plus – fondamental est le développement inégal et combiné du capitalisme.

Ce développement doit occuper une place centrale dans l’explication du processus qui a jeté les bases de la paix entre les États nord-américains et ceux de l’Europe de l’Ouest à la suite de la Deuxième Guerre mondiale[3]. L’appropriation des richesses sous le capitalisme ne procède en effet pas d’une logique extraéconomique d’accumulation des territoires, comme celle qui poussait les régimes absolutistes de l’Europe prémoderne à continuellement se faire la guerre (Teschke 2003, 2006). Elle repose plutôt sur l’imposition d’une hégémonie socioéconomique, ce qu’illustre pour la première fois la conquête de l’Irlande par l’Angleterre, premier État capitaliste (Brenner 1976, 1993 ; Wood 1995, 2003). Les théories de la paix démocratique gagneraient ici à théoriser comment l’hégémonie socioéconomique du capitalisme s’est graduellement déployée d’une manière qui a posé certaines des bases de la pacification éventuelle des relations entre les États capitalistes une fois ces derniers pacifiés à l’intérieur (Lacher 2002, 2006). En cessant de dépolitiser les conflits sociaux sous le capitalisme, elles amélioreraient ainsi en effet leur théorisation de l’origine des processus sociaux et cesseraient de traiter les agents historiques comme des acteurs passifs (Dufour et Martineau 2007).

I - La sociologie historique néomarxiste et la thèse de la paix démocratique

En postulant l’autonomie de la sphère internationale et en conceptualisant les États comme des entités monolithiques et indifférenciées, le néoréalisme accorde très peu d’attention à la politique intérieure dans sa compréhension de la politique internationale. Ce n’est pas le cas des théories libérales des relations internationales, qui placent au contraire la nature des régimes intérieurs au centre de leurs réflexions. C’est particulièrement vrai des défenseurs de la thèse de la paix démocratique dans leur examen des facteurs qui expliqueraient que les régimes libéraux ne se font pas la guerre entre eux sans pour autant se montrer pacifistes à l’égard des régimes non libéraux. Beaucoup de leurs travaux se sont en effet efforcés d’identifier précisément ce qui, des valeurs, des institutions ou des identités libérales, permet d’expliquer le plus adéquatement la retenue manifeste dont font preuve les régimes libéraux entre eux.

Centrales à cet examen se trouvent les catégories de « libéralisme » et de « démocratie » utilisées comme synonymes et souvent confondues de manière problématique avec le républicanisme constitutionnel de Kant (Barkawi et Laffey 1999). Rares sont en fait les théoriciens de la paix démocratique qui, à l’intérieur d’une même démonstration, sont constants dans les significations attribuées à leurs catégories analytiques. Nombreux sont aussi les flottements paradigmatiques dans les termes employés, par exemple dans l’usage des notions de « monarchie » et de « despotisme ». Ce flottement s’explique en grande partie par un va-et-vient continuel entre l’application de la thèse de la paix démocratique aux démocraties libérales contemporaines, la référence à des cas d’études choisis au 19e siècle[4] et un incontournable retour aux écrits de Kant.

Plutôt que d’essayer de rendre compte de la nature historiquement spécifique des différentes formes de souveraineté et de régimes sociaux des cas étudiés, la défense de la thèse de la paix démocratique procède au contraire en gommant les différences. L’exercice consiste le plus souvent à regrouper tous les régimes intérieurs d’une période donnée sous les deux seules catégories de régimes « libéraux » et « non libéraux » en prenant pour critères de distinction les idéologies et les institutions politiques. Ce faisant, l’explication du changement social est complètement délaissée au profit d’une analyse synchronique de régimes intérieurs qui s’intéresse peu à leur évolution. Cet article oppose à ces analyses une réinterprétation du projet kantien qui accorde une importance fondamentale au développement inégal et combiné des formations sociales européennes dans le temps. Soucieuse de ne pas réduire les régimes intérieurs à leurs idéologies et structures gouvernementales, la perspective adoptée est celle de la sociologie historique néomarxiste, une perspective fondée sur l’analyse des régimes sociaux de propriété souvent associée à Robert Brenner et à ses travaux sur la transition du féodalisme au capitalisme (1976, 1993 ; Dufour et Rioux 2008).

La sociologie historique néomarxiste insiste sur les rapports de force qui façonnent l’évolution des régimes sociaux de propriété en intégrant les interactions internationales comme une partie constitutive de ces régimes. Là où l’analyse libérale conçoit les régimes intérieurs comme des espaces clos, la sociologie historique néomarxiste conçoit les communautés politiques comme des ensembles de relations sociales contradictoires dont l’unité et la territorialité ne sont pas données a priori. L’analyse se concentre ainsi sur « la disparité des rapports de force entre agents historiques agissant au sein de contextes institutionnels spécifiques, lesquels solidifient, pour une période donnée, une dynamique relationnelle et générative particulière » (Dufour et Rioux 2008 : 128). Cette analyse cherche en particulier à dénaturaliser les catégories avec lesquelles les sciences sociales appréhendent le monde, remettant notamment en question l’idée qu’il existerait une sphère économique séparée du politique dans toutes les sociétés humaines. En interrogeant l’origine historique de ces sphères d’activités autonomes et leurs significations structurelles, leur séparation apparaît en effet unique aux sociétés capitalistes[5].

