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Comment concevoir l’interaction entre la politique et le temps ? De quelle manière un cadre de référence temporel permet-il de déconstruire les événements politiques de portée internationale ? Comment faire contraster les représentations médiatiques conventionnelles avec les pratiques contre-narratives offertes par l’art et le cinéma ? Dans son ouvrage Politics and Time, Michael J. Shapiro, professeur en science politique à l’Université d’Hawaï, contribue aux théories, méthodes et idées du champ à travers une analyse interprétative et critique de la représentation temporelle de quatre événements internationaux : la dévastation nucléaire de Hiroshima, les ravages de l’ouragan Katrina, les luttes de travailleurs contre l’oppression au sein des sweatshops, et finalement, le processus décisionnel des opérations d’assassinats par drones pilotés à distance.

Dans son essence, l’objectif de l’auteur se résume à mettre en exergue l’importance fondamentale du temps pour comprendre le politique. Afin d’introduire sa pensée, Shapiro expose la notion de temporalité critique, qui structure son analyse de cas. En puisant dans un riche héritage de philosophie politique, notamment Kant, Deleuze, Ricoeur ou encore Foucault, l’auteur souhaite montrer le contraste entre les discours gouvernementaux et médiatiques et une interprétation critique de la conceptualisation temporelle des évènements politiques. D’une part, l’argumentaire adopte une posture critique, où l’auteur étudie les contre-récits apportés par des sujets et des individus oubliés, ignorés ou opprimés. D’autre part, l’analyse présentée se veut temporelle, dans la mesure où elle s’intéresse en profondeur au phénomène du temps comme élément central des événements. Méthodologiquement, cela implique un regard analytique minutieux porté sur des aspects souvent négligés des études internationales, comme la grammaire, et l’analyse de scènes cinématographiques, de danse rythmique ou de séries télévisées. Par exemple, l’auteur accorde une importance particulière à l’utilisation du futur antérieur comme temps grammatical pour relater les contre-récits présentés : il s’agit d’interpréter le will-have-been des moments historiques de portée internationale représentés dans l’art.

Fort de cette approche théorique et conceptuelle, l’auteur procède à un examen de plans et de séquences cinématographiques de films portant sur l’après-Hiroshima. L’analyse met l’accent sur les séquelles oubliées sur la santé psychologique, les relations sociales, ou encore la sexualité des survivants. L’explosion étant habituellement représentée comme historiquement et temporellement circonscrite, Shapiro met à mal cette vision en critiquant « l’éthique de l’attention » médiatique qui révèle sa sélectivité en omettant la souffrance humaine à long terme des victimes. Ainsi, une violence sans précédent s’est déroulée selon une temporalité défiant les guerres classiques : une destruction colossale instantanée a éclipsé la réalité des tragédies humaines prolongées. L’auteur poursuit dans la même veine avec une analyse de l’ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans en 2005. En effet, Shapiro s’appuie sur un documentaire et une série télévisée portant sur la catastrophe naturelle afin de souligner l’étonnement médiatique d’une situation depuis longtemps ignorée : la condition socioéconomique des Afro-Américains. Selon lui, la surreprésentation médiatique des individus afroaméricains lors de l’ouragan témoigne de la surprise générale de la population qui, jusque-là, traitait avec des oeillères la précarité de ces citoyens. L’auteur décompose ce qu’il appelle des « bio-temporalités » afin de cristalliser ce traitement médiatique obtus.

Par la suite, l’auteur change de registre en se servant de la musique et de la danse pour analyser les luttes ouvrières des travailleurs au sein de sweatshops. Ainsi, il étudie la symbolique cachée derrière la cadence des chorégraphies de danse et des rythmes musicaux qui relatent le quotidien de ces milieux : la résistance des travailleurs propose un contre-rythme aux forces capitalistes mondiales, coercitives et oppressives, qui souhaitent imposer un rythme de travail corporel sans relâche et nuisible pour la santé. Shapiro propose une réflexion sur la politique de l’esthétique, afin d’éclaircir des dimensions invisibles de la chaîne corporative, telles les confrontations et les résistances des initiatives ouvrières. Finalement, il clôt son argumentaire en confrontant la vision aseptisée de la rhétorique gouvernementale concernant les opérations d’assassinats par drone du gouvernement américain. L’auteur s’attaque à la fausse objectivité des critères et des indicateurs sociaux dont sont composées les biographies qui sont au coeur de l’aval décisionnel nécessaire pour cautionner une opération de drone. En confrontant ces « nécro-biographies » à des contre-récits au sein de textes littéraires et de séries télévisées, Shapiro appelle à questionner les vérités reçues qui permettent de légitimer un processus séquencé en deux temps : une collecte de données de longue durée et en apparence neutre, transformée instantanément en un meurtre anonyme, machinal et parfois tragiquement erroné.

L’ouvrage s’aventure dans les interstices peu explorés des études internationales pour proposer une vision méthodologique et épistémologique intrinsèquement divergente du mainstream des sciences sociales. L’utilisation de représentations artistiques, en particulier cinématographiques, pour y tisser des liens conceptuels avec la temporalité des événements politiques, contribue certainement au foisonnement d’un pluralisme méthodologique. Par ailleurs, sa posture critique plaide habilement pour un second regard sur les événements internationaux, pour donner voix aux sujets ou objets d’études ignorés. Cependant, l’ouvrage est parfois articulé de manière difficilement accessible au niveau philosophique, d’autant plus pour le néophyte inattentif aux subtilités cinématographiques. Un second bémol consiste en l’épilogue, qui relate éphémèrement le concept du sublime kantien – un moment de magnitude singulière qui brouille la frontière entre le subjectif et le monde expérientiel – qui émerge au fil de l’argumentaire : l’explication paraît sous-exploitée malgré sa portée conceptuelle. Ceci dit, l’ouvrage réussit de manière convaincante à sortir des sentiers battus, afin d’insister sur l’utilité des représentations temporelles et d’élucider la réalité obscurcie des événements internationaux, et ce, en explorant le lien inextricable entre l’art et le politique.