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Il faut donc, vis-à-vis de la normativité, sortir des vues étriquées, des euphémismes et des euphories, tant traditionnelles que modernes et postmodernes. La normativité de l’être-ensemble est notre être même. Il faut créer la conscience de la solidarité planétaire comprise dans ses exigences incontournables : cette conscience est celle de l’unité dans laquelle tous les « problèmes » se posent désormais à nous, non pas tellement ou seulement comme problèmes à saisir devant nous pour les « dominer » ou pour les « résoudre », comme si l’existence de notre être propre et de l’être du monde étaient assurés – dans leur séparation – et que nous avions encore, ontologiquement, indéfiniment le « droit à l’erreur ». L’urgence des problèmes est maintenant une « urgence de l’être », de l’existence, et cette urgence est liée à l’exigence absolue d’une rupture de la dynamique qui a régi depuis plusieurs siècles, durant toute la modernité, ce que nous avons appelé notre « développement », et qui a déjà dépassé les limites de sa généralisation possible : c’est l’urgence d’un changement de civilisation[1].

Si j’ai choisi de citer aussi longuement Michel Freitag, et ce passage-là en particulier, c’est parce qu’il résume bien à la fois l’esprit critique et la visée théorique qui traversent toute son oeuvre sociologique depuis la parution de son oeuvre maîtresse Dialectique et société, parue en 1986, jusqu’au dernier ouvrage publié de son vivant, L’impasse de la globalisation. Une histoire sociologique et philosophique du capitalisme[2]. Il s’agit d’une oeuvre animée d’un profond sentiment d’urgence devant ce qu’il perçoit comme étant ni plus ni moins qu’une crise de la civilisation. Et, dans le cas présent, il ne s’agit pas seulement de la civilisation occidentale – arrivée au stade de la postmodernité – mais de la civilisation dans son ensemble, dans la mesure où les autres civilisations empruntent volontairement ou se voient imposer les valeurs culturelles et modalités d’organisation sociopolitiques et économiques d’une modernisation dont le développement a finalement conduit à une impasse civilisationnelle : celle des « systèmes sociaux » postmodernes qui ont émergé depuis un demi-siècle et qui inaugurent une toute nouvelle forme sociétale, tendanciellement nihiliste, de ce que l’on appelle communément l’« être-ensemble » ou le « vivre-ensemble »

Lorsque Freitag affirme que nous ne pouvons plus penser et agir comme si l’existence de notre être propre et de l’être du monde étaient assurés – dans leur séparation – et que nous (aurions) encore, ontologiquement, indéfiniment le « droit à l’erreur », il veut dire par là que nous ne pouvons plus (nous permettre de) penser séparément notre existence individuelle, de celle de la société (l’« être-ensemble ») de la nature, car elles forment maintenant un tout indissociable : l’« être du monde ». Ce que nous appelons crise écologique n’est pas seulement une crise de la nature – c’est-à-dire un déséquilibre croissant et potentiellement irréversible des paramètres biochimiques de l’écosystème terrestre qui menace la vie telle que nous la connaissons –, c’est avant tout une crise de notre rapport à la nature. Et si Freitag affirme que nous n’avons plus « le droit à l’erreur », c’est parce que pour la première fois dans l’histoire les sociétés dites développées ont acquis sur la nature une puissance technoscientifique telle que les risques d’une catastrophe d’ampleur planétaire relèvent désormais non plus seulement de l’ordre du possible, mais de celui du probable. Ce qui n’était encore qu’un souhait utopique et un programme vague au début des Temps modernes, la volonté de « se rendre maître et possesseur de la nature », est devenu réalité maintenant. Cependant, cette réalité n’a plus rien à voir avec l’idéal d’émancipation humaine des tenants modernes du Progrès et des Lumières. La prise de « possession » a bel et bien eu lieu à travers le développement du capitalisme, mais cela au prix d’une spoliation et d’un gaspillage sans précédent des ressources naturelles, provoquant ainsi un processus de détérioration de la biosphère. Elle a provoqué des effets tout aussi délétères sur les cultures et sur les sociétés : autant sur les diverses sociétés empiriques qui existent dans le monde que sur la société en sa constitution ontologique et anthropologique. Quant à l’idéal d’une « maîtrise de la nature » par l’humanité, il suffit de regarder l’état du monde aujourd’hui pour se rendre compte que c’est plutôt l’absence d’une telle maîtrise qui caractérise les temps postmodernes, non seulement en regard de la crise écologique qui se développe sous nos yeux, mais aussi en regard des crises de toutes sortes qui prolifèrent au sein des sociétés dites développées et en voie de développement.

