Corps de l’article

Introduction

À Montréal, en 2002, se tenait le premier Séminaire international sur la sécurité des femmes[1]. Cet évènement pleinement international a réuni des représentantes et des représentants de groupes de femmes, d’organismes communautaires et non gouvernementaux, de villes et de municipalités, de services de police, d’instances gouvernementales, de groupes du milieu de la recherche, de réseaux internationaux et d’agences des Nations Unies, venus de 5 continents, 27 pays et 55 villes et municipalités[2]. L’organisation du séminaire a été assurée par le Comité d’action femmes et sécurité urbaine (CAFSU)[3] qui a travaillé étroitement avec Anne Michaud, la responsable du Programme Femmes et Ville à la Ville de Montréal. Il s’est rapidement dégagé de ce séminaire un sentiment de solidarité mondiale et de partage de vision. Les participantes et participants ont pris conscience que la question de la sécurité des femmes existait comme enjeu un peu partout dans le monde. Par rapport à cet enjeu, s’exprimait une volonté de créer un monde d'égalité entre les femmes et les hommes où les femmes, dans toute leur diversité (en termes de race, de classe, d’âge, de statut d’immigration, d’orientation sexuelle et d’autres critères de distinction), pourraient vivre dans des villes sécuritaires et inclusives. La solidarité et l’espoir étaient palpables et la déclaration à la fin de la conférence en est témoin.

Un légitime sentiment d’insécurité et les diverses formes de violence faite aux femmes représentent un obstacle majeur à l’exercice de leur liberté et à la réalisation de l’égalité entre hommes et femmes. Les effets de la violence faite aux femmes constituent un frein au développement des communautés et des sociétés à travers le monde.[4]

À la fin du séminaire, dont le titre était Tisser les liens, on a constaté une volonté très ferme de maintenir les liens tissés et de les renforcer en créant une organisation capable d’agir à l’échelle internationale, d’informer les participants, et bien d’autres, et d’organiser, à travers le monde, des activités qui touchent la sécurité urbaine des femmes. Depuis la conférence de Beijing en 1995, un réseau informel s’était créé autour de la commission Huairou[5] et les gens avaient échangé des courriels au sujet des activités pertinentes. Mais le séminaire a grandement renforcé l’idée qu’une organisation spécifiquement consacrée à la question de la sécurité urbaine des femmes était devenue une nécessité. Femmes et Villes International (FEVI) était donc à l’origine de ce Séminaire mais, plus généralement, dans le cadre du début de l’institutionnalisation des préoccupations féministes sur le plan international à la suite de la conférence de Beijing. D’ailleurs, l’interview d’Anne Michaud qui suit dans un autre texte de ce numéro situe très bien ces évènements et l’organisation sur le plan international.

Le contexte de l’époque au Canada explique également la genèse de Femmes et Villes international (Andrew, 2008, p. 118). Dans plusieurs villes canadiennes, on a vu apparaître dès les années 1970 et 1980 (Whitzman, 2002) des organisations de femmes. Les femmes ont été actives d’abord avec le Metropolitan Action Committee on Violence against Women and Children (METRAC)[6] et ensuite, en 1989, avec le comité Safe City de la Ville de Toronto. Il en a été de même à Montréal avec le Programme Femmes et Ville de la Ville de Montréal, une création de cette ville qui est devenue un programme très dynamique sous le leadership d’Anne Michaud (Whitzman, 2007). Dans les années 1980, les responsables de ces organisations se côtoyaient dans des congrès et diverses rencontres, souvent subventionnés par des agences du gouvernement fédéral. Vers la fin des années 1990, ces responsables, conscients de l’impact des restrictions budgétaires au fédéral, sentaient le besoin de se rencontrer. Le succès du séminaire de Montréal et l’intérêt international ont ainsi ajouté à la volonté des personnes actives à Toronto, Montréal, Vancouver et Ottawa de construire un lieu de rencontre en créant une organisation vouée à la sécurité urbaine des femmes.

