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Les dispositifs de monnaies sociales sont très nombreux dans le monde. On estime en effet qu’il en existe plus de 4000 (Blanc, 2006). Cette diffusion résulte d’un double processus de multiplication et de différenciation des dispositifs à l’échelle mondiale. En effet, ceux-ci ne se sont pas reproduits à l’identique, mais sont le résultat des expériences antérieures et de l’émergence de nouveaux modèles. On observe tout de même des liens de parenté évidents entre eux, fruits des échanges d’informations et d’une appartenance à un mouvement commun. Nous utiliserons le terme de monnaies sociales pour qualifier des dispositifs qui fournissent le cadre nécessaire au développement d’échange de services, de biens ou de savoirs, organisés par et pour des communautés au moyen d’une organisation monétaire ad hoc et qu’une monnaie interne permet de comptabiliser et de régler (Blanc, 2006).

À la fin des années 1990, deux organismes, la Caisse d’économie solidaire Desjardins et la Fondation Saint-Roch de Québec, engagèrent une réflexion sur la lutte contre la pauvreté et l’exclusion qui aboutit à l’automne 2001 à la naissance de L’Accorderie, un dispositif hybride et polyvalent fondé sur un système d’échange de services basé sur le temps, un dispositif de crédit solidaire et un groupement d’achats. L’Accorderie est un dispositif relativement récent, mais qui connaît un engouement certain comme en témoigne son essaimage, sur lequel nous reviendrons plus loin.

L’objectif de ce texte consiste à identifier les facteurs du succès et de la viabilité de L’Accorderie en étudiant les modalités organisationnelles qui lui permettent de dépasser certaines difficultés auxquelles sont confrontés d’autres dispositifs. Plus globalement, il s’agit de s’interroger sur les choix organisationnels optimaux pouvant mener à la viabilité et à l’efficacité des monnaies sociales. À cette fin, nous nous baserons sur la grille d’analyse développée par Blanc (2009) à partir des choix organisationnels des monnaies sociales et nous comparerons L’Accorderie à deux profils définis par Blanc (2009), le profil « entraide et convivialité » et le profil « couverture de besoins fondamentaux ». Nous nous limiterons à ces deux profils (le modèle en comporte cinq), puisque L’Accorderie présente le plus de similarité avec trois dispositifs inclus dans ces deux profils, les banques de temps (BDT), les systèmes d’échange local (SEL) français et les Local Exchange Trading Systems (LETS) anglo-saxons. Cette analogie s’explique, dans une première approche, par le choix du temps comme moyen d’échange ou des finalités communes (combattre la pauvreté et l’exclusion sociale). Néanmoins, comme nous le soulignerons, ces quatre dispositifs n’ont pas opté pour les mêmes choix organisationnels et une diversité certaine de pratiques demeure.

Les dispositifs de type LETS[1] émergent avec la fondation, en 1982-1983, du système de Comox Valley au Canada. Ce sont des systèmes purement scripturaux de crédit mutuel et gratuit, dans lesquels le solde global des comptes des adhérents est toujours nul, le compte de chaque personne étant pour sa part mouvementé par ses échanges (le compte est crédité lorsqu’on « donne » et débité lorsqu’on « reçoit »). La monnaie interne (pistache, cailloux, grain) ne préexiste donc pas à l’échange mais lui est consubstantielle. Ce modèle s’est répandu, d’abord dans les pays anglo-saxons, puis en Europe occidentale dans les années 1990, pour donner notamment naissance au SEL[2] en France. Néanmoins, les LETS anglo-saxons se différencient des SEL français (Blanc, Ferraton et Malandrin, 2003), les premiers appartenant aux « LETS à dominante marchande » et les seconds aux « LETS à dominante réciprocitaire » (nous reviendrons sur cette distinction par la suite). Le deuxième type de dispositif étudié, les BDT ou time-dollar[3], a été imaginé aux États-Unis par Edgar Cahn, à la fin des années 1980, en Floride, à Miami. L’idée originelle était d’apporter une réponse à l’érosion des liens sociaux et de voisinage dans une communauté. Pour chaque heure de travail réalisée, l’offreur obtient un crédit en heures en fonction du temps consacré à l’activité, tandis que le bénéficiaire est, lui, débité. Un principe d’égalité est mis en avant : une heure équivaut à une heure quel que soit le type de travail effectué. Les échanges sont comptabilisés dans une banque informatisée, ce qui permet de gérer une multitude de comptes et de mettre facilement en relation les offres et les demandes. Un courtier de temps (time broker), généralement salarié, recense les offres et les demandes des adhérents et les met en contact.