Je voudrais exposer dans les pages qui suivent quelques idées centrales de la théorie sociologique de Freitag, le but étant d’introduire sa pensée auprès d’un public qui ne connaît pas nécessairement son oeuvre. Un tel exposé confiné en quelques pages ne saurait rendre justice à l’originalité, la complexité et la profondeur d’une oeuvre élaborée sur plus de quatre décennies. L’auteur de ces lignes est tout à fait conscient du caractère très schématique de cette brève présentation.

Quelques clarifications préliminaires

La critique de la dynamique du « développement » – celle du capitalisme et de la technoscience –, l’appel pour la création d’une « conscience de la solidarité planétaire » et pour un « changement de civilisation », que je viens d’évoquer brièvement, ne constituent pas en soi une nouveauté au premier abord. Ce sont là des thèmes qui sous d’autres appellations ont été au coeur de divers courants théoriques se réclamant de la pensée critique comme le néo-marxisme et l’École de Francfort pour ne mentionner que ceux-là. Une personne connaissant peu l’oeuvre de Freitag pourrait facilement être emmenée à conclure que sa théorie sociologique se situe dans la droite lignée de la pensée critique traditionnelle[3]. D’aucuns n’ont d’ailleurs pas hésité à nommer « École de Montréal » le Groupe interuniversitaire d’étude de la postmodernité (GIEP) et la revue Société fondés par Freitag et d’autres universitaires à la fin des années 1980[4]. Le rapprochement avec l’École de Francfort est on ne peut plus évident et fut par moments la source de quelques profonds malentendus. Mais les malentendus ne se sont pas arrêtés là. Je me contente d’en signaler deux autres. Le premier concerne la notion de « postmodernité », très présente dans les divers écrits de Freitag et des membres du GIEP. Comme son nom l’indique, il s’agit d’un groupe de chercheurs, sociologues pour la plupart, qui ont placé la postmodernité au centre de leurs études. De là le malentendu voulant que la pensée de Freitag et des membres du GIEP se situe dans la mouvance des auteurs post-structuralistes (Barthes, Derrida, Foucault, Deleuze, Lyotard), qui exercent depuis près de trois décennies une influence considérable sur les sciences sociales et qui ont fait leur le concept de « postmoderne » pour définir leur entreprise philosophique de « déconstruction du discours » de la modernité. Or, comme nous allons le voir, la pensée sociologique de Freitag se situe exactement aux antipodes de la nébuleuse formée par les approches postmodernistes. C’est la critique de la postmodernité et des auteurs postmodernes qui a toujours été au centre de sa théorie sociologique, des études du GIEP et de la revue Société[5], et non pas un ralliement quelconque à cette vision paradigmatique du monde.

Le deuxième malentendu concerne un problème autrement plus sérieux et complexe qui a profondément divisé la sociologie depuis sa naissance. Il s’agit de la question la plus décisive qui soit pour la sociologie : qu’est-ce que la société ? Comme on le sait, la sociologie classique a été divisée dès le départ sur cette question ; une division qui a opposé les conceptions « individualiste » et « holiste » de la société et de la socialité, et qui l’a aussi divisée sur le plan épistémologique pour ce qui est du mode de théorisation qui doit être mis en oeuvre pour connaître objectivement (scientifiquement) la réalité sociale. Dans la mesure où Freitag a produit une des critiques les plus systématiques de la conception individualiste de la société, d’aucuns ont alors conclu un peu hâtivement que sa théorie sociologique relevait du paradigme holiste et qu’elle véhiculait par conséquent une vision objectiviste (réifiée), voire totalitaire, de « l’être ensemble ». Il s’agit là aussi d’un profond malentendu qui repose sur l’idée que toute conception holiste de la société est nécessairement objectiviste, voire positiviste, comme le fut par exemple celle de Durkheim. De là le rejet par Freitag de l’étiquette « holiste » accolée à sa pensée, et sa critique tout aussi systématique de cette conception ontologique de la société. Ni holiste au sens courant du terme, ni individualiste, sa théorie sociologique développe une vision tout à fait inédite de la réalité sociale-historique, qu’il appelle dialectique[6].