Avec les travaux de Benno Teschke et d’Hannes Lacher, la sociologie historique néomarxiste s’est beaucoup attardée aux origines modernes du système d’États contemporain, tout en reconnaissant l’existence d’une pluralité de formes de souveraineté dans l’Europe des débuts de la modernité. Elle a remis en question l’idée que les traités de Westphalie de 1648 constituaient une rupture fondamentale dans les relations internationales modernes et a plutôt attiré l’attention sur les transformations de la souveraineté engendrées par le développement progressif du capitalisme anglais à partir de la fin du 15e siècle. Comme l’a soutenu Robert Brenner (1976, 1993), ce développement a fait de l’Angleterre la première société à expérimenter la séparation de l’économie et du politique qui caractérise l’État moderne capitaliste. L’idée centrale de cette thèse est que les moyens d’appropriation des surplus sont, dans les sociétés précapitalistes, directement liés à des pouvoirs « extraéconomiques », c’est-à-dire qu’ils reposent sur la coutume, la coercition et les privilèges légaux et politiques. Avec le développement du capitalisme agraire en Angleterre à partir de la fin du 15siècle, une combinaison unique de certains de ces pouvoirs extraéconomiques auparavant privatisés a toutefois progressivement été concentrée entre les mains de l’État, alors que d’autres pouvoirs ont été relégués, pour la première fois de l’histoire, dans une sphère économique distincte.

À rebours de cette thèse, les théories libérales sous-théorisent les processus historiques de changement social, qu’elles réduisent à de simples variations dans le nombre de régimes « libéraux » comptés au sein du système international. Ce faisant, elles projettent dans le passé le présent réifié sous forme de sphères d’activités sociales autonomes, considérant l’État comme l’expression d’une volonté générale qu’une société civile indépendante limite et contraint dans ses actions, même dans le contexte des sociétés précapitalistes. Les interprétations faites du Projet de paix perpétuelle kantien n’échappent pas à ce chronofétichisme. Pourtant, la Prusse absolutiste dans laquelle s’ancre la philosophie politique de Kant n’a pas encore connu la transformation des relations sociales qui allait éventuellement mener à une séparation de l’économie et du politique sous le capitalisme, le contexte de ce dernier façonnant le libéralisme anglais d’une manière bien différente de celle du républicanisme kantien.

II - La trajectoire historiquement spécifique de l’absolutisme prussien

Il est possible de comprendre le mode de souveraineté propre aux régimes absolutistes en retraçant la transformation des relations sociales féodales qui a progressivement mené, en Europe, à la centralisation du pouvoir entre les mains de quelques accumulateurs privés à partir du 14e siècle. Jusqu’à ce que ce processus de centralisation soit complété, la souveraineté féodale était « parcellisée » (Anderson 1974), c’est-à-dire qu’elle reposait sur la domination personnelle privée d’une multitude d’acteurs militarisés dont le statut de propriétaires des moyens de coercition et d’appropriation était conféré par le rapport seigneurial. Simultanément à l’exploitation seigneuriale des paysans, « les seigneurs rivalisaient avec les autres seigneurs pour le contrôle de la terre et du travail », une relation conflictuelle dans laquelle « les seigneurs essaient de reconnaître, régulariser et hiérarchiser leurs positions en tant qu’accumulateurs militarisés » (Teschke 2006 : 536). Dans plusieurs régions d’Europe, cette souveraineté des temps médiévaux a peu à peu laissé la place à une souveraineté absolutiste caractérisée par « la domination personnelle généralisée » de l’autorité politique (Gerstenberger 1990 : 457-532).

Pour comprendre les origines historiquement spécifiques du régime absolutiste prussien dans lequel vit Kant, rappelons d’abord que, si le Saint Empire romain germanique a connu sa plus grande expansion dans la première moitié du 13e siècle sous le règne de la famille Hohenstaufen, les Habsbourg qui lui succédèrent dans les siècles suivants se montrèrent incapables d’étendre leur autorité sur tout le Saint Empire (Parisse 2002 : 257). Celui-ci demeurait fragmenté en une multitude de villes libres et de principautés de tailles et de natures très variées : certaines de ces entités étaient séculières, d’autres ecclésiastiques, et chacune possédait des pouvoirs divers allant de l’administration de la justice à celle des droits de douane, des monopoles, des impôts et de la monnaie. Cette réalité persiste encore au milieu du 17e siècle, alors que les traités de Westphalie affaiblissent définitivement l’autorité impériale des Habsbourg dans le Saint Empire romain germanique (Blanchard 2004 : 6).

C’est à cette époque (en 1640) que Frédéric-Guillaume, de la famille des Hohenzollern, est devenu électeur du margraviat de Brandebourg, soit un peu plus d’une vingtaine d’années après l’union de cet État du Saint Empire romain germanique avec le duché de Prusse. La famille Hohenzollern avait perdu une large partie de sa fortune durant la guerre de Trente Ans (1618-1648) et la population des territoires royaux avait grandement décliné (Gagliardo 1991 : 294). Pendant que les relations sociales capitalistes qui se développaient en Angleterre incitaient à l’amélioration constante de la productivité dans les campagnes anglaises, les économies agraires de la plupart des États du continent européen traversaient une grave période de stagnation à laquelle n’échappèrent pas la Prusse et le Brandebourg. La concurrence qui s’intensifiait alors entre l’Angleterre et les États continentaux poussa plusieurs de ces États à tenter de combler le retard économique, institutionnel et militaire qu’ils accusaient par une plus grande rationalisation de leurs appareils d’État et de leurs méthodes de perception des impôts (Teschke 2006 : 539-540).

La rationalisation de l’État prussien fut particulièrement difficile à réaliser pour Frédéric-Guillaume puisque, à son accession au titre d’électeur du Brandebourg, l’administration prussienne n’était pas encore centralisée et que la territorialité du Brandebourg et de la Prusse était fragmentée à l’intérieur. Organisées en de larges domaines manoriaux où la base de la propriété était la seigneurie, les terres y étaient dominées par les junkers, lesquels avaient depuis longtemps établi leurs droits de propriété, lorsqu’aux 11e, 12e et 13e siècles ils furent parmi les principaux acteurs de la colonisation allemande des terres à l’est de l’Elbe. Forts de l’autonomie que leur conférait leur éloignement des provinces centrales et devant la nécessité d’être puissamment militarisés pour répondre aux invasions extérieures, certains junkers avaient réussi à asseoir leur pouvoir princier face à l’empereur romain germanique au point de même figurer parmi ses électeurs à partir du 14e siècle (Teschke 2003 : 101).