Cet article vise à décrire comment FEVI a été structuré, façonné et développé en fonction de deux pôles : le local et le mondial. Pour comprendre les interrelations entre ces deux pôles, mais également les contradictions qui les traversent, nous nous appuierons sur trois éléments théoriques: les écrits sur les processus de passage des idées d’un espace à un autre (policy mobilities), ceux sur la gouvernance urbaine participative et, enfin, ceux sur les partenariats. L’objectif central de l’article consiste à établir le rapport entre, d’un côté, la rapidité et la flexibilité avec lesquelles les idées passent d’un espace à un autre et, d’un autre côté, la complexité, la lenteur et les tensions qui émergent lorsqu’on tente de lier les différentes échelles de gouvernance et de partenariat. L’argument de base repose sur l’examen des conséquences pour l’organisation que représentent ces difficultés de concilier le local et le mondial, malgré le fait que les idées principales et les outils d’intervention passent facilement d’une société à une autre. Nous avons déjà décrit que la rencontre initiale était marquée par ce sentiment de partage et de solidarité. Plus loin dans ce texte, il sera question du troisième congrès international sur la sécurité des femmes tenu à Delhi en novembre 2010 et organisé conjointement par Jagori et FEVI. Cet évènement impliquait plus de participants venant de plus de pays et partageant les mêmes principes, les mêmes idées et parfois les mêmes interventions. En 2010, le congrès a reçu des appuis financiers d’UN-Habitat (Programme des Nations Unies pour les établissements humains), d’UNIFEM (Fonds de développement des Nations unies pour la femme, maintenant une partie d’ONU-Femmes), de Plan International, d’UNICEF (Fonds des Nations Unies pour l'enfance) d’AusAID (Agence Australienne pour le Développement International) et du CRDI (Centre de recherche pour le développement international). Ces appuis suggèrent que les idées au sujet des villes sécuritaires et inclusives pour les femmes et les filles[7] dans toute leur diversité avaient circulé dans le monde et avaient été entendues de plus en plus clairement par les agences internationales. La nécessité de s’opposer activement à toutes les formes de violence contre les femmes avait gagné en importance sur le plan international et certainement que FEVI avait été l’un des véhicules de cette idée.

En même temps, et c’est notre deuxième élément théorique, FEVI a développé un modèle de gouvernance urbaine participative auquel l’organisme tient. Il s’agit d’un modèle d’alliance entre un groupe de femmes ayant une base communautaire et un gouvernement municipal auxquels se greffent d’autres groupes communautaires et d’autres agences gouvernementales. Ce modèle implique une certaine durée dans le sens où ces alliances ne se construisent pas du jour au lendemain. De plus, c’est un modèle qui a été critiqué selon différentes perspectives. Pour certains groupes communautaires, il s’agit d’une façon de se faire coopter et contrôler par le gouvernement municipal. Du côté de certaines municipalités, on aurait voulu que la communauté utilise les structures de la municipalité pour participer. Nous verrons plus loin comment FEVI met ce modèle en pratique dans différentes circonstances mais nous commençons par admettre que ce modèle est contesté par certains et appuyé par d’autres. Lelieveldt et al. (2012) argumentent ceci : « When it comes to tackling the multitude of problems that urban areas face, focusing on governance must be the preferred mode of action » (p.93). Ils continuent avec une définition de gouvernance qui ressemble au modèle de FEVI.

In this chapter governance will be understood not as a normative concept but as a specific type of problem-solving strategy that tends itself to empirical verification on the basis of three characteristics. First, a willingness on the part of actors other than the government to take responsibility for public problems. Secondly, a mode of problem-solving in which partners seek to reach solutions through collaboration and deliberation rather than through control and command. Thirdly, a problem-solving strategy that does not consist of unilateral or bilateral action, but rather seeks to bring together interested parties in order to constitute a network through which problems are addressed.

p. 95

Dans une étude empirique, Postigo analyse trois cas de budget participatif et conclut ceci: « Finally, and more importantly, participatory budgeting has also provided the context for synergies across spaces and institutions – a virtuous circle in which participatory and representative institutions reinforced each other rather than competing in legitimacy » (Postigo, 2011, p. 1961). De son côté, Lamoureux (2005) voit plutôt l’action de l’État à l’égard des groupes communautaires comme une volonté d’instrumentaliser les groupes. Ces visions fort différentes du modèle préconisé par FEVI suggèrent que les contacts sur le terrain avec des partenaires possibles peuvent être problématiques ou, du moins, prendre du temps à s’organiser.

