Corps de l’article

L’ouvrage collectif publié par Kilroy, Sumano et Hataley sous le titre North American Regional Security: A Trilateral Framework? est une contribution remarquable à la littérature sur la coopération régionale en matière de sécurité, particulièrement sur le thème de la construction d’un complexe de sécurité en Amérique du Nord. En effet, l’hypothèse suivant laquelle les États-Unis, le Canada et le Mexique devraient collaborer pour mieux faire face aux nouvelles menaces auxquelles ils sont individuellement et collectivement confrontés s’est progressivement imposée dans les milieux universitaires et politiques. Sans doute en raison de la nature transnationale et protéiforme des menaces, certains sont allés jusqu’à suggérer la mise en place d’un périmètre de sécurité nord-américain. Curieusement, une grande partie de la littérature sur la question a été consacrée à l’analyse des mécanismes tactiques et stratégiques nécessaires à la structuration d’un régime de sécurité régional. Plus précisément, ces analyses se sont contentées d’expliquer pourquoi tel engagement plutôt que tel autre est nécessaire pour assurer la sécurité intérieure (homeland) sans identifier ou mieux définir un point de départ qui permette de rendre compte des conditions essentielles à la mise en place d’un complexe de sécurité. À cet égard, l’un des principaux mérites de cet ouvrage est de recourir à l’analyse sectorielle de Buzan et Waever pour montrer que la dynamique du complexe de sécurité nord-américain dépend d’un ensemble de variables associées aux questions identitaires, aux institutions et aux intérêts que partagent ou non les États-Unis, le Canada et le Mexique dans une conjoncture critique donnée. Cette démarche est entreprise dans le cadre de la tentative d’opérationnalisation de la théorie des complexes de sécurité en Amérique du Nord, lesquels font référence à un ensemble d’États dont les perceptions et les préoccupations en matière de sécurité sont interreliées au point que leurs problèmes de sécurité nationale ne sauraient être raisonnablement analysés sans référence à ceux des autres.

Tout au long de l’ouvrage, les auteurs procèdent à une esquisse de sociologie historique du processus d’institutionnalisation de la coopération nord-américaine en matière de sécurité. Cet exercice vise à analyser séparément les cultures de sécurité des trois États lorsqu’ils sont en proie à des menaces jugées hémisphériques – selon qu’elles sont internes ou externes – afin de mieux cerner les lignes de clivage ou de continuité dans ce type particulier de coopération. Pour ce faire, ils prêtent une attention particulière à des événements historiques tels que la Seconde Guerre mondiale ou la guerre froide, au terrorisme, à la criminalité transnationale organisée et plus récemment aux catastrophes naturelles. La thèse majeure de l’ouvrage repose sur l’idée que, si l’évolution des relations trilatérales (Canada–Mexique–États-Unis) a semblé consacrer l’existence d’un complexe de sécurité nord-américain – notamment avec la mise en place en 2005 du Partenariat pour la sécurité et la prospérité (psp), aujourd’hui rebaptisé Sommet des leaders nord-américains, avec la signature en 1992 de l’Accord de libre-échange nord-américain (aléna) qui aborde aussi la problématique de la sécurité à travers les questions d’immigration ou de trafic de stupéfiants –, il reste que cette coopération est confrontée à de nombreux obstacles qui empêchent son institutionnalisation. Ces obstacles découlent des perceptions différentes de la menace que se font les trois États, selon qu’ils partagent ou non les mêmes intérêts, les mêmes institutions ou la même identité. C’est à cet égard que les auteurs soulignent la pertinence de l’approche sectorielle de Buzan et Waever en ce qu’elle fournit un point de départ à une analyse objective qui ne surestime pas le point de vue d’un État par rapport à un autre sur une question donnée : ce qui est un problème de sécurité nationale pour un État peut ne pas l’être pour un autre. Par exemple, alors que le programme sécuritaire américain est dominé par des préoccupations d’ordre militaire, le Canada et le Mexique s’intéressent aux questions respectivement économiques et politiques (p. 18). Dès lors, il apparaît difficile d’étudier les transactions collusoires entre ces différents acteurs en isolant les concepts classiques d’identité, d’institutions et d’intérêts, dont la fécondité heuristique est éprouvée. Par ailleurs, même si les auteurs ne définissent pas un véritable complexe de sécurité nord-américain au sens de Buzan et Waever, ils indiquent qu’une révolution tranquille est en train de s’opérer dans cette région, laquelle tend à raffermir la coopération trilatérale en matière de sécurité. Ils en veulent d’ailleurs pour preuve la coopération exemplaire entre ces trois pays lors du passage des ouragans Katrina et Rita et la révolution en cours dans les secteurs énergétiques et écologiques qui laisse présager une coopération accrue.

Mentionnons aussi la contribution de l’ouvrage à l’édification de la théorie des complexes de sécurité. En effet, les auteurs avancent l’idée que l’Amérique du Nord est une région qui présente de nombreuses particularités permettant de déconstruire certaines hypothèses de recherche de Buzan et Waever, ainsi que celles de Lake et Morgan relatives à la sécurité régionale : premièrement, l’Amérique du Nord est la seule région du monde qui soit dominée par l’unique superpuissance « restante » dans le domaine de la sécurité ; deuxièmement, et contrairement à l’idée suivant laquelle les régions peuvent désormais se développer sans nécessairement subir l’influence d’une superpuissance, Kilroy et ses collègues pensent qu’il ne s’agit pas d’une représentation reflétant la réalité de la région. Cette situation s’explique par le fait que l’accent mis sur le homeland après les attentats du 11 septembre 2001 s’est traduit par une intensification de l’effort des États-Unis pour contrôler davantage les lignes d’action en sécurité régionale.

Au total, cet ouvrage collectif est remarquable aussi bien par sa teneur théorique que par la qualité de son argumentation. Toutefois, on regrettera le fait que les auteurs aient passé sous silence l’étude de la légalisation des institutions nord-américaines de sécurité. Parce que la légalisation peut être une technique mobilisée par les États pour poursuivre leurs intérêts au niveau régional en fonction de leurs identités et parce qu’elle permet de mesurer le degré d’implication des États dans la résolution d’un problème ponctuel à partir des données quantifiables, elle aurait pu être mise à profit pour vérifier l’opérationnalité de la théorie des complexes de sécurité dans le contexte nord-américain.