Sur le plan méthodologique, nous nous appuierons sur les études réalisées sur les dispositifs de monnaies sociales, notamment : deux enquêtes nationales sur les SEL (Laacher, 2003; Lenzi, 2006); une étude nationale de Seyfang (2002, 2003) sur les BDT britanniques ainsi qu’une de Colom (2007) sur une BDT américaine et une étude spécifique sur une BDT du sud de Londres (Seyfang, 2003); sur les LETS, une enquête nationale de Williams et al. (2001a, 2001b, 2001c) et deux études spécifiques sur le LETS de Totnes (Williams, 1996a, 1996b). Les données et informations sur L’Accorderie sont tirées des statistiques établies par les coordinateurs, du « manuel d’opérations » publié par le Réseau Accorderie ainsi que des entretiens réalisés avec Serge Petitclerc, coordinateur de L’Accorderie de Québec et du Réseau Accorderie[4].

Afin de déterminer pourquoi L’Accorderie est un dispositif novateur et quels sont ses facteurs de viabilité, nous analyserons chaque type de dispositif, tout d’abord sur ses critères structurels (taille, personnes et type d’échanges), puis selon ses caractéristiques monétaires et ensuite de gouvernance. Enfin, nous positionnerons L’Accorderie à partir des deux profils identifiés par Blanc (2009) dans l’univers des monnaies sociales.

Les caractéristiques structurelles

Par caractéristiques structurelles, nous entendons la taille du dispositif, les catégories de personnes concernées et le type d’échange privilégié selon les différents systèmes de monnaie sociale.

Une taille optimale?

De 2003 à 2008, 1036 particuliers ont adhéré à L’Accorderie et sont ainsi devenus Accordeurs. Sur ces 1036 Accordeurs, 655 membres sont à jour de leur cotisation au 31 décembre 2008 et, de ce nombre, 425 membres ont échangé au moins un service entre le 1er janvier 2008 et le 30 juin 2009. On peut ainsi considérer que 65 % des membres sont actifs. Les fondateurs de L’Accorderie refusent, pour l’instant, d’intégrer des professionnels au dispositif afin d’éviter tout rapprochement avec du travail au noir et d’évincer la création potentielle d’emplois dans l’économie classique. L’exclusion des professionnels est aussi un principe existant dans les SEL (notamment à la suite du procès de Foix)[5] avec pour conséquence d’affaiblir l’offre et de freiner le développement des dispositifs (Williams, 1996; Seyfang, 2002).

À L’Accorderie, la diversité de l’offre est très forte, avec plus de 700 services proposés. Cela s’explique, notamment, par le nombre très élevé de membres, puisque L’Accorderie compte environ de cinq à dix fois plus de membres par rapport aux autres dispositifs qui ont une taille moyenne inférieure à 100 membres (voir la figure qui suit).

Nombre moyen de membres par type de dispositifs

Nombre moyen de membres par type de dispositifs

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La diversité de l’offre s’illustre aussi par le niveau des échanges, qui y est relativement élevé en regard des autres dispositifs de monnaie sociale. En effet, en un an (entre avril 2008 et mars 2009), 1982 services furent échangés. Cela représente, si seuls les membres actifs sont pris en compte, 4,6 échanges par personne et par an, c’est-à-dire que 65 % des membres font 4 ou 5 échanges par an. Par comparaison, l’étude sur un LETS de Glasgow (Pacione, 1997) montre que 36 % des membres n’ont jamais échangé et que seulement 7 % ont échangé plus de dix fois. Celle de Seyfang (1997) indique que 31 % des membres n’ont jamais effectué d’échange et que 20 % des membres ont échangé plus de dix fois. Cependant, dans les SEL, le dynamisme est plus fort, puisque le nombre annuel moyen individuel des échanges de biens et services se situe autour de vingt pour les hommes et de trente pour les femmes. Cette variété de l’offre et le nombre élevé de membres peuvent constituer une des premières explications du dynamisme de L’Accorderie. Au contraire, en France ou en Grande-Bretagne, une fois la vague d’engouement passée, la majorité des dispositifs se sont essoufflés dans les années 2000 (c’est-à-dire environ cinq ans après la création des dispositifs) et la majorité de ces derniers demeurent contenus à des niches (Blanc, Ferraton et Malandrin, 2003; Seyfang, 2004; Williams, 2001b) ne concernant qu’un nombre limité de personnes (voir la figure).