C’est dans un contexte encore féodal où « les seigneurs pouvaient simultanément posséder des terres dans différents royaumes » et où « la territorialité demeurait hétérogène, changeante et sans frontières » (Teschke 2006 : 536) que Frédéric-Guillaume chercha donc à lever les fonds nécessaires à la militarisation de ce qui allait éventuellement devenir le royaume de Prusse. Pour s’assurer de la coopération des junkers à son entreprise, il fut amené à confirmer leurs privilèges en tant que seigneurs locaux, son successeur, Frédéric Ier, réussissant tout de même à inverser le rapport de force à l’avantage de l’État central en ouvrant aux non-nobles la bureaucratie qui se développait. Nobles et non-nobles finiront ainsi par se côtoyer aux plus hauts niveaux de l’État : « Bien que les différences sociales n’allaient jamais être éliminées, elles commencèrent par se confondre dans le monde des services » (Vierhaus 1988 : 56)[6], les nobles y trouvant un moyen de subsistance à une époque où leur situation économique s’était détériorée, alors que les non-nobles y voyaient les moyens de leur avancement économique et social (Mooers 1991 : 121).

Cette tendance se renforça sous Frédéric-Guillaume Ier (roi en Prusse de 1713 à 1740), parce que celui-ci chercha à diminuer le pouvoir autonome de la noblesse militarisée avec laquelle il était en compétition dans l’appropriation des richesses. Ses réformes administratives permirent notamment de consolider l’indépendance fiscale de l’État face à la noblesse et d’acheter de nombreux domaines à des nobles endettés, un rapport de force qui fut maintenu par son successeur, Frédéric II. La bureaucratie bénéficiant d’une autonomie de plus en plus grande par rapport à la Couronne, les réformes instituées menaçaient toutefois à la longue de diminuer le pouvoir du roi par rapport à celui de la noblesse de service. Frédéric II chercha donc tout de même « à préserver certains pouvoirs des corps représentatifs [dominés par la noblesse d’épée] pour contrebalancer les pouvoirs croissants de la bureaucratie » (Mooers 1991 : 122-123).

Au moment où Kant écrivit son Projet de paix perpétuelle, les innovations introduites par Frédéric II avaient redonné une place privilégiée à la noblesse d’épée dans un contexte où l’accès aux emplois dans le service gouvernemental n’était pas des plus faciles (Gagliardo 1991 : 386). Le roi avait en effet redonné à la noblesse le pouvoir d’élire les Landrat régionaux, lesquels assumaient des tâches importantes en matière de pouvoirs militaires et fiscaux au nom de l’État central, ce qui « cimenta le lien unissant la noblesse locale à la Couronne tout en contrecarrant les plans des administrateurs centraux qui voulaient se passer entièrement des corps représentatifs provinciaux et des députés régionaux » (Mooers 1991 : 123). En outre, « plusieurs postes importants tant au niveau local que central étaient désormais réservés aux nobles », dont la promotion était devenue plus facile que pour les bourgeois (Belof 1962 : 115).

Dans les années 1770, la critique à l’endroit de l’aristocratie s’exacerba du côté des écrivains et intellectuels bourgeois, de plus en plus nombreux à dénoncer « la disjonction entre le statut socialement privilégié accordé à la noblesse et la disparition virtuelle des fonctions militaires et de gouvernement féodal qui avaient originellement justifié ce statut » (Gagliardo 1991 : 385). Les privilèges aristocratiques, notamment « l’accès privilégié à des positions dans la magistrature, le service militaire et le service civil », se défendaient désormais difficilement sur des bases rationnelles (Gagliardo 1991 : 385). Il faut rappeler qu’avec le développement de la bureaucratie les intérêts distincts des nobles et des bourgeois furent graduellement confondus avec ceux de l’ensemble à mesure que l’État, pour reprendre une formule de George Comninel à l’endroit de l’absolutisme français, « est devenu le point focal de l’extraction des surplus sur une grande échelle » (1987 : 196). En d’autres mots, l’État est devenu l’intérêt premier, aux côtés de la terre, tant des nobles, qui cherchaient systématiquement à sécuriser la possession des offices, que des bourgeois, qui cherchaient eux aussi à profiter de cette manne. Critique des privilèges de l’aristocratie, le projet kantien s’inscrit dans un mouvement de pensée mené par une élite urbaine forcée de coopérer avec l’État absolutiste pour sécuriser emplois et revenus dans la bureaucratie[7].

III - L’appropriation géopolitique aux origines des guerres dynastiques

Kant a passé toute sa vie dans la Prusse orientale, où il ne sortit presque jamais de sa ville natale de Königsberg. Il a seize ans quand le nouveau roi de Prusse, Frédéric II, tente de s’approprier la Silésie au détriment de la monarchie autrichienne. La guerre de Succession d’Autriche qui débute alors ne prendra fin que lorsque Kant aura vingt-quatre ans. Moins d’une dizaine d’années plus tard, alors même qu’il vient d’être reçu à l’université de Königsberg et qu’il est autorisé à enseigner à titre de Privatdozent, Kant assiste au début de la guerre de Sept Ans. Cette fois aussi, c’est une offensive menée par Frédéric II qui déclenche la guerre. L’événement est d’autant plus important pour Kant que de 1757 à 1762 Königsberg est plusieurs fois assiégé, et même occupé par les Russes. À ces guerres menées sous le règne de Frédéric II, il faut encore ajouter la guerre de Succession de Bavière (1778-1779). Le successeur de Frédéric II, Frédéric-Guillaume II, ne sera guère moins impliqué dans des entreprises de conquêtes territoriales : l’année suivant son accession au trône, en 1786, il a déjà engagé la Prusse dans un conflit contre les Pays-Bas. Il interviendra également aux côtés de la Russie et de l’Autriche dans une campagne contre l’Empire ottoman.