La conception dialectique de la « société »

La question ontologique concernant le mode spécifique d’existence de la société (et de la socialité) est au fondement même de la sociologie depuis le début. C’est à cette science que nous devons le concept moderne de « société » pour désigner l’ordre d’ensemble auquel obéissent les pratiques sociales, et qui possède un caractère objectif (d’extériorité) pour les individus dans la mesure où il s’agit d’un ordre institué définissant une forme de « vivre ensemble » : les « manières de sentir, de penser et d’agir » qui doivent être communément reconnues et partagées par les individus s’ils veulent assurer leur « vivre ensemble ». L’idée d’une cohésion sui generis du « vivre ensemble », créatrice d’un ordre objectif, représente précisément l’objet de la connaissance sociologique. Et c’est sur la question de la nature spécifique de cette cohésion sui generis que ses « pères fondateurs » vont se diviser et s’affronter. La « société » constitue-t-elle un ordre objectif séparé des individus qui aurait sa vie propre en opérant selon des lois soustraites à l’action humaine (Durkheim), ou bien n’est-elle que la résultante des actions sociales des individus et des relations qu’ils nouent dans l’accomplissement de leurs diverses interactions (Weber) ?

Dans sa théorie générale du symbolique[7], Freitag procède à une critique approfondie de ces deux conceptions ontologiques de la société. Il rejette ainsi les théories qui opposent le niveau des actions individuelles et celui de la structure des médiations symboliques au sein de laquelle l’agir et le faire humains s’accomplissent. Il rejette tout autant les conceptions matérialistes de la société (de l’empirisme et du marxisme) qui accordent une priorité ontologique aux « conditions matérielles d’existence » sur la conscience des individus, et qui conçoivent alors les superstructures (le politique et l’idéologie) comme étant déterminées par l’infrastructure (l’économique). Toute action humaine, affirme Freitag, est par sa nature régulée et orientée symboliquement (réflexivement) selon trois dimensions : la signification, la normativité et l’expressivité. C’est ce qui distingue ontologiquement l’action humaine du comportement animal (régi par le système instinctuel) et des mouvements de la matière (déterminés par des champs de force). C’est la capacité de symbolisation, propre à l’être humain, qui transforme son agir et son faire en actions réfléchies et orientées selon des buts et des finalités consciemment choisies. Elle médiatise à tout moment son rapport à lui-même (conscience de soi), à autrui (reconnaissance et dialogue) et au monde. La capacité de symbolisation n’est pas une faculté innée que chaque individu porte en lui-même naturellement, à la manière des schèmes instinctuels incorporés dans l’animal. Elle n’existe que dans la mesure où elle est acquise et partagée, comme c’est le cas pour le langage qui représente selon Freitag la figure matricielle de la médiation symbolique. Le langage occupe une place fondamentale dans la pensée de Freitag, non seulement dans sa théorie du symbolique – où il fait intervenir les concepts clés de « médiation » et de « rapport d’objectivation » –, mais aussi dans sa conception sociologique de la société et de la socialité. On serait tenté de n’y voir qu’une simple reprise du paradigme structuraliste (Lévi-Strauss), mais cela n’est guère le cas dans la mesure où Freitag rejette catégoriquement la vision a-historique, non dialectique et antihumaniste qui la sous-tend.

