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Si le titre de l’ouvrage donne d’ores et déjà le ton, le lecteur pourrait aisément résumer la thèse des auteurs de la façon suivante : le régime politique de l’Érythrée s’enfonce dans un totalitarisme politique digne des dystopies orwelliennes. Pour y donner de la substance, les auteurs, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Franck Gouéry, tous les deux enseignants à Sciences Po, font habilement appel aux auteurs incontournables sur le thème du totalitarisme (Arendt, Aron, Hassner, etc.). C’est d’ailleurs la force de l’ouvrage qui sait excellemment mâtiner l’analyse du naufrage politique du régime érythréen comme cas d’école à l’aune de références de philosophie politique. Autant le néophyte que les experts sur les questions africaines en général ou sur celles liées à la corne de l’Afrique en particulier apprécieront cet ouvrage consacré à un pays considéré, à tort ou à raison, plutôt à la marge du tropisme géographique des chercheurs politistes francophones (avec quelques exceptions, comme ceux menés dans le cadre de l’Observatoire des enjeux politiques et sécuritaires de la corne de l’Afrique au sein de l’Institut d’études politiques de Bordeaux). La bibliographie sur l’Érythrée et la corne de l’Afrique est exhaustive tout en faisant la part belle à la littérature en philosophie politique sur les divers aspects du totalitarisme. Enfin, toujours sur la forme, on appréciera la cinquantaine de photos et de cartes insérées au milieu de l’ouvrage.

Passant en revue, tout d’abord, les origines – lointaines et proches – du naufrage totalitaire de l’Érythrée, puis ses caractéristiques et enfin ses faiblesses, l’ouvrage combine donc profondeur historique et analyse politique. C’est par le jeu successivement de la colonisation italienne, de l’administration anglaise, de la fédération éthiopienne imposée par l’Onu, puis l’annexion par Addis Abeba que le sentiment national érythréen a pris corps dans le sillage de la lutte armée. À la suite d’une « accumulation primitive du pouvoir », le pays connait, après son indépendance en 1993, sous la férule du dictateur Issayas Afeworki, grand admirateur de Mao qui consolide sa mainmise, une dérive autoritaire accentuée par un discours belliqueux contre ses voisins et même une guerre menée contre l’Éthiopie entre 1998 et 2000. Cette guerre fera 60 000 victimes des deux côtés et plus d’un demi-million de déplacés (durant la guerre d’indépendance entre 1961 et 1991, on compta quelque 200 000 victimes érythréennes – civils et militaires confondus – et 850 000 réfugiés). Les auteurs insistent sur une pièce centrale du régime : le système de la conscription pour une durée indéfinie en vigueur depuis 2002. Véritable camisole de force pour la jeunesse, le service militaire – qui n’a de militaire que le nom, puisque les « conscrits » sont généralement chargés de fonctions civiles – regroupe 400 000 Érythréens. Véritable « pays Potemkine », l’Érythrée connait pourtant toutes les difficultés pour dissimuler le chaos de sa bureaucratie ainsi que la misère et le délitement de son armée. Les discours bellicistes, les purges, la propagande, le contrôle des communications, les arrestations arbitraires, les endoctrinements sont autant de caractéristiques du totalitarisme que l’on va retrouver, à des degrés poussés, dans le système érythréen. L’ouvrage montre, citations à l’appui tirées des oeuvres des plus grands penseurs dans ce domaine, que ces mesures illustrent toutes un aspect du fonctionnement totalitaire. Une des premières conséquences est le nombre important d’Érythréens ayant fui à l’étranger, les auteurs remarquant qu’« au moins un tiers – peut-être même la moitié – des Érythréens vit à l’étranger ». Les chiffres parlent d’eux-mêmes : de 5 à 10 000 Érythréens fuient leur pays chaque mois. Quant aux statistiques sur l’origine des migrants qui tentent de traverser la Méditerranée, souvent depuis la Libye, elles sont claires : un des pays les plus représentés est l’Érythrée.

Jeangène Vilmer et Gouéry, sur le modèle du concept de « failed state », avancent en conclusion l’idée théorisée par Michael Walzer d’un « totalitarisme failli » – que l’on pourrait à priori qualifier d’oxymorique tant les exemples de totalitarismes réussis apparaissent peu nombreux – qui, pour l’auteur, signifie seulement que « tout totalitarisme est un totalitarisme manqué ». Cette expression renvoie au processus autodestructif du régime érythréen que les auteurs voient dans leur conclusion comme étant « en phase terminale ». S’il est à l’agonie, c’est d’abord parce qu’il a atteint son objectif affiché, en l’occurrence l’indépendance du pays, mais aussi et surtout pour avoir échoué, d’une part, à s’isoler géographiquement de ses voisins et politiquement dans la mondialisation et, d’autre part, à juguler sa prédation d’État néopatrimonial sur l’économie. L’exercice de prédiction est toujours périlleux, mais les espoirs ne sont pas interdits et souhaitons que le tropisme libéral des auteurs l’emporte.