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La reprise des hostilités militaires entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabagh en automne 2020, d’une ampleur sans précédent depuis l’accord de cessez-le-feu signé en mai 1994, a consacré la crise du processus de médiation du conflit dans le cadre de l’osce[1]. Le 27 septembre 2020, alors que les médiateurs ont « appelé les parties… à reprendre les négociations » (osce 2020), le président azerbaïdjanais a annoncé « une poursuite des opérations » (Présidence de la république d’Azerbaïdjan 2020) tandis que le Premier ministre arménien s’est déclaré prêt à prendre « toutes les mesures nécessaires », y compris militaires, pour assurer la sécurité dans la région (Premier ministre de la république d’Arménie, 2020). À l’issue de quarante-quatre jours de combats et d’un nouvel accord de cessez-le-feu conclu le 9 novembre 2020, l’Azerbaïdjan a atteint par la force une partie des objectifs qu’il n’était pas parvenu à réaliser en trente ans de négociations. Cette recrudescence du conflit témoigne des « nouveaux défis » que Chester Crocker, Fen Hampson et Pamela Aall ont présentés au regard de l’environnement dans lequel ces médiations sont engagées (Crocker et al 2019 : 50). À l’approche de la troisième décennie du 21e siècle, la médiation évolue, pour ces auteurs, sous l’influence d’une double tendance : celle d’un environnement international caractérisé par des rivalités géopolitiques croissantes, et celle d’environnements internes où le leadership politique est fragmenté et mouvant. Brouillant les hiérarchies traditionnelles, ces deux tendances offrent une clef de compréhension majeure de l’impasse dans laquelle est entrée la médiation d’un nombre croissant de conflits.

Au-delà de son actualité, la médiation du conflit du Haut-Karabagh par l’osce offre un cas d’étude intéressant de l’enlisement des négociations en vue d’un accord de paix. Si de nombreux travaux sur la zone ont exploré les causes du conflit, peu ont porté sur l’échec de sa médiation. Pour expliquer cet échec, les publications existantes ont mis l’accent soit sur les parties au conflit – peu disposées au compromis, soit sur les médiateurs – faiblement engagés, mal outillés ou peu efficaces, soit sur les uns et les autres à la fois. Cette présentation a pour objet de préciser la façon dont ces deux dimensions, internes et externes au conflit, se superposent, s’enchevêtrent et pénètrent tant dans le processus que dans le résultat de la médiation pour conduire à l’impasse. Comme l’a suggéré Jacob Bercovitch dans sa réflexion sur le succès ou l’échec de la médiation, il convient en effet de distinguer la médiation conçue en tant que processus de la médiation appréhendée en termes de résultat (Bercovitch 2011 : 94-95). Le processus fait référence aux modalités de discussion mises en place, aux principes d’organisation et de fonctionnement de la médiation. Les résultats touchent aux réalisations et accords obtenus à travers la médiation. De fait, s’agissant du Haut-Karabagh, l’osce a été placée en 1992 au centre d’un processus de médiation multilatérale, rendant compte des caractéristiques du conflit et du contexte international de l’époque (I). Tout au long des années 1990 et 2000, elle a proposé divers plans de paix et facilité le dialogue entre les dirigeants arméniens et azerbaïdjanais, sans pour autant obtenir de résultat probant en la matière (II). Depuis les années 2010, face aux évolutions internes et externes au conflit, l’osce est devenue – en dépit des déclarations officielles – une instance marginale de médiation (III).

La zone de conflit du Haut-Karabagh avant 2020

La zone de conflit du Haut-Karabagh avant 2020
Source : International Crisis Group, juin 2017

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I – L’osce : au centre d’une médiation multipartite visant à régler un conflit inextricable

Conflit interne à l’Union soviétique, le Haut-Karabagh est devenu une question internationale en 1992, lorsque l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont accédé à l’indépendance et qu’ils ont intégré la communauté internationale. En janvier 1992, avant même d’avoir formellement adhéré à l’onu, ces deux États ont rejoint la csce. Dès lors, face à l’existence d’un conflit entre deux de ses membres, la csce a envisagé de jouer un rôle – à commencer par l’établissement d’une mission d’enquête (Maresca 2000 : 69). Les caractéristiques même du conflit nécessitaient une médiation (A) et la csce semblait alors être l’organisation la plus adaptée aux circonstances (B). C’est dans ce contexte que sont apparus deux facteurs d’échec de la médiation évoqués par William Zartman : l’absence d’organisation capable de prendre des décisions et la présence d’un perturbateur (Zartman 2008 : 243). La médiation est « un processus de gestion des conflits où les adversaires cherchent l’assistance ou acceptent une offre de la part d’un individu, d’un groupe, d’un État ou d’une organisation pour régler leur conflit ou leur différend sans recourir à la violence physique ou sans évoquer l’autorité du droit » (Bercovitch et al. 1991 : 8).

A – Le Haut-Karabagh, un conflit inextricable

La médiation est d’autant plus « importante » lorsqu’il s’agit de mettre fin à des « conflits inextricables », c’est-à-dire à « des conflits qui persistent sur la durée et ne se plient pas aux efforts – soit des parties directes, soit le plus souvent avec l’assistance d’une partie tierce – pour parvenir à un règlement politique » (Crocker et al. 2009 : 493). Cette résistance à toute solution est le produit des positions irréconciliables entre des parties qui préfèrent le statu quo à toute alternative politique. Elle concerne souvent les conflits intraétatiques, où sont en jeu des questions d’intérêt vital, de souveraineté, d’identité et de territoire, qui se prêtent difficilement au compromis et sont appréhendés, de fait, dans le cadre d’un jeu à somme nulle. N’étant pas suffisamment mûres pour accepter une solution, les parties peuvent, de surcroît, disposer d’un environnement géopolitique renforçant leur position. C’est dans ces circonstances que sont apparus des conflits dits « gelés », suspendus par un accord de cessez-le-feu sur une longue durée mais non résolus par un règlement politique[2]. Selon Terrence Hopmann et William Zartman, « le Haut-Karabagh est un exemple type de conflit inextricable », où les positions diamétralement opposées des parties sont à la fois un enjeu et une des causes de l’échec de la médiation (Hopmann et Zartman 2010 : 1 ; Hopmann 2015).

