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Introduction

Cet article a pour objet d’évaluer la pertinence, dans le domaine éducatif, de l’approche que le philosophe Ruwen Ogien a développée sous le titre de l’éthique minimale. Cet objectif implique à la fois de dire en quel sens et à quelles conditions un « minimalisme éducatif » est acceptable, mais aussi de préciser dans quelles limites et en quel sens il ne l’est pas.

L’éthique minimale d’Ogien se définit par opposition à ce que lui-même désigne sous le titre de maximalisme éthique[1]. Pour Ogien, sont maximalistes les philosophies qui considèrent que l’éthique a pour objet de formuler le but, le bien ou la vertu que chaque personne doit s’efforcer de réaliser dans sa vie. Contre cette approche, Ogien soutient deux thèses : (1) chaque personne est entièrement libre de faire ce qu’elle veut de sa propre vie et aucune doctrine morale n’est censée lui donner quelque conseil ou commandement que ce soit sur ce point : « le rapport à soi-même n’a aucune valeur morale »; (2) le domaine propre de la morale est celui des relations avec autrui (Ogien, 2007, p. 76). Dans ce domaine, l’éthique minimale se formule en un principe essentiel, le principe de non-nuisance, emprunté à John Stuart Mill : « la seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de sa force contre un de ses membres, contre sa volonté, est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui » (Mill, cité par Ogien, 2007, p. 79). On voit en quoi l’on peut parler d’une « éthique minimale » : il s’agit d’une éthique qui se formule en un très petit nombre de principes[2], lesquels sont par ailleurs essentiellement « négatifs », le terme « négatif » devant être pris en un sens grammatical. Ainsi le principe de non-nuisance indique-t-il non pas ce que nous devons faire, mais ce que nous ne devons pas faire aux autres, à savoir leur nuire d’une façon ou d’une autre.

Pour mener à bien l’examen que cet article se propose, je procède en deux grandes étapes. Dans une première étape, je soutiens que l’éthique minimale peut être admise dans le domaine éducatif, à la condition de retraduire le « minimalisme éthique » en un « minimalisme éducatif ». Après avoir rappelé le cadre conceptuel général dans lequel le minimalisme éthique de Ogien est formulé, à savoir le fait du pluralisme raisonnable et la distinction qui s’en suit, devenue classique aujourd’hui, entre la question du juste et celle du bien (1), j’indique pourquoi dans le domaine de l’éducation, ce « minimalisme éthique » me semble devoir être reformulé en un « minimalisme éducatif » (2), lequel peut être lui-même rapproché du projet d’une éducation à l’autonomie (3). Dans une seconde étape, j’examine une objection, formulée contre ce minimalisme éducatif, à partir d’arguments empruntés à Will Kymlicka et Charles Taylor (4). Cet examen, qui n’oblige pas à renoncer au minimalisme éducatif, en limite cependant la portée, aussi bien du point de vue empirique que du point de vue normatif (5).

1. Le « fait du pluralisme raisonnable » (J. Rawls)

J’emprunte mon point de départ à John Rawls et en particulier à ce que, dans plusieurs de ses ouvrages, il a nommé le « fait du pluralisme raisonnable » :

Une société démocratique moderne est caractérisée non seulement par une pluralité de doctrines compréhensives morales, philosophiques et religieuses, mais aussi par le fait que ces doctrines sont incompatibles entre elles tout en étant raisonnables[3]. Aucune d’elles n’est l’objet de l’adhésion de l’ensemble des citoyens. Et il n’y a pas de raison de penser que cela puisse changer dans un avenir prévisible. Le libéralisme politique part de l’hypothèse que, d’un point de vue politique, l’existence d’une pluralité de doctrines raisonnables, mais incompatibles entre elles, est le résultat normal de l’exercice de la raison humaine dans le cadre des institutions libres d’un régime démocratique constitutionnel.

