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La question à laquelle nous tentons de répondre dans cet article est la suivante : comment penser la notion de « sécurité nationale » dans le cas d’États situés à la marge des grandes puissances (marge au sens géographique, c’est à dire à la périphérie mais aussi au sens d’une périphérie dominée politiquement et économiquement), marqués par des liens communs, antérieurs, qui leur lèguent une matrice de références concurrentes de celles des autres États ? Autrement dit, comment penser la sécurité dans des contextes étatiques et pour des pays dépourvus de moyens de puissance, qui connaissent une situation de rivalités (rivalités intra-arabes, rivalités intra-maghrebines) dans un espace arabe situé géographiquement et politiquement à la périphérie des grandes puissances ?

Pour répondre à cette question, nous nous basons sur un certain nombre d’hypothèses. D’abord, nous verrons que l’État, l’espace, l’histoire et la puissance (envisagée depuis ses déterminants) constituent les variables élémentaires à partir desquelles on peut envisager l’étude de la sécurité nationale. Ensuite, dans le cas précis du monde arabe, nous ajouterons les rapports antérieurs, réels ou supposés tels, entre des peuples se considérant comme faisant partie d’une même entité. Par ailleurs, nous ne pourrons pas ignorer les rapports entre groupes humains et États. Il en est de même de l’antériorité des configurations politiques et des rapports entre États arabes. Tous ces éléments individualisent l’ensemble, interrogent la notion de « sécurité nationale » lorsqu’on tente de l’appliquer à cet espace, puis nous amènent à plonger dans les singularités des rapports à l’espace arabe au sens de la géohistoire.

Dans un article daté de 2003, Thierry Balzacq a produit une contribution à l’étude des déterminants de la « sécurité nationale » entendue à la fois comme outil, comme objectif et comme cadre performatif pour un État qui se veut acteur de sa situation dans un système international donné (Balzacq 2003). Penser la sécurité nationale, c’est penser l’État dans ses rapports internes avec une communauté nationale, dans son contexte géopolitique et dans un système international. La « sécurité nationale » comme doctrine, comme cadre d’action et comme rapport entre fins et moyens est un processus itératif, constamment en débat, évolutif en fonction de différentes variables. Elle est tributaire de visions que peuvent avoir des acteurs politiques, des élites, des experts et des acteurs de la sécurité. Elle est aussi tributaire de la vision que peut avoir un groupe humain de sa situation, de sa place dans un système de relations aux autres groupes dans des contextes géopolitiques et historiques déterminés.

Cette notion de « sécurité nationale » présuppose que soient discutées d’abord, et tranchées ensuite, les controverses portant sur les rapports entre l’État et la communauté humaine vivant sur le territoire, de même que sur les déterminants d’une sécurité collective. Elle suppose, enfin, que le périmètre géographique, les dimensions symboliques, les appartenances à des espaces régionaux ont été envisagés dans le cadre de débats permettant de régler définitivement l’emboîtement des niveaux pertinents (du local au national, vers l’international) autorisant ainsi à forger un discours sur la « sécurité nationale ». Ces débats et controverses peuvent porter sur l’appartenance à un cadre géopolitique marqué par des liens culturels, humains et politiques antérieurs ou par l’appartenance à une alliance, à un système d’intégration régionale, etc. On insistera sur le fait que les débats sur la « sécurité nationale » retiennent comme niveau élémentaire l’État national auquel les membres d’une communauté accordent la primauté dans la mise en oeuvre de toute action en vue de préserver la sécurité du groupe.

Ce premier niveau ne peut être contesté dans sa légitimité ni concurrencé tant dans la construction du périmètre d’une sécurité nationale que dans la mise en oeuvre de politiques et d’actions pour rendre celle-ci opérationnelle. La notion est donc liée à l’acteur primordial qu’est l’État, dans un contexte culturel et historique particulier – l’espace du monde occidental –, à une période particulière de son histoire. Frappée d’une « incertitude conceptuelle » (Balzacq 2003), la « sécurité nationale » pose d’évidents problèmes à la science politique. Cette difficulté est décuplée dans le cas de pays où l’État est une réalité récente, précaire et surtout concurrencée par d’autres références.

Le monde arabe est un cas particulier qui devrait susciter une précision de la notion. Ce cadre géopolitique, formé par des entités (entités étatiques très anciennes, centres politiques très anciens, États récents, entités transversales formées par des communautés diverses, minorités, etc). Des découpages de l’espace formant autant de legs historiques que de lignes de fractures qui se superposent à des rapports particuliers au politique, à des histoires politiques très différenciées, marqués par une référence à une histoire commune. La référence à la religion est dominante ; subsumant le politique, elle constitue une variable centrale. Ainsi, les constitutions des États arabes font une large place à l’arabité et à l’islam comme références communes, et certaines font de l’achèvement de l’unité arabe un objectif. Les différentes fragmentations de l’espace originel en États, la fin du califat, la colonisation, la décolonisation, la construction d’États nouveaux sur les décombres de l’Empire ottoman et des colonies sont envisagées par certaines doctrines comme des phases transitoires qui ne sauraient faire obstacle à une réunification. Au temps de Nasser, l’unité arabe était érigée en bannière ; au lendemain des révoltes arabes de 2010-2011, c’est l’unité islamique qui est érigée en objectif. Mythe ou objectif réel, la réunification de l’espace (arabe ou islamique) est l’une des pierres angulaires du discours sur le politique dans le monde arabo-musulman. Un rapide examen de ces variables laisse entrevoir une contradiction fondamentale entre la référence à l’ensemble mythique et symbolique, d’une part, et le niveau de l’État, acteur de la sécurité, d’autre part. Cet examen révèle des trajectoires propres à chaque pays, alors que le discours politique des acteurs dirigeants comme celui des acteurs contestant l’ordre politique prennent appui sur des rêves de réunification qui sapent et usent la légitimité des États.