Hérité des processus de dislocation d’empire et de développement des nationalismes au 19e siècle, le conflit du Haut-Karabagh a opposé, dans sa version contemporaine, l’Arménie et l’Azerbaïdjan depuis plus de trente ans. En février 1988, à la faveur de la glasnost et de la perestroïka, les autorités de la région – majoritairement peuplée d’Arméniens mais intégrée à l’Azerbaïdjan – ont réclamé le rattachement de la zone à l’Arménie. Faisant valoir le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ainsi que des arguments d’ordre historique, culturel et politique, elles ont exprimé leurs revendications avec l’approbation de l’Arménie face aux contestations de l’Azerbaïdjan, attachée à défendre son intégrité territoriale. Au moment de la dislocation de l’urss, afin d’éviter toute déstabilisation de l’Arménie, les représentants du Haut-Karabagh ont renoncé à leur projet initial et ont proclamé leur indépendance en janvier 1992. Condamnée par l’Azerbaïdjan, non reconnue par l’Arménie en dépit des mouvements de solidarité entre Arméniens, cette décision a provoqué le développement de la guérilla, puis d’une véritable guerre jusqu’en mai 1994.

En matière militaire, la guerre a eu des conséquences humaines et territoriales qui sont devenues, à partir de 1994, des points sensibles de discussion dans le cadre de la médiation. Cette guerre s’est soldée par la victoire des Arméniens sur les Azéris, ainsi que par l’extension du théâtre des opérations en dehors des territoires du Haut-Karabagh, initialement enclavé en Azerbaïdjan. Les Arméniens du Haut-Karabagh se sont en effet emparés du district de Latchine, ouvrant un couloir de communication terrestre avec l’Arménie – leur unique source d’approvisionnement. Puis, afin de neutraliser les territoires à partir desquels les Azéris bombardaient, ils ont conquis les districts adjacents – faisant la jonction entre la zone de conflit, l’Arménie et l’Iran[3]. De fait, la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, fermée, s’est transformée en ligne de contact correspondant à la ligne de front. Au-delà des 25 000 victimes enregistrées de part et d’autre, la guerre a provoqué d’importants mouvements de populations. Au titre des négociations figure ainsi la question du retour des personnes déplacées dans la région, soit près de 800 000 individus pour l’Azerbaïdjan[4]. Quant aux districts occupés par les forces arméniennes, représentant 13 % du territoire azerbaïdjanais, leur restitution a constitué une des questions les plus litigieuses des pourparlers, touchant à la sécurité du Haut-Karabagh et à la souveraineté de l’Azerbaïdjan.

En termes politiques, la victoire militaire des Arméniens du Haut-Karabagh s’est traduite par le développement d’un État de fait, la république d’Artsakh[5], non reconnue par la communauté internationale, faisant du statut de la zone l’objet central de la médiation. Il s’est agi là du noeud des négociations, du point sur lequel les Arméniens et les Azéris sont les plus fondamentalement opposés. Pour les uns et les autres, la question du Haut-Karabagh a participé de leur construction identitaire et nationale, forgée dans un conflit que l’expérience renouvelée de la guerre a cristallisé et radicalisé. De fait, en raison des menaces qu’une telle solution ferait peser sur leur sécurité, les Arméniens ont-ils exclu tout retour au statu quo ante, à savoir tout exercice d’une quelconque souveraineté de l’Azerbaïdjan sur le Haut-Karabagh. Inversement, refusant de céder des territoires perdus sous la pression de la force armée, les Azéris ont exigé un retour au statu quo ante et un rétablissement de l’intégrité territoriale de l’État azerbaïdjanais. Ce sont ces positions excluant toute concession que les médiateurs ont été chargés de concilier. Mais au-delà de la polarisation arméno-azérie, la médiation du conflit du Haut-Karabagh a été compliquée par la présence d’une « partie arménienne », certes unifiée d’un point de vue militaire, mais fragmentée d’un point de vue politique entre deux États dont les intérêts n’ont pas toujours convergé : un État officiel, basé à Erevan, en Arménie, et un État de fait, basé à Stepanakert, dans le Haut-Karabagh[6]. Disposant d’une autonomie stratégique non négligeable et doté d’une diplomatie informelle, le Haut-Karabagh n’a pas été intégré comme partie au conflit dans le processus de médiation mis en place par la csce.

B – Forces et faiblesses du Groupe de Minsk de l’osce

La perception d’un risque de contagion du conflit du Haut-Karabagh aux États voisins et parfois alliés que sont la Russie, la Turquie et l’Iran a incité la csce à engager un effort de médiation. Une médiation multipartite, comme celle engagée dans le cadre d’organisations régionales, apparaît lorsque « deux parties tierces ou plus coopèrent ou rivalisent pour aider les antagonistes à négocier le règlement d’un conflit » (Crocker et al. 2015 : 369). Ce type de médiation présente, en théorie, un certain nombre de défis. Elle peut offrir divers avantages, et notamment la possibilité, pour les médiateurs, de bénéficier de plus importantes ressources et leviers d’influence pour exercer de plus fortes pressions et accroître les chances d’obtenir un accord. Mais elle présente aussi certains risques, en particulier celui d’une compétition entre États tiers poursuivant des agendas de politique étrangère différents, ou d’éventuelles difficultés de construire une position unifiée. Ces situations permettent aux protagonistes de recourir au « forum shopping » et de résister au compromis, voire de contester l’impartialité des médiateurs pour justifier leur réticence à la concession. De fait, s’agissant du conflit du Haut-Karabagh, la présence de multiples médiateurs a-t-elle soulevé un questionnement sur l’efficacité de la médiation mise en place par l’osce (De Waal 2010 : 165) ; elle a même été considérée comme un véritable « obstacle à la paix » (Betts 1999).

Réunis à Helsinki le 24 mars 1992, les États participant à la csce ont décidé de convoquer à Minsk une conférence sur le Haut-Karabagh afin de promouvoir un règlement pacifique de la crise. Onze États, dont l’Arménie et l’Azerbaïdjan[7], devaient participer à la conférence, tandis que « des représentants élus et autres du Haut-Karabagh » devaient y être conviés en tant que « parties intéressées » (csce 1992). Alors que la convocation de cette conférence devenait incertaine en raison de la recrudescence des combats armés, les États-Unis (et non la csce[8]) ont insisté pour que la Présidence en exercice de la csce organise de toute urgence des négociations préliminaires. C’est ce dialogue préparatoire qu’incarne le « Groupe de Minsk » depuis 1992. La conférence, reportée sine die, n’a pas été convoquée. Mais le Groupe de Minsk est resté le forum officiel de la médiation du conflit du Haut-Karabagh, réduisant – d’après l’un des ambassadeurs américains au sein du Groupe – le poids croissant des responsabilités de l’onu en matière de règlement des conflits dans le monde à la fin de la guerre froide (Cavanaugh 2016 : 429). Pour un autre ambassadeur américain chargé de cette médiation, l’intérêt de la csce résidait dans le fait qu’elle représentait « la seule organisation régionale comprenant à la fois les pays occidentaux et les pays de la région » (Maresca 1996b : 88)[9]. Composé notamment des États-Unis et de la Russie, le Groupe de Minsk consacrait – selon Volker Jacoby, anciennement en poste à l’osce – « un moment historique unique… où il semblait y avoir une compréhension mutuelle entre États participant à la csce du fait que la coopération était préférable à la confrontation » (Jaboby 2005 : 30)[10].

