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L’une des réponses pessimistes au lendemain de la guerre froide a été la réémergence du mythe de la tour de Babel sous la forme du discours du « choc des civilisations ». À un ordre bipolaire structuré par les antagonismes de la guerre froide allait succéder, nous annonçait Samuel Huntington, une matrice de nouveaux conflits sur les lignes de fracture entre des « civilisations » aux cultures soi-disant fondamentalement différentes, incompatibles et irréconciliables. La thèse de Huntington a eu son heure de gloire. Elle a participé à une légère restructuration du champ des études internationales où les thèmes du changement socioculturel sur la longue durée de la construction sociale des normes internationales, de l’éthique des relations internationales et des relations coloniales et postcoloniales sont devenus d’importants axes de recherche où les formes de domination imprégnées dans des pratiques sociales et culturelles sont mises en avant.

En ce début de 21e siècle, le contexte international est fondamentalement différent de celui d’il y a un siècle : les empires européens d’hier ont périclité. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la norme de la souveraineté nationale et le nationalisme comme forme de subjectivité politique se sont répandus à la surface du globe (Mayall 2000). En dépit de ces transformations, cependant, plusieurs théoriciens de la postcolonie défendent que les pratiques coloniales persistent au-delà de la fin de l’impérialisme formel. Les puissances nord-atlantiques ont certes permuté leur position, mais elles occupent encore des positions dominantes dans la hiérarchie internationale. Elles demeurent en mesure de diffuser des représentations hégémoniques qui expriment une certaine condescendance coloniale (Blouin et Grondin 2010).

C’est dans ce monde que se posent aujourd’hui des questions difficiles où la critique des effets du capitalisme s’articule à celle de l’eurocentrisme selon différentes modalités (Bartolovitch et Lazarus 2002). L’objectif de cet article sera de rendre compte de la portée de cette critique en identifiant ses réverbérations dans certaines contrées du champ d’étude des Relations internationales. On observe aujourd’hui des convergences des théories postcoloniales, wébériennes et marxistes dans la critique des pratiques coloniales qu’a longtemps servies le savoir sur l’« international ». Après avoir survolé les contributions récentes de la théorie postcoloniale sur ces questions, nous nous penchons sur l’invitation de Chakrabarty à « provincialiser l’Europe », puis sur l’influence de ce dernier sur la sociologie historique néowébérienne de John M. Hobson. Dans la dernière partie de l’article, nous évaluons les conséquences de ces développements face à leurs visées anti-eurocentristes. Nous défendons qu’ils se sont souvent érigés sur la critique d’un marxisme de paille. Ils contribuent paradoxalement à réduire au silence les contributions de la théorie sociale marxiste, occidentale et non occidentale, sur plusieurs questions à propos desquelles les variantes poststructuralistes du postcolonialisme affirment innover. De plus, la convergence de ces développements autour d’une économie politique libérale limite ses capacités à proposer une interprétation incisive de la relation entre le capitalisme et les modernités des relations internationales. Bref, nous affirmons que la critique de l’eurocentrisme n’a pas à faire table rase des contributions de la théorie sociale classique ; au contraire, les tentatives de son dépassement radical induisent un mouvement à l’encontre des volontés normatives des auteurs du champ postcolonial.

I ‒ Des subalternes parlent, Les contributions des études postcoloniales

Après avoir émergé d’abord au sein des champs de la littérature et de l’anthropologie, les études postcoloniales se sont rapidement révélées populaires au sein des sciences sociales en général. En sociologie des relations internationales, la critique postcoloniale contribua notamment à décrire les formes de savoir qui se sont développées en construisant l’international comme objet d’un savoir. Elle a montré que le savoir sur l’autre, non européen, puis non américain, a généralement été produit et assimilé par des modes de gouvernance impériale. Ces formes de savoir-pouvoir ont eu une influence autant sur les théorisations hégémoniques de l’espace, dont l’imagination géographique du discours orientaliste (Said 1979 : 49), que sur celles du temps, l’historicisme notamment.

La critique postcoloniale de l’eurocentrisme vise notamment la remise en question des récits historiques selon lesquels l’émergence du capitalisme, de l’État-nation et de la modernité aurait d’abord eu lieu en Europe d’une manière endogène avant de devenir un standard de civilisation obligé. Selon les variantes de cette critique, on reproche à l’eurocentrisme : 1) soit de construire ce récit de telle manière que la montée de l’Europe soit perçue comme un phénomène inévitable, et le seul lieu possible de tels développements, ignorant de ce fait les développements institutionnels parallèles dans le reste du monde ; 2) soit de ne pas tenir compte du rôle joué par le reste du monde dans le développement de ces institutions en Europe ; 3) soit de considérer que cette trajectoire de développement institutionnel est supérieure aux autres ; 4) Elle devrait donc être adoptée par le reste du monde, ou lui être imposée, par des politiques de développement ou la force. Cette critique de l’eurocentrisme retrace souvent sa généalogie jusqu’à l’ouvrage L’orientalisme publié par Edward Said en 1978 (Young 2004 : 384). C’est dans le sillon de celui-ci que des postcoloniaux ont décortiqué les mécanismes cognitifs, moraux et esthétiques de cette construction identitaire de l’Occident dans une relation d’altérité imaginée avec l’Orient[1].