Au début des années 2000 nous avons mis en évidence deux niveaux exprimant l’opposition de deux rattachements souvent antagoniques et souvent sources de conflits dans l’espace arabe : le « nous mimétique » (l’expression de l’État, de son apparence, de son administration), souvent issu d’une importation d’institutions et de modes de gouvernance, mais qui permet de se rattacher à un système international ou régional. C’est l’État doté de son apparence et de ses armoiries, fort de sa reconnaissance. En face se trouve le « nous spécifique », qui se rattache soit à l’infra-étatique (la communauté religieuse, la minorité, la région, la tribu), soit au supra-étatique (la nation arabe, l’Oumma musulmane). Ce second niveau de rattachement nie l’État, le disqualifie (Bourgou et Ramel 2002). Les révoltes arabes du début des années 2010 à aujourd’hui confirment notre analyse et posent à nouveau la lancinante question de l’enracinement, voire de la viabilité des construits étatiques hérités de la désagrégation de l’Empire ottoman, de la colonisation, des mandats et de la décolonisation. La verticalité étatique a bien pu exister dans le cadre de projets d’États-nations, généralement très vite évidés par l’enracinement de régimes issus de minorités : alaouites en Syrie, sunnites à Bahreïn, sunnites en Irak jusqu’à la chute de Saddam Hussein. La verticalité étatique est remise en question par une horizontalité de la référence à la « nation arabe » ou à la communauté des croyants, dont la reconstruction tient lieu de projet qui rend obsolète la notion d’État.

Dans un tel contexte, eu égard aux récentes évolutions, il est nécessaire de réviser la notion de « sécurité nationale » quand elle s’applique aux « espaces marqués par des niveaux de référence en concurrence » (Roy 1999). Cette étude ne prétend pas épuiser le débat autour de l’ineffectivité de la notion de sécurité nationale lorsqu’elle s’applique au monde arabe : au coeur de notre étude est le constat d’une difficulté à transposer cette notion vers l’espace arabe. Nous aurons d’ailleurs à étudier le lien entre cette difficulté et la double dynamique qui travaille cet espace – un espace en marge proche des grandes puissances –, en même temps qu’il est travaillé par l’horizontalité des références à un espace mythique, à une période historique. Au-delà de la référence à la Nation Arabe dans sa configuration antérieure, à l’âge d’or, marqué par l’obligation religieuse d’établir (ou de rétablir) un califat, cette horizontalité sous-tend les relations interarabes et les structure jusqu’à un certain point. Jeux de rivalité sur fond de leadership affirmé ou contrarié, guerres rares ou impossibles, politiques de puissance, rapports de vassalité avec les grandes puissances, récentes ingérences à la faveur des révoltes. Ces différents jeux interdisent de nommer, de désigner directement et ouvertement un « régime frère » comme ennemi, et même d’énoncer la fin des solidarités arabes et musulmanes. Or, au nom des mêmes mythes, des groupes, communautés ou porteurs de projets panislamistes reprennent à leur compte les tentatives d’évidement et de contournement des États envisagés comme des legs précaires, transitoires ou illégitimes.

Par ailleurs, le débat entre les tenants de l’hypothèse d’un enracinement des nations face à la précarité des États et les tenants d’une possible recomposition de l’espace arabe à l’aune des évolutions récentes est illustratif d’une telle hypothèse. Nous pensons, en effet, que depuis la seconde moitié du xxe siècle jusqu’à aujourd’hui l’enracinement des États n’a pas (ou pas encore) abouti au dépassement des mythes et des références à des niveaux concurrençant les construits étatiques. Nous pensons aussi que, même dans des cas spécifiques où le fait étatique est très ancien et en l’absence de jeux entre minorités (cas de la Tunisie), le dépassement des références concurrentes (condition nécessaire à l’expression d’une doctrine de sécurité) ne s’est pas (ou pas encore) opéré. Cela nous amène à la deuxième étape de notre analyse : les évolutions actuelles (révoltes, guerres civiles, affaissement d’États) réactivent les références concurrentes des États et projettent le monde arabo-musulman dans le débat sur la légitimité des États, interdisant le débat sur la sécurité nationale qui est l’antithèse des références concurrentes (panarabisme, panislamisme, référence aux communautés).

I – Verticalité étatique vs horizontalité géopolitique et référentielle

Un rapport à l’État s’attache à la notion de sécurité nationale (Balzacq 2003). Remarquons que les définitions et la notion même de sécurité nationale ont été forgées pour une réalité et des espaces marqués par l’ancienneté des construits étatiques et par l’usure, voire par le dépassement de la contestation de leurs réalités par des niveaux infraétatiques ou par des références supranationales. Dans le cas du monde arabe, plus spécifiquement dans le cas du Moyen-Orient, nous nous trouvons dans un schéma inverse : le fait étatique est récent, les niveaux de référence locaux de contestation de l’ordre étatique sont encore prégnants et actifs : minorités religieuses (Liban, Syrie, Irak, Bahreïn, Arabie saoudite, Yémen), communautés linguistiques (kurdes en Syrie et en Irak, berbères en Libye, kabyles en Algérie). Au niveau supérieur prévaut une compétition pour un leadership de la nation arabe (compétition entre l’Égypte de Nasser et l’Arabie saoudite, compétition et rivalité entre les deux versants du baathisme, l’Irak et la Syrie, compétition entre l’Arabie saoudite et l’Iran pour le leadership de la communauté musulmane). La référence à la communauté des croyants est politique en même temps qu’elle se situe sur le plan de l’invocation religieuse. Ces niveaux multiples croisent une géopolitique particulière qui n’est pas sans influencer l’expression et l’énonciation des « sécurités », la sécurité de l’État se confondant souvent avec la sécurité des régimes ou avec le maintien de groupes minoritaires au pouvoir. On ne peut, enfin, négliger la situation spécifique du monde arabe pris dans son ensemble : un espace situé dans la proche marge des puissances centrales. Se trouvent ainsi résumées les deux apories d’un système travaillé par les logiques, tant supra-étatiques qu’infra-étatiques, toujours à l’oeuvre.

A — Des références qui concurrencent les États

La géopolitique du monde arabe est non centrée : il n’existe pas de puissance centrale, mais une juxtaposition horizontale d’États s’étalant du golfe Arabo-Persique jusqu’à l’Atlantique. Cette horizontalité croise des relations particulières des États entre eux et des États arabes avec les puissances centrales. Le monde arabe est une marge des grandes puissances qui est envisagée, à cause de ses multiples évolutions, comme source de risques, mais aussi d’opportunités pour les puissances centrales. Cette situation particulière du monde arabe révèle une matrice particulière : États fragiles ou contestés en interne cohabitant dans un contexte régional de jeux de domination-puissance dans la marge des grandes puissances. Le peu d’enracinement des États et leurs échecs à se défaire des références concurrentes expliquent jusqu’à un certain point la difficulté d’émergence de doctrines spécifiques de sécurité et d’une réflexion sur la sécurité des États autrement que sous un mode mimétique ou artificiel masquant la précarité des construits institutionnels. Nous pensons en effet qu’en raison de l’antériorité des rapports horizontaux entre les différentes composantes de l’espace arabe, prévaut un jeu de coercition, de domination et d’influences croisées : les plus faibles des États arabes sont tributaires du jeu des plus puissants, ces derniers imposant aux plus faibles la recherche d’appuis extérieurs ou des alliances au sein de l’espace arabe. En plus de la question de l’État, la puissance apparaît comme l’autre pendant de la construction d’une « sécurité nationale ».