Rawls, 1993, p. 4

Le « pluralisme raisonnable » désigne donc premièrement le fait que, dans un grand nombre de sociétés humaines et en particulier dans les sociétés démocratiques, il existe différentes conceptions portant sur la manière dont chacun doit conduire sa vie, soit différentes « conceptions de la vie bonne », et deuxièmement, le fait que ces conceptions ne sont pas réductibles les unes aux autres. Rawls soutient qu’une philosophie politique de la démocratie doit nécessairement tenir compte de ces désaccords irréductibles entre les « conceptions du bien » : certaines personnes ont une conception religieuse de la vie, d’autres une conception laïque. Certaines adoptent une morale hédoniste, d’autres au contraire, une morale du travail et de l’ascétisme. Certaines considèrent que l’essentiel est l’enrichissement personnel, d’autres que c’est le combat pour la justice, etc. Un grand nombre d’entre elles s’efforcent de concilier le mieux possible des priorités diverses. « Comment est-il possible qu’existe et se perpétue une société juste et stable, constituée de citoyens libres et égaux, mais profondément divisés entre eux » en raison de leur conception morale (Rawls, 1993, p. 6)? C’est la question qui est au point de départ de la réflexion de Rawls.

Cette question présuppose une distinction entre deux concepts ou deux questions. D’un côté se pose la question (morale) du « bien » : qu’est-ce qu’une vie bonne, ou encore qu’est-ce qu’une vie réussie? C’est à cette question que le « fait du pluralisme raisonnable » réagit en affirmant qu’aucune réponse unanime ne peut lui être apportée dans les sociétés démocratiques contemporaines.

D’un autre côté se présente la question (politique) du « juste » : comment permettre à toutes les personnes et à tous les groupes qui ont des conceptions du bien différentes et irréductibles les unes aux autres, de parvenir néanmoins à « vivre ensemble » dans la même société politique? À cette question, contrairement à la précédente, Rawls espère qu’une réponse, la plus consensuelle possible, peut être apportée. Tout l’effort de la Théorie de la justice vise à chercher cette réponse, autrement dit à formuler les principes de l’organisation de base de la vie collective qui permettent la mise en place d’une société juste.

Si l’on admet le « fait du pluralisme raisonnable », on doit en conclure que les institutions politiques d’une société démocratique n’ont pas à imposer une conception de la vie bonne à leurs membres. Cette conséquence occupe une place centrale dans la réflexion éthique de Ogien, où elle apparaît à de nombreuses reprises sous la rubrique de la critique du paternalisme, en particulier du paternalisme étatique. Dans la plupart de ses ouvrages (par exemple Ogien, 2007, 2009, 2013), Ogien combat l’attitude qui consiste pour l’État à agir comme s’il savait mieux que les personnes elles-mêmes ce qui est bien pour elles, de sorte qu’il pourrait à bon droit leur imposer ou plus souvent peut-être leur interdire de faire telle ou telle chose qui leur paraîtrait pourtant désirable. Une telle entreprise constitue précisément une attitude maximaliste. Contre le paternalisme, Ogien n’a cessé de soutenir que l’État devait s’en tenir à l’attitude minimaliste et, par suite, à se méfier des orientations morales qu’il peut avoir tendance à imposer, de façon plus ou moins subreptice, à ses membres. Inversement, le fait de la part d’un État démocratique de garantir à chaque personne le droit et la possibilité effective de mener le plus possible sa vie comme elle ou il l’entend, dans les limites de la loi civile, est cohérent avec l’approche minimaliste.

