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Peut-on parler d’un néoconservatisme canadien ? Le terme, couramment utilisé dans le contexte américain, est-il transférable au contexte canadien ? À quelles conditions ? L’analyse de la politique étrangère canadienne (pec) mobilise depuis peu le terme pour décrire le gouvernement Harper et « l’école de Calgary » (voir l’introduction de ce numéro). Ces contributions éclairent l’idéologie guidant la pec depuis 2006. Toutefois, elles tendent à passer trop rapidement sur la substance du néoconservatisme américain et sur le sens de l’emploi de ce terme dans le contexte canadien. David et Jockel (2013) évoquent une « américanisation » de la politique étrangère sous Harper. Motivée idéologiquement, cette transformation consisterait en l’abandon de la tradition internationaliste libérale (voir l’introduction) au profit du hard power. Ces auteurs ne définissent pas l’idéologie en question, mais leur propos rejoint ceux de Leuprecht (2003), Drury (2011), McDonald (2004) et Martin (2010), pour qui Harper est un néoconservateur dont l’idéologie est importée des États-Unis. L’objectif de cet article est de montrer que, s’il est juste de parler de néoconservatisme pour décrire l’idéologie exprimée par Harper et « l’école de Calgary », il ne s’agit pas d’une « importation » : le néoconservatisme canadien est un « produit local », qui possède d’importantes spécificités liées au particularisme canadien. Il est donc inexact de parler d’une « américanisation » de la pec sous Harper.

La première partie de cet article adoptera une définition « culturelle » du néoconservatisme américain, synthèse des travaux de Williams (2005) et de Vaïsse (2008). Le néoconservatisme sera conçu comme un désir de revitaliser les vertus traditionnelles libérales-capitalistes par le recours à une politique étrangère impériale (voir l’introduction). Il s’agira de montrer la proximité entre les néoconservateurs américains et canadiens par une analyse du discours des premiers sur le Canada et de celui des seconds sur les États-Unis. La « reconnaissance » réciproque qu’ils se témoignent montre leur proximité idéologique et légitime l’usage du terme en pec.

La seconde partie présentera une définition « culturelle » originale du néoconservatisme américain suivant une analyse des textes d’Irving et William Kristol, qui sont systématiquement décrits comme les hérauts de ce courant (voir l’introduction). D’une génération à l’autre, le néoconservatisme consiste en l’articulation de cinq concepts : traditionalisme, libéralisme, nationalisme, impérialisme et militarisme. Les écrits des membres de « l’école de Calgary » seront ensuite analysés pour montrer que ces mêmes concepts sont au coeur de leur idéologie. Cependant, les concepts constitutifs du néoconservatisme n’ont pas le même sens des deux côtés de la frontière. Un traditionalisme renvoie forcément à une tradition historiquement située, et donc particulière. Il en va de même du nationalisme. De plus, le néoconservatisme canadien, né dans les Prairies, est imprégné des tendances populistes propres à la « conscience politique de l’Ouest » (Dorion-Soulié 2013), étrangère au néoconservatisme américain. Ces différences signalent que le néoconservatisme canadien n’est pas un produit idéologique d’importation.

I – Perception mutuelle des néoconservateurs américains et canadiens

A — Perception de Harper par les néoconservateurs américains

Le Weekly Standard et la section éditoriale du Wall Street Journal, deux journaux propriétés de Rupert Murdoch, ainsi que Commentary, que Justin Vaisse (2008 : 15) décrit comme des publications néoconservatrices, sont devenus les forums d’une « canadophilie » étonnante. On peut discerner trois grandes causes à cette admiration : la perception des succès économiques de Harper et son engagement à l’égard de l’État minimal ; l’amélioration de la performance du Canada en tant qu’allié dans le cadre de la « guerre à la terreur », attribuée à l’esprit pro-américain qui aurait supplanté l’anti-américanisme des libéraux ; la mise en place du projet typiquement néoconservateur de lutte contre le relativisme moral par la re-moralisation de la pec. Ce dernier élément serait particulièrement visible dans la promotion des « valeurs démocratiques » par les conservateurs, notamment à propos d’Israël.

Dès 2004, le Wall Street Journal décrivait Harper comme la solution aux « problèmes » du Canada. « Entretenant des tendances libérales-classiques souvent associées aux Pères fondateurs de l’Amérique » (O’Grady 2004), Harper est louangé pour sa plateforme électorale de réduction des impôts et de privatisation des soins de santé (wsj 2004). L’élection de 2011, après cinq ans de gouvernement conservateur minoritaire, devient « un référendum sur le gouvernement limité » (O’Grady 2011). Les baisses d’impôts et la volonté de permettre l’exploitation des ressources pétrolières et gazières (Mone 2012 ; Barnes 2010, 2011a, 2011b) auraient favorisé une croissance économique robuste, faisant du Parti conservateur le parti des classes ouvrière et moyenne, assurant ainsi sa réélection (wsj 2011). Son succès serait tel que désormais le Canada serait en meilleure santé économique que les États-Unis, poussant le Wall Street Journal à écrire, à propos des délais imposés au pipeline Keystone xl par l’administration Obama, que « les ouvriers [américains] devraient peut-être songer à émigrer au Canada » (Henninger 2011).