Cet état de guerre quasi permanent dans lequel était plongée l’Europe est dû en large partie au système de rivalités dynastiques qui a contribué à façonner la politique extérieure des principaux États absolutistes du continent. Ces États, nous dit Teschke, sont tournés vers « une accumulation de territoires dirigée par la guerre » et répondent « d’une logique prédatrice et compensatoire de balance du pouvoir » (2006 : 538). Dans cette logique, le Saint Empire tient une place particulière : « corps mort au coeur de l’Europe », il sépare les grandes puissances querelleuses les unes des autres, possédant trop peu de pouvoir pour être une menace à aucune d’entre elles mais juste assez pour protéger son indépendance » (Gagliardo 1991 : 364). Derrière cette balance, les monarchies exercent « un contrôle politico-militaire visant à sécuriser des routes marchandes exclusives et monopolistiques » et mettent en oeuvre « de complexes stratégies dynastiques d’agrandissement territorial par l’entremise de politiques maritales » qui ont pour revers « les guerres endémiques de succession, ce qui inclut une tendance générale à la construction d’empires » (Teschke 2006 : 538-539).

À la recherche d’une constitution qui permettrait de pacifier les relations entre les peuples européens, Kant pense son projet dans l’objectif de mettre fin à cet état de « guerre, sinon ouverte, du moins toujours prête à s’allumer » ([1796] 2002 : 47). Dès l’introduction du texte, il précise ainsi que celui-ci a été rédigé dans l’objectif avoué d’interpeller les hommes politiques de son époque[8], un objectif atteint dans une certaine mesure comme en témoigne, « fait exceptionnel, [qu’]une traduction en est immédiatement publiée en France, suscitée sans doute par l’espoir que Kant y donne une philosophie de la république susceptible d’éclairer une pratique révolutionnaire » ; le succès du texte « est immédiat » (Dekens 2002 : 17).

Suivant l’introduction, Kant formule une série d’articles préliminaires qui cherchent à identifier les causes observables des guerres européennes en dressant le portrait géopolitique du continent. Les problèmes qu’aborde Kant dans ces articles ont un caractère résolument prémoderne : les trois premiers articles concernent directement la logique d’appropriation géopolitique aux origines des guerres dynastiques. Le premier s’oppose en effet à la définition des politiques extérieures en fonction de l’intérêt personnel des souverains ; le deuxième au caractère patrimonial de l’État et aux pratiques maritales en vertu desquelles un État peut être acquis par un autre État ; le troisième à l’institutionnalisation permanente des armées. Le quatrième article préliminaire traite pour sa part de l’Angleterre capitaliste et le cinquième, de la France nouvellement républicaine. Passons ici en revue les trois premiers articles préliminaires avant de nous attarder dans les deux prochaines sections aux quatrième et cinquième.

Le premier article affirme que « Nul traité de paix ne peut mériter ce nom s’il contient des réserves secrètes qui donneraient matière à une guerre future » ([1796] 2002 : 41). Comme le commente Mai Lequan, l’objectif de Kant ici est d’exclure « les réserves mentales qui consistent pour une nation à signer un traité en se réservant secrètement, tacitement, le droit de reprendre les hostilités, dès qu’elle le jugera possible et bénéfique selon ses intérêts » (2002 : 63). Dans les faits, ce sont ici moins les intérêts « nationaux » que les intérêts « personnels » des familles dynastiques et des ministres à leur solde qui sont en cause (Dufour 2007). La référence à la reservatio mentalis n’est d’ailleurs pas fortuite : Kant traite des affaires politiques comme des cas de conscience, puisque son projet s’érige précisément contre l’arbitraire personnel des souverains, « insatiables de guerre » (2002 : 40). Ceux-ci tracent la carte de l’Europe au gré des opportunités d’appropriation et des affaires familiales, une pratique que Kant juge indigne.

En attaquant de front les pratiques maritales en vertu desquelles les États peuvent être acquis par un autre État, objet du deuxième article préliminaire, Kant entend viser les principaux moyens déployés par les dynasties pour sans cesse accroître leurs possessions. Ici, Kant s’en prend directement à la conception de la propriété royale qui domine l’Europe absolutiste, où l’État peut se marchander comme un bien économique parce qu’aucune séparation n’existe encore entre ce qui serait un « État », une « économie » et une « société » :

Nul État, qu’il soit grand ou petit, ce qui est ici tout à fait indifférent, ne pourra jamais être acquis par un autre État, ni par héritage, ni par échange, ni par achat, ni par donation. Un État n’est pas, comme le sol sur lequel il est assis, un patrimoine. C’est une société d’hommes qui seule peut disposer d’elle-même.

2002 : 42

À la fin du 18e siècle, la politique étrangère des régimes absolutistes tendait certes à se baser sur une distinction plus claire entre ce qui serait un « intérieur » et un « extérieur », mais aucune séparation entre l’économie et le politique n’était pour autant réalisée (Lacher 2003 : 539 ; Teschke 2003 : 62). Parce que la noblesse avait conservé certains pouvoirs extraéconomiques « définissant les limites des pouvoirs étatiques d’appropriation des surplus à l’interne », « l’agrandissement des domaines royaux à travers la guerre dirigée vers l’extérieur prit des proportions immenses sous l’absolutisme prussien » (Mooers 1991 : 120).