Par la constellation des études postcoloniales, on désigne souvent deux courants qui lui ont été accolés a posteriori : le mouvement des études subalternes et le courant à l’intersection des Cultural Studies et de l’histoire sociale britannique (Smouth 2007 : 34)[2]. Malgré la pléthore de références à Gramsci, Bakhtin, Thompson et Williams dans cette littérature (Parry 2004 : 70), plusieurs observateurs ont diagnostiqué un mouvement de plus en plus marqué du marxisme vers le poststructuralisme comme principal incubateur de la théorie postcoloniale. À travers ce mouvement, le virage postcolonial s’érige souvent sur un pastiche du marxisme où les contributions de Gramsci, Fanon et des piliers de l’histoire sociale sont particulièrement diluées, aseptisées et décontextualisées (Brennan 2006 ; Young 2001, 2004). Le marxisme est alors présenté comme une figure hypostasiée des travers eurocentristes, réductionnistes et téléologiques. Et, selon une formule convenue, le recours à la critique de l’économie politique est taxé de réductionnisme. Dans la dernière partie de ce texte, nous reviendrons sur ce glissement et sur certains des enjeux qu’il soulève. Dans ce qui suit, nous proposerons une lecture critique de l’importante intervention de Dipesh Chakrabarty dans ces débats.

II ‒ Chakrabarty : la modernité européenne comme province d’une alchimie globale

Au début des années 2000, l’expression « Provincializing Europe » a fait son entrée sur le marché linguistique des études postcoloniales dans la foulée de la publication de l’ouvrage du même nom de l’historien Dipesh Chakrabarty ([2000] 2007). Le projet annoncé par son auteur est « de déplacer une Europe surréelle du centre vers lequel toute l’imagination historique gravite actuellement » (Chakrabarty 2007 : 45). Chakrabarty interroge les modalités à travers lesquelles l’expérience européenne en est venue à être considérée comme universelle et il cherche à souligner les contradictions de cette modernité politique. Il propose une narration alternative de cette histoire dont il considère la version officielle engluée dans un « historicisme » colonial. Son intervention se distingue à plusieurs égards de la caricature que font certains de la position poststructuraliste.

Pour commencer, le projet de provincialiser l’Europe « n’implique pas le rejet simpliste de la modernité, des valeurs libérales, universelles, de la science, de la raison, des métarécits, des explications totalisantes, et ainsi de suite » (Chakrabarty 2007 : 42). L’historien prend également ses distances par rapport au relativisme culturel. Provincialiser l’Europe, souligne-t-il, « ne peut pas découler seulement de la position selon laquelle la raison, la science et l’universalisme qui ont aidé à définir l’Europe sont simplement “spécifiques de la culture européenne” et, pour cette raison, appartiennent seulement à la culture européenne » (Chakrabarty 2007 : 43). Toutefois, Chakrabarty rejette l’idée selon laquelle les Lumières ont fait de la modernité politique européenne le premier laboratoire historique aux dimensions universalistes. Cette lecture de la modernité aurait pour corollaires la croyance selon laquelle le fait de civilisation que fut l’émergence du capitalisme ne pouvait survenir qu’en Europe et l’idée selon laquelle les « non-Européens » devraient suivre les traces d’une Europe dont l’expérience historique serait universelle. Selon cette lecture de la modernité, l’Europe aurait achevé le développement de la rationalité et de la civilisation. Son développement servirait de compas pour comprendre a posteriori les sociétés qui ne sont pas encore « parvenues » à son stade. En étudiant les raisons de son succès, on pourrait conceptualiser le développement des sociétés non occidentales comme des variations par rapport à un récit dominant (Chakrabarty 2007 : 27), celui de l’Europe, où les termes « prémoderne » et « préeuropéen » seraient synonymes. Ici, le type de raisonnement comparatif utilisé pour classer l’Orient comme un cas déviant par rapport à l’Occident ressemble beaucoup au type de raisonnement selon lequel l’Allemagne a souvent été étudiée comme un cas déviant par rapport à l’idéal-type des théories de la modernisation (Collins 1999 : 152-176).