De plus, les dispositifs basés essentiellement sur des particuliers ont une taille minimale inférieure à ceux incluant des professionnels qui doivent pouvoir ensuite écouler la monnaie interne. Cette masse critique, évaluée à environ 200 membres dans le cadre de L’Accorderie, semble particulièrement élevée au regard des autres dispositifs[6], mais justifiée par son objectif de mixité sociale.

L’Accorderie, un exemple de mixité sociale?

L’Accorderie n’intègre que des particuliers qui, à l’origine, étaient surtout des personnes seules, âgées de 40 ans et plus et vivant dans des situations de pauvreté. Aujourd’hui, 36 % des Accordeurs ont moins de 35 ans et sont dans des situations économiques de plus en plus diversifiées. Cependant, comme dans la majorité des dispositifs de monnaies sociales, les femmes sont majoritaires (60 %), même si ce taux est légèrement inférieur par rapport aux autres dispositifs qui comptent plus de 65 % de femmes dans leurs membres et jusqu’à plus de 80 % dans les BDT américaines. Les Accordeurs sont majoritairement plus jeunes par rapport aux autres dispositifs. Ainsi, les 18-35 ans représentent 36 % des membres, alors que dans les LETS les 30-49 ans sont majoritaires et que les membres des SEL sont plus âgés, puisque 81,1 % des membres ont plus de 40 ans.

Sur le plan du rapport au travail, les LETS et les BDT britanniques comptent respectivement 62 % et 70 % de leurs membres en situation de non-emploi, contre 20 % à L’Accorderie, ce qui rapproche fortement celle-ci des BDT américaines (24 %) comme d’ailleurs des SEL (23 %).

Au regard du revenu, on constate une forte part de personnes à faible revenu dans tous les dispositifs de monnaie sociale. Parmi les membres de L’Accorderie, 25 % reçoivent ainsi un revenu inférieur à 10 000 $ CA et 47 % un revenu inférieur à 20 000 $ CA. Cette proportion est similaire dans les LETS. Par contre, dans les BDT britanniques, elle est beaucoup plus élevée (58 % des membres des BDT ont un revenu annuel moyen inférieur à 10 000 £) et légèrement inférieure dans les BDT américaines (34 % des membres perçoivent des revenus inférieurs à 20 000 $ US).

L’objectif de mixité sociale affiché par L’Accorderie semble relativement bien atteint, comme en attestent les différentes caractéristiques socioéconomiques des membres.

Une pluralité d’échanges

Un des traits les plus originaux de L’Accorderie apparaît dans son système d’échanges à trois niveaux : individuels, collectifs et associatifs. Cependant, comme ces trois types d’échanges sont comptabilisés en heures, ils sont perméables, c’est-à-dire que les heures gagnées, par exemple dans le cadre d’un échange associatif, peuvent ensuite être utilisées pour recevoir un service individuel ou collectif. Depuis un an, les services individuels sont majoritaires (46 % des échanges), alors que les échanges collectifs représentent 39 % des services et les échanges associatifs, 4 %.

Tout d’abord, les services individuels, comprenant les échanges entre Accordeurs, se composent à 17 % de services de transport et de déménagement et à 12 % de services de travaux, d’entretien et de jardinage. Les offres spéciales et les services ponctuels (comme un spectacle de musique ou du covoiturage) représentent respectivement 18 % et 19 % des services individuels. La nature des services individuels est identique à celle des SEL et LETS, consistant essentiellement en des services domestiques. Cependant, dans les BDT, les services à la personne (santé, éducation…) sont prépondérants.