Comme l’explique Teschke, la souveraineté absolutiste doit se comprendre en référence aux relations dynastiques et à la propriété royale, cette dernière consistant « en la propriété personnelle de l’État par le roi » (2003 : 171). Il ne faut pas comprendre par là que le roi possède le territoire en tant que tel, puisque ses propres terres – le domaine royal – se distinguent bel et bien des terres des nobles et des non-nobles, sur lesquelles ceux-ci exercent une propriété privée absolue. Plutôt que de renvoyer à la possession du territoire lui-même, la propriété de l’État dans les régimes absolutistes correspond « au droit exclusif et légitime de commander à l’intérieur du royaume et, en particulier, en la possession personnelle des droits de taxation, de commerce et de législation » (2003 : 171). La réflexion de Kant est imprégnée de la conception absolutiste de la souveraineté, qui fait du territoire un patrimoine dynastique utilisé par le roi comme usufruit, c’est-à-dire dont il peut jouir sans toutefois pouvoir en disposer, l’aliéner ou le diminuer. Ainsi est-il conscient que

un royaume héréditaire n’est pas un État qui puisse passer à un autre État, c’est un État où le droit d’administration seulement peut être transmis par héritage à une autre personne physique. L’État acquiert alors un chef : mais celui-ci, en tant que chef ou maître d’un autre royaume, n’acquiert pas l’État.

Kant [1796] 2002 : 42

Alors que la souveraineté moderne est impersonnelle et consacre la séparation des offices publics d’avec la propriété privée, la souveraineté absolutiste demeure personnalisée et maintient la fusion du public et du privé qui caractérise les sociétés précapitalistes (Teschke 2003 : 174). La tension centrale que Kant cherche à résoudre demeure à ce titre très semblable à celle des révolutionnaires français qui cherchent à faire table rase de l’ancien régime. Vénal ou pas, l’office impliquait tout à la fois un pouvoir politique que garantissait l’État sous forme de privilèges et une capacité d’enrichissement personnel et privé : la fusion du politique et de l’économie propre aux sociétés précapitalistes demeurait donc intacte, bien qu’elle fasse l’objet d’une négociation permanente au sein de la classe dirigeante.

Il faut ici insister sur le fait que la perception des taxes est essentielle au financement des armées absolutistes qui, tout comme les finances de l’État à l’époque, et en contraste flagrant avec les armées modernes, appartenaient personnellement aux rois. Propriétés personnelles des souverains, il n’est pas rare de voir des troupes entières être vendues à d’autres rois ou à de riches « entrepreneurs » privés. Kant a conscience de ce fait, et conclut par conséquent le deuxième article préliminaire de son projet sur l’interdiction, pour tout État, « de mettre des troupes à la solde d’un autre État contre un ennemi qui n’est pas commun à tous deux ; car faire ainsi, c’est employer les sujets comme des choses dont on peut disposer à son gré » ([1796] 2002 : 42).

Kant consacre un article complet, le troisième, à l’institutionnalisation permanente des armées : « les armées permanentes doivent entièrement disparaître avec le temps » (2002 : 43). C’est que, si le roi doit entretenir son armée permanente à longueur d’année (et cela est aussi valable pour la république), il lui en coûtera plus cher que de faire la guerre, seul moyen de rentabiliser les soldes payés aux soldats en amassant un butin et en accroissant le nombre de paysans payeurs de taxes grâce à l’agrandissement du territoire (Teschke 2003 : 74).

IV - L’impérialisme anglais dans la ligne de mire

Là où dans plusieurs régions du continent – en France, en Autriche, en Espagne, en Suède, en Russie, en Norvège et au Danemark, en Prusse et au Brandebourg, dans les États papaux – le féodalisme avait donné lieu au développement de régimes absolutistes, ni modernes, ni même transitionnels, en Angleterre la transformation des relations féodales donnait naissance à la première économie capitaliste (Brenner 1976, 1993 ; Teschke 2003 : 218). Le développement du capitalisme agraire qui accompagnait le mouvement des enclosures dans les campagnes anglaises avait en effet déclenché une intense période de conflits sociaux qui déboucha en 1688 sur la deuxième révolution anglaise et l’établissement d’une monarchie parlementaire constitutionnelle. L’alliance formée autour de l’aristocratie capitaliste/entrepreneuriale triomphant des forces réactionnaires formées par la Couronne, la classe des vieux marchands coloniaux et les restes de l’ancienne seigneurie, la souveraineté a été localisée dans le Parlement, et la séparation entre le public et le privé, entre l’économie et le politique, a été consacrée (Teschke 2003 : 539).

Un siècle plus tard, à l’époque où Kant rédigeait son projet, l’agriculture anglaise s’était à ce point développée sous les impératifs capitalistes de productivité que la révolution industrielle amorçait son essor en Angleterre. Kant dresse un portrait de l’Europe qui n’ignore pas totalement ce fait, lui qui a conscience de la puissance anglaise et de ses visées impérialistes. L’un des objets explicites du quatrième article préliminaire est ainsi le système de crédit anglais, cette « invention ingénieuse d’une nation commerçante de ce siècle ». L’efficience de ce système représente en effet aux yeux de Kant « un moyen dangereux de puissance pécuniaire, un trésor de guerre, supérieur à celui de tous les autres États pris ensemble » ([1796] 2002 : 44). Sans comprendre toutes les implications de la transformation des relations sociales de propriété que connaît l’Angleterre, Kant entrevoit néanmoins l’une de ses particularités principales : les propriétaires terriens sont en mesure de lever des taxes sur eux-mêmes, ce qui les dote du système financier le plus solide d’Europe et confère à la classe dirigeante anglaise une capacité d’action collective inégalée (Brewer 1990 ; Mooers 1991 : 161-164 ; Teschke 2003 : 253-262).