Contre ce narratif euro-triomphaliste, Chakrabarty interroge les catégories universelles émanant du projet des Lumières. Il explore et met en doute, d’une part, la prétention à l’universalité de ces catégories et, d’autre part, la matrice de tensions théoriques au sein desquelles ces catégories s’insèrent. Il inscrit la vaste entreprise cognitive à travers laquelle l’Europe s’approprie le monopole de l’expérience de la modernité dans la trame du développement historique du colonialisme. Chakrabarty entend révéler comment l’Europe s’est vu attribuer le monopole du « moderne » au sein des sciences sociales. Cette appropriation serait indissociable des formes de savoir-pouvoir participant à la production et à la reproduction de l’impérialisme. L’auteur de Provincializing Europe soutient que l’Europe sécurise ainsi la conceptualisation de la modernité des sociétés non européennes uniquement au sein de termes où la « modernité universelle » équivaut à la modernité européenne. Or, pour cet historien, la modernité européenne, malgré ses prétentions universelles, ne peut transcender ses origines. Le colonialisme et la diffusion des institutions modernes vont certes de pair, mais le récit historiciste de cette diffusion ne saurait apporter une modernité « dans son intégrité », puisque les sociétés non européennes ne possédaient pas – encore – les caractéristiques des sociétés européennes lorsqu’elles ont « inventé » la modernité. Il leur faut « mériter » ce droit à la modernité en patientant jusqu’à ce que les conditions perçues de la modernité européenne soient réunies. C’est en réaction à ce paternalisme du discours historiciste que Chakrabarty diagnostique la nécessité de « provincialiser l’Europe ». Ce projet implique de repenser la problématique de l’émancipation, non pas en rejetant l’héritage des Lumières, mais en montrant comment cet héritage a été porté par un projet colonial qui en niait la pratique aux principaux intéressés, les colonisés[3].

Chakrabarty s’attaque aux thèses historicistes selon lesquelles, « afin de comprendre la nature de quoi que ce soit dans le monde, il faudrait le concevoir [premièrement] comme une entité qui se développe historiquement, c’est-à-dire comme un tout individuel et unique – comme une forme d’unité potentielle – et, deuxièmement, comme quelque chose qui se développe avec le temps » (Chakrabarty 2007 : 23). Selon lui, l’historicisme proviendrait de la colonisation et il aurait participé à l’imaginaire de la « salle d’attente » dans laquelle les Européens confinèrent leurs colonies en développement vers la modernité à l’européenne. Suivant l’interprétation de Chakrabarty, l’historicisme « situerait le temps historique comme une mesure de la distance culturelle (du moins en ce qui a trait au développement institutionnel) dont on assumait l’existence entre l’Ouest et l’Orient » (Chakrabarty 2007 : 7). Cette trame narrative aurait perverti les sciences sociales qui en auraient hérité une « vision étapiste de l’histoire » (Chakrabarty 2007 : 9). Ces théories véhiculent l’idée de l’incomplétude des « transitions » à la modernité subséquentes à celle de l’Europe. Le marxisme constituerait une des variantes de cette forme narrative, dans ses versions classiques comme dans ces variantes renouvelées (Chakrabarty 2007 : 12, 17, 31, 32). C’est l’idée que les « survivances » prémodernes au sein de sociétés non occidentales soient précisément des « survivances », des anachronismes, qu’approfondit l’auteur. Les thèses marxistes présupposeraient en effet les « différences » historiques et culturelles, « prémodernes », au sens où elles ne seraient pas intégrées à la logique universelle du capital. Ces différences seraient « externes » au capital[4].

Chakrabarty s’oppose à la perspective historiciste selon laquelle le capitalisme ou la modernité, en tant qu’unité, émerge à un endroit pour ensuite se développer globalement. Ces particularités ne seraient pas extérieures au capital, mais en seraient plutôt constitutives, et cela comprend celles de l’Europe. Les différences transformeraient autant la logique du capital que le capital transformerait les spécificités historiques. C’est pour cette raison que la modernité et le capitalisme demeurent « abstrait[s], universel[s], mais jamais tout à fait réalisé[s] » (Chakrabarty 2007 : 254). Chakrabarty défend ainsi l’idée que les catégories universelles sont nécessaires, mais insuffisantes pour expliquer la diversité des trajectoires historiques.

En tentant de saisir la modernité politique de sociétés non occidentales, Chakrabarty soutient qu’il est possible d’en renouveler le sens « à partir des marges et pour celles-ci » afin de décentrer l’histoire des modernités de son ancrage en Europe (Chakrabarty 2000 : 16). L’Europe ne constituerait pas un modèle esquissant le parcours futur des autres sociétés vers la modernité, mais plutôt un exemple parmi d’autres où un concept universel abstrait (la modernité) rencontre un concept historique, concret (l’expérience particulière européenne). La notion de modernité serait par conséquent une catégorie fondamentalement instable et la pensée européenne serait essentielle, mais insuffisante pour penser la modernité politique des sociétés non européennes. Chaque processus de transition vers la modernité implique un processus de traduction, de mise au travail et de réappropriation des catégories héritées des Lumières. En somme, soutient l’historien, « les concepts universels de la modernité politique rencontrent des concepts, catégories, institutions et pratiques préexistants à travers lesquels ils sont traduits et configurés différemment » (Chakrabarty 2000 : xii).