Ensuite, les services collectifs correspondent aux activités du groupement d’achats (82 % des échanges) et du crédit solidaire (17 %) et aux échanges de biens ou d’objets dans le cadre des foires d’échanges (1 %). Ces deux premiers services collectifs, proposés dans le cadre de L’Accorderie, font la singularité de L’Accorderie. En effet, ce couplage (monnaie sociale et microcrédit) n’apparaît que rarement dans les autres dispositifs, sauf dans le cas particulier des banques communautaires brésiliennes[7] où microcrédits à la production et à la consommation sont octroyés. Le fonctionnement du groupement d’achat et du crédit solidaire reproduit les formes traditionnelles de ce type de structure.

L’objectif de ces services collectifs est double : donner un accès au crédit à des personnes qui ne peuvent y accéder par ailleurs et offrir un accès à des produits de qualité (biologiques, équitables ou locaux) qu’on peut dorénavant se permettre grâce à un coût plus faible du fait de l’achat groupé. Seul un SEL, celui de Saint-Quentin en Yvelines (Laacher, 2003), a mis sur pied une épicerie sociale, où, contrairement à ce qui se fait à L’Accorderie, les produits sont achetés en monnaie interne en référence au prix le plus bas du marché.

Les foires d’échanges organisées ponctuellement par L’Accorderie constituent le seul moment d’échange de biens. Il s’agit ici d’une différence essentielle avec les LETS et SEL, ceux-ci acceptant l’échange de produits. Les BDT, comme L’Accorderie, sont toutefois basées sur les échanges de services. Le principe des bourses d’échanges (BLE) dans les SEL s’apparente néanmoins aux foires d’échanges de L’Accorderie. Ces bourses s’insèrent dans des moments de convivialité et de festivité favorisant rencontres et sentiment d’appartenance au groupe.

Enfin, les échanges associatifs correspondent à la rémunération versée par L’Accorderie aux Accordeurs qui participent à son fonctionnement et à son organisation. En effet, à L’Accorderie, il n’y a pas de bénévolat : toute heure effectuée au service de l’association, ou dans le cadre des services collectifs, donne droit à un crédit en temps. Il peut s’agir d’accueillir les nouveaux membres, de distribuer le courrier ou d’organiser et animer les activités collectives (groupement d’achats et crédit solidaire). Ainsi, L’Accorderie sert d’intermédiaire : elle verse des heures aux Accordeurs chargés des activités collectives et elle les facture, en contrepartie, aux Accordeurs qui ont bénéficié du service collectif.

L’Accorderie, comme les BDT, pose aussi un strict principe d’égalité, c’est-à-dire qu’une heure est égale à une heure, quels que soit l’activité fournie et le statut social de la personne. Certains SEL appliquent aussi ce principe d’équivalence, d’où le qualificatif de SEL à « logique réciprocitaire » (Blanc, Ferraton et Malandrin, 2003).

Des Accordeurs nombreux, des échanges multiformes et dynamiques, des situations sociales personnelles diversifiées, voilà quelques-unes des caractéristiques au coeur du succès de L’Accorderie. Néanmoins, on peut se demander quels choix organisationnels ont permis ce développement, notamment en matière d’organisation monétaire.

Les caractéristiques monétaires des dispositifs de monnaie sociale

Il s’agit ici de déterminer les conditions d’émission, de circulation et de convertibilité de la monnaie des différents dispositifs étudiés.

Les conditions d’émission et de circulation de la monnaie

L’Accorderie a opté pour une monnaie scripturale. Ainsi, chaque Accordeur dispose d’un compte temps qui comptabilise au débit les dépenses, c’est-à-dire les services reçus, et au crédit les revenus, c’est-à-dire les services rendus. Cette comptabilisation s’établit par le biais de chèques temps. Les Accordeurs doivent déposer leur chèque à L’Accorderie, où les administrateurs enregistreront la transaction. La comptabilisation des échanges et la gestion des comptes sont centralisées informatiquement. L’émission de monnaie est donc automatique et gratuite, ce que l’on qualifie de monnaie de crédit mutuel comme dans les SEL, LETS et BDT. Néanmoins, dans les BDT, un time broker, généralement salarié, comptabilise les transactions et met en relation pour chaque demande l’offre et la personne correspondante, ce qui lui confère un rôle primordial. Les Accordeurs, comme les Sélistes, s’informent directement des offres et des demandes sur le site Web de L’Accorderie et ils communiquent ensuite avec la personne sans passer par un intermédiaire. Cela pourrait peut-être, à terme, aboutir à une décentralisation totale de la gestion des comptes comme dans le cas de l’Afrique du Sud, où téléphones mobiles et Internet sont utilisés par chaque membre du LETS pour enregistrer directement ses échanges[8].