Sous-entendue dans notre analyse de la logique d’appropriation géopolitique à l’origine des guerres dynastiques est la notion que les impérialismes précapitalistes existent en tant qu’extension de modes d’appropriation extraéconomique. Comme Wood le détaille, ce type d’impérialisme a pour objectif principal de « soutirer des taxes et faire payer des tributs aux territoires assujettis ; saisir plus de territoires et de ressources ; capturer et rendre esclaves des êtres humains. Dans d’autres cas, il était conduit dans les intérêts du commerce non capitaliste », c’est-à-dire que « le pouvoir extraéconomique était utilisé pour sécuriser des routes marchandes, pour imposer des monopoles, pour gagner des droits exclusifs sur certaines marchandises précieuses, et ainsi de suite » (2003 : 150).

Le développement du capitalisme en Angleterre n’a pas éliminé ces vieilles pratiques impériales. Il les a cependant subordonnées à une nouvelle dynamique. La force n’était en effet plus utilisée pour exercer un contrôle extraéconomique sur les producteurs directs, mais plutôt « pour implanter un nouveau système économique ainsi qu’un nouvel ordre politique et légal » (Wood 2003 : 153). L’impérialisme anglais allait désormais se caractériser par une colonisation agressive dont l’objectif était d’imposer une sorte d’hégémonie économique. La conquête de l’Irlande par les Tudor représentera un cas typique de cette dynamique, alors que l’introduction des relations de propriété capitaliste s’y effectue, comme en Angleterre, par l’expropriation des paysans.

V - Le projet kantien à la défense de la République française

Pendant qu’il écrit son projet, Kant a sous les yeux la conduite guerrière typique des États absolutistes, ligués avec l’Angleterre contre les révolutionnaires français après que les monarchies étrangères eurent réalisé, à la suite de l’arrestation de Louis xvi par l’Assemblée en juin 1791, l’ampleur de la menace qui pesait sur elles par la contagion de l’exemple (Blanchard 2004 : 14). Bien que le texte du Projet de paix perpétuelle soit paru alors que la paix de Bâle avait été conclue quelques mois plus tôt entre la Prusse et la France, le cinquième article préliminaire du projet a manifestement été conçu au regard de l’intervention des coalisés envers la nouvelle république, l’Autriche et l’Angleterre étant encore en guerre[9]. La Révolution française étant le seul événement, dit-on, aux côtés de la découverte de l’Émile de Rousseau, à avoir troublé la promenade que le philosophe faisait chaque jour à la même heure, son Projet de paix perpétuelle ne pouvait passer sous silence le dessein que les monarchies d’Europe avaient réservé à la République française.

Kant intègre ainsi un questionnement sur le principe de non-ingérence dans son cinquième article préliminaire, l’idée étant de délégitimer les interventions des monarchies chez leur voisin français : « Aucun État, pose Kant, ne doit s’ingérer de force dans la constitution ni dans le gouvernement d’un autre État » ([1796] 2002 : 44). Ayant dit cela, Kant s’empresse néanmoins de demander si « le scandale donné aux sujets de quelque autre souverain » saurait autoriser pareille ingérence (2002 : 44). Il pose ici en d’autres termes la question du droit d’intervention pour des raisons humanitaires, avec l’exemple particulier que donne à observer aux monarchies d’Europe la France en proie aux désordres intérieurs : « Mais l’exemple de l’anarchie peut au contraire les instruire du danger qu’on court à s’y exposer. D’ailleurs, le mauvais exemple qu’un être libre donne aux autres n’est nullement une lésion de leurs droits » (2002 : 45), le mauvais exemple faisant ici vraisemblablement référence à la Terreur, et la nation libre à la République. L’indignation face aux lendemains sanglants de la Révolution française ne suffit pas à justifier les interventions extérieures, défend donc Kant.

Bien qu’il condamne sans conteste le moyen pris par le peuple français pour se doter d’une constitution républicaine, c’est-à-dire la révolution violente, Kant prend soin de préciser qu’une fois amené « un meilleur ordre des choses, il ne serait plus permis de faire rétrograder le peuple vers son ancienne constitution » (2002 : 74). Les monarchies non constitutionnelles, croit-il plutôt, devraient apprendre des républicains français et tirer les leçons qui s’imposent aux monarques qui ne veulent pas se retrouver devant une situation révolutionnaire.

VI - La nature précapitaliste du républicanisme kantien

L’idée que dans tout État la constitution civile doit être républicaine constitue l’objet du premier article définitif du Projet de paix perpétuelle. Cette mesure vise en quelque sorte le contenu même de l’« intérêt national », conçu par Kant comme étant fondamentalement différent selon que le peuple est ou non représenté au moyen de la loi. Il appert en effet primordial aux yeux du philosophe de dépersonnaliser le mode de gouvernement, c’est-à-dire d’abolir le caractère héréditaire de l’État, pour que disparaisse la tentation pour les gouvernants de confisquer les biens des citoyens, ou leurs propres personnes, pour mener des conquêtes dont la nature relève d’affaires familiales et sans lien avec les intérêts des citoyens. Il faut, affirme Kant, séparer le pouvoir exécutif (le gouvernement) du législatif, peu importe le nombre de personnes admises au sein du gouvernement.

Sans cette mesure, déclarer la guerre demeurera pour le souverain « la chose la plus facile à décider », puisqu’il n’en coûte pas au chef qui est « propriétaire et non pas membre de l’État le moindre sacrifice de ses plaisirs de table, de chasse, de campagne, de cour, etc. » ([1796] 2002 : 51). Contrairement au souverain qui possède l’État par héritage, décréter la guerre revient plutôt « pour les citoyens à décréter contre eux-mêmes toutes les calamités », c’est-à-dire « la nécessité de combattre en personne ; l’obligation de fournir leurs deniers propres aux frais de la guerre ; la charge de réparer péniblement les dévastations qu’elle cause, et, pour comble de maux, de supporter finalement tout le poids d’une dette nationale… » (2002 : 50).