Enfin, nous nous inspirons des écrits (Ansell et Gash, 2008; Huxham, 2003; Andrew et Legacy, 2013) qui analysent les facteurs de succès dans les expériences de partenariat. Ansell et Gash considèrent quatre facteurs : les conditions initiales, le « design » institutionnel, les processus de collaboration et le leadership facilitant. L’importance des conditions initiales peut renforcer notre conclusion antérieure à l’effet que les contacts sur le terrain peuvent être problématiques s’il n’y a pas déjà des partenariats qui ont établi certaines conditions initiales. Huxham aussi suggère des facteurs de succès qui impliquent une certaine durée dans le développement des partenariats. Par exemple, les objectifs communs sont rarement présents au début mais se construisent au fil du temps. Il en est de même au sujet de la grande importance de la confiance entre les partenaires, alors que la confiance se construit avec les succès et avec le temps.

Ces éléments théoriques nous permettent de situer notre argument dans ce texte : les contradictions émergent entre la rapidité et la flexibilité avec lesquelles les idées voyagent d’un côté et, de l’autre côté, la complexité et l’importance de la durée dans lesquelles la gouvernance urbaine se construit en collaboration avec des partenaires sur la base de la confiance. Nous allons exposer ces contradictions qui traversent l’histoire de FEVI et surtout les contradictions venant du fait que FEVI opère en même temps à l’international et au local. Retournons donc aux origines de l’organisation.

De l’échelle canadienne ou locale

Après l’euphorie du séminaire, il fallait faire face à la réalité. Comment financer cette volonté de réunir des énergies et des activités canadiennes tout en poursuivant le projet à l’échelle internationale? La possibilité de financement la plus réaliste semblait se trouver du côté de Condition féminine Canada, au moins en partie, parce que le contact direct était facile avec le bureau central, situé à Ottawa. Les exigences de reconnaissance d’un projet national, à l’époque, consistaient en une proposition formellement endossée par au moins une organisation de femmes dans au moins trois régions du Canada. C’est ainsi que le programme Femmes et ville de Montréal, Cowichan Women against Violence à Cowichan Valley en Colombie-Britannique, Safe City Committee de Toronto et Women’s Action Committee against Violence against Women (WACAV) à Ottawa se sont mis ensemble pour explorer les possibilités de financement par Condition féminine Canada. Le processus était long et compliqué mais très utile pour la création de l’organisation : il était obligatoire d’expliquer en quoi le thème femmes et sécurité urbaine ou, plus généralement, femmes et villes était pertinent pour un organisme de financement du gouvernement fédéral canadien. En effet, l’intervention auprès des villes pose toujours un problème délicat pour le gouvernement fédéral à cause du découpage constitutionnel des compétences et du rôle des provinces vis-à-vis des municipalités. La démarche a aussi été l’occasion de clarifier les liens entre les différentes manifestations de la violence faite aux femmes. Agir sur la violence publique et la sécurité urbaine ne veut pas dire ignorer ou contester l’importance de la violence domestique. Il s’agit plutôt de reconnaître qu’il existe un continuum dans la problématique de la violence et que l’action contre la violence publique est complémentaire aux actions plus nombreuses contre la violence familiale. D’ailleurs, les activités des différents groupes pourraient faire partie du même vaste mouvement qui consiste à éliminer toute forme de violence faite aux femmes. Après de nombreuses discussions avec les agentes de projets à Condition féminine Canada, les quatre groupes ont proposé de créer une organisation, c’est-à-dire FEVI, qui serait capable de mettre en oeuvre un plan d’action lié à la question de la sécurité urbaine des femmes. Les groupes demandeurs étaient canadiens et leur base était communautaire, de sorte que Condition féminine Canada pourrait appuyer l'activité décrite dans la demande de financement.