2. Minimalisme éducatif

Quand on passe du domaine politique au domaine éducatif, autrement dit quand on passe des relations entre l’État et les citoyennes et citoyens à l’éducation des nouvelles générations, un changement de point de vue est inévitable. Le minimalisme éthique que nous venons de résumer ne peut pas être maintenu tel quel. Pour quelle raison? Dans une société démocratique, l’éducation est un droit dont chaque enfant dispose (même si la plupart du temps, il n’est pas vécu comme tel). Et dans la mesure où elle est un droit du côté des enfants, elle est, du côté de la société, un devoir qui l’oblige à agir pour que les enfants grandissent dans les meilleures conditions possibles, en particulier pour qu’ils se voient offrir les conditions d’un développement intellectuel et culturel qui les conduit à acquérir les capacités de toutes sortes permettant d’être adaptés à la vie sociale, ainsi que les connaissances qui permettent de comprendre la société et, plus généralement, le monde dont ils font partie. Cela implique l’élaboration et la mise en oeuvre par la collectivité d’une politique éducative. Cette politique peut varier dans des proportions non négligeables : elle peut décréter l’obligation scolaire (pour une durée déterminée) ou simplement « l’instruction obligatoire » – comme en France –, ce qui permet aux familles qui le souhaitent d’instruire les enfants à domicile, mais non pas d’échapper au contrôle exercé sur cette instruction. Elle peut être une politique d’éducation publique uniquement ou, au contraire, associer des établissements publics et des établissements privés (par exemple, des écoles confessionnelles, etc.). Ce qui compte, c’est que sur ce plan, l’éthique minimale, qui recommande essentiellement de ne pas nuire à autrui, n’est plus pertinente. Dans l’éducation des sociétés démocratiques, l’État doit agir en vue de l’intérêt des enfants. S’il ne le faisait pas, autrement dit s’il laissait l’éducation aux mains des initiatives familiales, cela produirait des résultats très inégalitaires et contradictoires avec les idéaux d’une société démocratique.

Pour Ogien, cette intervention éducative prenant la forme d’une politique publique ne pose pas problème tant qu’elle obéit à des buts simplement politiques et qu’elle n’a pas de prétention morale, ou encore – pour reprendre la distinction entre le juste et le bien, rappelée précédemment – tant qu’elle se contente de répondre à un impératif politique de justice sociale et évite d’imposer aux nouvelles générations une conception morale de la vie bonne qui serait présentée sinon comme la seule pertinente, du moins comme la meilleure. Ogien déclarait sur ce point :

Quand on s’interroge sur ce qu’il est légitime d’enseigner à l’école publique dans une démocratie politiquement libérale comme la nôtre, c’est-à-dire protectrice en principe des droits et des libertés individuelles, il faut commencer je crois, par rappeler la distinction classique depuis Kant, entre le juste et le bien. La question du juste concerne le rapport aux autres : dans quelle mesure sommes-nous respectueux des libertés d’autrui, dans quelle mesure devons-nous compenser les handicaps naturels, économiques et sociaux dont les victimes ne sont aucunement responsables, comme c’est le cas des enfants qui n’ont pas choisi de naître dans telle ou telle famille ou dans tel ou tel endroit?

Ogien, 2015

Ajoutons que, de son point de vue, parmi les savoirs qu’une société doit transmettre aux nouvelles générations, il y a en particulier des savoirs politiques :

Dans l’école des démocraties libérales, il paraît légitime d’instaurer une instruction civique qui aurait pour objectif d’enseigner le fonctionnement des institutions publiques dont le but est d’éliminer les injustices et de protéger les libertés individuelles. Cette instruction civique pourrait aussi servir à transmettre certaines connaissances favorisant la co-existence entre personnes dont les conceptions du monde sont divergentes. L’école peut s’engager envers le juste dans ces deux sens au moins.

Ogien, 2015

Sur ce dernier point non plus, le minimalisme éthique résumé dans l’introduction n’est pas de mise. La règle d’action qui recommande de ne pas nuire à autrui ne peut pas être considérée comme suffisante en matière d’enseignement. Les enseignants doivent certes ne pas nuire aux élèves, mais ils doivent aussi agir envers eux pour leur permettre d’acquérir le minimum requis pour connaître le fonctionnement des institutions politiques et y prendre part, s’ils le souhaitent. Les enfants, en tant que futurs citoyens et citoyennes, doivent savoir ce qui est nécessaire pour vivre avec les autres, en particulier avec les personnes qui ont une autre vision du monde que la leur.