Nous partons d’une définition simple de la puissance, celle de « la capacité d’un acteur d’imposer sa volonté aux autres » (Aron 1962 : 16). La notion de puissance apparaît alors comme relative à un système et à un contexte. Certes, depuis Machiavel, l’accent a été mis sur les déterminants de la puissance : les capacités militaires, les moyens matériels, le moral des populations. On pourrait ajouter la qualité du territoire, les capacités économiques (Sokoloff 1993), la possibilité de disposer et de dominer des technologies. Cette définition permettrait de produire un classement, une hiérarchie entre les nations, de la plus forte à la plus faible. Les capacités militaires ont constitué, depuis longtemps, une des variables majeures permettant de mesurer et de qualifier la puissance. Plus récemment, des déterminants non militaires ont été avancés pour préciser la notion de puissance et fournir une explication quant au rayonnement non seulement des États-Unis, mais aussi d’autres acteurs qui ne disposent pas des mêmes capacités militaires. On se rappellera longtemps encore la distinction opérée par Nye entre hard power et soft power pour signifier le caractère multiforme de la notion de puissance (Nye 1990). Celle-ci ne peut s’apprécier de façon absolue et détachée du contexte géopolitique, de l’espace régional et du contexte du moment. Alliances, partenariats mais aussi, en contrechamp, rivalités précisent le cadre d’exercice d’une puissance. Cependant, les différentes définitions et précisions apportées à la notion de puissance depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ne retiennent pas la possibilité d’une inscription dans la profondeur historique de configurations de rapports de puissance et de domination dans des espaces marqués par des rapports antérieurs d’ordre politique, culturel ou religieux. Autrement dit, la disponibilité d’outils de la puissance (économique ou militaire) permet de réinvestir le champ des « références concurrentes » (islamité, arabité), de les dépasser ou de les utiliser dans le cadre d’un discours interne (cas de la Syrie de Hafez al-Assad et de la question palestinienne) ou, encore, de les utiliser dans le cadre d’une lutte pour le leadership régional (Arabie saoudite contre Yémen, rôle du Qatar dans le cadre des révoltes arabes, etc.).

À l’instar de la notion de « sécurité nationale », les différents usages de la notion de puissance ont concerné, depuis la Seconde Guerre mondiale, l’espace central des puissances occidentales dominant un système international. Ils ne s’intéressent que très peu et négativement aux jeux de puissance, aux critères de puissance dans la périphérie dominée ou dans la marge des grandes puissances. Que se passe-t-il dans la marge ? Quelles expressions et manifestations de la puissance trouve-t-on dans les espaces périphériques ? De récentes études ont essayé d’explorer l’avènement de nouvelles puissances appartenant au Sud, qui serait « grand bénéficiaire » (Prost 2008 : 277-299). Selon Prost, le club des « nouvelles puissances du Sud » ne serait pas homogène. Il y aurait un premier cercle formé par un ensemble de pays faisant preuve d’un fort dynamisme économique et un second cercle formé par des pays montrant un fort dynamisme démographique, un poids régional et une présence marquée dans les échanges internationaux. Selon Prost, ces pays du second cercle seraient un danger pour la stabilité du système international dans la mesure où leur action internationale serait motivée par « le legs de la période coloniale, par la faiblesse ou la revanche » (Prost 2008 : 282). L’analyse du rôle prêté aux nouvelles puissances par Prost n’est pas originale dans ses conclusions. Ce qui est intéressant, c’est le pont que l’auteur jette entre le rôle actuel, réel ou supposé de ces États et la profondeur de leur histoire. Prost cite à cet égard les cas de la Turquie revancharde, de l’Arabie saoudite poussée par une rivalité oblique avec l’Iran. Il n’omet pas le cas de l’Iran et de sa quête de la puissance par la possession de l’arme nucléaire (l’essai date de 2008). Le lien entre la nature, la qualité des régimes politiques et leurs comportements respectifs sur la scène internationale (leurs perceptions des menaces globales, leurs politiques de puissance) est susceptible d’aggraver les tensions internationales (Prost 2008). Nous pourrions ajouter la spécificité du contenu de la puissance en fonction du contexte, du lieu où s’exercent puissance, domination et coercition, car nous pensons nécessaire de contextualiser la notion. Il apparaît dès lors utile de souligner l’avantage d’expliciter le rapport entre le lieu, le contexte et l’expression de la puissance.

On peut ne pas partager la conclusion de Prost. Néanmoins, il est intéressant de constater que celui-ci établit un lien entre legs historique, capacités actuelles et politique de puissance dans le cas de pays formant le second cercle des « émergents » sur la scène internationale au temps de ce qu’il désigne par l’affaiblissement relatif de l’Occident. Ce que nous retenons ici, c’est le lien entre legs historique et action internationale.

L’essai de Prost illustre les tentatives de classification et de hiérarchisation, la volonté de construire une structure d’ordre dans le désordre des évolutions constatées depuis la fin de la guerre froide. Dès le début des années 1990, l’interrogation sur la nature du système international, sur les émergences, les classements, les déclassements, les déclins a suscité de nombreux débats. Il est vrai que le monde bipolaire autorisait un confort intellectuel et limitait la querelle autour des points cardinaux. Certes, il y avait les tenants d’une hiérarchisation Nord-Sud, mais celle-ci n’était qu’une clé de classification sur la base de la revendication et non sur la base de la confrontation. Avec la fin du monde bipolaire avait démarré une interrogation sur la morphologie d’un système international en gestation. Certes, des tentatives d’anticipation avaient été menées très tôt et avaient abouti à des analyses très intéressantes et novatrices dans le contexte de leur époque (Smouts 1980 : 222-236). Smouts reconnaît après Hoffmann que les États de la périphérie disposeraient d’une certaine souplesse de jeu que ne pouvaient s’autoriser les États du centre ou les puissances majeures. On a pris conscience de l’évolution qui devait amener la rénovation de l’étude de la puissance, non pas depuis le centre, mais depuis le rapport entre le centre et la périphérie, entre les grandes puissances et les autres États. Comment la puissance se distribue-t-elle dans un système de relations internationales ? Quels comportements un système international pourrait-il autoriser à des États dotés de capacités moindres et de moyens plus limités ? Ces États seraient-ils condamnés à subir indéfiniment ? Au-delà de la question de définir la notion de puissance, d’autres problèmes surgissent. D’abord, la notion a été forgée pour un contexte et marquée par une vision géocentrée. Ensuite, elle a été forgée à travers l’usage de variables qui permettent de la mesurer. Enfin, la notion serait marquée par une langue et par un contexte culturel (Forsberg 2011 : 211).