À l’échelle internationale

L’organisation FEVI obtenait donc un premier financement de Condition féminine Canada en vue des activités sur le territoire canadien. Mais, toujours indicateur de la volonté d’envisager une action également à l’échelle internationale, ce premier projet organisait un concours de « bonnes pratiques » en sécurité urbaine des femmes de partout dans le monde. Les groupes, les municipalités et les individus ont été encouragés à soumettre des projets innovateurs. Grâce au financement reçu, FEVI avait embauché une première employée, Marisa Canuto, qui a exploité brillamment le potentiel de l’Internet et réussi à arrimer le local et le mondial en recevant environ 100 projets tant du Canada que d’ailleurs dans le monde. Les membres d’un jury international, Ana Falú (Fonds de développement des Nations unies pour les femmes, Région andine), Arlène Gaudreault (Association québécoise Plaidoyer/Victimes/Université de Montréal), Pam McConnell (Ville de Toronto), Pamela Ransom (Commission Huairou/Long Island University School of Business, Public Administration and Information Sciences, New York), Soraya Smaoun (Centre des Nations unies pour les établissements humains (ONU-Habitat – Programme des villes plus sûres, Nairobi), Ellen Woodsworth (Ville de Vancouver) et Carolyn Whitzman (Université de Melbourne) ont été choisis par le comité de direction du projet, largement formé des gens qui allaient composer le conseil d’administration de FEVI. Puis le jury a sélectionné les projets gagnants permettant ainsi à Femmes et Villes International de créer un réseau de projets et d’organismes concernés par la question des femmes et de la sécurité urbaine à travers le monde. Dans la publication Les Prix Sécurité des femmes 2004 : le recueil des bonnes pratiques (2004), les projets gagnants ont été catégorisés selon différents thèmes, les gagnants canadiens et internationaux étant inscrits dans des listes séparées. Ce dernier exemple illustre d’ailleurs l’effet structurant du financement et des conditions spécifiques de chaque bailleur de fonds. Par exemple, être financé par Condition féminine Canada signifiait que le budget devait servir uniquement pour les activités ayant lieu au Canada. Les gagnants canadiens pourraient être financés pour assister à une cérémonie de reconnaissance mais non les gagnants internationaux. De la même façon, puisque tous les membres du jury qui étaient à l’extérieur du Canada ne pouvaient pas être financés pour participer à une réunion au Canada, la sélection a-t-elle été réalisée lors d’une réunion, mais en ayant recours au courriel et au téléphone.

Ce premier projet a été suivi d’un deuxième, également subventionné par Condition féminine Canada, la production d’un manuel à l’usage des groupes de femmes à base communautaire pour leur apprendre comment bâtir des partenariats avec les gouvernements locaux. Afin de trouver des groupes de femmes au Canada qui voulaient être partenaires dans ce projet, FEVI a distribué de l’information sur le sujet par l’entremise de la Fédération canadienne des municipalités et dans d’autres réseaux pertinents en sollicitant la participation des groupes ou des municipalités. Six communautés et groupes ont été retenus : Charlottetown à l’Île-du-Prince-Edward, Bellechasse au Québec, Peel en Ontario, Regina en Saskatchewan, Williams Lake en Colombie-Britannique et Kuujjuaq au Québec[8]. La proposition avait prévu des visites de FEVI dans ces localités et également des réunions avec les représentantes des municipalités. Cette méthode de travail a servi de début à la création d’un modèle de travail pour FEVI. Comme nous le verrons, ce modèle a dû être modifié en fonction des possibilités financières et des contextes différents, mais il reste le modèle préféré de FEVI. Comme méthode, ce modèle permet une première période d’écoute où FEVI observe le contexte local, entend le ou les partenaires des groupes communautaires de femmes, prend contact avec la municipalité, rencontre parfois les autres intervenants dans le projet et saisit la réalité locale et donc le contexte de l’activité des partenaires. Une deuxième phase consiste à réunir les différents groupes et partenaires à travers le Canada pour leur permettre d’apprendre les uns des autres dans une démarche encadrée par FEVI qui a acquis une connaissance des contextes locaux à travers les visites locales. Tout comme le modèle des visites du début des projets, le format précis des réunions de tous les partenaires a évolué et s’est développé au fil du temps et des différents projets.

Il est clair que ce modèle de rencontre directe s’accompagne d’une gestion de projet électronique. L’activité de FEVI dépend de l’univers électronique mais elle est aussi caractérisée par la possibilité de rencontres en personne. Il faut ajouter que la partie la plus difficile à réaliser, c’est-à-dire à financer, ce sont les réunions du conseil d’administration et les rencontres du personnel de FEVI avec le conseil d’administration. D’ailleurs, avec un budget extrêmement limité, il est très difficile de tenir les réunions d’un conseil d’administration dont les membres se trouvent partout sur la planète : complexité des horaires, coût des téléconférences et niveau de satisfaction au mieux très moyen par rapport aux réunions téléphoniques. La gestion à distance des rapports avec les partenaires est également compliquée et le financement des projets impose toujours des limites quant au nombre de visites directes. Certes l’électronique rend possible l’activité internationale, mais ce que nous voulons souligner dans le cas de FEVI concerne moins la centralité de l’électronique que cet effort constant d’associer une variété de liens électroniques à des contacts directs.