« L’effet Harper » serait encore plus marqué dans l’attitude du Canada en tant qu’allié fiable des États-Unis. Le Parti libéral, depuis Trudeau, serait caractérisé par l’anti-américanisme, ce qui explique le refus de Jean Chrétien de rejoindre la coalition des volontaires en 2003 (Spencer 2003) et le conflit sur le bois d’oeuvre (Thayer 2005). Harper, au contraire, […] « respecte son voisin démocratique du Sud, et on ne peut pas en dire autant de [Paul] Martin, aussi fanatique dans sa haine des États-Unis que l’était son prédécesseur Pierre Trudeau » (Beichman 2006). Selon les néoconservateurs, l’antiaméricanisme a nui au commerce du Canada et affaibli sa position internationale : « L’influence du Canada dans le monde est mesurée par la perception que le monde a de son influence réelle à Washington » (Barnes 2011b). Ils soulignent aussi le paradoxe d’un anti-américanisme conjugué à une dépendance croissante du Canada vis-à-vis de la puissance militaire américaine dans la défense de l’Amérique du Nord. Par exemple, le refus de Martin de participer au système américain de défense antimissile balistique, que les néoconservateurs attribuent à l’anti-américanisme, est vu comme privant le Canada d’une voix en matière de défense continentale (wsj 2005), réduisant l’influence internationale et la souveraineté canadiennes.

Harper « n’aurait pas recours à un anti-américanisme instinctif pour définir l’identité canadienne » (Steyn 2006). Au contraire, son élection aurait montré le « désir populaire de faire revivre le prestige perdu du Canada » (wsj 2006b) : Harper renverserait la tradition libérale de définir l’identité canadienne contre les États-Unis. Plus tard, le Journal félicitera le gouvernement Harper d’être « un allié résolu dans la guerre au terrorisme » (O’Grady 2009), d’être un allié fiable au sein de l’otan, notamment en Afghanistan (O’Grady 2007), d’augmenter le budget militaire (wsj 2006a) et de soutenir fermement Israël à l’onu (wsj 2008 ; O’Grady 2009 ; wsj 2010 ; Wisse 2012).

L’admiration des néoconservateurs pour Harper découle surtout de leur croyance selon laquelle il lutte contre les ravages des années 1960 et cherche à restaurer les vertus traditionnelles du Canada. Selon eux, Harper s’oppose à la reconstruction du Canada opérée par Trudeau :

La nouvelle identité canadienne – adoptée avec ferveur dans les premières années au pouvoir de Trudeau – était équivoque. Elle plaçait l’accent sur le multiculturalisme plutôt que sur le biculturalisme, vantait la diversité et le « consensus international », et présentait l’existence même des États-Unis comme sinistre tout en se précipitant pour reconnaître la Chine communiste et Cuba. […] Un peuple jadis fier de son histoire en serait sevré et transformé en une nation relativiste postmoderne.

Chetwynd 2008

En 2007, Stéphane Dion promettait qu’une fois premier ministre il mettrait fin à la mission en Afghanistan : « Il y a un siècle, cela aurait été considéré comme un signe de déshonneur militaire et national » (Stephens 2007). Selon les néoconservateurs, Harper avait gagné son siège « en partie, parce qu’il avait fait de la restauration de la fierté canadienne un enjeu » (O’Grady 2007). Le Canada de Harper était redevenu un « pays sérieux », et « le courage de ses soldats en Afghanistan et dans d’autres missions était la preuve d’une nation qui honore ses engagements » ; sur les questions d’Israël et de l’Afghanistan, « les Américains auraient de la chance s’ils pouvaient compter sur un leader aussi tenace que le premier ministre canadien » (wsj 2010), lui qui est motivé par le désir de défendre la démocratie dans le monde (Wisse 2012). On arrive ainsi au coeur du discours néoconservateur sur Harper : « Il y a un vide dans le leadership conservateur en Amérique du Nord et dans le monde, et M. Harper est en train de le combler. Son objectif semble être de restaurer la détermination libérale-démocratique face à la tyrannie ». En réponse aux « provocations » russes en Arctique, Harper fait montre de « clarté morale » ; quand il décrit l’idéologie du régime iranien comme « nettement diabolique », sa posture est « pratiquement reaganienne » (O’Grady 2009). À l’été 2014, alors qu’Israël bombarde Gaza, Harper est explicitement placé dans le camp de ceux qui ont « compris le monde dans lequel nous vivons », car il voit bien que les attaques contre Israël sont des attaques contre l’Occident et la démocratie ; selon William Kristol (2014b), défendre Israël revient à lutter contre le « déclin de l’Occident ». Max Boot (2014) est du même avis que Kristol : Harper est un exemple de « clarté morale », élevé au rang des Churchill, Thatcher et Reagan pour sa capacité à s’opposer au mal au nom des principes fondateurs de l’Occident.

B — Perception des États-Unis par les néoconservateurs canadiens

Bercuson, Cooper et Harper sont les membres de l’« école de Calgary » qui ont le plus écrit sur la pe canadienne et américaine, en particulier dans la période où les néoconservateurs sont censés avoir influencé la politique étrangère américaine, de 2002 à 2008. Il s’agira de voir ce que ces auteurs disent de la pe de George W. Bush, dont les pratiques et le discours sont souvent associés au néoconservatisme (voir l’introduction). Fait à noter, les journaux à l’étude (Calgary Herald, National Post, The Star – Phoenix et The Ottawa Citizen) étaient alors dirigés par Israël Asper, critiqué notamment pour le contrôle éditorial qu’il exerçait afin que ses quotidiens reflètent son laisser-fairisme économique et son soutien inconditionnel à Israël (cbc 2003 ; Mills 2002 ; Edge 2007).

Bercuson, Cooper et Harper insistent sur la clarté morale et la responsabilité en politique étrangère, exemplifiées par le leadership fort de Bush, qu’ils opposent au faible leadership et au relativisme moral des libéraux (Bercuson et Cooper 2001d et 2003h ; Bercuson 2004 ; Harper 2002 et 2003c). Dénotant l’absence de clarté des libéraux, ils dénoncent ses effets négatifs sur la défense de la démocratie libérale contre le terrorisme. Selon Bercuson (2004 : A4) :

Les Américains sont parvenus à s’entendre sur une ligne politique claire. Par contre, les Canadiens n’ont pas de position claire quant aux relations Canada-É.-U. ou en ce qui a trait à la place du Canada dans le monde. Si le Canada ne prend pas position rapidement, cela affaiblira la nation dans ses relations avec les États-Unis, à la fois sur des enjeux binationaux et sur les questions internationales cruciales auxquelles doivent faire face actuellement toutes les démocraties occidentales.