Les notions de puissance et d’échelles de puissance – variables qui permettent de qualifier l’étendue d’un rapport de puissance entre groupes et États, grandes ou petites puissances, rapport entre grandes puissances, entre grandes et petites puissances, entre petites puissances – constituent des objets pertinents et permanents de l’étude des relations internationales. Il est légitime, voire nécessaire, de s’interroger sur les classifications, sur les variables retenues pour obtenir et justifier de telles échelles. Leur construction et la sélection des variables qui les sous-tendent restent un chantier ouvert, que cette étude n’a pas la prétention d’achever. Bien plus modestement, nous nous intéressons aux rapports entre des groupements politiques, entre des États faisant partie de sous-ensembles régionaux formés autour d’éléments communs : religion commune, langue commune, passé politique commun construit autour d’un espace politique unifié et qui s’est fragmenté au fil de l’histoire.

B — Une ancienne matrice toujours à l’oeuvre

La notion de « grande puissance » éclaire les rapports qui s’établissent entre les acteurs majeurs, dans un système de relations entre acteurs centraux et acteurs périphériques, moins puissants que les premiers, car ne disposant pas des mêmes capacités ni des mêmes déterminants de la puissance : l’économie, la technologie, les moyens de la coercition. La réflexion sur les rapports de puissance et de domination entre acteurs centraux puissants et acteurs périphériques moins puissants a donné lieu à une abondante littérature, qu’il s’agisse des rapports de puissance ou des rapports de domination entre centre et périphérie. La perspective des rapports au sein de la marge, entre États de la périphérie, n’a été envisagée que très rarement. Il s’agit pour l’essentiel d’études et de travaux centrés sur des espaces restreints, considérés sous l’angle des complexes régionaux de sécurité.

Ces configurations de rapports de puissance et de domination dans les espaces périphériques et marginaux constituent pourtant des cas d’étude intéressants. Certaines de ces marges sont constituées autour d’espaces de puissance et de domination très anciens, liés à d’anciens centres qui se sont évaporés, léguant à ces espaces des solidarités, des configurations de rapports qui perdurent bien après la disparition d’un centre de puissance. Il serait intéressant de s’interroger, dans la pérennité des rapports entre groupements politiques (États, proto-États, etc.), sur l’existence de modèles traversant l’histoire et configurant des rapports à l’intérieur des ensembles, des systèmes régionaux ou subrégionaux se caractérisant par des relations particulières et dans lesquels on peut déceler des rapports de domination-puissance, des rapports de solidarité, voire parfois des visions fondées sur une unité antérieure, réelle ou mythique. La survivance des rapports antérieurs de domination et de puissance dans ces espaces aujourd’hui à la marge pourrait expliquer la configuration de certains rapports de puissance. Dans ces cas précis, il ne s’agit pas d’espaces de puissance et de domination formés par un jeu d’empire ; il s’agit plutôt de regroupements d’acteurs, étatiques ou non, que les différents membres rattachent à une solidarité commune, historiquement datée selon eux.

Il y a l’idée, il y a aussi l’espace géographique circonscrit par l’idée elle-même. Ces deux éléments de base forment, selon nous, les composantes d’une configuration de rapports de puissance-domination dans certaines marges. Il est évident que toutes les marges des espaces centraux ne sont pas constituées selon cette même logique. L’absence d’une antériorité commune, exprimée par une pan-idée, ne constitue pas un obstacle devant la formation d’une marge de puissance et de domination (Chauprade 2007 : 487). On sera alors dans des cas de rapports entre centres et marges où l’attraction du centre est importante et où les relations entre les acteurs de la marge se déduisent plutôt de leurs positions respectives les uns par rapport aux autres et par rapport au centre.

Les panismes ressortissent à cette catégorie : l’espace arabe qui nous intéresse ici correspond à la notion de marge de puissance-domination au sens de Chauprade (2007 : 487). Dans ce cas particulier, la pan-idée, la géographie, l’antériorité des rapports, le souvenir d’un centre qui s’est évanoui et qui continue à alimenter un mythe collectif constituent les éléments d’analyse pertinents. C’est donc dans le cadre de l’analyse des rapports de puissance-domination, dans un espace périphérique, sous-tendu par un panarabisme en perte de sens et d’un panislamisme prodrome d’une crise profonde que nous situons notre étude. Nous pensons, par ailleurs, que ces marges peuvent se constituer autour d’un modèle de rapports historiques. Le terme « modèle » n’est pas employé ici dans son sens de recherche d’une modélisation des rapports (Grenier 2001 : 71-101). Il est utilisé simplement dans le sens d’une configuration de rapports qui se solidifient et qui s’inscrivent dans la longue trame des profondeurs historiques (Lamoureux 2015 : 359-365).

Nous pensons, en effet, que les rapports de puissance-domination dans ces espaces marginaux, comme les rapports de puissance dans l’espace monde, relèvent de modèles historiques, modèles qui se perpétuent et se transforment progressivement. Dans le cas de l’espace arabe, ce modèle de rapports intrasystémiques, comme le modèle des rapports entre l’espace arabe et les puissances du moment dans l’espace monde, est assez ancien. Il est déjà à l’oeuvre dans la périphérie de l’espace musulman, lorsque la fragmentation gagne progressivement l’espace arabo-musulman. D’ailleurs, le cas précis du califat de Cordoue nous livre un modèle réduit d’analyse très pertinent pour étudier les rapports au centre de plus en plus fort et pour étudier les rapports entre les principautés issues de la fragmentation du centre politique. L’évanouissement du centre a redéfini doublement les rapports des principautés de l’Occident musulman entre elles et les rapports entre ces groupements politiques et l’Espagne chrétienne en réunification et en reconquête (Benaboud 1985 : 123-141). Cette première figure des rapports est un idéal-type. Dans les autres parties de l’espace arabe à la même période, la fragmentation est à l’oeuvre et les rapports de puissance-domination sont marqués eux aussi par une double dynamique de l’horizontalité intra-arabe et par la verticalité des rapports avec des acteurs en dehors de l’espace arabe. Ce modèle est doublement à l’oeuvre à partir des XVe et XVIe siècles dans les rapports entre l’Empire ottoman et les provinces arabes, puis dans les rapports entre le monde arabe et les puissances occidentales. La période coloniale masque quelque peu cette figure des rapports arabo-arabes ; elle est moins prononcée au cours de la période qui va des indépendances jusqu’à la fin de la guerre froide (El Mechat 2004 : 57-68).