Au-delà de ce moment unique, c’est indépendamment du Groupe de Minsk et parfois en rivalité avec ses membres que la Russie a négocié l’accord de cessez-le-feu entré en vigueur le 12 mai 1994[11]. Quelques jours auparavant, à l’Assemblée interparlementaire de la Communauté des États indépendants (cei) réunie à Bichkek les 4 et 5 mai 1994, les représentants des parties au conflit et de la Russie avaient signé un protocole appelant à la conclusion d’un cessez-le-feu.

Le conflit dans le Haut-Karabagh et ses alentours… affecte de façon significative les autres pays de la région et complique la situation internationale… Les parties au conflit [sont appelées] au bon sens : à cesser le feu… à signer un accord fiable et juridiquement contraignant… assurant la non-reprise des activités militaires, le retrait des troupes des territoires occupés, le rétablissement des communications, le retour des personnes réfugiées. [Elles] s’accordent à suggérer… de discuter… la création d’une force de maintien de la paix de la cei[12].

Cet appel a abouti le 11 mai 1992 à la signature d’un accord de cessez-le-feu entre les ministres de la Défense de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan ainsi que le commandant des forces armées du Haut-Karabagh, sous les auspices du ministre russe de la Défense, Pavel Gratchev, du ministre russe des Affaires étrangères, Andrei Kozyrev, et du Représentant spécial Vladimir Kazimirov[13].

Dès lors, en décembre 1994, au sommet de Bucarest, l’osce a cherché – à travers diverses innovations institutionnelles – à donner une impulsion à son rôle de médiatrice du conflit du Haut-Karabagh. Elle s’est efforcée d’améliorer son efficacité par une meilleure coordination des négociations. Prenant acte du rôle dominant de la Russie dans la région, elle a établi une co-Présidence du Groupe de Minsk, octroyant de façon tacite à la puissance russe le statut spécifique de co-président permanent, aux côtés d’une co-présidence rotative assurée par la Suède en 1994, puis la Finlande en 1995[14]. Par la même occasion, elle a posé le principe d’un déploiement, à l’issue d’un accord de paix sur le Haut-Karabagh, d’une force multinationale de maintien de la paix de l’osce dans la zone. Dans cette perspective, elle a décidé d’établir un Groupe de planification de haut niveau, basé à Vienne et chargé de formuler des recommandations quant au déploiement ainsi envisagé (csce 1994 : 7). C’est dans ce contexte qu’a été adopté, en mars 1995, le mandat des co-présidents du Groupe de Minsk. « En faisant preuve d’impartialité, les co-Présidents, conjointement et en parité totale », ont été chargés de consolider le cessez-le-feu, développer une base commune aux négociations en vue d’un règlement politique du conflit, promouvoir des mesures de confiance et contribuer au projet de déploiement d’une force de maintien de la paix de l’osce (osce 1995). En août 1995, un poste de Représentant personnel du Président en exercice de l’osce, chargé du Haut-Karabagh, a été créé et confié à l’ambassadeur polonais Andrzej Kasprzyk, en fonction depuis juillet 1996. Il a notamment pour mission de surveiller la ligne de contact entre Arméniens et Azéris. En janvier 1997, l’élargissement de la co-Présidence du Groupe de Minsk – désormais confiée de façon permanente à la Russie, à la France et aux États-Unis – a contribué à marginaliser les autres membres du Groupe de Minsk et à renforcer l’autorité de l’osce en matière de médiation[15].

En dépit de ces évolutions institutionnelles, la médiation de l’osce a été confrontée à des difficultés et des critiques dès son origine. Pour l’ambassadeur suédois Anders Bjurner, ancien co-président du Groupe de Minsk, « l’osce était une organisation jeune, avec un nombre élevé de membres, disposant tous d’un droit de veto », et n’ayant « pas de dents » (Başer 2008 : 103). Outre les contraintes procédurales liées à la pratique du consensus, l’impartialité des médiateurs a rapidement été une source de méfiance pour les parties en présence. Certes, celles-ci se sont félicitées – au regard du profil des trois co-présidents du Groupe de Minsk – du degré élevé d’attention exprimée vis-à-vis de la région. Les puissances médiatrices, régionales et internationales, membres du Conseil de sécurité, disposaient en effet des capacités d’imposer une solution aux protagonistes si elles le souhaitaient. Mais leur honnêteté et leur sens de l’équité ont été mis en cause. Chacun des protagonistes a pointé du doigt les perturbateurs invisibles, non étatiques, susceptibles d’être mobilisés pour peser sur l’évolution des rapports de force internationaux. Ainsi les Azéris se sont-ils inquiétés des activités de lobbying menées par les diasporas arméniennes installées aux États-Unis, en France et en Russie ; quant aux Arméniens, ils ont exprimé leurs préoccupations concernant la pression que pouvaient exercer, sur ces mêmes pays, les groupes pétroliers américains, français et russes implantés en Azerbaïdjan. Chacune des parties au conflit du Haut-Karabagh s’est, de surcroît, considérée prise au piège des agendas de politique étrangère des médiateurs et des rivalités d’influence entre la Russie et les États-Unis dans la région (Libaridian 2005 ; Zulfuqarov 2005).

Malgré ses imperfections, le processus de médiation multipartite créé par l’osce a été soutenu par l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les deux États y ont vu la possibilité d’échapper à la pression d’une puissance arbitraire ainsi qu’une opportunité de défendre leurs intérêts. L’Arménie a toutefois constamment exprimé le souhait que le Haut-Karabagh soit directement représenté dans le cadre des négociations. L’Azerbaïdjan, ne reconnaissant pas les autorités élues de la zone, s’est opposé à cette proposition, faisant valoir qu’il conviendrait alors d’associer également les représentants de la communauté azerbaïdjanaise ayant fui la région. Si les modalités d’intégration du Haut-Karabagh méritent d’être définies, l’absence de représentation des Karabaghtsis dans la médiation du conflit constitue une « anomalie » (De Waal 2010 : 170) qui explique en partie l’échec des plans de paix proposés par l’osce.