Selon Harper (2003c : B7), cette attitude est catastrophique : « Nous n’avons rien à défendre – pas d’alternative réaliste ni de position de principe ou de vision d’avenir. » Au lieu de relever le défi du terrorisme, les libéraux se préoccupent d’enjeux électoraux et de collecte de fonds : « Depuis le 11 septembre, Chrétien n’a pas saisi tout le sérieux du problème sécuritaire » (Bercuson et Cooper 2001d : A14). La population canadienne aurait noté cette absence de clarté morale ; « c’est pourquoi elle se tourne non pas vers le Parlement, mais vers la Maison-Blanche pour être guidée » (Ibid.).

Pour Harper (2002 : OS7), le relativisme moral empêche les libéraux de distinguer entre alliés et ennemis : « Beaucoup trop de libéraux sont embourbés dans une fausse “équivalence morale”, croyant que les tares des démocraties occidentales sont moralement comparables à celles des régimes autoritaires ou totalitaires. Ils ont de la difficulté à accepter ou même à comprendre qui sont les vrais alliés du Canada dans la sphère internationale ».

Le gouvernement libéral, en insistant sur le soft power, néglige le hard power, minant la crédibilité internationale et le pouvoir de persuasion du Canada (Harper 2002 : OS7). Le relativisme moral empêche de voir l’inefficacité de l’approche institutionnaliste-libérale, surtout face à des États non démocratiques et à des groupes terroristes : « Le problème des libéraux est simplement qu’ils sont libéraux. Ils pensent que des cajoleries, avec un peu de soft power, des actions humanitaires et des missions de paix vont résoudre les conflits même dans les États non démocratiques » (Harper 2002 : OS7). Le refus de Jean Chrétien d’agir face à l’Irak et au terrorisme montre chez lui une absence de clarté morale, contrairement à Bush (Harper 2003b). Pour Bercuson et Cooper (2002b), Chrétien serait incapable de reconnaître la menace. Heureusement, les Américains peuvent le faire : « Ce pays peut trouver du réconfort dans le fait que nos protecteurs américains ont gardé le sens des réalités ».

Bercuson et Cooper (2002c et 2003g) parlent également de clarté morale, refusant l’équivalence morale que les libéraux établissaient entre les États-Unis et les terroristes islamistes et entre Israéliens et Palestiniens. Lors du conflit israélo-libanais, Harper (2006 : A14) défendra son engagement moral à l’égard d’Israël : « Cette année, Israël, une nation démocratique, a été attaqué par l’organisation terroriste Hezbollah. Quand il s’agit de prendre position dans un conflit opposant Israël à une organisation terroriste, notre pays et notre gouvernement ne peuvent pas et ne seront pas neutres ». La clarté morale exige que le Canada soutienne ses alliés dans la guerre à la terreur (Bercuson et Cooper 2003a et 2003f) ; elle exige aussi que le Canada réinvestisse dans ses capacités militaires, car la puissance, et non le droit international, est garante de la paix. Bercuson et Cooper (2002a, 2002e, 2002g, 2003d et 2003j) affirment à plusieurs reprises le lien entre souveraineté, crédibilité internationale et puissance militaire, ainsi que l’inutilité du soft power. En ce sens, le multilatéralisme, l’attachement au droit international et à l’onu sont une manière hypocrite pour les faibles de contraindre les forts, c’est-à-dire les États-Unis (Bercuson et Cooper 2002f, 2003b, 2003c et 2003f).

L’invasion de l’Irak prouverait la crédibilité militaire américaine et ferait pression sur le monde musulman pour qu’il se joigne à la guerre au terrorisme : « Un des buts de l’invasion de l’Irak était de changer la perception que le monde musulman avait de l’Occident, surtout des États-Unis » (Cooper 2004b : A8 ; Bercuson et Cooper 2003e). L’impérialisme néoconservateur aurait redoré l’image de la puissance américaine, renforçant ainsi la sécurité de l’Occident.

Les discours antiaméricains des élites libérales et postmatérialistes[1], universitaires et médiatiques, sont déphasés par rapport au soutien populaire à la guerre contre le terrorisme (Bercuson et Cooper 2001c et 2001d ; Cooper 2004a). Ces critiques élitistes oublient que Bush agissait pour la liberté, la prospérité et la sécurité occidentales (Bercuson et Cooper 2001a et 2001c ; Cooper 2004a), ne cherchant pas à créer une domination impériale (Bercuson et Cooper 2003i), mais à réparer le déplorable héritage en politique étrangère de Bill Clinton, qui aurait négligé ses responsabilités internationales et dont l’institutionnalisme libéral a créé l’incapacité d’identifier les ennemis de l’Occident et d’agir contre eux (Bercuson et Cooper 2003a).

Par ailleurs, les défis relevés par les États-Unis sont des occasions d’élévation morale. Cooper (2004a : A17) rappelle les propos du diplomate George F. Kennan, selon qui « les Américains devraient être reconnaissants d’avoir eu à relever le défi soviétique, car il leur a fourni une occasion de s’élever collectivement ». Selon Cooper (ibid.), « le défi irakien offre aux Américains une occasion similaire », que le Canada n’a pas saisie.