Le début des années 1990 voit la réactivation de cette figure de relations entre pays arabes et entre le monde arabe et les grandes puissances du moment. La période actuelle, marquée par des transitions politiques violentes, illustre parfaitement ce modèle de relations intrasystémiques (entre les pays arabes eux-mêmes) et extrasystémiques. Bien que les relations horizontales aient intégré l’irréversibilité de la fragmentation en États, les discours sur l’unité arabe et islamique constituent toujours la référence. Les projets d’unification sous l’égide des États sont restés au stade des tentatives nassériennes et kadhafiennes avec le succès que nous connaissons. Cependant, la plaidoirie en faveur de l’effacement des États et du rétablissement d’un califat constitue une pierre angulaire du discours politique des formations politiques radicales, des Frères musulmans et des groupes djihadistes. Dans une moindre mesure, dans la péninsule arabique, le jeu de l’Arabie saoudite, sans aller jusqu’à exiger l’effacement des États, est d’imposer la prééminence de la monarchie wahhabite dans cet espace (guerre au Yémen, intervention à Bahreïn). Plus spécifiquement, le jeu des monarchies arabes pendant les révoltes arabes n’a certes pas consisté en une entreprise d’effacement des frontières, mais en un ensemble de jeux particuliers afin de peser sur les types de gouvernements des pays en proie aux troubles. Il peut s’agir de jeux de puissance face à des homologues disposant d’une puissance équivalente ; il peut aussi s’agir d’une recherche d’appuis auprès d’un voisin plus puissant pour contrebalancer les capacités d’un État menaçant. Il peut s’agir, également, du recours à une grande puissance pour s’assurer une prééminence dans un jeu de rivalité locale. L’action des États périphériques s’inscrit dans des modèles de comportement qui ressortissent à la recherche de la protection, à la recherche de l’équilibre ou à la recherche de l’avantage sur un rival ou un ennemi. Cependant, ces matrices de comportement dépendent de variables géographiques, géopolitiques, économiques s’inscrivant dans ce qu’on appellera des figures ou des modèles historiques. Les rapports intra-arabes peuvent être envisagés sous cet angle. Néanmoins, les rapports tissés dans la profondeur géohistorique orientent de façon significative les rapports interarabes. Il convient alors d’explorer les racines historiques d’une matrice de rapports mutuels au sein de cet espace et de rapports avec les grandes puissances. Nous pensons que le jeu de rivalité, de puissance et de domination dont la diplomatie de ces pays s’est nourrie se rattache à un modèle historique. Cette figure des rapports dyadiques, d’une part, et intersystémiques, d’autre part, s’est bien sûr modelée au fil des cycles de l’histoire. Elle s’inscrit dans le long cycle de la domination de l’espace arabe par les différentes puissances : l’Espagne depuis la reconquête et la lutte hispano-ottomane pour la domination de la rive sud de la méditerranée, l’Empire ottoman, les puissances européennes des XIXe et XXe siècles, les États-Unis.

Durant ce long cycle, les outils de la domination se sont transformés, transfigurant les rapports entre l’espace arabe et les puissances du moment. Il n’en demeure pas moins que nous restons dans un différentiel de puissance au détriment d’un monde arabe marqué par une modernité avortée ou par une modernité en échec. C’est ainsi qu’une marge se construit progressivement, par une « provincialisation », une mise sous tutelle des différentes portions d’un espace. Ces mises sous tutelle ont d’abord favorisé le maintien de la domination de l’Empire ottoman, puis elles ont fourni les moyens et les outils à des protectorats, voire à des quasi-colonisations et à des colonisations. Après les indépendances, le jeu de la puissance-domination se perpétue au Machrek et au Maghreb, vis-à-vis des États-Unis, vis-à-vis des puissances européennes séparément ou conjointement, en même temps que continuent le jeu de puissance-domination et les jeux de rivalités intrasystémiques arabes.

Le rapport aux puissances dominantes du moment ne saurait masquer une compétition qui prévaut dans le monde arabe pour le leadership interne (le rôle de l’Égypte, de l’Irak, de la Libye, de l’Arabie saoudite et du Qatar après les révoltes arabes) et pour des leaderships régionaux (la compétition entre le Maroc et l’Algérie pour le le contrôle du Maghreb, le rôle de l’Arabie saoudite au sein du Conseil consultatif du Golfe, les jeux de la Syrie de Hafez el-Assad et de l’Irak de Saddam Hussein). Les deux dynamiques, celle de la domination extérieure et celle de la compétition intra-arabe et des jeux d’influence, de puissance et de domination interne, se sont nourries l’une de l’autre durant ce long cycle. Elles se superposent à un ensemble de dynamiques locales et localisées, formant ainsi la trame d’une histoire croisée où se mêlent contraintes globales, trames de rapports entre pays de la marge et contraintes locales, sociales, politiques, économiques. Cela autorise de fait, d’un point de vue méthodologique, à tenter une analyse historique croisée, non seulement entre les différents niveaux, mais aussi entre les différentes variables et dynamiques (Werner et Zimmermann 2003 : 7-36).

C’est à la faveur des révoltes arabes, de la chute de régimes dans cinq pays arabes, de tentatives de changement de régime (Bahreïn), du déclenchement de guerres civiles (Syrie, Libye, Yémen) qu’on verra à l’oeuvre les deux dynamiques : celle de l’ancien rapport de domination par les puissances du moment et celle de la compétition pour le leadership, voire une lutte intra-arabe pour orienter, peser ou dessiner l’avenir politique, le type de régimes dans les pays en proie aux troubles ou en situation de transition politique. C’est à travers ce moment particulier qu’on peut trouver illustration de l’ancien modèle des rapports interarabes et des rapports avec les puissances dominantes du moment.

L’étude de ces dynamiques et de ce modèle précis pose des questions cruciales. Est-il légitime d’évoquer l’existence d’un modèle, d’une matrice historique de rapports, qui, dans le cycle long de l’histoire dans la marge et entre la marge et le centre, organise et qualifie des rapports de puissance et de domination ? En quoi la matrice des rapports interarabes et des rapports entre le monde arabe et les puissances du moment constitue-t-elle un type particulier, une singularité ? Est-il possible d’illustrer son actualité à la faveur des récentes évolutions ?