Ce point importe, car il renvoie à une des zones d’intersection dans lesquelles les exigences inhérentes à la justice sont confrontées aux conceptions de la vie bonne. Par exemple, dans un passage de La justice comme équité, Rawls se demande ce qu’il faut faire en matière d’éducation quand on a affaire à des communautés religieuses qui refusent le monde, qui choisissent de se replier sur elles-mêmes pour échapper le plus possible à la « tentation » d’abandonner leur propre conception du bien. La liberté qu’un auteur libéral comme Rawls est prêt à leur reconnaître est grande, puisqu’elle implique le droit d’ouvrir leurs propres écoles et d’enseigner à leurs enfants comme ils le souhaitent. Néanmoins, la thèse sur les savoirs politiques reste valable, et cela parce qu’une société démocratique reconnaît et garantit à chacun de ses membres la liberté de conscience qui implique entre autres le droit de changer ou d’abandonner toute croyance religieuse. Le libéralisme politique, écrit Rawls,

exigera que l’éducation des enfants comprenne des éléments tels que la connaissance de leurs droits constitutionnels et civiques, afin que par exemple, ils sachent que la liberté de conscience existe dans leur société et que l’apostasie n’est pas un délit légal. Tous ces éléments servent à garantir que la permanence de leur appartenance religieuse lorsqu’ils atteignent leur majorité n’est pas simplement fondée sur l’ignorance.

Rawls, 2003, p. 214

Pour quelqu’un comme Rawls, cependant, cette exigence ne signifie pas que l’éducation civique pourrait imposer une conception de la vie bonne. Il s’agit simplement d’informer les futurs citoyens et citoyennes sur leurs droits, autrement dit de remplir les conditions permettant la recherche non pas du bien mais du juste. Cette position constitue ce qu’en reprenant le vocabulaire de Ogien, nous appellerons un minimalisme non plus éthique mais éducatif. Ce minimalisme éducatif n’est pas un simple décalque du minimalisme éthique; il implique une reformulation de ce dernier qui consiste à reconnaître qu’il n’y a pas d’éducation démocratique sans une prise en charge collective des nouvelles générations, dans le but non pas de leur inculquer une conception du bien, mais de donner aux futurs adultes les moyens d’élaborer eux-mêmes leur propre conception du bien. Ce minimalisme éducatif est assumé par Ogien qui écrit, dans son ouvrage intitulé, La guerre aux pauvres commence à l’école, en faisant explicitement référence à Rawls, qu’une façon « positive de justifier les politiques publiques de santé ou d’éducation consiste à affirmer qu’elles n’imposent aucune conception particulière du bien. Elles donnent seulement à chacun la possibilité de réaliser la conception du bien qui a ses préférences » (Ogien, 2013, p. 78).

3. Minimalisme éducatif et autonomie

À ce stade de la réflexion j’introduirai le concept d’autonomie. Dire que l’objectif d’un État démocratique en matière d’éducation est de donner à chaque personne les moyens « de réaliser la conception du bien qui a sa préférence » (Ogien, 2013, p. 78), c’est dire aussi bien que cet objectif doit être de permettre à chacun de devenir une personne autonome. J’entends par autonomie le pouvoir de se diriger soi-même. Ce pouvoir implique une triple capacité : la capacité de penser par soi-même, c’est-à-dire la capacité de se faire ses propres opinions au sujet de la marche du monde en général; la capacité d’agir par soi-même au sens de pouvoir apporter par soi-même des réponses appropriées aux contraintes et aux attentes inhérentes à la vie sociale et, enfin – et surtout –, la capacité de choisir par soi-même, en particulier le pouvoir de faire des choix de vie qui font que notre propre existence n’est pas seulement le produit d’un ensemble de facteurs extérieurs (historiques, géographiques, sociaux, sexués, etc.) par lesquels nous sommes conditionnés, mais qu’elle est au contraire l’expression de choix faits le plus possible par nous-même, conformément à ce qui nous paraissait souhaitable ou désirable (Foray, 2016, p. 20‑22).