Convertibilité de la monnaie

Sur le plan de la convertibilité de la monnaie interne, ici les heures, aucune équivalence en dollars n’a été fixée. Par conséquent, la monnaie interne est totalement inconvertible. Il n’y a pas de barrières économiques à l’entrée (pas de conversion en monnaie nécessaire), excepté une barrière éthique et symbolique (respect de la charte, des valeurs de L’Accorderie et frais d’adhésion minimes de 1 $ CA), ce qui peut, par contre, être compris comme un mécanisme de sélection des personnes et des comportements afin d’évincer les logiques d’opportunisme. Cette procédure d’adhésion vise à sensibiliser les membres aux valeurs de L’Accorderie dans lesquelles ils doivent se reconnaître. Cela crée un espace socioéconomique plus autonome, puisque le dispositif est basé sur lui-même, fonctionnant en vase clos. Il y a, néanmoins, des passerelles à l’intérieur du Réseau des Accorderies puisque les membres des différentes Accorderies peuvent échanger entre eux. Cette logique de réseau se retrouve dans les LETS, où les échanges inter-LETS sont possibles en raison de l’équivalence entre monnaie interne et monnaie officielle. Ce sont des LETS à « logique marchande » (Blanc, Ferraton et Malandrin, 2003). Cette équivalence peut d’ailleurs conduire à des risques d’« isomorphisme marchand » (Bowring, 2000), risques qui sont, dans le cadre de L’Accorderie, à priori, évités, puisque celle-ci n’impose pas, comme les SEL, d’équivalence (logique réciprocitaire), dans la mesure où l’heure est l’unité d’échange dans toutes les Accorderies.

Les principes de gouvernance

Des règles de fonctionnement démocratiques?

L’Accorderie étant un organisme à but non lucratif, elle oeuvre dans le domaine de l’économie sociale et solidaire. Elle devrait donc respecter des critères sur les plans de la démocratie et de la transparence.

L’assemblée générale est composée des membres de L’Accorderie, c’est-à-dire de toutes les personnes qui participent à l’échange de services, ainsi que des membres fondateurs (la Caisse d’économie solidaire Desjardins et la Fondation Saint-Roch). Les membres du conseil d’administration sont élus par l’assemblée générale. Cependant, la majorité des sièges du CA sont occupés par les membres fondateurs (6 sièges sur 11). À côté de cette organisation traditionnelle, l’objectif de L’Accorderie consiste à développer la participation active, démocratique et citoyenne de ses membres. Ce but se réalise notamment dans le cadre des comités de travail (échange de services et échange d’activités collectives) et dans la gestion courante qui sont au coeur de ce processus d’empowerment, les membres devant eux-mêmes organiser et gérer les activités de L’Accorderie. Cette implication forte des membres, combinée avec la présence de salariés qui impulsent le projet en agissant comme des guides mais sans se substituer aux Accordeurs dans l’organisation des activités, permet sûrement d’éviter le risque d’essoufflement que l’on retrouve dans certains SEL ou LETS.

De plus, dans un souci de transparence, des règles précises de fonctionnement sont mises en place, cela dans des termes accessibles à tous, afin de faciliter la compréhension de l’organisation et du dispositif d’échange. Par exemple, L’Accorderie s’est dotée d’un code de courtoisie qui régente les échanges.

Cette gestion démocratique et participative apparaît comme une différence fondamentale entre L’Accorderie et les BDT. En effet, le time broker centralise la gestion dans les BDT et les membres ne participent pas à celle-ci. Par contre, ce type d’organisation se rapproche davantage des SEL, généralement introduits par la base (les citoyens) et où la gestion est assurée par les SEListes. Ainsi 70,8 % des SEL sont des associations formelles (associations loi de 1901) et 41,7 % des SEL développent des pratiques participatives inédites (ouverture du CA à tous les membres, absence de président, présidence collégiale ou tournante, prises de décisions au consensus).

L’Accorderie et son environnement institutionnel

L’Accorderie peut sembler moins participative au regard de son origine dans la mesure où elle a été introduite « par le sommet », c’est-à-dire par des décideurs institutionnels, contrairement à plus de la majorité (63,9 %) des SEL issus d’une initiative individuelle et donc impulsés « par la base » ou par le bas (grassroots). Les BDT, quant à elles, sont des organisations relevant plutôt du sommet sous l’égide d’une organisation communautaire, philanthropique ou politique (autorité locale, généralement).