Chakrabarty échafaude une vision globale mais éclectique de l’histoire, comprise essentiellement comme un texte. À une téléologie historiciste héritée de l’hymne à la civilisation de l’ère des empires, il substitue une multitude d’histoires liées par des processus de traduction qui coexistent dans un cadre hétérotemporel. Les rencontres, les transmissions et les disséminations entre ces sociétés s’opèrent sur le mode complexe de la traduction. Par cette notion, l’auteur entend le fait que « [l]e problème de la modernité capitaliste ne peut plus être simplement conçu comme un problème sociologique de transition historique (comme dans le fameux débat sur la transition dans l’histoire européenne), mais un problème également de traduction » (Chakrabarty 2007 : 17).

Cette conception alternative de l’histoire et des récits de l’émergence et de la diffusion de formes sociales « occidentales » a été reçue différemment par les sociologies historiques wébérienne et marxiste. Dans la prochaine section, nous verrons comment John M. Hobson s’est inspiré de la problématique de la provincialisation de l’Europe pour orienter les développements de la sociologie wébérienne.

III ‒ Les néowébériens provincialisent l’Europe

Certains sociologues néowébériens ont accepté de se soumettre à l’effort de réflexivité auquel les ont invités les études postcoloniales[5]. La critique postcoloniale de l’eurocentrisme a notamment amené certains à réexaminer leurs conceptions de la modernité et du capitalisme, et, par là, leur conception de l’histoire.

Faut-il le rappeler, la tradition wébérienne s’est souvent distanciée du marxisme en invoquant la supériorité de sa méthode idéal-typique et multicausale grâce à laquelle la culture et la géopolitique trouveraient une place négligée dans les analyses marxistes (Lapointe et Dufour 2011)[6]. Afin d’expliquer la domination européenne et la révolution industrielle en Europe, les wébériens ont généralement eu recours aux thèses sur le miracle européen expliquant la montée de l’Ouest. Depuis L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Weber 1964), la « supériorité » des formes occidentales de rationalisation des images du monde y est analysée et mise en relation avec le développement du capitalisme. Corollairement, la sociologie inspirée de Weber a généralement recherché les variables qui ont prévenu le développement d’institutions rationnelles et formalisées menant au capitalisme dans les sociétés non occidentales. Parmi les travaux phares de ce renouvellement théorique, ceux de John M. Hobson sur l’origine afro-asiatique de la globalisation et de la souveraineté sont probablement les plus connus (2004, 2006, 2007a, 2007b, 2007c, 2007d ; Hobson et Hall 2010 ; Hobson et Sharman 2005)[7]. Hobson analyse la carrière de l’eurocentrisme au sein du champ d’étude des Relations internationales (ri). Il propose un virage post-raciste en sociologie historique, qu’il juxtapose parfois à sa critique du marxisme (Hobson 2004, 2005, 2007a, 2007b). Récemment, il a cependant pris acte des efforts de nombreux marxistes pour se dissocier du téléologisme et de l’eurocentrisme (Hobson 2005, 2007a).

Retournant la méthodologie wébérienne contre l’historiographie de cette tradition théorique, la thèse principale de Hobson est que plusieurs processus dont l’historiographie officielle des ri fait généralement remonter l’origine aux temps modernes européens sont nés des transformations sociales dans l’aire géographique afro-asiatique à une période antérieure à l’époque moderne européenne. Hobson qualifie ainsi d’« eurocentriques » les explications endogènes de l’émergence d’institutions en Europe qui négligent la prise en compte des conditions de possibilité extra-européennes de cette émergence (Hobson 2009)[8]. Il participe ainsi à l’effort entrepris par la nouvelle histoire globale[9] afin de réhabiliter la contribution de l’Asie à l’émergence de la modernité européenne[10].