Historiquement, les premières – et les plus importantes – conceptions de l’autonomie ont sans doute été celles d’une raison triomphante. C’est le cas évidemment des Lumières du XVIIIe siècle, par exemple chez Kant (1985, p. 207‑217). Selon ces conceptions, agir de façon autonome, c’est non seulement se diriger soi-même comme cela vient d’être indiqué, mais c’est placer sa conduite sous une loi universelle de la raison qui est censée être la même en tout être humain et qui devrait donc conduire chacun à la reconnaissance des mêmes « valeurs » sociales, morales et politiques : le goût pour la vérité, en particulier scientifique; la recherche d’une morale laïque, tirant ses principes de la seule nature humaine, sans référence à une quelconque transcendance divine; la reconnaissance des droits inhérents par « nature » à toute personne humaine, droits qui sont au fondement de toute association politique; l’espoir en un progrès historique censé conduire l’humanité à devenir progressivement plus savante, plus vertueuse et plus libre. On voit les implications éducatives d’un tel programme : l’éducation souhaitable doit être une éducation à la raison, conçue comme principe directeur d’une forme de vie et dont la validité est censée pouvoir être reconnue par tout être humain. Il s’agit en d’autres termes de la transmission d’une « doctrine philosophique laïque fondée sur la raison » (Rawls, 1993, p. 6), soit le contraire d’un minimalisme éthique et politique.

Ce n’est pas cette conception d’une autonomie triomphante qui est défendue ici, mais plutôt l’expression de l’obligation à laquelle nous devons faire face dans la mesure où aucune conception du bien, religieuse ou laïque, n’est susceptible d’être imposée collectivement comme porteuse de sens. Nous n’avons plus collectivement de modèle de la vie bonne, susceptible de s’imposer à tous, conformément à une conception de la raison et du progrès historique, et c’est précisément pour cette raison que l’éducation doit se donner comme objectif le développement d’une capacité de choix autonome. Cela signifie éduquer de sorte que chaque personne puisse le plus possible (a) faire ses propres choix de vie, quels qu’ils soient, et (b) produire soi-même sa propre hiérarchisation des critères d’évaluation de la vie bonne : pour l’un, les valeurs de la famille l’emporteront sur les valeurs du travail; pour l’autre, ce seront les engagements politiques ou associatifs, etc. On peut supposer que les membres d’une société démocratique se trouvent tous – ou presque – dans la situation de devoir construire ou au moins bricoler du mieux possible une « forme de vie » dans laquelle il s’agit de mettre ensemble, c’est-à-dire d’articuler et de hiérarchiser des souhaits, des exigences et des contraintes diverses. Notre autonomie morale se joue dans cette capacité. Une des attentes que nous devrions donc être en droit de formuler à l’égard de l’éducation est qu’elle conduise chaque personne à se voir offrir des choix et des opportunités de ce genre et que chacun ait les moyens intellectuels et matériels suffisants pour y répondre. C’est sans doute un « idéal » difficile à atteindre. Pour beaucoup, et pour des raisons diverses, l’éventail des choix et des opportunités est limité. Mais c’est au moins la description d’un but souhaitable et conforme aux exigences du minimalisme éducatif exposé dans la partie précédente.

4. Culture sociétale et autonomie

Une objection peut être formulée contre ce minimalisme éducatif. Je l’emprunterai à l’ouvrage que Will Kymlicka a consacré à La Citoyenneté multiculturelle (1995). Dans cet ouvrage, Kymlicka conteste l’idée de neutralité de l’État par rapport aux conceptions de la vie bonne que le libéralisme politique et Rawls en particulier ont défendue. Kymlicka soutient que la neutralité inhérente à l’État libéral rawlsien ne tient pas. Elle est peut-être valable d’un point de vue religieux; elle ne l’est pas d’un point de vue culturel. Kymlicka argumente sa position à partir du concept de « culture sociétale » : une collectivité humaine, d’une certaine taille (par exemple, celle d’un État) véhicule toujours une culture, des choix culturels, autrement dit des « modes de vie, porteurs de sens, qui modulent l’ensemble des activités humaines » (Kymlicka, 1995, p. 115). L’auteur utilise le terme culture au sens des institutions et modes de vie caractéristiques d’un groupe. Une culture sociétale implique une communauté linguistique, une communauté territoriale, des institutions qui la font vivre (institutions politiques et économiques, mais aussi éducatives, médiatiques, etc.). La culture sociétale est la culture dominante au sein d’une communauté politique donnée. Elle façonne la vie quotidienne au moyen d’une langue officielle, d’un calendrier, de symboles collectifs, de modes de vie. L’idée sous-jacente est celle de l’appartenance culturelle : nous appartenons à un milieu culturel qui nous façonne, qui nous impose par son fonctionnement même des modes de vie porteurs de sens.