Dans le cas du projet de créer un outil pour faciliter l’établissement de partenariats entre les groupes de femmes et les municipalités, la rencontre des groupes et des représentants municipaux s’est tenue à Vancouver, au Forum urbain mondial III. Ce contexte mondial a permis aux participants de rencontrer des gens qui travaillaient dans les mêmes domaines qu’eux et d’échanger sur leurs activités et leurs outils. De plus, FEVI a reçu du financement pour sa participation au Forum urbain mondial, y compris pour un forum d’échange en ligne et l’organisation de quatre sessions de réseautage[9], ainsi que pour amener des participants à Vancouver. L’avantage est évident : plus de personnes ont vécu l’expérience de cette réunion importante. L’inconvénient concerne le fait que cet argent avait été destiné à un groupe américain au départ, sans que FEVI ne soit au courant. Cela a évidemment détérioré les rapports entre les deux groupes. Les autres désavantages viennent du fait que l’évènement a été tellement important que la prise de contact entre les groupes s’est presque perdue dans l’ambiance internationale. Aussi, FEVI était trop accaparé par l’organisation de ses quatre sessions pour prendre le temps nécessaire de travailler avec les participants au projet. Mais il reste que les avantages ont été plus importants que les désavantages, particulièrement pour les groupes communautaires. Le projet a été complété avec la sortie en 2007 de la publication Bâtir des partenariats d’action locale en matière de sécurité des femmes.

Avec l’accroissement de ses activités du côté du Canada, FEVI a pu embaucher Kathryn Travers qui avait connu cette organisation en travaillant pour le Centre international pour la prévention de la criminalité. Cette organisation internationale non gouvernementale, qui a hébergé FEVI pendant plusieurs années, avait été l’un de ses partenaires pour le premier séminaire et était donc un allié de Femmes et Villes International depuis ses débuts. FEVI a obtenu par ailleurs une autre subvention de Condition féminine Canada pour un projet centré sur l’adaptation de marches exploratoires visant la sécurité des femmes (Women’s safety audits) pour différentes catégories de femmes : les femmes autochtones à Régina, les femmes immigrantes à Peel, les femmes âgées à Gatineau et les femmes ayant des handicaps à Montréal. La publication Ensemble pour la sécurité des femmes a parue en 2010. Il est important de signaler que deux des quatre groupes avaient déjà travaillé avec FEVI dans le cadre du projet de création des partenariats avec les gouvernements locaux. Cela illustre l’importance de la durée des rapports, des liens personnels et du développement de la confiance. Le rôle joué par FEVI dans ce projet comporte de multiples dimensions : la création des outils, la formation par communication virtuelle et en personne, le travail avec les groupes locaux de façon à s’assurer que les outils soient adaptés à la réalité des groupes qui se les approprient, l’appui et l’encadrement des groupes dans la construction de partenariats avec les gouvernements locaux et l’analyse de l’évolution des projets et les décisions sur des réajustements possibles dans le calendrier des projets. L’organisation d’un projet suit le même modèle que le projet précédent. FEVI travaille avec les quatre groupes dans les quatre communautés, puis les groupes se rencontrent. Les groupes se sont rencontrés trois fois dans le projet et l’impact de ces rencontres a été extrêmement important : les groupes ont appris les uns des autres et l’un des résultats a été une prise de conscience qu’au lieu de penser en termes d’une hiérarchisation des marginalisations, il était possible de travailler en pensant et en agissant en fonction d’une vision d’intersectionnalité. Par exemple, l’organisation des femmes handicapées de Montréal a eu une rencontre avec un groupe d’autochtones qui s’est tenue dans un parc au centre-ville de Montréal pour comprendre la réalité urbaine telle que vécue par ces derniers. En même temps, les rencontres entre les groupes ont intégré des pratiques autochtones comme les cercles au début des réunions. Le document sur le projet illustre les différentes rencontres au regard des liens avec les municipalités, mais également les liens entre les quatre groupes. Le projet a démontré la capacité des marches exploratoires à développer le sens de l’empowerment des participantes, à créer chez elles une habileté pour l’action collective et à accroître leur capacité de faire des choix en vue du type de communauté dans laquelle elles voudraient être (Andrew, 2011, p. 206).