II – Entre plans de paix et pourparlers : l’impasse des modalités de règlement du conflit

Au cours des années 1990 et 2000, le Groupe de Minsk a déployé une diplomatie active sans parvenir à la conclusion d’un accord de paix concernant le Haut-Karabagh. Pourtant, tout au long de ces deux décennies, il a ouvert des fenêtres d’opportunités « mutuellement séduisantes » et proposé des formules de règlement aux parties. Cherchant à expliquer les raisons de ces échecs, William Zartman a avancé deux autres motifs majeurs, internes et externes aux parties (Zartman 2008 : 243)[16]. Il s’agit, d’une part, de la préférence des protagonistes pour une impasse douce, stable et utile, confortée par un soutien extérieur ; d’autre part, du caractère insuffisant des efforts de médiation.

A – Un engagement manifeste : la formulation de divers plans de paix

À partir de 1997, le Groupe de Minsk a engagé une activité diplomatique intense, soumettant – à l’initiative des États-Unis et de la Russie – trois propositions aux parties au conflit du Haut-Karabagh. Les deux premières sont nées de projets américains intégrant des idées qui avaient déjà été évoquées par la Russie en 1996 (Remler 2016a : 69). La première, présentée en juillet 1997, reposait sur une « solution globale » – privilégiée par les Arméniens. Elle visait à traiter simultanément l’ensemble des points à négocier : le retrait des territoires occupés, le déploiement d’une force de maintien de la paix, le retour des réfugiés, les garanties de sécurité et le statut politique de la région[17]. La seconde formule, « la solution par étapes », a été proposée quelques mois plus tard, en septembre 1997, avec pour objectif de régler dans un premier temps les questions militaires et de reporter à plus tard la question du statut politique de la zone ainsi que celle du corridor de Latchine. Soutenue par l’Azerbaïdjan, acceptée par l’Arménie mais rejetée par les Arméniens du Haut-Karabagh[18], cette deuxième proposition a provoqué une crise politique majeure à Erevan. Contraint à la démission en février 1998, le président arménien Levon Ter Petrossian a cédé le pouvoir à son Premier ministre, Robert Kotcharian – ancien président du Haut-Karabagh, élu président de l’Arménie en mars 1998. Le troisième plan initié par le Groupe de Minsk, connu sous le nom de Plan Primakov, a été discuté en novembre 1998. Il envisageait l’établissement de relations horizontales entre Bakou et Stepanakert à travers la création d’un « État commun ». Estimant que ce plan violait son intégrité territoriale, l’Azerbaïdjan l’a fermement rejeté.

Face aux revers de la diplomatie de navette engagée par l’osce, le processus de paix a été réactivé en 1999 par des rencontres bilatérales directes entre les présidents de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, aboutissant au projet d’un échange territorial entre les deux États. Ce projet avait initialement été envisagé en 1992 par l’ancien conseiller du Département d’État américain chargé des questions de nationalités en Union soviétique, Paul Goble[19]. En s’inspirant de ce projet et à travers une stratégie de compensation, il s’agissait – pour l’Azerbaïdjan – d’accorder à l’Arménie le territoire du Haut-Karabagh et le corridor de Latchine ; en contrepartie, l’Arménie lui cèderait le corridor terrestre de Meghri reliant l’Azerbaïdjan à son enclave du Nakhitchevan. C’est en avril 1999 qu’Heydar Aliev et Robert Kotcharian ont convenu d’entamer en ce sens une série de pourparlers en tête-à-tête (Ministère des Affaires étrangères de l’Azerbaïdjan 2019). Sous le sceau du plus grand secret, les deux chefs d’État se sont rencontrés à Washington en avril, à Genève en août, à Yalta en septembre. Le 11 octobre 1999, réunis à Sadarak, au Nakhitchevan, ils ont annoncé, dans le cadre d’une conférence de presse conjointe, pouvoir « dans un proche avenir » donner des informations complètes et détaillées sur un « compromis réciproque ». La définition des termes de ce compromis avait, selon Heydar Aliev, progressé « au point que les co-présidents du Groupe de Minsk [étaient] très occupés » (Remler 2016a : 74-75). Il était prévu qu’un accord final soit parachevé au sommet de l’osce à Istanbul en novembre 1999 (Ziyadov 2010 : 117 ; Abilov 2018 : 143), mais des troubles politiques en Azerbaïdjan et en Arménie ont mis un terme aux négociations. À Bakou, le pouvoir d’Heydar Aliev a été déstabilisé par un certain nombre de démissions, dont celles du conseiller présidentiel Vafa Goulouzade et du ministre des Affaires étrangères Taoufik Zoulfougarov. À Erevan, une fusillade au Parlement arménien le 27 octobre 1999 (qui a fait huit victimes, dont le Premier ministre Vazken Sarkissian[20] et le président du Parlement Karen Demirdjian) a paralysé le pouvoir de Robert Kotcharian. En 2001, les co-présidents du Groupe de Minsk, sous l’impulsion de la France puis des États-Unis, ont tenté de capitaliser sur ce rapprochement entre les parties en relançant le projet. Réunis à Paris au mois de mars, puis en Floride à Key West au mois d’avril, les présidents Aliev et Kotcharian n’ont toutefois pas validé la version révisée d’un échange territorial (Dehdashti-Rasmussen 2007 : 197)[21].

Aucune des propositions faites entre 1997 et 2001 n’a permis de sceller un accord entre les parties au conflit. L’échec des différents plans de paix a révélé tant la fragilité interne des leaderships arméniens et azerbaïdjanais que leur dépendance à l’égard des rivalités géopolitiques. Du côté des Arméniens, les conflits d’intérêt entre l’Arménie et le Haut-Karabagh ont constitué un obstacle majeur à la conclusion d’un accord paix. Selon Gérard Libaridian, conseiller du président Ter Petrossian chargé des négociations sur le Haut-Karabagh, ces conflits d’intérêt, « relativement tabous dans la culture politique arménienne », ont été une source majeure de difficultés (Libaridian 2005 : 33).

Les différences de positions entre les gouvernements en Arménie et dans le Haut-Karabagh ont compliqué le processus. Nonobstant le fait que les médiateurs s’attendaient à ce que l’Arménie détermine les politiques dans les deux capitales et que l’Azerbaïdjan présentait ces différences comme un subterfuge arménien, le développement du Haut-Karabagh en tant qu’entité politique a produit des tensions entre les autorités à Erevan et à Stepanakert.