Bush insisterait sur la création, par chaque État, des conditions particulières permettant leur sécurité, leur liberté et leur prospérité. Bercuson et Cooper (2002d) opposent cette attitude au paternalisme des institutionnalistes libéraux qui mine l’autonomie des pays sous-développés en s’ingérant dans leur politique intérieure par le biais de l’aide internationale. L’autonomie, en tant que valeur et attitude, distingue le Canada des libéraux des États-Unis des républicains : le premier agit en resquilleur de la puissance militaire américaine, qui assure la sécurité que les libéraux ne sauraient fournir. Cette attitude prive le Canada de la légitimité nécessaire pour s’opposer au bouclier antimissile proposé par l’administration Bush (Bercuson et Cooper 2001b ; Harper 2002). Selon Harper, « le Canada n’est plus pris au sérieux par ses principaux alliés, car il n’a pas grand-chose à leur offrir » (Harper 2002 : OS7).

II – Vers une définition générique du néoconservatisme

Les néoconservateurs américains et canadiens partagent une analyse du déclin de l’Occident et proposent un remède autour de cinq concepts : traditionalisme, libéralisme, nationalisme, impérialisme et militarisme. Au-delà des distinctions dans la définition de chacun de ces concepts, leur vision commune justifie l’emploi de la même étiquette néoconservatrice pour en parler. D’abord, leur traditionalisme est illustré par leur défense des institutions démocratiques libérales (représentation, division des pouvoirs, État de droit) et des institutions sociales traditionnelles (famille, mariage, religion, armée). Ces dernières permettent de contrer la décadence de l’Occident en perpétuant la morale publique qui soutient le régime libéral. Leur libéralisme est une défense des institutions libérales, de l’autonomie individuelle, d’une économie de marché et une opposition à la réingénierie sociale. Leur nationalisme s’exprime par la promotion de l’autonomie et de la puissance de leurs communautés politiques respectives. Leur impérialisme se manifeste par un soutien inconditionnel aux intérêts et aux valeurs démocratiques libérales de l’Occident, ce qui implique le développement d’une force militaire crédible. Enfin, leur militarisme consiste en partie en une promotion de l’usage de la puissance militaire et de l’augmentation des dépenses en matière de défense. Mais leur militarisme s’exprime surtout dans un discours idéologique qui valorise symboliquement l’institution militaire et qui mène à la militarisation, soit « l’ensemble des processus sociaux qui conduisent des individus à donner graduellement du pouvoir – symbolique ou non – aux institutions militaires » (Cornut 2013 : 339). D’ailleurs, Quentin Skinner (2002 : 1-7) rappelle que les paroles sont aussi des actions, car le langage n’est pas qu’informationnel, il est aussi performatif : toute entreprise politique de (re)définition du « réel » est une bataille idéologique constante qui participe de la construction du monde social. Le langage façonne ainsi normativement les êtres humains, limite l’horizon de leurs actions à ce qui peut être décrit comme « légitime ».

A — Le néoconservatisme américain

Irving Kristol

Irving Kristol attribue son « tournant » néoconservateur, dans les années 1960, à l’évolution du libéralisme, qui rendait les démocraties vulnérables face au communisme. Dès lors, le néoconservatisme a conçu un lien fort entre politiques internationale et intérieure (I. Kristol 1993). La « faiblesse » du libéralisme, révélée par la contre-culture et le radicalisme étudiant des années 1960 (I. Kristol 1971a), correspondait à :

une tendance des républiques démocratiques à s’éloigner – en « progressant », pourrait-on dire – des principes originaux qui les animaient, et à ainsi créer de graves crises politiques et morales. [Aux États-Unis] l’abandon de ces principes a pris la forme d’une « libération » des « moi » personnels et collectifs – une émancipation des intérêts égoïstes, des aspirations personnelles, des fantasmes privés.

I. Kristol 1973a : vii

Contre cette tendance, Kristol fait un appel traditionaliste au républicanisme des « Pères fondateurs », opposé au libéralisme démocratique de la contre-culture. Les fondateurs parlaient des vertus républicaines (dévouement au bien public, contrôle et sacrifice de soi) (I. Kristol 1973b)  ; ils exaltaient « l’éthique du producteur » (frugalité, sobriété et industrie) (I. Kristol et Bell 1971b). La contre-culture serait hédoniste et glorifierait « l’éthique du consommateur », le désir de « jouir maintenant et payer plus tard » (Ibid.). La démocratie concevrait les individus comme des consommateurs de biens économiques ; la république les voit comme participant à la création de biens politiques (I. Kristol 1973b). Cette «corruption » (ou « décadence ») a des conséquences graves. Le self-government, la liberté et la capacité pour une communauté d’agir politiquement, revendication première des Pères fondateurs, exigerait que la population soit capable de dévouement au bien commun (I. Kristol 1973b). La corruption libérale entraînait l’impossibilité du patriotisme : il serait impossible de montrer à un homme que se sacrifier pour la patrie serait dans son intérêt personnel. Le libéralisme contemporain est incapable de bâtir une « théorie de l’obligation politique », théorie que Kristol associe au nationalisme (I. Kristol 1973b : 3-4 ; I. Kristol 1978 : 64).

Kristol prend souvent des positions laissez-fairistes (I. Kristol 1978 : 38-43, 241-243 et 1981 : 218), mais son libéralisme économique est toujours assujetti à son traditionalisme : il présente une critique virulente des thèses néolibérales de Hayek et Friedman, qui favoriseraient l’individualisme égoïste et l’anomie (I. Kristol 1971a, 1978 et 1981). Le néoconservatisme accepte l’intervention étatique lorsqu’elle promeut le sentiment de justice sociale : l’État-providence permet à une société libérale-capitaliste de se protéger contre la dissidence en renforçant le sentiment de communauté par la redistribution (I. Kristol 1978 : 136, 238 et 1976b : 308).