Pour Hobson, l’ordre du discours instauré par l’eurocentrisme aurait notamment créé une « ligne d’apartheid civilisationnel » entre l’Est et l’Ouest. Cet eurocentrisme minerait la crédibilité des approches traditionnelles du champ d’étude des ri, ainsi que celle de certaines approches critiques : gramsciennes, postmodernes et féministes. D’où la nécessité sur laquelle insiste Hobson (2007b) de redynamiser la sociologie néowébérienne à la lumière d’une orientation « post-raciste ». Pour ce faire, Hobson critique deux « narratifs » : celui qui fait de l’Ouest le moteur et le berceau de la globalisation, et celui qui fait de l’Europe le berceau de l’État souverain, le narratif de Westphalie. Un élément fondamental de cette conception du monde fait de l’anarchie du système interétatique une propriété unique de l’Europe, qu’elle oppose aux formes de souveraineté impériale et despotique qui auraient caractérisé l’Orient.

Hobson reprend l’analyse des quatre sources de pouvoir social identifiées par Michael Mann afin de montrer comment l’imbrication de chacun de ces pouvoirs dans des processus et transformations se déroulant essentiellement en Asie eut pour conséquence de créer l’État souverain sur le théâtre européen. En somme, il fait remonter en Orient la chaîne causale à partir de laquelle le canon de la sociologie wébérienne et de la tradition réaliste a reconstruit l’essor des relations internationales modernes. À l’origine de cette chaîne serait la globalisation afro-orientale dont il situe l’essor à l’an 500 avec la mise en place des réseaux d’une vaste économie globale afro-asiatique (Hobson 2009 : 680). Ici, la révolution commerciale de la fin du Moyen âge européen résulterait des besoins gargantuesques de la Chine en approvisionnement en argent après 1450 (Hobson 2009 : 682). C’est à travers ce même réseau commercial que les savoirs et technologies asiatiques, militaires notamment, furent disséminés en Europe pour y être assimilés. Hobson (2004 : 29-49) revisite même la thèse wébérienne sur l’éthique protestante en conférant plutôt à l’islam la propriété de rationaliser l’activité économique et de stimuler la propension de celle-ci à s’étendre géographiquement. Pour la suite, Hobson se fie généralement aux explications classiques de l’émergence de la souveraineté moderne qui mettent l’accent sur l’impact de la révolution commerciale, de la guerre et des nouvelles technologies sur la restructuration de l’État patrimonial vers l’État moderne en Europe (Tilly 1992 ; Mann 1993 ; Gilpin 1981 ; Spruyt 1994). L’éclectisme multicausal néowébérien est ici extrait de son décor temporel et géographique habituel, mais il ne rompt pas avec son adhésion au pluralisme méthodologique.

IV ‒ L’hypermodernisme, l’eurocentrisme et la question du capitalisme

Nous défendons l’idée qu’en prenant leurs distances avec les analyses du développement du capitalisme des marxismes non occidentaux (Young 2001 ; Prashad 2009 ; Anderson 2010 ; Corten 1985), de différentes écoles tiers-mondistes et du marxisme occidental, des variantes poststructuralistes du postcolonialisme et l’analyse de Hobson convergent sur des aspects importants. De façon générale, les deux s’inscrivent dans une mode hypermoderniste consistant en une prétention de rupture avec les théories sociales existantes qui s’avère rarement aussi innovatrice qu’elle ne l’annonce. En identifiant nécessairement le marxisme à l’historicisme et à l’orientalisme, les théories postcoloniales et la critique néowébérienne de l’eurocentrisme opposent une posture normative à un débat sur les sources de causalité, la notion d’Europe et la définition de processus sociaux. Nous aimerions souligner ce qui nous semble être par conséquent des lacunes hypothéquant la capacité de ces théories à formuler une théorie critique du capitalisme et, de manière générale, des relations de domination passées et présentes.

A ― Le temps, le téléologisme et la théorie de la modernisation

Plusieurs éléments de la conception de l’histoire de Chakrabarty nous semblent d’emblée moins en rupture avec plusieurs théories sociales qu’il ne l’affirme. La forme d’historicisme téléologique qu’il dénonce pertinemment, et dont la résonance dans le Manifeste du parti communiste est indéniable, hante effectivement une partie de la théorie sociale moderne. On la retrouve dans les traditions libérales et wébériennes comme dans plusieurs versions de l’hégéliano-marxisme ou du marxisme orthodoxe. Toutefois, la répudiation de cette conception de l’histoire selon laquelle le capitalisme européen se « crée un monde à sa propre image » (Marx et Engels 1973) a d’abord été effectuée par Marx lui-même, avant qu’un ensemble de théoriciens n’emboîtent le pas (Marx 2000 ; Marx, Engels et Lénine 1973). Des travaux de Trotsky, Benjamin et Gramsci à ceux de Robert Brenner, David Harvey et Benno Teschke, en passant par ceux de Eric Hobsbawm, Maxime Rodinson, Immanuel Wallerstein et Samir Amin, il y a près d’un siècle de littérature d’inspiration marxiste qui remet en question ce modèle. C’est également la génération de lecteurs marxisants de Weber, Charles Tilly en tête, qui amorça le renouveau de la sociologie historique américaine contre l’hégémonie du téléologisme des théories de la modernisation promue par Parsons et Rostow jusqu’aux années 1970.