Tout en travaillant à ce projet canadien, les activités internationales augmentent de façon rapide. FEVI reçoit une subvention du Fonds d’affectation spéciale de l’ONU pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes en vue de réaliser avec quatre villes un projet sur la sécurité des femmes : Delhi en Inde, Rosario en Argentine, Dar es Salaam en Tanzanie et Petrozavodsk en Russie. Le projet Gender Inclusive Cities Programme (GICP) a émergé lors de deux visites de membres du conseil d’administration de FEVI en Inde qui ont donné lieu à des rencontres et des discussions avec des représentantes du groupe Jagori. Ces discussions se sont poursuivies et Kalpana Viswanath, qui quittait le poste de directrice de Jagori tout en y restant associée, a proposé des projets de collaboration à FEVI. Cette collaboration avec Jagori a permis à FEVI de soumettre sa demande au Fonds d’affectation spéciale de l’ONU car, sans des partenaires du Sud, FEVI n’aurait pas été admissible à un financement par le Fonds d’affectation spéciale de l’ONU. Le but du projet était d’améliorer l’inclusion des femmes dans les villes, de façon à accroître leur « droit à la ville ». Trois objectifs ont été formulés : décrire la géographie de l’exclusion publique des femmes et ses intersections avec d’autres marqueurs d’identité tels la race, la religion et le statut économique ; identifier les activités, les outils et les politiques publiques qui facilitent ou qui posent des barrières à l’inclusion et l’égalité des femmes; et, enfin, définir et réaliser des projets pilotes de bonnes pratiques en matière d’inclusion. Les méthodes de collecte des données étaient variées : une recension des politiques, lois et initiatives, des groupes de discussions (focus groups), des enquêtes de rue et des marches exploratoires. Les données ont été recueillies au cours de 2009 et la publication Learning from Women to Create Gender Inclusive Cities décrit les similarités entre les quatre sites, mais également les différences. Parmi les similarités, dans les quatre villes, on a reconnu le genre comme facteur structurant des sentiments d’insécurité, l’importance de l’infrastructure physique, le transport public comme lieu d’insécurité des femmes et la consommation d’alcool et de drogues par des hommes et des jeunes comme facteur d’insécurité. En même temps, l’étude révélait qu’il existait aussi des différences importantes entre les quatre sites, différences qui pourraient s’expliquer par des particularités culturelles mais aussi par des questions liées à la structure de l’étude.

Ce projet illustre également les liens de confiance existant entre FEVI et Red Mujer y Hábitat de América Latina, un partenaire de longue date. Comme nous avons mentionné plus tôt, Ana Falú a été l’une des membres du jury international pour le tout premier projet de FEVI. Le lien entre Red Mujer et FEVI remonte donc aux origines de FEVI. De plus, les deux organisations étaient membres de la commission Huairou, ce qui signifie qu’elles étaient en contact à travers les activités de cette commission. Dès 2008, FEVI, Red Mujer et la commission Huairou avaient collaboré avec le programme des villes plus sûres d’ONU-Habitat pour produire le Global Assessment of Women’s Safety. De plus, quand FEVI a décidé de soumettre une proposition au Fonds d’affectation spéciale de l’ONU pour ce qui est devenu le GICP, il était certain que le partenaire pour l’Amérique du Sud serait Red Mujer et le site, Rosario en Argentine.

Pendant cette période, les débats ont continué au sein de FEVI sur l’importance réelle à donner à la dimension internationale de l’activité. Personne n’était opposé à l’activité internationale mais celles qui penchaient en faveur d’une internationalisation avaient raison de dire qu’en se structurant l’organisation ne reflétait pas cette réalité. Lentement, une réorganisation se mettait en place et, en 2010-2011, FEVI s’est restructuré pour constituer un comité consultatif composé de personnes travaillant à l’extérieur du Canada, de personnes qui voulaient être consultantes auprès de FEVI et, enfin, des représentantes d’organismes subventionnaires. Il en résulta une composition du conseil d’administration majoritairement canadienne, mais pas exclusivement, basée sur une représentation surtout géographique (Montréal, Toronto, Ottawa), mais également institutionnelle (par exemple, le Conseil des Montréalaises y est représenté). L’idée de la représentation institutionnelle vient des origines de FEVI avec la représentation des programmes de Montréal, de Toronto et d’Ottawa. Cependant, dans les cas de Toronto et d’Ottawa la représentation est passée d’une base institutionnelle à une base individuelle.