Ce désir de favoriser le sentiment de communauté se traduit aussi par la promotion d’« une affirmation de l’esprit national » (I. Kristol 1993b). Pour Kristol, « le patriotisme est un sentiment naturel et sain et devrait être encouragé par les institutions publiques et privées » (I. Kristol 2003) mais, comme le souligne Michael Williams (2005 : 317),

une affection « patriotique » pour la communauté politique ne suffit pas. Ce qui est requis est un engagement envers des idéaux, envers la signification de la nation au sens héroïque, capable de pousser les individus à des actions vertueuses dans la sphère publique au niveau intérieur et en politique étrangère au niveau extérieur. Pour citer Irving Kristol une fois de plus – « Le néoconservatisme n’est pas seulement patriotique – cela va sans dire – mais aussi nationaliste. Le patriotisme découle d’un amour du passé de la nation ; le nationalisme émerge de l’espoir de la future grandeur distinctive de la nation ».

Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont été forcés d’agir comme un empire : la puissance crée des responsabilités et les grandes puissances n’ont pas « la liberté de l’inaction » (I. Kristol 1967 : 79). L’isolationnisme, synonyme de provincialisme et d’austérité, n’était plus envisageable (I. Kristol 1976a : 95-96). Les États-Unis devaient établir un ordre libéral international favorisant le libéralisme politique et économique et garantissant la paix (I. Kristol 1967 : 79-87 et 1976a : 82).

Irving Kristol associe la nécessité d’augmenter le budget militaire au combat contre la décadence. Dans « Exorcising the Nuclear Nightmare » (« Pour exorciser le cauchemar nucléaire »), il affirme que s’acquitter de ses responsabilités internationales sans recourir aux armes nucléaires exigerait d’augmenter les capacités militaires classiques américaines, peu importe le coût. Se cacher derrière la bombe atomique était un signe indéniable de décadence : « Toute politique de ce genre ne peut qu’affaiblir graduellement les vertus militaires et provoquer même un déclin du patriotisme. Nous en avons constaté l’effet dans le monde occidental, et le nom que porte ce phénomène c’est : décadence » (I. Kristol 1987 : 325). Une stratégie reposant avant tout sur les armes nucléaires aurait été moins coûteuse qu’une stratégie impliquant une importante structure militaire classique, et c’est justement pourquoi le « tournant nucléaire » aurait été si révélateur de la décadence américaine : « Un pays ou une alliance qui préfère envisager un massacre massif, plutôt que de payer plus d’impôts ou de réduire les services sociaux, décidera certainement, lorsque l’étau se refermera, que la soumission est préférable tant au massacre qu’à la résistance » (I. Kristol 1987 : 328). Évidemment, une structure militaire classique impliquerait qu’un très grand nombre de jeunes Américains acceptent (ou soient forcés) de « donner de leur personne » à travers le service militaire.

William Kristol

L’appel au républicanisme des Pères fondateurs au nom du self-government est entendu par William Kristol. Sa thèse de doctorat est un réquisitoire contre l’« activisme » judiciaire servant le progressisme et minant l’autonomie du politique incarnée dans les institutions représentatives (W. Kristol 1979 : 493). Kristol exprimera aussi son traditionalisme dans des ouvrages sur l’homosexualité et la bioéthique où il appelle à redécouvrir, dans la « nature », un « guide pour le comportement public et privé » (W. Kristol 1999 : xv-xviii). Dans ces ouvrages, il s’attaque à la conception du progrès scientifique comme étant inéluctable, car elle éroderait l’autodétermination des hommes, leur capacité à s’autogouverner (W. Kristol et Cohen 2002 : xi-xvii, 347-350 ; W. Kristol 2001 ; W. Kristol et Bottum 2001).

Ce traditionalisme fonde le libéralisme économique de Kristol, lequel promeut « un système politique qui protège la liberté, et une société qui nourrit en ses citoyens un caractère capable de s’autogouverner, à la fois politiquement et moralement. Le self-government implique donc une politique de la liberté et une sociologie de la vertu » (W. Kristol 1994 : 434-435). Une « politique de la liberté  » consiste à réduire la taille de l’État-providence (435-437). Le capitalisme serait le meilleur système économique en raison de son « dynamisme », mais Kristol oppose au libertarisme un réformisme conservateur qui favoriserait le sentiment de « fierté » de la population américaine (Brooks et W. Kristol 2000a). En 2000, il soutient John McCain, car celui-ci défendait un capitalisme modéré et parlait de revitaliser la citoyenneté américaine et le dévouement à la nation, mettant l’accent sur les « vertus publiques » nécessaires à la « grandeur » américaine (Brooks et W. Kristol, 2000a et b). Le discours de Kristol sur John McCain reflète celui qu’il a consacré à Theodore Roosevelt, et il révèle l’essence du néoconservatisme, où le traditionalisme nuance le libéralisme et exalte le nationalisme. En 2009, Kristol lance un appel à Barack Obama sous la forme d’une citation de Roosevelt :

Aucune nation ne mérite d’exister si elle se permet de perdre les vertus sévères et viriles ; et cela sans égard à ce que cette perte soit due à la croissance d’un commercialisme tout-englobant et dénué de coeur, à l’indulgence prolongée dans le luxe et la douceur et l’aisance facile, ou à la déification d’une sentimentalité déformée.

cité dans W. Kristol 2009 ; italiques ajoutés

La figure de Roosevelt est cruciale pour Kristol, car elle permet aussi de faire le lien entre nationalisme et impérialisme :

Theodore Roosevelt s’inquiétait de ce que les Américains étaient tellement « isolés des luttes dans le reste du monde, et tellement préoccupés par leur prospérité matérielle » qu’ils en devenaient efféminés. […] Il aspirait à la grandeur pour les États-Unis, et il croyait qu’une nation ne pouvait être grande que si elle acceptait ses responsabilités dans l’avancement de la civilisation et l’amélioration des conditions de vie dans le monde. […] En appelant les Américains à soutenir une forme robuste d’internationalisme, Roosevelt avait la perspicacité de faire appel à leur sentiment nationaliste.