Le langage existe sous la forme d’une structure objective extérieure qui s’impose à l’individu ; non pas au sens qu’elle lui dicterait quoi penser, dire et faire, mais au sens où l’individu doit se conformer aux règles sémantiques, lexicales et phonétiques s’il veut pouvoir s’exprimer et interagir avec les autres : pour parvenir à une reconnaissance et à une compréhension mutuelles. Le langage constitue ainsi la condition de possibilité de l’agir et du faire humain : de l’interaction, de la réflexivité et de l’intersubjectivité. La structure du langage n’est jamais fixée une fois pour toutes, elle fait l’objet d’une transformation plus ou moins continue initiée par les individus au fil de leurs interactions sociales et de leurs actions sur l’environnement. Elle n’existe que dans la mesure où elle est pratiquée, enrichie et reproduite par les acteurs sociaux. Le langage permet ainsi à toute collectivité de se doter d’une culture constituée d’un ensemble de normes particulières qui régissent les pratiques sociales et qui expriment aux yeux de ses membres l’identité de leur « être ensemble » et de chacun de ses membres. Mais il y a plus, souligne Freitag : dans toutes les sociétés l’identité de cet « être ensemble » est elle-même représentée à travers des pratiques idéologiques (au sens large du terme) produisant des récits à caractère autoréflexif qui explicitent et légitiment l’ordre identitaire et normatif d’ensemble. Ces récits, et donc les pratiques qui en sont responsables, ne possèdent pas tous le même degré de réflexivité. Dans les mythes et les religions par exemple, les sociétés ne parviennent pas à la conscience que l’ordre normatif ainsi représenté (et imposé) constitue une production humaine ; elles conçoivent cet ordre comme une production surhumaine qui leur a été simplement révélée et imposée par les dieux. Ce qui n’est plus le cas des récits, discours doctrinaux et théories sociales modernes : se réclamant du « principe de Raison », ils reconnaissent par là qu’il s’agit de productions qui émanent bel et bien de l’esprit humain. Bref, les divers degrés de réflexivité dans la production de l’ordre normatif d’ensemble reflètent les degrés de liberté qu’une société et ses membres acquièrent dans la production de ses normes et valeurs sociales.

Aux pratiques idéologiques qui explicitent et légitiment l’ordre normatif d’ensemble, correspondent des pratiques réflexives d’un tout autre ordre chargées d’imposer cet ordre, de veiller à son respect et d’en assurer la reproduction : les pratiques politico-juridiques. Ce sont des pratiques de niveau de réflexivité supérieur – comme le sont les pratiques idéologiques – qui régissent les pratiques sociales « de base » de la vie quotidienne (ce que les auteurs modernes appelleront la « société civile »), à travers l’exercice d’un rapport de domination. Les pratiques idéologiques assument ainsi une fonction de légitimation des autorités politiques et de leurs représentants au moment historique où les sociétés se dotent d’une organisation proprement étatique (sous la forme d’empires et de royautés). C’est dans le tome 2 de Dialectique et société que Freitag développe une théorie sociologique générale des « modes de reproduction formels de la société ». L’appellation de sa théorie n’est pas sans nous rappeler celle des « modes de production » de la théorie marxiste, mais Freitag procède à un renversement complet de perspective : à la conception matérialiste de la société et de l’histoire, il oppose une conception non pas idéaliste (dans une sorte de retour à l’hégélianisme tel qu’interprété par Marx) mais dialectique de la nature et du devenir historique des sociétés. De Marx il retient la conception de l’historicité des rapports sociaux, mais en la corrigeant sur trois points majeurs.

Premièrement, la société ne se réduit pas « en dernière analyse » aux « modes de production » ou aux rapports économiques (ou encore à l’organisation des « conditions matérielles d’existence »). Freitag rejette les conceptions utilitaristes et matérialistes de la société (et de la socialité), pour leur opposer une conception expressive selon laquelle le « vivre ensemble » n’a pas d’autre fin que lui-même. L’être humain est foncièrement un être social en ce sens que son existence et son identité individuelle sont entièrement tributaires des liens qui le rattachent à autrui, et que sa raison de vivre y puise toute sa signification et son sens.