Comme le souligne Doyle, l’idée de républicanisme chez Kant cherche à résoudre « le problème de combiner l’autonomie morale, l’individualisme et l’ordre social » (1983 : 225). Ce problème préoccupait les penseurs modernes du continent européen, où l’unité nationale des différentes formations sociales n’était pas encore consacrée (ou très récente et fragile dans le cas français). Toutefois, comme le précise Wood, la fragmentation politique ne se posait pas comme une préoccupation centrale des penseurs anglais, habitués depuis longtemps à une forte cohésion de l’unité nationale, un pouvoir étatique unifié et une classe dirigeante résolument unie (1991 : 90-91). Le Parlement anglais, pour ne donner qu’un exemple, « a longtemps été une institution nationale remarquablement unitaire ; en contraste avec les institutions représentatives françaises, les Anglais ont conçu dès le 16e siècle cette institution comme représentant “le royaume entier” » (Wood 1991 : 35 ; Dufour 2007 : 594).

Un problème se pose toutefois avec l’interprétation que Doyle donne de la solution avancée par Kant pour résoudre le dilemme posé par la fragmentation politique des sociétés du continent. Doyle affirme en effet que, selon le républicanisme kantien, « une économie essentiellement privée et orientée par le marché traite partiellement ce dilemme dans la sphère privée » (1983 : 225-226). Si Kant renvoie certes à l’incompatibilité du commerce et de la guerre dans le premier supplément du projet, il use toutefois du terme « commerce » comme il est d’usage à l’époque pour désigner les échanges internationaux (Palmeter 2005 : 458). Si le secteur commercial est très développé à Königsberg, il est toutefois loin de constituer le principe dominant de la vie économique : plutôt que de poser le marché comme principe régulateur de la société, Kant propose ainsi une conception de la volonté générale dans laquelle l’exercice de la citoyenneté soumet la société à l’intérêt commun plutôt qu’aux intérêts particuliers, une conception qui reflète le caractère spécifiquement précapitaliste de la société prussienne.

On touche ici à un problème fondamental des analyses faites par les théoriciens de la paix démocratique. Bien que la tradition de pensée libérale soit très éclectique, il n’est pas rare de voir ces théoriciens amalgamer sous une même rubrique tous les grands penseurs libéraux (Kant, Rousseau, Tocqueville, Locke, Mills, Smith, etc.) sans distinguer entre les idées libérales ancrées dans un contexte capitaliste et celles ancrées dans un contexte précapitaliste. Prenons l’exemple de Locke, dont la défense du libéralisme se fonde sur l’individu atomisé et sur une conception asociale de l’État de nature, des prémisses rejetées tant par Kant que par Rousseau (Comninel 2000 : 476 ; Wood et Wood 1997). Si, pour Locke, « l’opposition pertinente, le critère de différence, entre l’ancien et le nouveau avait certainement à faire avec le progrès de la connaissance, il n’était cependant pas ancré dans une distinction de classe entre l’aristocratie et la bourgeoisie » et relevait plutôt de « la distinction entre le productif et le non-productif, entre la propriété rentière passive et l’amélioration de l’agriculture » (Wood 1991 : 4). Ces critères, explique Wood, « s’appliquaient aussi bien au seigneur terrien qu’à l’habitant de la ville, à l’aristocrate qu’au bourgeois » (1991 : 4).

Sur des bases foncièrement différentes de celles du libéralisme lockéen, le premier article définitif du projet kantien pose en son coeur la critique rationnelle des privilèges aristocratiques et la défense d’un accès méritocratique à l’État. « Pour décider si l’on doit tolérer une noblesse héréditaire, affirme Kant, il suffira de se demander si la prééminence du rang accordée par l’État doit être supérieure au mérite, ou le mérite, au contraire, préférable au rang » ([1796] 2002 : 49-50). Le philosophe répond ici à sa propre question avec une solution très semblable à celle avancée par les jacobins français, qui demandent « une république représentative, une éducation publique et une administration nationale effective », des revendications que l’on peut « retracer directement dans les intérêts précapitalistes de la bourgeoisie inférieure voulant sécuriser l’accès méritocratique au secteur public croissant – le droit et l’office d’État étant les carrières bourgeoises les plus typiques » (Comninel 2000 : 479). Devant la conception patrimoniale de l’État absolutiste, le républicanisme kantien interroge donc l’inégalité civile qui conférait à certains un accès plus grand que d’autres à l’État (et non au marché), puisque à son époque celui-ci constituait le locus de l’accumulation politique au côté de la terre.

Sur ce point, le projet kantien présente un problème semblable à celui des idées républicaines de la Révolution française, lesquelles, comme l’a souligné Comninel, ont fait beaucoup pour définir les politiques du 19e siècle, sans pour autant transformer le coeur des relations sociales de production (1987 : 202). Malgré ses mérites, l’objectif de faire de la noblesse de service créée par l’État absolutiste une classe universelle à laquelle tous les citoyens auraient accès grâce au principe méritocratique ne constitue en effet pas une solution à l’exploitation des producteurs directs par les seigneurs et les officiers de l’État. Non seulement le républicanisme kantien est-il pleinement compatible avec la persistance de la propriété politiquement constituée comme base de l’appropriation, mais il exclut carrément les paysans de sa définition du citoyen, bien que ces derniers constituent la très grande majorité de la population (Kant [1793] 1991 : 77-78).