Libaridian 2005 : 35-36

En outre, à Bakou comme à Erevan, les dirigeants ne disposaient pas d’un capital politique suffisant pour « vendre » un compromis à leurs populations. Celles-ci ne percevaient aucune urgence devant l’impasse des négociations, et elles pouvaient aisément être mobilisées par des oppositions exploitant les soupçons d’une opinion publique tenue à l’écart des discussions secrètes du Groupe de Minsk (Libaridian 2005 : 35-36). Enfin, les parties arménienne et azerbaïdjanaise se sont accordées sur le fait que le règlement du conflit ne bénéficiait pas d’un soutien extérieur suffisant. Pour Gérard Libaridian, une solution négociée dépendait aussi d’un « soutien déterminé et combiné de la part des acteurs régionaux et internationaux » (Libaridian 2005 : 37). Taoufik Zoulfougarov précisait, à cet égard, que « le manque de point commun entre les prétendants à l’hégémonie dans la région » avait été « le principal obstacle au progrès dans les négociations » (Zulfuqarov 2005 : 39). Selon certaines spéculations concernant les assassinats d’octobre 1999 à Erevan, la Russie aurait cherché à empêcher la conclusion d’un accord de paix. Pour Vafa Goulouzade, « [il] semble évident que la Russie était derrière cet incident ; tout le monde, les États-Unis, la France et bien d’autres le savaient. La Russie a, une fois de plus, démontré qu’elle ne voulait aucune forme de paix dans la région » (cité par Abilov 2018 : 151).

La médiation du Groupe de Minsk s’est ainsi soldée par une succession « d’opportunités ratées » dont les causes apparaissaient déjà en 1996 (Maresca 1996a).

B – Une nouvelle méthode : l’offre d’un canal de communication entre les parties

N’étant pas parvenu à obtenir un quelconque accord des parties au conflit du Haut-Karabagh, le Groupe de Minsk a changé de méthode de médiation à partir de 2002. Au lieu de jouer un rôle directif à travers la formulation de propositions diverses, il s’est contenté d’ouvrir un simple canal de communication entre les parties, non seulement au niveau présidentiel mais aussi au niveau ministériel. La méthode consistait à écarter toute idée d’agenda, d’engagement ou de négociation au profit de discussions libres sur toutes les questions susceptibles d’être proposées par l’Arménie, l’Azerbaïdjan ou les co-présidents du Groupe de Minsk (osce 2004). C’est dans cette perspective qu’est né le « Processus de Prague », du nom du premier sommet tenu à Prague en avril 2004 sous la forme d’une rencontre entre les ministres arménien et azerbaïdjanais des Affaires étrangères. De ces échanges devait émerger une série de principes fondateurs qui serviraient de base au règlement du conflit, favorisé en 2003 par la réélection de Robert Kotcharian à la présidence de l’Arménie et l’arrivée au pouvoir en Azerbaïdjan du fils d’Heydar Aliev, Ilham Aliev.

La nouvelle stratégie diplomatique du Groupe de Minsk a abouti à l’adoption des « Principes de Madrid » lors du sommet de l’osce en novembre 2007. Officiellement intitulé « Principes fondamentaux pour le règlement pacifique du conflit du Haut-Karabagh », ce document s’est substitué aux propositions informelles discutées jusqu’alors et a comblé le vide laissé par l’absence de tout accord préliminaire entre les parties depuis le cessez-le-feu signé en 1994. Au-delà de cet apport, les principes ont été présentés comme une combinaison des deux méthodes – globale et par étapes. Sur le fond et sur la forme, le choix des mots a permis aux médiateurs de neutraliser les désaccords entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Six principes ont été énumérés et énoncés en ces termes : 1) « Le retour, sous le contrôle de l’Azerbaïdjan, des territoires autour du Haut-Karabagh »[22] ; 2) « Un statut intérimaire pour le Haut-Karabagh fournissant des garanties de sécurité et d’auto-gouvernance »[23] ; 3) « Un corridor reliant l’Arménie au Haut-Karabagh » ; 4) « La détermination du statut juridique final du Haut-Karabagh à travers l’expression juridiquement contraignante »[24] ; 5) « Le droit des personnes déplacées et réfugiées de retourner à leur ancien lieu de résidence » ; 6) « Des garanties de sécurité internationale qui incluraient une opération de maintien de la paix »[25]. C’est sur la base de ces principes (osce 2009), révisés en juillet 2009 pour indiquer le besoin de lever certains points litigieux avant la conclusion d’un traité de paix, que les présidents arméniens et azerbaïdjanais ont poursuivi les négociations.

Divers facteurs ont favorisé l’adoption des Principes de Madrid, aussi ambigus qu’ils fussent. D’une part, les médiateurs ont éprouvé la nécessité urgente de forger un accord avant la tenue d’élections en Arménie et en Azerbaïdjan (Caspersen 2017 : 177)[26]. D’autre part, le Groupe de Minsk a – « dans un geste sans précédent » – rendu publics les principes discutés afin « d’exercer une pression » sur les parties, d’ouvrir le débat et de pousser à un accord (Huseynov 2010 : 16). Enfin, l’osce a offert « une solution mutuellement acceptable » aux parties grâce à sa créativité et à « l’ambigüité constructive » qui se dégage du texte adopté. De fait, la « zone d’accord possible » entre les parties demeurait extrêmement floue au regard des interprétations divergentes des principes, ainsi que des modalités d’application variées que chacun des protagonistes préconisait. Par conséquent, en vertu des termes de l’accord, les médiateurs ne sont pas parvenus à changer les perceptions des parties.

III – L’osce : en marge de la médiation internationale d’un conflit prolongé

Placée au centre de la médiation du conflit du Haut-Karabagh, l’osce a perdu de son influence à partir des années 2010. Deux évolutions, locale et internationale, sont à l’origine du déclin du Groupe de Minsk (Hopmann 2020 : 6-7). Avec le temps, l’état des rapports de force entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan a considérablement changé, favorisant de nouveaux affrontements sur le terrain (A). En outre, bien qu’ayant toujours occupé une position secondaire dans l’agenda politique des médiateurs, le conflit n’a suscité en Occident qu’un intérêt réduit comparativement aux années 1990. Au processus officiel de médiation multipartite a alors succédé, dans les faits, la médiation d’un État tiers (B).