Deuxièmement, l’évolution des sociétés n’obéit pas à de supposées « lois » objectives et impersonnelles qui s’imposeraient à elles à la manière des lois qui régissent l’évolution des phénomènes naturels. Freitag rejette toute conception déterministe et téléologique de l’évolution, pour lui opposer l’idée de la contingence radicale du devenir historique des sociétés. Ce qui ne l’empêche de reconnaître, comme la plupart des historiens et sociologues, que les sociétés ont effectivement connu une évolution historique. Mais il s’agit là d’un constat que seule une vue rétrospective de l’histoire peut autoriser. Autrement dit, ce n’est pas de manière a priori, sur la base d’un savoir prophétique ou positiviste, que l’on peut affirmer que cette évolution devait nécessairement avoir lieu – empiriquement et historiquement – et qu’elle se poursuivra inexorablement. De plus, Freitag ne conçoit pas l’évolution historique en fonction de la maîtrise technique croissante que l’humanité exerce sur la nature, ou du développement de l’économie, ou encore selon de degré de complexité dans l’organisation sociale. Il la situe plutôt au niveau de la maîtrise croissante acquise par les individus dans la production réfléchie des normes régissant leur « être ensemble » au sein des sociétés. L’évolution des sociétés doit être comprise d’un point de vue éthico-politique et non pas technico-économique : en tant que processus d’émancipation humaine orienté vers la réalisation progressive de l’idée de « liberté » dans toutes les dimensions de l’agir humain.

Troisièmement, Freitag s’oppose au marxisme, qui conçoit l’État comme une institution essentiellement oppressive, comme l’instrument par excellence de domination au service des classes possédantes et de leurs régimes d’exploitation. Dans sa théorie des « modes de reproduction formels de la société », il montre comment l’État et la praxis politique ont joué, au contraire, un rôle foncièrement libérateur dans l’histoire humaine. Les sociétés régies par le mode politico-institutionnel ont progressivement libéré l’individu (et les pratiques sociales) des formes d’intégration et de régulation sociales fondées sur l’intériorisation immédiate et irréfléchie des normes culturelles. Dans les sociétés pré-politiques, régies par la reproduction culturelle-symbolique, la « conscience individuelle » demeure encore pour l’essentiel absorbée par la « conscience collective », pour reprendre la terminologie durkheimienne. Avec l’apparition des sociétés étatiques (royautés, empires et cités-États), le pouvoir politique s’arroge progressivement le monopole dans la production réfléchie (et l’imposition) des normes régissant les pratiques et conduites sociales. La régulation de type politico-institutionnelle inaugure un régime normatif fondé sur le Droit et la Loi qui est alors produit de manière explicite et réfléchie, et qui régit en extériorité les pratiques sociales. Le pouvoir apparaît concrètement pour la première fois à travers l’émergence de l’État, et c’est pour cette raison qu’il peut devenir l’enjeu de luttes sociales qui expriment la liberté nouvellement acquise de contester l’ordre normatif établi et de le transformer.

Freitag insiste sur le rôle absolument crucial des pratiques idéologiques qui sont appelées à produire les discours de légitimation du pouvoir. C’est à travers ces discours que les sociétés étatiques s’obligent en quelque sorte à expliquer et à expliciter de manière de plus en plus réflexive (rationnelle) la justesse des fondements normatifs de leur « être ensemble », et qu’elles acquièrent une liberté de plus en plus grande tant sur le plan collectif qu’individuel dans l’orientation normative de leurs devenirs. La conception du politique chez Freitag s’oppose donc à celle du marxisme et du libéralisme sur la question de la nature de l’État (et de la praxis politique). C’est à travers la praxis politique et les discours de légitimation que les sociétés parviennent à s’autodéterminer pratiquement et à s’autojustifier théoriquement ; et c’est à travers ces pratiques sociales (de deuxième degré) qu’elles sont parvenues historiquement à assurer et à justifier réflexivement l’unité normative et expressive de leur « être ensemble ». Contrairement au marxisme qui voit dans le « dépérissement de l’État » l’une des conditions fondamentales de l’émancipation humaine dans la future société communiste – ou du libéralisme qui conçoit l’État de manière utilitariste comme un mal nécessaire qu’il faut autant se peut contenir –, Freitag (à la suite de Hannah Arendt) voit dans le politique l’instance ultime et indispensable où les membres d’une société peuvent librement et rationnellement délibérer afin de promulguer les normes devant régir leur « vivre ensemble ».