W. Kristol et Kagan 2004 ; italiques ajoutés

Kristol distingue par ailleurs une politique étrangère néoconservatrice de celles des libéraux et des réalistes. Il en appelle au « patriotisme musclé » de Ronald Reagan pour contrer le « commercialisme » : « Contre cette tendance [attribuée à Clinton et aux réalistes] à réduire les préoccupations des États-Unis aux affaires, nous, néo-reaganiens, essayons de défendre la liberté et la grandeur » (W. Kristol 2000). Agir de façon responsable signifie prendre la tête de l’Occident et défendre Israël (W. Kristol 2012), ce qui exige de « restaurer » la puissance américaine : « protéger la liberté » requiert « la santé morale et la vigueur martiale » (W. Kristol 2014a). William Kristol croit que

la re-moralisation des États-Unis à l’intérieur exige la re-moralisation de la politique étrangère américaine. Dans les deux cas, il s’agit de la croyance des Américains que les principes de la déclaration d’indépendance ne sont pas que les choix d’une culture particulière, mais qu’ils constituent des vérités universelles, permanentes et « allant de soi ». C’est là, après tout, l’objectif principal du combat des conservateurs contre le multiculturalisme relativiste.

W. Kristol et Kagan 1996

Le militarisme néoconservateur exigera aussi des dépenses militaires cohérentes avec leur projet impérial. Dans les mots de Kristol et Kagan :

À défaut d’une vision large et appuyée de la politique étrangère, le peuple américain sera tenté de se retirer du monde et perdra de vue son intérêt permanent dans le leadership du monde. À défaut d’un sentiment de mission, il cherchera à faire des coupes de plus en plus profondes dans les budgets de la défense et des affaires étrangères, détruisant graduellement les outils de l’hégémonie américaine.

W. Kristol et Kagan 1996 : 28

Il faudra donc parvenir à mobiliser la population américaine si la puissance militaire doit continuer de servir les objectifs des néoconservateurs. Bref, la puissance militaire est nécessaire pour sauver la population de la décadence, et il faut mobiliser la population pour maintenir la puissance militaire.

La continuité entre Irving et William Kristol tient au fait qu’ils combattent la même corruption du libéralisme et qu’ils conçoivent tous deux l’impérialisme et sa charge symbolique-morale comme une solution à cette décadence. En ce sens, le néoconservatisme américain est un impérialisme au service du traditionalisme.

B — L’« école de Calgary »

Les cinq concepts (traditionalisme, libéralisme, nationalisme, impérialisme et militarisme) qui définissent le néoconservatisme américain s’appliquent à un groupe de penseurs liés aux départements de sciences sociales de l’Université de Calgary, que certains nomment l’« école de Calgary » (Boily 2007). Les membres de ce courant (David Bercuson, Ian Brodie, Barry Cooper, Tom Flanagan, Stephen Harper, Rainer Knopff, Christopher Manfredi et F. L. Morton) partagent une idéologie libérale classique[2] et, pour la plupart, sont liés à la vie politique de l’Alberta.

Aux cinq concepts déjà identifiés, il faudra, pour caractériser le cas canadien, ajouter celui de populisme, typique de la « conscience politique[3] » des Prairies qui constitue le terreau du néoconservatisme canadien. Par populisme, on entendra tout discours politique (de droite ou de gauche) qui défend le peuple contre les puissants (Patten 1996). Le populisme de l’Ouest s’est développé en opposition au gouvernement fédéral et aux grands monopoles du Canada central qui dominaient politiquement et économiquement la région (Morton 1980a et 1980b ; Macpherson 1977). En Alberta, par exemple, ce discours s’est perpétué à travers les principaux partis politiques (Wesley 2011). Sous le gouvernement du Crédit social (1935-1971), ce discours populiste opposa d’abord les petits fermiers aux grands capitalistes monopolistiques (Macpherson 1977). Il prit ensuite une tangente antisocialiste à la faveur de la Seconde Guerre mondiale (Macpherson 1977). On opposait désormais les petits (les entrepreneurs et les travailleurs de l’Alberta) aux grands (l’élite bureaucratique, socialiste et centralisatrice d’Ottawa) qui agissaient contre les intérêts et les valeurs libérales individualistes de l’Ouest (Wesley 2011). Ce discours sera repris par le Parti réformiste (Reform Party), qui a été dirigé par Preston Manning, entouré notamment de Flanagan et Harper (Patten 1996) ; il se perpétuera dans les rangs de l’Alliance canadienne, puis au sein de l’actuel Parti conservateur du Canada, tous deux dirigés par Harper, secondé par Flanagan et Brodie (Flanagan 2009 ; Bélanger et Godbout 2010) ; on le retrouvera enfin dans la pensée politique de l’« école de Calgary ».

