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Hélène Carrère d’Encausse nous avait déjà gratifiés en 1976 d’une première monographie mémorable sur la politique soviétique au Moyen-Orient. Quelque quarante ans plus tard, Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe de Moscou, entend reconduire cette exploration, en focalisant l’attention sur le cadre postsoviétique. La gageure est ambitieuse, mais surtout bienvenue. Ambitieuse, parce que cet opuscule paraît à un moment où les questions liées aux velléités russes dans l’espace moyen-oriental sont posées avec une acuité renouvelée sur la scène internationale. Bienvenue, parce que l’ouvrage proposé contribue à combler un certain angle mort de la recherche francophone – laquelle s’est largement désintéressée de cette thématique depuis la chute de l’Union soviétique, hormis dans sa dimension sécuritaire.

À la décharge de cette désaffection académique, il faut reconnaître avec l’auteur la relative « mise en sommeil » (page 7) des intérêts du Kremlin au Moyen-Orient durant les premières années d’existence de la Fédération de Russie, trop accaparée par son désir spontané de rapprochement avec l’Occident. Cette orientation n’empêchera toutefois pas les diplomates russes de nouer des partenariats économiques dits « pragmatiques » (avec la Turquie, l’Iran, l’Égypte ou Israël) et de s’immiscer de façon proactive dans les nombreuses crises qui traversent invariablement cette région. Pour Delanoë, ce réinvestissement postsoviétique serait en vérité motivé par « un objectif de puissance qui dépasse le cadre strictement moyen-oriental » (page 11). Cette thèse est habilement étayée par la mise en évidence, en quatre chapitres successifs, des principaux déterminants géopolitiques de la présence russe au Moyen-Orient.

Le premier chapitre met en relief la prégnance de l’économisation de la politique étrangère de la Russie. Ce phénomène se distingue, entre autres, par une ardente promotion du milieu entrepreneurial au plus haut niveau de l’État russe. Si, pour l’auteur, de fréquents déplacements présidentiels ont permis un développement considérable des relations économiques de la Russie avec les pays de la région, des contraintes endogènes et exogènes persistantes entravent un saut qualitatif. Pour ne citer qu’un exemple, le financement par la société russe Rosatom de projets de centrales nucléaires en Turquie, en Égypte et en Jordanie risque d’asphyxier, à l’interne, la trésorerie du groupe et partant, d’échancrer sa crédibilité. À l’externe, les nombreuses crispations autour de la guerre en Syrie, de la relation avec l’Iran ou autour de la fixation des prix des hydrocarbures paralysent l’acquisition de nouvelles parts de marché dans le secteur du nucléaire civil avec l’Arabie saoudite et les autres pays du Golfe.

La seconde partie du livre aborde plus spécifiquement la question de l’immixtion russe dans les affaires régionales, à travers l’analyse de la posture russe vis-à-vis du conflit israélo-palestinien, face aux Printemps arabes et lors de la crise libyenne. À contre-courant des discours interventionnistes visant à renverser les régimes, le Kremlin s’est fait le chantre de la défense d’un ordre mondial polycentrique dans lequel Moscou aspirerait à jouer un rôle de premier plan, y compris celui de garant de la sécurité et des souverainetés au Moyen-Orient. Sa capacité à instaurer un dialogue multidimensionnel avec l’ensemble des protagonistes régionaux place assurément les Russes en position privilégiée de médiateur. Cette inclination n’est cependant pas exempte de contradictions que relève pertinemment l’auteur : la méfiance générale de la classe politique et de l’opinion publique israélienne envers Moscou, ou encore la difficile gestion russe du facteur religieux entre protection des communautés chrétiennes d’Orient et musulmanes de Russie.

Delanoë se penche, dans le troisième chapitre, sur le cas surmédiatisé de l’intervention militaire russe en Syrie qu’il définit comme un « moment russe » et qu’il motive par une sorte d’alignement d’intérêts conjugué à un contexte stratégique favorable. L’étouffement de l’imbroglio ukrainien, mais également la sauvegarde d’un État laïque en Syrie, le maintien des infrastructures navales de l’unique base méditerranéenne à Tartous ainsi que l’opportunité d’une « vitrine militaire pour le complexe militaro-industriel russe » composent les soutènements du soutien armé de la Russie au pouvoir syrien.

Une dernière section interroge la vocation sécuritaire de la Russie sur la scène moyen-orientale. L’auteur dresse, à l’aune des plus récents développements bilatéraux, un portrait circonstancié et tout en nuances des succès et écueils actuels de la diplomatie russe au Moyen-Orient, en ciblant à brûle-pourpoint la nécessité d’une stratégie régionale comme adjuvant à l’action diplomatique. Les liens avec les partenaires régionaux sont tour à tour scrutés au regard de la méfiance, des réserves, mais aussi des opportunités qui seraient de nature à miner ou à consolider les intérêts multisectoriels de la Russie au Moyen-Orient. L’auteur ouvre, en conclusion, une discussion constructive sur l’opportunité de l’édification d’une nouvelle architecture de sécurité régionale, conjointement cautionnée par la Russie et les États-Unis, qui aurait pour vocation de maintenir et de préserver la paix dans la région.

L’apport essentiel de cette étude très succincte est sa portée empirique. La diversité des sources mobilisées et des angles d’analyse ainsi que la primeur du propos pallient un vide monographique évident – et l’on ne peut que se féliciter de cette amorce. La clarté de l’exposé et l’intérêt d’une démonstration stimulante n’en laissent pas moins quelques regrets au spécialiste, comme l’absence d’un chapitre traitant spécifiquement de l’héritage politique de l’ex-premier ministre Evgueny Primakov ou de la rivalité balbutiante avec la Chine. Restons honnêtes : le format de la collection dans laquelle s’insère l’essai ne s’y prêtait guère. Russie : les enjeux du retour au Moyen-Orient a toutefois le grand mérite d’offrir en un nombre ramassé de pages une lisibilité salutaire sur une politique étrangère souvent perçue comme complexe, nébuleuse, voire paradoxale.