La signification sociologique des transformations sociétales en cours

Le « dépérissement de l’État », et plus fondamentalement du politique, est bel et bien en voie de se réaliser en Occident depuis le milieu du XXe siècle, mais d’une manière totalement imprévue, voire non voulue ; et c’est en partie pour cela que la signification et la portée sociologique et historique de ce phénomène majeur demeurent de nos jours passablement méconnues ou ignorées. C’est là l’hypothèse interprétative centrale que Freitag explore dans son analyse sociologique de la dynamique de développement des sociétés modernes dans leurs diverses tentatives de juguler les effets profondément déstabilisateurs et asociaux du capitalisme. À travers ces tentatives réformistes de « démocratisation économique et sociale », l’État s’est progressivement transformé en appareil de gestion et d’arbitrage d’intérêts de plus en plus nombreux, conflictuels, sectoriels et particuliers. Dans sa volonté de stabiliser et de contrôler le développement chaotique du capitalisme – tout en se portant à la défense des valeurs et des principes sur lesquels il repose (la propriété privée, la liberté d’entreprise et le marché) –, l’État s’est donné pour tâche centrale d’assurer à tout prix la croissance économique indéfinie. Bref, le politique s’est ainsi mis au service de l’économie, au point de s’y fondre tendanciellement. Quant au capitalisme, Freitag ne le conçoit pas uniquement comme un « mode de production et d’accumulation » ; il le conçoit aussi comme un système inaugurant un type totalement inédit de régulation sociétale : fondé sur une logique de « contrôle ». Cette régulation, développée d’abord au sein de l’entreprise capitaliste, va chercher à étendre sa logique organisationnelle et opérationnelle à l’ensemble de la société. Il en résulte un processus de dissolution des frontières du politique et de l’économique qui plonge ses racines dans la modernité elle-même : dans son projet de reconstituer un ordre sociétal fondé entièrement sur l’« individu », et dans sa défense d’une conception totalement abstraite de la « liberté » réduite à l’idée de « libre arbitre ». C’est la conceptualisation de ce phénomène historique majeur, marquant le passage des sociétés modernes aux « systèmes sociaux » postmodernes, que Freitag nous livre dans sa théorie du « mode de reproduction décisionnel-opérationnel »[8]. Selon lui, ce sont ni plus ni moins les fondements ontologiques, anthropologiques et écologiques de « l’être ensemble » qui sont ainsi menacés, non seulement parce que le « système » tend à imposer sa logique technocratique et économique au « monde vécu » (Habermas), mais parce que le monde vécu lui-même se trouve de plus en plus éclaté et éparpillé par les effets désocialisants d’un hyper-individualisme qui se nourrit d’une conception abstraite et formelle de la liberté.

Il appartient aux sciences sociales, notamment à la sociologie, d’élucider la nature, le sens et la portée des transformations sociales et sociétales en cours, et d’en expliciter les enjeux sociaux et normatifs. Il s’agit là d’une tâche à la fois urgente et cruciale, si l’on considère les divergences théoriques et idéologiques profondes qui existent sur l’ensemble de ces questions. Modernité avancée (Giddens) qu’il s’agit de promouvoir ? Modernité inachevée (Habermas) ou dénaturée (Horkheimer) qu’il s’agirait de relancer sur d’autres bases ? Postmodernisme que l’on devrait célébrer (Derrida) ou bien accepter comme inévitable (Luhmann) ? Ou bien postmodernité qu’il faut appréhender de manière critique (Freitag) ? Tels sont les enjeux théoriques et normatifs fondamentaux auxquels les sciences sociales sont confrontées. Pour Freitag, il s’agit d’un enjeu civilisationnel auquel sa sociologie dialectique tente d’apporter une réponse.