Le traditionalisme des néoconservateurs canadiens signifie la préservation de la morale des gens ordinaires, que Harper (2003a) ainsi que Morton et Knopff (2000) opposent au postmatérialisme d’élites déphasées. Pour Morton (2002 : A13), la préservation de l’institution du mariage traditionnel (hétérosexuel) joue un rôle fondamental « comme vecteur de liaison entre le passé, le présent et le futur d’une nation ». Outre ses fonctions reproductives, il permet « de transférer l’infrastructure morale de la société d’une génération à l’autre » (Ibid.). En bref, « la démocratie libérale nécessite une morale publique, mais cette moralité ne doit pas prendre appui sur le droit public […] [au contraire] elle doit être produite privément » (Morton et Knopff 1992b : 315-316). Or, selon Harper (2003a), la gauche libérale « est devenue moralement nihiliste en rejetant toute tradition ou convention morale, elle est un post-marxisme animé par un ressentiment profond et même une haine des normes d’une civilisation occidentale démocratique et libre ». Cela pousse Harper à dire que la redécouverte du programme de la droite « ne signifie pas de s’inquiéter seulement des coûts de l’État, mais aussi des valeurs de ce dernier » : la droite doit se préoccuper de « cette menace que posent les libéraux modernes aux fondements moraux de notre société [particulièrement la famille] » (Harper 2003a).

Leur défense des institutions libérales traditionnelles vise la préservation des libertés. Le régime de démocratie libérale commande en effet que « le peuple consente à l’établissement de l’État et à l’imposition de normes publiques limitant sa liberté, dans le but d’assurer une meilleure protection de ses importantes libertés restantes » (Morton et Knopff 2000 : 71). Manfredi (2001 : xiii) ajoute que « le gouvernement parlementaire [hérité de la tradition britannique], et particulièrement la doctrine de la suprématie parlementaire, qui s’appuie sur le principe majoritaire, est la solution principale au problème de la tyrannie de l’exécutif ». Le fédéralisme, faisant jouer l’opposition entre majorités fédérales et provinciales, offre une protection aux minorités locales, un équilibre rompu lorsque les tribunaux, plutôt que de préserver la constitution qu’un peuple s’est donnée, y substituent leurs propres préférences politiques progressistes sans soutien populaire ni débat public (Manfredi 2001). Il n’appartient pas à la Cour suprême, s’appuyant sur la Charte des droits et libertés, de trancher des questions fondamentales comme le mariage ou l’avortement ; cela doit passer par un débat public, notamment au Parlement, seule instance légitime du fait de son élection populaire (Harper 2003b ; Knopff 1998 ; Manfredi 2001 ; Morton et Knopff 2000).

Ce traditionalisme libéral rejoint aussi leur populisme. Morton et Knopff (1992a : 83) dénoncent cette « gauche postmatérialiste [qui] estime qu’elle doit enlever le pouvoir à la majorité “non éclairée” » et avancer son programme d’égalisation radicale des conditions à travers des institutions non représentatives (tribunaux ou bureaucratie), car elle ne jouit pas de l’appui de la majorité. Cette réingénierie sociale impliquerait une vision de la nature humaine comme entièrement malléable, relativisant ainsi les distinctions entre bien et mal pour leur préférer « des valeurs autoproclamées qui sont, fondamentalement, par-delà bien et mal » (Knopff 1992 : 68-69). Leur traditionalisme recoupe aussi la défense par Bercuson et Cooper (1994), Brodie (2002), Flanagan (2000), Harper (1991 et 2003a), Morton et Knopff (2000) d’un libéralisme classique qui condamne l’intervention socioéconomique de l’État libéral, qui doit se limiter à garantir les droits fondamentaux et encourager la création de richesse des acteurs privés.

Traditionalisme, populisme et libéralisme engendrent un nationalisme particulier. Pour Bercuson et Cooper (1994), les Pères de la Confédération (tel George-Étienne Cartier) concevaient le Canada avant tout comme une union économique. Il s’ensuit donc que « le bon gouvernement et la nation canadienne doivent pouvoir s’appuyer sur une solide fondation économique et qu’un des buts sinon le but premier du gouvernement est d’assurer les conditions de la prospérité » (Bercuson et Cooper 1994 : 44). Pour les néoconservateurs canadiens, l’unité nationale est avant tout une affaire économique : la solidité du lien fédéral dépend de la prospérité (Dorion-Soulié 2013).

Or, l’économie du Canada tout comme sa sécurité dépendent de l’état de ses forces armées et sont fortement liées à celles de l’empire américain, ce qui pousse ces intellectuels à condamner le discours antiaméricain de l’élite libérale qui établit une équivalence morale entre les États-Unis et les réseaux terroristes (Bercuson 2003 ; Cooper et Miljan 2004 ; Harper 2003a). Issus de l’Ouest, historiquement lié aux États-Unis, ces intellectuels considèrent les États-Unis comme un partenaire de premier plan, militairement et commercialement (Bercuson 2003 ; Cooper 2001). L’impérialisme de ces intellectuels de l’Ouest rejoint ainsi leur militarisme, bien illustré par ces propos de Bercuson (2003 : A18) :

L’Ouest est lié de façon intime avec les États-Unis par le commerce, par les liens familiaux, par l’immigration, par la géographie et l’histoire. La plupart des habitants de l’Ouest éprouvent de l’amitié et du respect pour les Américains […] et les gens de l’Ouest ont depuis des lustres des liens rapprochés avec l’armée canadienne. […] Si l’on prend conjointement ces deux facteurs [et qu’on les oppose au] récent penchant d’Ottawa pour un antiaméricanisme explicite, au fait qu’il affame les forces canadiennes et à son apparent neutralisme en politique étrangère, [on voit bien] que cela n’est pas représentatif de la façon dont les habitants de l’Ouest perçoivent la place du Canada dans le monde et son rôle sur la scène internationale. De l’avis des gens de l’Ouest, l’actuelle politique étrangère et de défense [leur] est imposée de façon unilatérale.