Il existe donc des théories de l’histoire concurrentes, et elles ne sont pas nécessairement synonymes d’historicisme. Le noeud du débat réside en la supériorité explicative des modèles, face au modèle idéal-typique wébérien et à l’analyse en des termes d’hybridité et de traduction. Lorsque l’on passe au scanneur la position de Chakrabarty, celle-ci s’apparente à une variante littéraire de la théorie du développement inégal et combiné, développée dès la révolution russe pour surmonter précisément des problèmes théoriques et pratiques que les théoriciens marxistes avaient identifiés au sein d’une orthodoxie économiciste qui concevait le développement de façon linéaire[11]. Chez Chakrabarty, les concepts de développement inégal, de relations sociales, d’institutions et de classes sociales sont troqués contre les concepts de texte, d’interprétation, d’hybridité et de traduction[12]. Ce que cela apporte de plus n’est pas clair. Le concept d’hybridité laisse par ailleurs à penser qu’il existerait des formes sociales non hybrides, une thèse qu’il est difficile de soutenir si l’on conçoit le développement des trajectoires modernes dans ses spécificités historiques. Le paradoxe est qu’en généralisant l’accusation de téléologisme à l’endroit de la théorie sociale marxiste in toto, Chakrabarty participe à la réduction au silence de plusieurs subalternes auxquels il affirme vouloir donner une voix.

Dans plusieurs travaux autant postcoloniaux que néowébériens, la critique du réductionnisme économique implique souvent soit une adhésion à un pluralisme multicausal, tout aussi problématique ; soit la réappropriation décontextualisée d’un siècle de critiques marxistes de l’économisme (on pense aux fameuses analyses du discours soi-disant inspirées de Gramsci) ; soit, et pire encore, une incapacité à formuler une quelconque position théorique sur l’économie politique internationale[13].

D’autres critiques à l’endroit de Marx sont réitérées dans Eastern Origins et dans les travaux de Hobson qui s’inscrivent dans le virage postcolonial. Marx est fustigé pour l’orientalisme de ses écrits sur le colonialisme, le mode de production asiatique et les sociétés précapitalistes non européennes[14]. Dans la même veine, Jim Blaut (1993 : 82-83) estime que l’orientalisme de Marx et Engels serait indissociable de leurs analyses cruellement réductionnistes du despotisme oriental, celui-ci étant vu comme la conséquence de l’absence de propriété privée, de l’aridité du sol et du recours à l’irrigation. Ici, le réductionnisme économiciste conduit à minimiser le pouvoir agentiel de l’Orient en raison de sa structure de production et à évacuer toutes luttes de classes et tout pouvoir d’agence de l’analyse des formes sociales asiatiques. Il existe certes de bonnes raisons de critiquer cette conception du marxisme où un déterminisme environnemental cru était associé à une analyse des forces productives tout aussi simpliste pour produire l’analyse d’une formation sociale. Mais Blaut peut-il ignorer que c’est précisément le type de conception contre laquelle s’est rebellée la plus grande partie de la théorie et de l’histoire sociale marxistes depuis Gramsci ? Encore une fois, l’amalgame de diverses approches marxistes paraît passer sous silence un vaste continent de recherches, de E. P. Thompson à Markus Rediker en passant par Ellen M. Wood. On élude des apports importants du marxisme pour la critique de l’étude de l’histoire mondiale à travers la modernité européenne. Sont ainsi naturalisés tant l’Europe que le capitalisme.

B ― Le réificateur réifié : l’Ouest de l’Orient

La réification de l’Europe et de l’Occident constitue un second écueil à l’abri duquel ne sont pas toujours les études postcoloniales et la sociologie néowébérienne. Car ce n’est pas seulement l’idée de « miracle » qui est problématique dans l’idée de « miracle européen » ; c’est aussi l’idée d’« Europe » (Brenner 2006 ; Geary 2002). Sur ce point, Chakrabarty est prudent. Il souligne qu’il ne parle pas de l’Europe, mais d’une représentation mythique qu’en ont les sciences sociales : « une figure imaginaire qui demeure profondément enchâssée dans des clichés et des formes approximatives des habitudes de pensée quotidiennes » (Chakrabarty 2007 : 4). En dépit de cette précision, la tendance à attribuer des développements idéologiques, institutionnels ou sociaux à l’Europe tout entière, souvent survenus uniquement dans certaines régions de celle-ci, parcourt l’ensemble de sa réflexion sur la modernité politique européenne et les pensées politiques européennes. Cet enjeu ramène à nouveau au premier plan la tension, qui n’est pas toujours résolue, entre l’universel et le particulier dans sa position. Sur ce point, la position de Chakrabarty, comme celle de Hobson, nous apparaît comme un recul par rapport aux stratégies comparatives plus nuancées de l’histoire comparée et de la nouvelle histoire globale.