A – La rivalité persistante dans le Haut-Karabagh

Au-delà des discours officiels, la médiation est apparue comme une stratégie de façade adoptée par les parties au conflit pour « gagner du temps » (Huseynov 2010 : 11)[27]. En dépit de leur participation aux pourparlers, à Erevan comme à Stepanakert, les Arméniens avaient pour objectif de préserver un statu quo qui jouait en leur faveur et permettait de créer, sur la durée, un fait accompli irréversible qu’il était question de normaliser. Pour l’Azerbaïdjan, au contraire, la médiation avait pour but de modifier le statu quo et de rétablir l’intégrité territoriale de la république. Or l’enlisement des négociations a stabilisé, consolidé et pérennisé une situation nuisant à ses intérêts (Shiriyev 2016 : 443). Mais si cette période d’inertie diplomatique a provoqué une « frustration exacerbée » à Bakou (Freizer 2013-2014 : 112), elle a également permis aux autorités azerbaïdjanaises d’accroître – grâce à l’accroissement concomitant de la rente pétrolière – les capacités militaires du pays en vue d’une éventuelle reconquête des territoires par la force. D’un montant de plus d’un milliard de dollars en 2010, les dépenses militaires de l’Azerbaïdjan ont été multipliées par deux en 2014 et ont atteint un niveau cinq fois plus élevé que celles de l’Arménie (Stockholm International Peace Research Institute 2021)[28]. Au regard de cette course aux armements, le « conflit gelé » a davantage pris la forme d’une « rivalité persistante » dans le Haut-Karabagh (Broers 2015).

À partir de 2014, la rivalité continue entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie – servant l’intérêt des pouvoirs en place[29] – s’est matérialisée par une escalade de la violence qui a contribué à réduire la propension au compromis des parties (Schmidt 2017 : 115). Pourtant, à travers la reprise des hostilités, l’Azerbaïdjan avait sans aucun doute cherché à exercer des pressions sur l’Arménie afin de la pousser à faire des concessions dans le cadre des négociations. Des combats d’une ampleur jusqu’alors inégalée se sont en effet substitués aux incidents récurrents enregistrés le long de la ligne de contact[30]. Après les accrochages militaires de l’été 2014[31], la guerre du 2 au 5 avril 2016 a radicalisé les antagonismes opposant les Arméniens aux Azéris et accru leur intransigeance[32]. Dans le discours azerbaïdjanais, la restitution des territoires occupés par les forces arméniennes est devenue la condition d’un non-recours à la force armée. Quant à l’Arménie, elle a désormais présenté l’adoption de mesures de confiance et de sécurité – réclamées depuis 2008 – comme une condition préalable à la poursuite des négociations[33]. L’Azerbaïdjan, craignant que ces dispositifs ne figent le statu quo, a préféré que ces mesures soient développées parallèlement, c’est-à-dire qu’elles soient conditionnées à des progrès substantiels des pourparlers de paix. Exigeant le consensus, toute décision en matière de mesures de confiance est restée bloquée au sein de l’osce. Incapables de prévenir la recrudescence des affrontements, les médiateurs, objets de récriminations, ont été jugés « inutiles », voire ont été discrédités, ce qui a créé « un fossé » entre le Groupe de Minsk et les parties au conflit (International Crisis Group 2017 : 29).

Alors que le président azerbaïdjanais estimait ainsi que « la guerre n’[était] pas terminée » (Président de la république d’Azerbaïdjan 2018), l’assouplissement de la position de l’Arménie, annoncé au moment de l’élection de Nikol Pachinian au poste de Premier ministre en mai 2018, a été partiel et confus. Avec la « révolution de velours » en Arménie, le « clan du Karabagh », au pouvoir à Erevan depuis 1998, a été contraint à la démission. Sont alors apparus certains signes d’une nouvelle fragmentation du leadership arménien : tout en plaçant la sécurité et le statut du Karabagh parmi les priorités de son programme gouvernemental, Nikol Pachinian a en effet adopté un discours moins radical que celui de ses prédécesseurs. S’il a rappelé que des concessions dans un contexte de menaces constantes de guerre lui semblaient prématurées, il n’a établi aucun lien entre la restitution des territoires et l’indépendance du Haut-Karabagh. En outre, il a souligné l’importance d’une participation pleine et entière du Haut-Karabagh au processus de négociation. Enfin, rompant avec le culte du secret, il a déclaré qu’il ne signerait aucun document concernant le conflit sans en informer préalablement le peuple arménien (Shirinyan 2018 : 143-145). Cette posture s’est traduite, en décembre 2018, par un accord de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan en vue de « préparer la population à la paix » (osce 2018). Mais au-delà de ces points d’inflexion favorisant le dialogue, Nikol Pachinian n’a pas hésité à déclarer, à l’occasion d’une visite à Stepanakert en août 2019, que « l’Artsakh [était] l’Arménie ».

Sur le terrain cependant, la résurgence d’une guerre de haute intensité entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en automne 2020 – renversant les équilibres militaires dans le Haut-Karabagh – a remis en cause la raison d’être du Groupe de Minsk de l’osce, qui était d’ores et déjà mise à mal. Du 27 septembre au 9 novembre 2020, les forces azerbaïdjanaises, équipées de matériel de haute technologie, soutenues par la Turquie et par des mercenaires venus de Syrie et de Libye, ont lancé une offensive visant à reprendre le contrôle des territoires perdus dans les années 1990. Elles ont reconquis[34] le tiers du territoire du Haut-Karabagh ainsi que la majorité des sept districts adjacents à la zone. En vertu de la déclaration de cessez-le-feu signée le 9 novembre 2020 (Ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie 2020), l’Arménie a été contrainte de retirer ses troupes de ces mêmes territoires et de réduire son accès au Haut-Karabagh à une bande territoriale de cinq kilomètres de largeur le long du corridor de Latchine. L’Arménie et l’Azerbaïdjan se sont également engagés à lever le blocus sur l’ensemble de leurs voies de communication et de transport. À cet égard, les autorités arméniennes ont été tenues de garantir une entière liberté de circulation sur le couloir terrestre reliant l’Azerbaïdjan à l’enclave du Nakhitchevan. Enfin, les deux parties ont approuvé le déploiement d’une force de maintien de la paix ainsi que l’établissement d’un centre de maintien de la paix, chargés de superviser le cessez-le-feu. Considérant ces dispositions, le président azerbaïdjanais a alors martelé – en écho aux appels de l’osce en faveur d’une reprise des négociations – que « le conflit du Haut-Karabagh a été réglé… Il n’y a aucune raison de revenir sur cette question » (Président de la République d’Azerbaïdjan 2021)[35].