D’un point de vue financier, L’Accorderie est soutenue par les deux institutions à l’origine de sa création, la Caisse d’économie solidaire Desjardins et la Fondation Saint-Roch. Elle bénéficie ainsi d’un soutien financier et logistique pérenne, puisque ces deux organismes ainsi que leurs partenaires financent la totalité du dispositif. De tels moyens financiers sont rares dans les SEL ou les LETS, qui résultent d’initiatives individuelles et fonctionnent sur fonds propres. Néanmoins, il convient de nuancer pour les LETS, qui sont de plus en plus soutenus institutionnellement (fondations ou autorités locales). Cela pose la question de l’indépendance financière et donc institutionnelle des dispositifs.

Ensuite, en ce qui a trait à ses rapports à l’État et aux autorités fiscales, L’Accorderie n’a jamais souffert de questions relatives à l’impôt et aux taxes. Cet élément, qui n’est donc pas problématique pour elle, constitue une des barrières dans le cas des LETS ou des BDT. En effet, les LETS en Grande-Bretagne sont confrontés au problème de l’imposition. Les BDT, pour leur part, ne sont pas vues comme un vecteur de ressources; les échanges dans leur cadre ne sont donc pas imposables. Néanmoins, la participation aux BDT peut, pour les personnes en incapacité de travailler, être considérée comme une preuve de leur aptitude au travail, conduisant ainsi à l’arrêt du versement des indemnités. Quant aux SEL, ils ne sont pas assujettis aux impôts et taxes, puisque les professionnels sont exclus. Dans le cas de L’Accorderie, certains professionnels offrent leur activité professionnelle comme service, mais ils n’ont pas à déclarer cette transaction aux autorités fiscales dans la mesure où l’heure est l’unité d’échange sans aucune référence à la monnaie officielle.

Analyse comparative et positionnement de L’Accorderie par rapport à deux autres profils types de monnaies sociales

Blanc (2009) a identifié cinq profils types de monnaies sociales. Ici, nous confronterons le profil de L’Accorderie avec les deux premiers, le profil « entraide et convivialité » et le profil « couverture de besoins fondamentaux » (voir le tableau qui suit).

Comparaison entre L’Accorderie et les profils « entraide et convivialité » et « couverture de besoins de consommation » analysés par Blanc (2009)

Comparaison entre L’Accorderie et les profils « entraide et convivialité » et « couverture de besoins de consommation » analysés par Blanc (2009)
Source : Repris et adapté de Blanc (2009)

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En comparant les deux profils et L’Accorderie, celle-ci semble plutôt un dispositif hybride au regard de ses objectifs et de son organisation monétaire. En effet, elle combine à la fois des objectifs sociaux, en stimulant la création de liens sociaux et la solidarité, et des objectifs économiques, en facilitant l’accès au crédit et à des produits et services inaccessibles autrement. De plus, le choix d’une monnaie scripturale à émission automatique et totalement inconvertible intègre L’Accorderie dans ces deux profils. Ensuite, si les professionnels sont exclus, cela n’empêche pas que tout Accordeur puisse offrir comme service son activité professionnelle, tout en ne se heurtant pas à la fiscalité, contrairement aux LETS. Néanmoins, au niveau de sa taille et de la variété de l’offre comme du degré de substituabilité externe des biens et services échangés en interne, elle s’apparente plutôt au deuxième profil tout en offrant une spécificité, des services collectifs (achat groupé et crédit solidaire), qui lui confère une forte plus-value. Si les SEL relèvent d’une logique plus réciprocitaire que marchande (Blanc, Ferraton et Malandrin, 2003; Lenzi, 2006) en rejetant notamment l’équivalence de la monnaie interne avec la monnaie conventionnelle et en poursuivant des buts plus politiques qu’économiques, contrairement aux LETS, L’Accorderie semble osciller entre ces deux logiques. En effet, elle revendique largement un aspect économique par le biais des services collectifs, tout en étant néanmoins déconnectée, au niveau des échanges individuels, d’une équivalence en monnaie officielle. Enfin, en matière de gouvernance, L’Accorderie se rapproche des SEL (premier profil), puisqu’on y valorise une approche participative et des pratiques démocratiques, tout en y ajoutant des dimensions fortement novatrices, telles que la rétribution des Accordeurs et la présence d’un salarié jouant un rôle primordial de dynamisation. Cette combinaison organisationnelle originale apparaît comme étant au coeur de la viabilité et de l’efficacité de L’Accorderie.