Dans la même veine, Hobson présente une conception homogène de l’Europe et des trajectoires de développement de ses unités politiques qui reprend sous une forme schématique la conception wébérienne du processus de rationalisation occidental et le « miracle européen ». De la même façon, sa présentation de la manière dont l’impérialisme européen était destiné à endiguer le développement des sociétés non occidentales ne distingue pas différents types d’impérialismes. Les impérialismes portugais, espagnol, français, hollandais et britannique ont ici tous sensiblement les mêmes motivations et le même substrat social. Nous estimons que le prix analytique et politique à payer en procédant à une telle généralisation est substantiel. Non seulement il empêche de comprendre et d’historiciser la variété des formes d’impérialismes dans leur contexte en gommant et naturalisant des formes de pouvoir, des relations sociales, des pratiques sociales et des conflits idéologiques qui étaient distincts, mais il empêche également de comprendre la diversité des dynamiques sociales et des courants idéologiques qui participèrent aux impérialismes européens – qu’ils aient été le fruit des temps modernes ou non. Comment surmonter les pseudo-explications en termes d’exception ou de miracle européen si ces notions sont réitérées par ses critiques ? Ni le monde non occidental ni l’Europe ne doivent être considérés comme des entités homogènes, et l’émergence de la modernité requiert une investigation historique exempte de ces postulats, parmi lesquels figure la reprise par Hobson d’un système interétatique homogénéisant l’Europe.

C’est contre ce type de réifications sociales et d’amalgames idéologiques que s’est positionné le marxisme politique en sociologie historique[15]. Cette approche, qui se caractérise par « une lecture à la fois résolument relationnelle, comparative, historique et internationale du monde social » (Dufour et Rioux 2008 : 139), n’appelle pas seulement à l’analyse comparée des trajectoires développementales issues de différents régimes sociaux de propriété[16], mais aussi à la dénaturalisation des différentes sphères d’activité sociale[17] naturalisées par la sociologie wébérienne.

Dans le cadre du débat sur la transition au capitalisme, Brenner et Wood s’interrogent sur la singularité du parcours britannique. Alors que les trajectoires démographiques de la France et de la Prusse demeurent guidées par les cycles malthusiens, l’Angleterre commence vers le 16e siècle à connaître un accroissement sans interruption majeure de la taille de sa population. Pour ces auteurs, cela doit être compris à l’aune des règles de reproduction sociale divergentes en Europe continentale et en Angleterre, gouvernées par différents types de relations sociales de propriété[18], donnant lieu à des trajectoires développementales spécifiques. À partir de son émergence, le développement du capitalisme, et ses effets sur d’autres États, a eu certaines répercussions similaires, mais le capitalisme a toujours été médiatisé à travers un ensemble de rapports de force, d’institutions et de codes culturels qui l’ont précédé[19]. Cela vaut pour l’Allemagne, la France, l’Espagne et l’Italie, mais aussi pour l’Inde, le Bengale, la Chine et le Chili.

C ― La critique du capitalisme

Si postcoloniaux et néowébériens ont peu remis en question l’idée de la dimension nécessairement paneuropéenne de la modernité, leur définition du capitalisme en fait une notion tout aussi naturalisée. Dans la tradition libérale, comme dans la tradition wébérienne, le capitalisme est défini comme un synonyme de commerce (Collins 1999 : 204). La croissance de l’activité commerciale est conçue comme la condition nécessaire à l’essor du capitalisme, et le commerce, structuré par l’anticipation rationnelle du profit, en est l’essence. Les limites de cette conception du capitalisme ont été mises en relief par Brenner (1977), qui en a décrit les fondements théoriques dans le cadre de sa critique des prémisses néosmithiennes de certaines tentatives antérieures de « dé-occidentaliser » l’émergence du capitalisme. Lorsqu’est postulée l’existence d’un protocapitalisme au sein de toute activité commerciale, le capitalisme est naturalisé comme une prédisposition anthropologique. La prémisse sous-jacente à cette naturalisation est que, lorsque les entraves à l’activité commerciale sont levées, que ce soit par l’urbanisation (Pirenne 1969 ; Sweezy 1970), une éthique religieuse (Weber 1964), une division mondiale du travail (Wallerstein 1974) ou la thésaurisation (Lopez 1976), le capitalisme émerge naturellement. Ce type d’« explication », qualifié de « modèle commercial » (Wood 1995 : 156-178 ; 2002 : 11-33) de l’émergence du capitalisme, postule donc que du déclin du féodalisme devait impérativement émerger le capitalisme. Or, comprendre ce qu’est le capitalisme implique de comprendre la rupture qualitative fondamentale qui doit survenir dans un ensemble de relations sociales pour que le commerce et le marché acquièrent certaines propriétés et créent certains effets qu’ils ne créaient pas dans d’autres contextes sociaux et institutionnels. L’incapacité à reconnaître ces transformations prive plusieurs théories critiques contemporaines des outils théoriques nécessaires pour comprendre en quoi le capitalisme a façonné les temps modernes jusqu’à aujourd’hui.