Les reconquêtes territoriales de l’Azerbaïdjan en 2020

Les reconquêtes territoriales de l’Azerbaïdjan en 2020
Source : Le Monde, 21 novembre 2020

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B – D’un processus multipartite à la médiation d’un État tiers

L’affaiblissement du Groupe de Minsk de l’osce à partir des années 2010 a coïncidé avec un désengagement de l’Occident vis-à-vis des États du Caucase, laissant à la Russie toute latitude pour promouvoir, à travers la médiation du conflit du Haut-Karabagh, ses objectifs de politique étrangère dans la région. Mobilisés par d’autres théâtres stratégiques[36], les États-Unis et la France se sont en effet peu investis dans le règlement d’un conflit pour lequel ils semblaient d’ailleurs avoir épuisé leurs ressources diplomatiques. La Russie, pour sa part, motivée par des intérêts particuliers dans une zone située à proximité de ses frontières, forte de la diversité de ses moyens d’action, s’est attachée à préserver une influence exclusive dans l’espace postsoviétique. Elle a développé un partenariat stratégique avec l’Arménie, membre de la Communauté des États indépendants, de l’Organisation du traité de sécurité collective puis de l’Union économique eurasiatique. Garante de la sécurité de l’Arménie, elle a également été un important fournisseur d’armes à l’Azerbaïdjan[37]. De fait, la politique d’équilibre des pouvoirs menée par la Russie a suscité la méfiance de chacune des parties. Mais elle a aussi permis au Kremlin de disposer de leviers pour jouer « un rôle plus grand que jamais » dans la médiation du conflit du Haut-Karabagh (International Crisis Group 2020 : 13).

Au lendemain de la guerre d’août 2008 en Géorgie, la Russie a intensifié ses efforts diplomatiques en vue de trouver une solution au conflit du Haut-Karabagh. En cherchant à jouer un rôle constructif dans le cadre du Groupe de Minsk, le Kremlin défendait notamment sa réputation de médiateur au regard des États du Caucase et de la communauté internationale. En novembre 2008, le président russe a ainsi invité à Moscou les présidents arménien et azerbaïdjanais. Serge Sarkissian, ancien responsable des forces d’autodéfense du Haut-Karabagh, avait accédé quelques mois auparavant à la fonction présidentielle en Arménie, alors qu’Ilham Aliev venait d’être réélu pour un second mandat en Azerbaïdjan. À l’issue de leur rencontre, les chefs d’État ont réaffirmé – dans la Déclaration de Moscou – leur engagement en faveur d’un règlement politique du conflit à négocier « en travaillant avec les co-présidents du Groupe de Minsk » (Ministère des Affaires étrangères de l’Arménie 2008). Si ce texte ne contenait qu’un rappel de principes généraux, la déclaration marquait « un événement majeur » car, pour la première fois depuis l’accord de cessez-le-feu, les deux parties apposaient leur signature sur un même document (Cheterian 2012 : 710 ; Shiriyev 2016 : 445). Bien qu’ayant ensuite facilité un grand nombre de rencontres en tête-à-tête, Dmitri Medvedev n’est pas parvenu à forger une solution avant de céder le pouvoir à Vladimir Poutine en mai 2012.

Depuis, l’escalade des tensions le long de la ligne de contact dans le Haut-Karabagh, suivie de la crise russo-ukrainienne en Crimée, a favorisé la reprise en main des activités diplomatiques par la Russie. Ce nouvel élan diplomatique, porté par le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, s’est traduit par une multiplication des communications téléphoniques, des visites dans la région et des rencontres au sommet. Mené au titre du rôle de la Russie en tant que co-Président du Groupe de Minsk, il s’est accéléré en été et en automne 2015 dans le cadre d’un engagement à haut niveau. En novembre 2015, Sergueï Lavrov déclarait en effet que le processus de paix dans le Haut-Karabagh était « une des priorités de politique étrangère » de la Russie, « directement supervisée par le Président russe » (Ministère des Affaires étrangères de la Russie 2015). Ses efforts ont abouti en 2015 à une proposition, connue sous le nom de « Plan Lavrov ». Ce plan prévoyait le retrait des forces arméniennes de deux ou trois districts en échange d’un statut intérimaire et du déploiement d’une force de maintien de la paix ; en contrepartie, l’Azerbaïdjan rouvrirait ses voies de communication avec l’Arménie (International Crisis Group 2016 : 8). Le plan Lavrov était le dernier plan en cours de discussion lorsque les combats ont repris dans le Haut-Karabagh en avril 2016.

Après la guerre d’avril 2016, la Russie est devenue le « leader diplomatique » du processus de médiation du conflit du Haut-Karabagh (International Crisis Group 2016 : 5 ; Remler 2016b : 285). Certes, le 16 mai 2016, les co-présidents du Groupe de Minsk ont organisé à Vienne, en présence de Sergueï Lavrov, John Kerry et Harlem Désir, une réunion avec les responsables arméniens et azerbaïdjanais afin de soutenir le règlement pacifique du conflit[38]. À cette occasion, ils ont notamment décidé d’établir un mécanisme d’enquête et de renforcer l’équipe du Représentant personnel du président en exercice de l’osce chargé du Haut-Karabagh (osce 2016a). Mais les États-Unis ont réagi tardivement à la reprise des hostilités militaires. C’est la Russie qui a aussitôt convoqué les protagonistes à Moscou et scellé les conditions d’un accord de cessez-le-feu le 5 avril 2016. C’est également le président russe qui, le 20 juin suivant, en amont d’une réunion du Groupe de Minsk, a convié les parties à Saint-Pétersbourg pour réaffirmer, en l’absence des États-Unis et de la France, la nécessité de « normaliser la situation le long de la ligne de contact » et d’« augmenter le nombre d’observateurs de l’osce » dans la zone (Ministère des Affaires étrangères de la Russie 2016). Réunis à Berlin le 23 juin 2016, les co-présidents du Groupe de Minsk ont alors « informé » le président en exercice de l’osce des « résultats du sommet de Saint-Pétersbourg… et de l’accord qui y a été conclu » (osce 2016b). Au lendemain de la guerre d’avril 2016, la médiation de l’osce a ainsi révélé un certain alignement des membres du Groupe de Minsk sur les initiatives unilatérales de Russie[39].