Conclusion

On ne peut que constater la viabilité du dispositif de L’Accorderie et l’engouement qu’il suscite au vu de la croissance rapide du nombre de ses membres. En comparant avec les SEL, LETS et BDT, L’Accorderie semble donc réunir des caractéristiques organisationnelles favorables. En effet, contrairement aux SEL et LETS, elle n’a pas connu et ne connaît pas de phase d’essoufflement, que ce soit au niveau des échanges ou de la croissance de ses membres. Cette phase peut résulter principalement d’une insuffisante diversité des biens et services proposés, d’une déception après l’engouement qu’a suscité l’introduction de ces dispositifs et, enfin, de l’absence d’un salarié chargé de la coordination et de l’animation du dispositif (Blanc, Ferraton et Malandrin, 2003; Seyfang, 2004; Williams, 2001b). On peut penser que L’Accorderie a su contourner ces différents obstacles en puisant dans chacun des modèles des caractéristiques organisationnelles, tout en dépassant certaines limites en introduisant des règles novatrices sources de succès. Tout d’abord, l’apport de ressources monétaires pérennes (lié à son origine institutionnelle) permet à L’Accorderie de salarier une personne qui coordonne et anime le dispositif conduisant à impulser une dynamique forte. Ensuite, la rémunération des Accordeurs chargés des activités collectives apporte dynamisme et créativité. Ceux-ci deviennent de véritables co-acteurs dont la contribution est reconnue et chiffrée en heures. Celle-ci est primordiale, puisque la non-reconnaissance du travail bénévole est une des causes de l’essoufflement du bénévolat et de la difficulté de renouveler les effectifs bénévoles. De plus, le caractère multiple des services proposés ainsi qu’un nombre élevé de membres permettent d’éviter le manque de diversité des échanges et de toucher un public large et hétéroclite.

Finalement, un des facteurs de cette viabilité résulte de sa capacité à combiner intégration sociale et échange de services ainsi qu’une vie collective très forte, favorisant sentiment communautaire et échanges. Cela conduit à une synergie entre les différents projets autour de buts sociaux et de motivations économiques. Sur le plan des obstacles externes, elle surmonte aussi les difficultés financières puisqu’elle bénéficie d’un appui institutionnel durable. Si cet obstacle est franchi grâce à ce soutien financier, il pose néanmoins le problème de l’autonomie et de l’indépendance institutionnelle et politique. Contrairement aux LETS et BDT, elle n’est pas non plus soumise à la fiscalité et la participation des chômeurs ou des personnes en incapacité ne conduit pas à une suspension de leurs avantages. En optant pour des choix organisationnels novateurs, L’Accorderie semble ainsi parvenir à atteindre ses objectifs. Néanmoins, cette première analyse comparative doit être complétée par une enquête de terrain afin d’évaluer les impacts socio-économiques de L’Accorderie sur ses membres.

La stratégie de développement de L’Accorderie, axée sur l’essaimage de son modèle, a entraîné la création d’un réseau composé actuellement de cinq Accorderies : Québec (la première), Trois-Rivières, Montréal (deux Accorderies) et Shawinigan. Cet essaimage apparaît comme une stratégie pertinente pour éviter la formation d’une organisation trop « lourde » qui perd de sa proximité et de sa convivialité, risquant alors d’entamer le sentiment d’appartenance communautaire. Ce problème de la taille optimale est inhérent aux dispositifs de monnaies sociales et pose nécessairement la question de la mixité sociale et de la diversité de l’offre au sein du dispositif. Néanmoins, cette stratégie d’essaimage, selon le principe de la franchise, pourrait aboutir à des problèmes de standardisation et de manque d’adaptation aux conditions socioéconomiques locales. La prise en compte de la population locale et du contexte socioéconomique, tout en préservant la liberté des initiateurs du projet, nécessite que le modèle diffusé ne soit pas figé.