En même temps que le GICP était en marche, FEVI a entrepris un projet financé par le Centre de recherche et de développement international (CRDI), l’organisme canadien de financement de la recherche dans les pays en développement. Ce projet a nécessité une longue période de préparation. Le processus avait commencé lors d’une conversation entre FEVI et une employée du CRDI qui s’intéressait aux questions de genre. Cette dernière a suggéré de prendre contact avec les personnes engagées dans un autre grand programme du CRDI qui avait exploré les questions de genre. Plusieurs échanges plus tard, FEVI a préparé une proposition de recherche qui faisait le lien entre la prestation des services de base, c’est-à-dire l’eau et l’assainissement (Watsan) et la sécurité des femmes. Au début, le projet devait établir une comparaison entre deux pays, mais finalement il a été accepté comme un partenariat entre FEVI et Jagori, sur deux sites à Delhi. Une première publication a été rendue publique au moment de la troisième conférence internationale sur la sécurité des femmes[10] et une deuxième publication a rapporté les résultats plus complets du projet[11].

La collaboration à l’échelle internationale s’étend à de nouveaux partenaires. Plan International a consulté FEVI dans la préparation de son rapport Parce que je suis une fille - Nouvelles technologies et villes en mutation : risques et opportunités (2010). La collaboration avec ONU-Habitat se poursuit et, tout comme avec Red Mujer et la commission Huairou, ce sont des liens qui existent depuis les débuts de Femmes et Villes international. Les liens se sont donc approfondis avec ONU-Habitat mais sur une base contractuelle, FEVI a agi en tant qu’expert pour organiser des « fast talks » (une méthode développée par le ministère des Affaires étrangères) pour ONU-Habitat et une réunion d’experts (expert group meeting) avec ONU-Habitat et Plan International sur les questions de sécurité des filles en milieu urbain. Cette activité grandissante sur le plan international, menée avec des organismes et des partenaires de plus en plus nombreux, est en partie attribuable à la visibilité qu’a conféré à FEVI l’organisation de la troisième conférence internationale sur la sécurité des femmes à Delhi en 2010. Elle est aussi en partie liée au fait que le thème de la lutte contre la violence faite aux femmes prend une place sans cesse croissante dans les organisations internationales et sur la scène internationale.

Nous terminerons comme nous avons débuté, en nous tournant vers une conférence internationale, mais cette fois-ci à Delhi, en 2010 : la troisième conférence internationale sur la sécurité des femmes, sous le thème Building Inclusive Cities. Nous retrouvons le même sentiment de faire partie d’un mouvement mondial pour la création d’un monde d’égalité et d’inclusion pour les femmes et les filles dans toute leur diversité. Nous notons une utilisation plus fréquente de la théorisation en termes de droit à la ville, mais aussi l’inclusion d’éléments culturels : des chansons, une très belle exposition photographique – Transportraits - au sujet des femmes en mouvement à travers la ville et une session où les participantes ont travaillé en petits groupes pour dessiner des villes idéales. De plus, ONU Femmes a procédé à un officiel pour son programme Global Safety Cities, un indice de l’importance croissante de cette conférence. La Déclaration de Delhi sur la sécurité des femmes reprend les thèmes de mouvement social, de partenariat, d’inclusion et d’égalité.

Une approche holistique de la prévention de la violence à l’égard des femmes et des filles dans les espaces public et privé doit mettre les femmes et les filles au centre de l’action, remettre en question les attitudes locales, sociétales et politiques qui maintiennent les relations inégales entre les hommes et les femmes, en plus de viser le renforcement des capacités des actions individuelles et collectives des femmes et des filles, tout en respectant les valeurs, les connaissances et les expertises locales.

Conclusion

Les activités locales et internationales de FEVI sont, comme nous l’avons souligné au début, à la fois liées et contradictoires. Elles sont liées dans le sens où ce sont les mêmes idées et les mêmes outils qui fonctionnent bien dans les deux espaces. Le modèle d’intervention préconisé par FEVI est également une sorte d’outil : une combinaison d’une période d’écoute et d’observation des partenaires dans chaque contexte local, puis une étape qui réunit les différents partenaires des différentes localités et leur permet de se comparer et d’apprendre les uns des autres, tout autant à partir des similarités que des différences. Ce modèle a vu le jour dans certains des projets canadiens mais la meilleure version qui en a été donnée est le projet du CRDI à Delhi. Il arrive cependant que ce modèle ne soit pas réalisable pour des raisons financières, surtout dans des projets où l’importance d’une véritable connaissance du contexte local n’est pas toujours comprise par les bailleurs de fonds.