La république dépeinte par Kant n’est pensée pour transcender ni le caractère aliénant de l’État précapitaliste, ni celui de la propriété privée, que la constitution civile permettra au contraire de garantir face à l’arbitraire du roi. Comme l’explique Comninel à l’endroit de la critique adressée par Marx même aux versions les plus radicalement démocratiques des projets républicains précapitalistes, leurs principales failles consistent dans le fait qu’« ils laissent inchangées à la fois la source sociale du pouvoir de la propriété privée dans la société civile, et la constitution du pouvoir politique dans la forme de l’État » (2000 : 481). Sur ce point, les théoriciens libéraux utilisant la thèse de la paix démocratique dans une perspective explicitement normative risquent fort de n’aborder que très partiellement les problèmes sociaux et politiques du monde contemporain, puisqu’ils laissent pratiquement intacte la question des relations sociales de propriété et d’appropriation.

VII - Derrière la paix démocratique : une guerre de classe

La sociologie historique néomarxiste permet de mettre en exergue certaines des apories d’un projet émancipateur qui ne va pas au-delà de la promotion de la démocratie libérale. Elle démontre aussi que les paix et les guerres sont toujours ancrées dans des régimes sociaux historiquement spécifiques qui en influencent la nature même. Pour ainsi comprendre la réalité de la paix et de la guerre dans le monde actuel, il faut notamment prendre acte que, parallèlement à la diffusion des valeurs et des institutions libérales sur lesquelles s’arrêtent les défenseurs de la paix démocratique, le développement inégal et combiné du capitalisme a bouleversé de fond en comble la vie des populations européennes, allant jusqu’à modifier les idées libérales elles-mêmes. Le développement du capitalisme a aussi modifié la nature de l’impérialisme, qui reposera désormais principalement, comme nous l’avons noté avec Wood, sur l’imposition d’une hégémonie économique, et non plus sur la conquête de nouveaux territoires par des moyens militaires.

On comprend ici que les statistiques qui cherchent à démontrer l’absence de guerres entre démocraties libérales cachent un autre type de conflit, une guerre de classe, dont il est absolument nécessaire de tenir compte pour adéquatement comprendre la nature des processus historiques qui ont marqué l’évolution du système international contemporain. Sous cet angle, la diffusion du libéralisme en Europe n’apparaît pas que comme le résultat logique d’aspirations populaires pour la liberté, mais aussi, à bien des égards, comme une tentative faite par certaines élites dirigeantes pour intégrer à l’ordre social en transformation les éléments contestataires de la société, en particulier la classe ouvrière, par la diffusion d’un nouvel ensemble de significations et de subjectivités. La redéfinition des identités et des rôles de l’État qui a accompagné l’introduction, puis le développement du capitalisme sur le continent européen au cours du 19e siècle a marqué l’exercice d’une nouvelle forme de régulation fonctionnant par la domestication des sociétés sous la figure de l’État-nation, avec notamment l’instauration des premières mesures de protection sociale pour les travailleurs (Lacher 2006 : 132-135 ; Halperin 2004).

L’analyse du développement de cette forme de régulation est bien sûr une tâche qui va au-delà des ambitions de cet article. Nous ne pouvons ici qu’insister sur l’importance de repenser l’identité des « régimes libéraux » de manière à reconstituer historiquement la diversité des régimes sociaux étudiés et leur évolution dans le temps : tenter de fixer la nature des États à l’aide de catégories abstraites n’amène qu’à simplifier la réalité à outrance, faisant disparaître la diversité des forces sociales derrière une division manichéenne du monde. L’histoire du 19e siècle européen doit plutôt être théorisée comme celle d’un continent en mutation rapide dans tous les aspects de sa vie sociale, une mutation qui ne se réduit pas à la diffusion du constitutionnalisme et à l’unification des nations. Si celles-ci ont certes permis de réunir des personnes aux passés et aux allégeances les plus variés, qui parlaient des langues différentes, avaient des intérêts économiques souvent inconciliables et croyaient en des doctrines religieuses diverses (et apparemment incompatibles), jamais l’égalité formelle des citoyens n’a cependant aboli la manifestation concrète de ces différences (Lacher 2006 : 119-146 ; Dufour 2007 : 596-599).

Conclusion

En se réfugiant derrière des statistiques réduisant l’histoire du 19e siècle à celle d’une paix entre démocraties libérales définies dans l’abstrait, les théoriciens de la paix démocratique font fi de la complexité des processus historiques qui ont mené à la pacification des relations entre les États capitalistes les plus industrialisés dans l’après-Deuxième Guerre mondiale. Ces théoriciens gagneraient à examiner sociologiquement le processus historique par lequel la classe dirigeante anglaise s’est dotée des institutions politiques et économiques qui lui ont conféré un avantage sans précédent sur ses rivaux du continent : non seulement la naissance du capitalisme anglais bouleversa l’équilibre géopolitique européen, mais elle transforma plus encore la nature des rivalités impérialistes et façonna de nou- velles conditions sociohistoriques à l’exercice de la guerre aux 19e et 20e siècles.

Ces conditions ne peuvent se comprendre sans un examen rigoureux de la formation différenciée et géopolitiquement inégale des États modernes, une formation elle-même indissociable du processus de domestication des sociétés que les élites européennes mirent en branle à partir du dernier quart du 19e siècle pour contrer la montée des mouvements ouvriers. Un tel examen offre certaines pistes de réponse quant aux raisons qui ont contribué à l’aggravation des rivalités inter-impérialistes ayant poussé les nations européennes les unes contre les autres au début du 20e siècle. Il aide également à comprendre la manière dont la reconstruction des économies européennes (et du Japon) effectuée sous l’hégémonie américaine au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale a contribué à la pacification des relations entre les pays les plus industrialisés.