II – Horizontalité géohistorique et inachèvement d’États

Comment étudier et expliquer l’activisme de certains États arabes depuis le déclenchement de ce qui a été appelé médiatiquement un printemps ? Comment qualifier cet activisme en termes de puissance-domination ? Comment lire l’activisme de ces États depuis ou parallèlement à l’action des grandes puissances jusqu’alors concernées par la sécurité et la stabilité de la marge ? Ces questions nous amèneront à exposer deux dynamiques corollaires l’une de l’autre. Il y a d’abord la fin d’un cycle d’une histoire des rapports entre le monde arabe et l’Occident, qui, du même coup, réactive une matrice de domination-puissance. Cette matrice de rapports est binaire et ambivalente. Elle se structure autour de rapports au sein de la marge, mais qui dépendent aussi des rapports entre un acteur de la marge et les puissances centrales. La marge impose aux États qui la composent des contraintes, une hiérarchie. Celle-ci constitue une sorte de passerelle vers la reconnaissance d’un rôle dans la marge par les puissances centrales. Ainsi, l’Égypte a bénéficié pendant longtemps d’un statut d’acteur incontournable dans les jeux arabes, dépassant ainsi l’Arabie saoudite, qui, bien qu’abritant les lieux saints de l’Islam, ne jouissait pas d’une telle reconnaissance. De Sadate à Moubarak, l’Égypte a été reconnue comme une puissance régionale et a pu ainsi jouer le rôle de passerelle entre le monde arabe et les puissances centrales. La matrice des relations au sein du monde arabe et entre le monde arabe (formant une marge) et les grandes puissances n’a pas changé entre le XIXe siècle et les révoltes arabes de la fin de 2010. À partir de cette date, on note un enracinement du modèle et une exacerbation des jeux de puissance-domination dans la marge.

A — Niveaux, variables, horizontalité référentielle et évidement des États

De fait, on peut distinguer trois niveaux dans ce jeu de rapports de domination et de puissance entre les puissances centrales, la marge et les groupes sociaux. Trois niveaux que nous pouvons schématiser ainsi :

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Cette schématisation nous livre un large spectre de relations dans la marge et un spectre de rapports entre la marge et la ou les puissances du centre. Au sein de la marge, nous sommes dans un cas spécifique, les solidarités anciennes, venant d’un socle commun, la Umma, qui supplante la nation arabe, se superpose à l’État et le concurrence, le vide parfois de sa capacité à résumer et à encadrer le politique.

En dessous, les groupes de référence, tribaux (Dresch 2009 : 185-202), lignagers (Conte 2001 : 65-94), voire régionaux, se sédimentent eux aussi, offrant une lecture pluraliste des rapports politiques et des croisements de niveaux. Certes, les États restent jusqu’à un certain point, dans certains pays, les maîtres du jeu sur le plan social, économique et politique. Cependant, dans la période de transition propice aux relâchements des liens d’allégeance ou de clientèle, nombre d’acteurs, d’entrepreneurs politiques locaux, parfois en lien avec des acteurs extérieurs, concurrencent les États et imposent une nouvelle distribution de la puissance dans l’espace national. Poussés à leur maximum, cette fragmentation de la puissance et son éparpillement peuvent donner lieu à des évanouissements d’États. La Libye et le Yémen illustrent cette évolution paradoxale où des acteurs locaux promus par des puissances extérieures s’imposent dans un jeu politique interne, contribuant ainsi à vider la structure étatique de sa substance. Plus fondamentalement, la concurrence porte de plus en plus sur le projet d’État, sur le rapport au développement. Dans cette période de transition, diverses thèses fleurissent, le référentiel islamiste ou islamisant est proposé comme une solution, sorte d’antithèse aux systèmes de gouvernance mis en oeuvre au lendemain des indépendances (Dupret et Ferrié 1997 : 762-775 ; El Aoufi 2012 : 101-119).

Ces relations croisées et obliques d’États à groupes de base, de groupes à groupes mettent en lumière des jeux de puissance-domination entre acteurs étatiques arabes, relations que les transitions arabes vont exacerber. Sans anticiper sur la suite de notre propos, nous pouvons illustrer ces relations obliques par l’activisme de l’Arabie saoudite auprès des tribus sunnites en Syrie et en Irak. Nous pouvons évoquer aussi les aides financières et les soutiens divers de la monarchie wahhabite au profit de groupes combattants en Syrie, en Libye. Le soutien apporté par les autorités saoudiennes à al-Sissi prouve, là aussi, les capacités réelles d’un État à orienter par des relations horizontales ou obliques la dynamique d’un changement interne dans un pays arabe limitrophe ou lointain, allant jusqu’à financer des groupes armés. L’implication du Qatar dans la chute de Mouammar Kadhafi est illustrative de cet activisme. Les relations de groupe à groupe constituent elles aussi un levier considérable dans le cadre de confrontations ou de concurrences entre États de la marge. Enfin, les relations avec les puissances du centre sont également ambivalentes. Si la recherche du protecteur a été l’objectif principal de l’ensemble des États de la marge, il semble que la phase de transition que traverse le monde arabe autorise désormais des interventions et des actions que les grandes puissances tolèrent, voire suscitent, partageant ainsi un fardeau en prenant une posture plus éloignée, moins exposée. La guerre que mène l’Arabie saoudite au Yémen avec une « coalition » arabe ressort de ce type relation. Cependant, dans les cas d’un leadership contrarié, les relations avec la puissance dominante, voire une puissance de moindre poids mais suffisamment présente, peuvent s’avérer déterminantes. La rivalité algéro-marocaine au Maghreb est assez illustrative de ce type de comportement. Ainsi, l’aide multiforme de l’Arabie saoudite en faveur du Maroc constitue un moyen pour Rabat de contrebalancer la bienveillance de plus en plus visible de Washington vis-à-vis de l’Algérie et la tiédeur de plus en plus remarquée de Paris vis-à-vis du royaume chérifien. Au total, cette matrice de relations intra-arabes, dans la marge et extrasystémique permet d’avancer des hypothèses d’évolution très intéressantes qui relèvent d’une nouvelle « provincialisation ».