Puisque la puissance protège le commerce (Bercuson 1993 et 1996), la prospérité et donc l’unité nationale reposent sur les capacités militaires du Canada (Bercuson 1996 ; Cooper 2002 ; Harper 2004) qui lui permettent d’être un allié crédible des Américains (Bercuson 1996 ; Cooper 2002). Outre ses intérêts commerciaux, ce sont aussi les valeurs traditionnelles de son régime que le Canada promeut en participant au projet impérial américain (Cooper 2002 ; Harper 2003d). Reconnaître ce fait est signe de clarté morale (Cooper 2002 ; Harper 2003d). Comme le souligne Harper (2003a), « cette attitude morale ne donne pas seulement [au Canada] le droit de se tenir aux côtés de ses alliés, mais aussi le devoir de le faire et la responsabilité de mettre la force brute au service de [ses] engagements internationaux ».

Les néoconservateurs canadiens célèbrent les bienfaits des vertus guerrières. Ils revalorisent le passé militaire du Canada (Bercuson 1993, 1995 et 1996), contre la « lecture » internationaliste libérale, donc amorale, de cette histoire au 20e siècle, surtout depuis l’époque de Lester B. Pearson (Morin 2013). Par cette relecture de l’histoire militaire, ils proposent un changement de l’identité nationale (Dorion-Soulié et Roussel 2013 : 388-390) par la valorisation du rôle passé et présent des forces armées canadiennes.

À son arrivée au pouvoir, le gouvernement Harper a promis d’augmenter fortement le budget de la défense (Canada 2008), mais la crise économique l’a obligé à revoir ces engagements (Canada 2014). Malgré ces compressions budgétaires, le ministère de la Défense continue de prévoir des dépenses de près de 300 millions de dollars annuellement pour le programme Sensibilisation et héritage militaire, qui « vise à insuffler à la population canadienne un sentiment de fierté en faisant connaître l’histoire et les traditions militaires du Canada, en mettant à l’avant‐plan l’expertise et les valeurs militaires canadiennes, ainsi qu’en développant chez les jeunes Canadiens des qualités de leadership et de civisme ». Ce programme cherche explicitement « à forger et à promouvoir l’identité canadienne » (Canada 2014 : 69). L’enthousiasme pour la chose militaire ne se mesure pas qu’au nombre de F-35 achetés, mais aussi au traitement de l’histoire. À propos des célébrations de la guerre de 1812, Scott Staring (2013 : 42) a écrit ce qui suit :

Les publicités commémorant 1812 témoignent de la croyance du gouvernement Harper que la nation pacifique dans laquelle nous vivons aujourd’hui a jadis été une nation guerrière courageuse et redoutable. Elles reflètent aussi la conviction que, moyennant un budget de relations publiques suffisant, le gouvernement peut transformer à nouveau le Canada en une nation guerrière. Selon Harper, l’obstacle sur la route de cet objectif est la culture antimilitaire héritée de plusieurs décennies d’un ruineux règne libéral.

À la Chambre des communes, Harper (2003d) synthétisera le lien entre traditionalisme et militarisme :

Cependant, si nous voulons encore une fois devenir un grand pays, nous devons faire plus que nous tenir aux côtés de nos amis les États-Unis. Nous devons redécouvrir nos propres valeurs. Nous devons nous souvenir que ce pays a été forgé en grande partie par une guerre, une terrible guerre, mais non pas parce qu’elle était terrible, ni qu’elle était facile, mais parce qu’à l’époque elle était juste.

Au cours des grandes guerres du siècle dernier, contre l’autoritarisme, contre le fascisme et contre le communisme, le Canada ne s’est pas contenté d’épauler les Américains ; la plupart du temps, nous avons pris l’initiative. Nous l’avons fait pour la liberté, nous l’avons fait pour la démocratie, nous l’avons fait pour les valeurs de la civilisation elle-même, valeurs que continuent d’incarner nos alliés et leurs dirigeants et qui sont à l’opposé de celles incarnées et personnifiées par Saddam Hussein et les auteurs des attentats du 11 septembre.

Tout cela contribue à renforcer le pouvoir symbolique des institutions militaires, à défaut de rehausser leur budget aux niveaux prévus avant la crise de 2008. Il est donc justifié de parler de militarisme en dépit des compressions dans le budget de la défense.

Conclusion

Le néoconservatisme canadien est caractérisé par les mêmes concepts que le néoconservatisme américain. Cependant, son traditionalisme est parlementariste et non républicain ; son libéralisme économique est moins nuancé que celui des Kristol ; son nationalisme est proprement canadien ; son impérialisme est en partie fonction des exigences commerciales de l’unité canadienne ; enfin, et surtout, il est fortement teinté d’un populisme typique de son lieu d’origine, l’Ouest canadien.

Cet article visait à définir le néoconservatisme de manière à transcender son contexte américain d’apparition pour le transposer au Canada, sans en faire une « succursale » du néoconservatisme américain. Il ne s’agit pas d’exposer l’influence des néoconservateurs américains, mais de montrer que deux courants intellectuels occidentaux issus de contextes politiques distincts offrent la même solution au même « problème » : le déclin national ou la décadence culturelle. Ces courants proposent d’y remédier par une revalorisation du sujet national, un retour à la tradition, une affirmation internationale plus musclée et une défense du projet économique, politique et culturel libéral. Cette analyse souligne les similitudes entre des phénomènes politiques nationaux conservant de forts particularismes.

Les deux courants cherchent à répondre aux mêmes « menaces » par des moyens similaires, mais l’entité qu’ils défendent n’est pas la même : le néoconservatisme s’exprime différemment selon les divers contextes politiques. En ce sens, il est permis de croire que toutes les sociétés occidentales peuvent donner lieu à une forme particulière de néoconservatisme. Si les néoconservatismes canadien et américain aboutissent tous deux à une défense de l’empire américain, au nom de principes dits occidentaux, on peut douter qu’un hypothétique néoconservatisme français (qui n’a, à ce jour, pas été rigoureusement identifié et défini), par exemple, défendrait lui aussi l’empire américain.