Certes, le commerce existe depuis des millénaires. Oui, des échanges ont transité par le marché bien avant que l’Europe ne commence à avoir une certaine cohérence. Cependant, il n’y a qu’un moment où le marché commence à être vécu par les acteurs comme un impératif et non plus comme une opportunité (Wood 1994), où le marché impose irréversiblement les processus de productivité et de compétitivité à l’ensemble des acteurs sociaux et où se mettent en place des processus de valorisation et de fétichisation qui vont s’étendre à virtuellement tout ce qui existe. Cela survient dans l’Angleterre du 16e siècle et le marché tire son origine de la transformation des relations sociales d’appropriation en milieu agraire (Brenner 1997 et 2002).

Conclusion

Contrairement à il y a un siècle, un nombre grandissant de théoriciens wébériens, marxistes et postcoloniaux appellent aujourd’hui au dépassement de l’horizon colonial qui a caractérisé les sciences sociales dont un des incubateurs principaux fut le contexte de l’ère des empires. Ces théoriciens prennent aujourd’hui beaucoup plus au sérieux l’analyse du racisme comme relation sociale constitutive des relations sociales de pouvoir qui façonnèrent le monde moderne, et cela, bien au-delà de ses variantes les plus crues, biologiques ou eugénistes, dont le développement culmina dans les camps de la mort de l’Allemagne nazie.

En terminant, procédons brièvement à la synthèse des éléments de la critique de l’eurocentrisme que nous avons mentionnée en début de texte afin d’en élargir l’horizon. La première critique adressée à l’eurocentrisme était de ne pas tenir compte de développements parallèles à des développements en Europe, dans le reste du monde. La teneur de cette critique peut et doit être abordée empiriquement par une sociologie historique comparée réflexive, qu’elle soit marxiste ou wébérienne. La seconde critique interroge le rôle joué par le reste du monde dans le développement des institutions généralement attribuées à l’Europe. Traditionnellement, cette critique a été formulée par les marxistes, notamment dans le cadre des débats sur l’accumulation primitive liée au commerce transatlantique. Dans la perspective de Weber, Hobson propose aujourd’hui un élargissement important de cette question au rôle de la globalisation afro-asiatique dans le cadre du développement de l’Europe. Ce qui est en jeu ici, c’est la construction de chaînes causales dans le développement institutionnel. C’est la crédibilité empirique de ces reconstructions théoriques qui indiquera ultimement la direction que prendront ces débats. Les troisième et quatrième critiques évoquées plus haut renvoyaient à la question de la supériorité de la trajectoire européenne ou moderne et à son prolongement politique dans les pratiques impérialistes. Ces questions font l’objet d’un vaste débat normatif entre nationalistes, libéraux, postcoloniaux, internationalistes et cosmopolites.

Enfin, cette convergence vers la critique de plusieurs dimensions de ce qui a constitué et constitue encore l’eurocentrisme comme prisme cognitif et moral ne doit pas conduire à relativiser ce que fut le développement du capitalisme en le brevetant soit comme un miracle « européen », soit comme une plaie « européenne ». La critique du « miracle occidental » entamée par Hobson ne va, à notre avis, pas assez loin, dans la mesure où elle n’a pas cherché à déréifier la « civilisation européenne » et la « modernité occidentale ». Neil Lazarus (2002 : 60) résume de façon très nette le prix à payer pour une telle réification :

En raison de leur hypostasiation de la « modernité » et de l’« Occident » – leur dématérialisation du capitalisme, leur non-reconnaissance de sa signification historique à l’échelle mondiale, leur interprétation de celui-ci en termes civilisationnels, comme la modernité –, ces théoriciens (une brève liste représentative pourrait inclure, disons, Nick Dirks, Lisa Lowe, Jan Niederveen Pieterse, Gyan Prakash et Tsenay Serequeberhan en plus de Chakrabarty) semblent rendre la structuralité du système global soit arbitraire, soit inintelligible.

Pour conclure en pensant avec Chakrabarty contre Chakrabarty, nous reprendrions une des idées qui nous semblent les plus fortes dans son intervention : les catégories universelles sont nécessaires, mais insuffisantes pour expliquer la diversité des trajectoires historiques.