Les nouveaux rapports entre les pays arabes du Golfe, les riches monarchies et les pays arabes en transition sont de plus en plus marqués par des liens de dépendance non seulement économique, mais aussi politique, augurant une provincialisation horizontale. L’aide prodiguée aux partis politiques islamistes impliqués dans les élections après-chutes de régimes indique une réorientation du regard vers l’est. À ce titre, le rôle indirect du Qatar dans les élections tunisiennes de 2011 nous fournit un exemple du jeu politique d’un micro-État disposant de moyens lui permettant de jouer un rôle disproportionné par rapport à sa taille réelle. La tiédeur des aides européennes et américaines renforce l’activisme des monarchies du Golfe. Celles-ci, horrifiées par la perspective d’une arrivée de la contestation dans leurs espaces nationaux, s’emploient à orienter de façon significative les transitions arabes. Mais cette évolution concerne dans une moindre mesure d’autres pays arabes non touchés par les transitions. Ainsi, le Maroc est dans une relation de dépendance vis-à-vis de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. La Jordanie, pays de front dans la guerre que les monarchies du Golfe livrent à l’Iran, au Hezbollah et aux alaouites par groupes djihadistes interposés, impose à la monarchie Hachémite une allégeance plus forte vis-à-vis de la monarchie wahhabite. Si la dépendance de l’Égypte, grand pays épicentre du monde arabe, vis-à-vis de l’Arabie saoudite et vis-à-vis des Émirats Arabes Unis ne fait plus de doute, la Tunisie est dans une position très particulière. Célébrée comme symbole de compatibilité entre islam et démocratie par les puissances occidentales, elle constitue un repoussoir pour les monarchies du Golfe qui n’auront de cesse de vouloir clore la parenthèse de démocratisation du monde arabe.

B — Horizontalité référentielle et relations avec les puissances centrales

Cinq ans après les révoltes sociales qui ont conduit le monde arabe vers une suite de basculements et au moins trois guerres civiles (Syrie, Libye, Yémen), il est permis de tirer des conclusions quant à la fin d’un cycle de relations entre le monde arabe et les puissances dominantes et la réactivation paradoxale de l’ancienne matrice des rapports de puissance-domination au sein de la marge, au sein du monde arabe. Au lendemain de la chute des régimes arabes en Tunisie, en Égypte et en Libye, au moment où s’enclenchait la spirale de la guerre civile en Syrie, au moment de l’intervention saoudienne à Bahreïn et au moment où le Yémen entamait sa lente décente aux enfers, la doctrine ne manqua pas de poser les deux questions habituelles. Qu’arrive-t-il ? Pourquoi cette évolution n’avait-elle pas été anticipée ? La seconde question renvoie à des débats cruciaux au sein de la science politique et au sein de l’étude des relations internationales ; cette étude n’a pas prétention à lui fournir une réponse. En revanche, la première question ouvre la perspective sur les dynamiques de l’espace arabe et sur les relations au sein de cet espace, de même que sur ses relations avec les grandes puissances.

Sur le plan des évolutions internes des pays arabes, ceux en révolte, comme ceux qui restèrent inertes, les évolutions démographiques, sociales, économiques et politiques sont tout autant porteuses de périls que de nouvelles fractures au sein de chaque ensemble et entre le Maghreb et le Machrek, entre l’espace arabe comme marge de l’Europe et l’espace européen. Après plus de soixante ans des premières indépendances, l’usure des modèles politiques s’est fait sentir sur fond de sclérose des modes d’organisation du politique : usure des idéologies, faillites d’États et des discours. Attendu pour être le printemps d’un espace resté trop longtemps figé, le vent du changement se mua parfois en une suite de transitions régressives, où le référentiel islamiste s’est posé en réponse unique à toute velléité de démocratisation, l’espace arabe restant dans la dénonciation de l’apport extérieur, dans une illusion de renouer le fil avec l’expérience interrompue. En ces temps de révoltes, jamais les références à Hassan el-Banna ou à Sayyed Qotb n’ont été aussi nombreuses, non seulement en ce qui concerne le rapport au politique dans l’espace arabe (Dar Al Islam), mais aussi en ce qui a trait aux rapports à l’autre (Dar Al Harb). Les riches monarchies pétrolières ont pu limiter les risques d’une explosion sociale en puisant dans leurs réserves (Arabie saoudite), ce que fit aussi l’Algérie. On remarquera au passage que les solidarités entre monarchies ont fonctionné pour rendre improbable la chute d’une tête couronnée : du Maroc à la Jordanie, en passant par le Bahreïn, aucune contestation notable de l’ordre établi. Les troubles ne gagnèrent que les républiques ou les régimes autocratiques, quasi monarchiques, grimés en république (les cas les plus illustratifs étant la Libye et la Syrie).

La carte politique de l’espace s’est pourtant renouvelée en profondeur, tant sur le plan des frontières entre groupes, entre zones d’influence que sur le plan des visions du monde. Au lendemain de la chute des régimes dictatoriaux en Tunisie, en Égypte et en Libye, les puissances tutélaires n’avaient aucun projet de réorganisation de l’espace arabe. L’Occident était orphelin d’une vision claire permettant de maintenir un semblant de statu quo dans un espace contigu à l’Europe et porteur de nombreux défis dont on mesure aujourd’hui l’impact : la question des migrations, le terrorisme et la sécurité des frontières. Le 27 février 2011, dans un éditorial optimiste au Washington Post, Robert Kaplan voyait dans la chute des régimes arabes l’effacement possible de la fracture méditerranéenne, s’autorisant à parler d’un trait d’union après tant d’années de séparation. Sans doute, comme beaucoup, Kaplan était trop pressé de trouver un mur à abattre et une nouvelle « fin de l’histoire » à espérer. Le vide laissé par les États postcoloniaux et les élites au pouvoir durant plus de trois décennies allait être rempli par les acteurs longtemps marginalisés et qui parfois se sont substitués aux États en faillite ou aux États effondrés. Les Frères musulmans, les groupes salafistes et dans une moindre mesure les acteurs politiques jusqu’alors marginalisés investissent la scène, s’imposent comme acteurs et interlocuteurs, aidés par des moyens considérables mis à disposition par les mécènes du Golfe, déjà à l’affût de ce moment depuis fort longtemps et qui, très habilement, avaient préparé une armée de rechange. Une offre politique nouvelle, prospérant sur la déroute d’un Occident ayant perdu soudainement ses relais, ou feignant l’étonnement de voir apparaître une relève déjà structurée et rompue aux luttes politiques par une longue clandestinité. La plupart entretenaient déjà des liens très étroits avec les monarchies du Golfe ; ils formaient pour certains une élite en exil, quand ils n’étaient pas d’anciens supplétifs en Afghanistan ou ailleurs.