En même temps, des tensions se font jour entre les activités locales et internationales. D’une part, il est quasi impossible pour une petite organisation, d’être à la fois sur le terrain local et sur le terrain international; il devient donc plus difficile pour elle de trouver du temps pour construire le lien de confiance entre les partenaires. D’autre part, des tensions émergent à cause du mode de financement par projet et donc du cantonnement ou de l’étanchéité des projets. Chaque projet est financé selon des critères spécifiques. Les difficultés de financement par projet sont bien connues; l’activité de l’organisation n’est pas financée, seulement les activités du projet le sont. Cela veut dire que les opportunités d’interaction entre les différentes échelles d’activité sont difficiles à saisir, car chaque projet est coincé à l’intérieur de son financement. On ne peut pas dialoguer entre deux projets, car ni l’un ni l’autre n’acceptera cette activité comme légitime à l’intérieur de son cadre de financement. Le travail de FEVI a aussi évolué dans le temps, avec la circulation de nouvelles idées et de nouvelles formulations des idées. L’idée de la sécurité urbaine s’est élargie pour inclure la création des villes inclusives. Le développement urbain a été transformé par la prise en considération de la pleine diversité des femmes et des filles et par leur participation réelle dans les processus de la gouvernance urbaine. Cet élargissement, ou transformation, des champs d’activité de FEVI est en partie le résultat de ce que nous avons décrit comme la rapidité et la flexibilité du mouvement des idées et de la réflexion sur les grandes questions touchant les rapports entre les femmes et les villes. Par exemple, le travail que FEVI a réalisé avec l’organisation des femmes handicapées de Montréal l’a rendu plus conscient des enjeux pour les femmes vivant avec des handicaps. Cela a permis à l’organisation de jouer un rôle plus proactif dans la promotion de cette question lors de la programmation de la troisième conférence internationale sur la sécurité des femmes. De la même façon, l’importance du dossier des filles à l’échelle internationale a permis à FEVI de collaborer avec Plan International en mettant de l’avant les dimensions « ville » et « sécurité » et d’introduire en même temps cette dimension dans le projet en cours sur le plan local, à Montréal.

Un budget de base insuffisant est particulièrement difficile à vivre dans l’arène internationale. D’abord, la concurrence est très forte, même avec des groupes qui sont aussi des partenaires. Le rapport entre FEVI et la commission Huairou en est un bel exemple : les deux organisations travaillent ensemble mais il existe toujours un élément de concurrence entre elles. Les fonds internationaux – et locaux – étant limités, la réputation et la visibilité des organisations jouent toujours dans les décisions de partenariat et de financement. De plus, les processus de paiement par les organismes internationaux sont tellement archaïques, bureaucratiques et lents que des organisations, comme FEVI, qui ne disposent pas d’un coussin de financement de base sont toujours désavantagées par rapport aux plus grands organismes. Il va de soi que ces moments de précarité ne facilitent pas les rapports continus entre partenaires. Par ailleurs, le milieu international est très stimulant intellectuellement à cause de la rapidité et de la flexibilité avec lesquelles les idées circulent. Les discussions y sont nombreuses sur la sécurité des femmes et des filles, la création des villes inclusives et le droit à la ville en faveur de la pleine diversité des femmes et des filles.

Par ailleurs, le milieu local canadien devient de plus en plus compétitif parce que le nombre d’organisations augmente et que les fonds diminuent. Dans ce contexte, le fait de ne pas être constamment sur le terrain désavantage FEVI, car les possibilités de construire des partenariats solides s’amenuisent. L’objectif principal de cet article a été de démontrer comment les deux pôles de l’activité de FEVI se renforcent mais aussi se contredisent et comment FEVI doit utiliser sa créativité pour pouvoir garder les deux en vue. Nous avons constaté, au fil du temps, que les idées et les outils d’un niveau se retrouvent dans l’autre niveau. Mais le financement par projet impose une sorte de rigidité dans le fonctionnement sur plusieurs échelles. Avec une forme différente de financement, on pourrait obtenir une fluidité finalement plus enrichissante pour la création des villes inclusives et sécuritaires en faveur des femmes et des filles dans toute leur diversité.