De fait, les co-présidents du Groupe de Minsk ont fait preuve d’un engagement asymétrique dans la médiation du conflit, rendant compte de l’évolution « des réalités géopolitiques » dans la région[40]. Pour Matthew Bryza, ancien co-président américain du Groupe, « le président Poutine a initialement rempli le vide diplomatique laissé par les États-Unis et la France au lendemain d’avril 2016… Il est clair qu’il y avait une disparité entre la Russie et les États-Unis après la violence sans précédent sur la ligne de contact » (Bryza 2016 : 13, 15). L’ambassadeur Carey Cavanaugh, ayant également rempli la fonction de co-président du Groupe de Minsk, a de même constaté et expliqué cette disparité par l’histoire et la géographie :

Lorsque l’incident d’avril a éclaté, la Russie a été un acteur central pour obtenir un cessez-le-feu… La Russie jouera toujours un rôle central pour obtenir un cessez-le-feu. Elle a une histoire de contacts avec les forces armées des deux pays, allant jusqu’à la fourniture d’armes à chacun d’eux. Ces contacts continuent. Et elle est là. L’Union européenne, la France, sont plus loin. Et les États-Unis sont encore plus loin.

Cavanaugh 2017 : 17

Il en a déduit un certain « partage des responsabilités ». S’agissant du processus de paix, les avancées ont toujours résulté d’initiatives de la part d’un seul médiateur, quel qu’il soit. En tant que médiatrice, la Russie a disposé – au regard de ses liens historiques avec l’Arménie et l’Azerbaïdjan – de ressources et de leviers importants vis-à-vis des parties au conflit.

Lors de la résurgence de la guerre en septembre 2020, la Russie a réalisé une véritable percée diplomatique en négociant, seule, une « paix russe » dans le Haut-Karabagh (Broers 2020)[41]. C’est à Moscou, avec la médiation de Vladimir Poutine, qu’a été signée la déclaration de cessez-le-feu du 9 novembre 2020[42]. Comme en 1994, la Russie a été l’unique puissance capable de rétablir la paix dans la région. Par la définition des termes mêmes de l’accord (Ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie 2020), elle a, de surcroît, atteint un objectif majeur qu’elle s’était fixé en 1994 : celui d’un déploiement d’une force russe de maintien de la paix le long de la ligne de contact et du corridor de Latchine. Composé de 2000 hommes et doté d’un mandat d’une durée de cinq ans, ce contingent représente – pour la première fois depuis le début du conflit – le retour de troupes russes en Azerbaïdjan. À ce titre, la Russie est apparue comme le « maître du jeu » (Raviot 2020), « la force croissante » (Balci 2020) dans la région. Sans aller jusqu’à considérer, comme l’ambassadeur américain Matthew Bryza, que « le Groupe de Minsk est mort » (Eckle 2020), il a toutefois été « entièrement mis sur la touche » (Rácz 2020). Incarnant la coopération dans le monde unipolaire des années 1990, le Groupe de Minsk de l’osce est ainsi devenu un « artefact » à l’ère de la multipolarité (Broers 2021).

* * *

Les contextes internes et externes au Haut-Karabagh, ainsi que le processus de médiation du conflit[43] ont joué un rôle majeur dans l’échec des efforts engagés par l’osce. S’agissant du contexte interne, la nature du conflit (mettant en jeu des questions d’intérêt vital) et la nature des parties (à la fois intra- et inter-étatiques) ont favorisé l’émergence d’une « zone grise » compliquant, voire compromettant, la tâche des médiateurs (Zartman 2019). Chacune des parties s’est révélée à la fois fragile et divisée, en position difficile pour obtenir un soutien en faveur d’un accord de paix. La vulnérabilité des protagonistes arméniens et azerbaïdjanais tenait à la présence, à Bakou comme à Erevan, d’une opposition politique hostile à tout compromis et à une réticence de l’opinion publique à toute concession. Dans ces circonstances, de part et d’autre, l’adoption d’une posture intransigeante a permis aux dirigeants de se maintenir au pouvoir et de gagner du temps afin de promouvoir leurs intérêts respectifs. À ces difficultés internes au conflit se sont superposées des difficultés externes, liées aux médiateurs. Les trois co-présidents du Groupe de Minsk – Russie, États-Unis et France – ne se sont pas suffisamment engagés en faveur d’un règlement du conflit. Transformé en enjeu de rivalités géopolitiques, le conflit du Haut-Karabagh a pris une importance variable, subordonnée tant aux priorités qu’à l’évolution des politiques étrangères des puissances régionales et internationales.

Le processus de médiation établi par l’osce semble avoir ignoré certaines réalités internes et externes au conflit du Haut-Karabagh, ce qui explique en partie l’enlisement des négociations. D’une part, en ce qui concerne les protagonistes, le diagnostic du conflit qui se dégage du cadre diplomatique choisi relève d’une approche stato-centrée, invitant l’Arménie et l’Azerbaïdjan à la table des négociations en l’absence du Haut-Karabagh – relégué au rang de « partie intéressée ». Or c’est justement l’autonomisation du Haut-Karabagh et la position de ses autorités au regard des plans de paix qui ont provoqué l’interruption des pourparlers et la déstabilisation des pouvoirs à Erevan et à Bakou. Ces événements soulèvent la question peu explorée de la « représentativité des participants à la médiation » (Faget 2008 : 317), ainsi que celle de la « reconnaissance » et de la « gestion » des acteurs non étatiques ou non reconnus – aussi « perturbateurs » soient-ils – dans le cadre des processus de paix (Stedman 1997). D’autre part, en ce qui concerne les médiateurs, l’institution formelle du Groupe de Minsk a estompé l’asymétrie des intérêts et des ressources des trois co-présidents dans la région. Depuis les années 2010, la médiation réelle de la Russie a eu pour but de promouvoir le projet élaboré dans les années 1990 d’un déploiement d’une force russe de maintien de la paix dans la zone. C’est cet objectif que le Kremlin a atteint en facilitant, seul, la déclaration de cessez-le-feu au lendemain de la guerre de 2020.

De nombreuses questions, restées en suspens au sujet du Haut-Karabagh depuis le cessez-le-feu du 9 novembre 2020, nécessitent des efforts continus de médiation. Elles concernent notamment le statut politique de la région, la délimitation et la démarcation des frontières, la libération de prisonniers et les opérations de déminage, mais aussi les modalités d’ouverture des routes de transport de l’Azerbaïdjan vers le Nakhitchevan à travers l’Arménie. À cet égard, au-delà de la Russie, la Turquie et l’Iran ont tout intérêt – en tant que voisins des deux parties au conflit – à négocier le désenclavement des routes du Caucase en direction de la Méditerranée et du golfe Persique. Quant au Groupe de Minsk de l’osce, s’il s’est maintenu à la disposition de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, il reste à savoir s’il parviendra à se forger un nouveau rôle face à des puissances régionales affirmant leurs ambitions et leur influence internationales.