En l’absence d’un grand dessein permettant de donner une consistance aux « transitions » et aux processus de démocratisation, les pays de la révolte se tournèrent vers l’est, vers l’antériorité et la référence. L’horizontalité a pris le pas et l’avantage sur une verticalité des rapports avec le centre, coupable d’avoir soutenu des régimes corrompus, des États en faillite et des élites adossées à des pouvoirs brutaux. Après l’appel à l’ex-colonisateur, lancé au lendemain des indépendances au nom de l’efficacité modernisatrice et de la construction de l’État, après l’appel d’empire lancé au lendemain de la chute du mur de Berlin et la crainte du désordre, c’est un appel à l’antériorité, à l’Orient hypothétiquement et mythiquement originel et à ses possibles milliards de dollars que lancent les nouvelles élites arrivées au pouvoir. Le centre, se débattant dans la fin d’une crise économique, ne voyait plus l’enjeu que représentait la rive sud, ni la marge dans son ensemble. Il laissa aux puissances de la marge le soin de gérer l’après-régimes autocratiques.

Ce « grand dessein » n’apparaît enfin nettement qu’après la chute de Moubarak et le début de l’ingérence ouverte de l’Arabie saoudite et du Qatar dans la guerre civile syrienne. Si, au Machrek, ce qui est en jeu ce sont les croisements entre frontières d’États héritées des partages malheureux du début du XXe siècle et frontières entre groupes ethnoreligieux, ce qui se profile au Maghreb c’est la volonté de redessiner de ce que d’aucuns seraient tentés d’appeler une « carte mentale », la vision du monde, la carte du rapport au politique, le rapport à l’État, à la norme et à la règle de droit. Il s’agit en réalité d’une double réécriture des rapports dans l’horizontalité de la marge. Plus fondamentalement, il s’agissait de solder deux legs : le legs franco-britannique au Machrek et le legs symbolique de l’Europe au Maghreb. Dans ce dernier cas, c’est la notion même d’État telle qu’elle a été transférée aux pays du Maghreb qui est combattue, voire inscrite sur la liste d’une destruction méthodique de ce qui relève du gouvernement civil postcolonial, fondé sur le droit étatique comme source du pouvoir. Ce projet de gouvernement civil est au coeur du projet politique porté par l’ancienne métropole coloniale et légué aux États postcoloniaux au Maghreb. Ce projet est vécu par les tenants d’un retour aux sources, ainsi que par les monarchies du golfe, comme une horreur politique et un faux universalisme, puisqu’il interroge leurs pratiques actuelles du pouvoir et leur rapport au droit, à l’usage de la rente pétrolière, voire la légitimité du système monarchique. Cet État « occidental » était depuis longtemps refusé par les tenants d’un retour aux origines.

La reprise en main des processus de transition par les acteurs politiques en lien avec les monarchies du Golfe date de la chute de Moubarak. Profitant du vide et de l’invitation lancée par les puissances centrales à s’impliquer dans la construction d’un avenir politique aux pays arabes en révolte, les monarchies du Golfe ils imposeront l’agenda des partis religieux qu’ils financent. Se muant en petites puissances de la marge, ces pays, par la promotion d’un projet conforme à leurs visions de l’islam et du rapport islam-politique, souhaitaient contrecarrer toute possibilité d’extension de la contestation. Éloigner le spectre de la discorde, de la fitna, devint le maître mot. Usant d’une sorte de soft power en recourant à des moyens inédits jusqu’alors dans le monde arabe, le Qatar et dans une moindre mesure l’Arabie saoudite vont s’impliquer directement dans les transitions arabes.

Dans leurs rapports à leur contexte géopolitique immédiat (l’Iran, l’Irak chiite, le Yémen problématique), le Maghreb lointain et les monarchies du Golfe ont conscience de leurs faiblesses. Malgré les achats d’armes pléthoriques et bien que disposant de fonds considérables, ces pays sont très fragiles sur le plan sécuritaire. Dépendant de protecteurs extérieurs et fragilisés par le déséquilibre entre population autochtone et immigration (essentiellement du sous-continent indien et du Sud-Est asiatique), ces pays étaient en quête de nouveaux partenariats de défense et de sécurité quand ont éclaté les révoltes arabes (Kepel 2015 : 9-24). Ce sont ces variables qui vont imposer à ces pays une nouvelle politique de puissance dans l’espace arabe. Ces pays sont certes dotés d’une véritable « résilience » (Dazi-Héni 2015 : 25-42) face aux changements, mais leur implication dans les jeux de puissance au Machrek et Maghreb est symptomatique d’une faiblesse. Contrairement à la Turquie qui use de son statut de puissance régionale, les pays du Golfe, sans réelle marge de manoeuvre, se voient obligés de renouer avec des outils anciens, voire très archaïques : l’influence et la fitna. La religion et les partis conservateurs offrent alors à ces pays des leviers pour pratiquer une politique d’influence à défaut de puissance. L’histoire récente a montré l’incapacité de ces pays, spécifiquement l’Arabie saoudite, à mener des guerres au-delà de leurs frontières. Malgré l’armement disponible et l’aide des pays occidentaux (États-Unis, France, Royaume-Uni), l’armée saoudienne, soutenue par une coalition arabe hétéroclite, peine à venir à bout d’une révolte menée par d’anciens membres des forces armées du Yémen restés loyaux à Saleh et de houthistes du nord. Dans cette guerre oubliée, sans images, nous assistons à l’illustration des limites du jeu de puissance dans la marge. Des alliés (le Pakistan) rechignent à participer, d’autres (l’Égypte) ne témoignent pas d’une grande ardeur pour voler au secours de l’armée saoudienne à la peine. Le dernier recours reste alors la recherche d’un appui extérieur à l’espace arabe pour (re)stabiliser la marge. Le cas libyen montre parfaitement les multiples revirements qui finissent par augurer d’une intervention occidentale dans ce pays afin d’éradiquer les avant-gardes de l’État islamique. D’aucuns pensent que ce nouvel avatar des luttes intra-arabes aurait bénéficié au moins de la complaisance d’acteurs étatiques arabes ou musulmans non seulement dans son implantation irako-syrienne, mais aussi dans son arrivée sur la scène libyenne.

Se plante alors définitivement le schéma qui nous rappelle le modèle historique des petits États (taïfas) en lutte les uns contre les autres et qui, pour contrebalancer un différentiel de puissance, se trouvent dans l’obligation d’appeler à leur secours une puissance extérieure.

Penser la sécurité nationale, c’est penser le rapport à l’État, aux legs historiques au sens de la géohistoire. Dans le cas du monde arabe, il nous faut revisiter la notion en partant de l’échec des construits étatiques et de l’impossibilité de se défaire des références concurrentes. On peut penser, positivement, que la dynamique des trajectoires au sens que lui donne Olivier Roy pourrait favoriser un enracinement des États et le dépassement des autres références. La définition d’une sécurité nationale ne peut faire l’économie des legs et des matrices historiques encore à l’oeuvre.