Kymlicka considère cette appartenance comme une bonne chose (1995, p. 125). Elle est, écrit-il, un « point d’ancrage » de notre identité (1995, p. 133). Simultanément, cependant, elle n’est pas sans effet sur la façon dont nous devons poser la question de l’autonomie individuelle, et en particulier celle de l’autonomie morale en tant que capacité de faire des choix personnels. Donner de l’importance aux concepts de « culture sociétale » ou d’appartenance culturelle oblige à prendre conscience que l’autonomie morale ne saurait être la capacité d’une personne isolée, en quelque sorte hors-sol, susceptible de se choisir elle-même à partir de rien. Telle était déjà l’objection qu’au début du XIXe siècle, Hegel opposait à Kant. À la représentation kantienne d’une « raison pure » capable de décider d’une règle d’action, indépendamment de tout objet de la volonté, Hegel opposait le concept d’éthicité (Sittlichkeit), autrement dit l’idée selon laquelle c’est toujours à partir d’une vie éthique riche de déterminations multiples que nous nous affirmons nous-mêmes (Hegel, 1821, § 135).

Mutatis mutandis, cet argument est le même que celui que Taylor, quelques années avant Kymlicka, oppose à l’individualisme moderne. J’ai écrit plus haut que notre autonomie morale se joue dans notre capacité à articuler et à hiérarchiser des souhaits, des exigences et des contraintes diverses : les valeurs du travail, de la vie affective, des loisirs et de la culture, les engagements politiques, les convictions religieuses ou laïques, etc. Tout cela constitue un ensemble complexe que chaque personne est censée organiser en une forme de vie personnelle. Mais cet ensemble, d’où vient-il? Comment nous est-il donné? Il serait naïf de croire que nous nous le donnons librement à nous-mêmes. « Si j’essaie, écrit Taylor, de me définir par mes aptitudes à formuler des vérités importantes, à jouer du piano en virtuose, ou encore à faire revivre les traditions de mes ancêtres » (1991, p. 44), je fais des choix personnels qui caractérisent mon autonomie morale. Mais la valeur que ces choix personnels ont à mes yeux est entièrement dépendante du fait que la notion de vérité, la pratique artistique et les traditions sont elles-mêmes douées de valeurs. Or ces évaluations, ce n’est pas moi qui en décide. Elles me préexistent; je les choisis moi-même, sur le fond d’un « horizon préexistant de significations » (Taylor, 1991, p. 46) qui m’est donné et que je ne choisis pas. À supposer que nous soyons maîtres de nos choix personnels – ce qui est le sens de l’autonomie –, nous ne le sommes pas de la hiérarchie des critères et des formes d’évaluations à partir desquelles nous formulons nos choix. Cette hiérarchie est socialement donnée, et ni le minimalisme éthique ni le minimalisme éducatif ne peuvent rien contre cela. Ils sont des tentatives pour diminuer le plus possible la part des choix qui nous sont imposés et augmenter le plus possible celle qui nous est laissée. Ils ne peuvent pas être compris comme l’attitude qui consisterait pour une personne isolée à faire des choix à partir de rien.

Je souhaite ajouter un point supplémentaire qui conduira à donner une dimension plus « critique » à cette argumentation. Parmi les modes de vie que nous impose la culture dominante des sociétés occidentales, le mode de vie capitaliste l’emporte, et de beaucoup, aujourd’hui. C’est un mode de vie porteur d’une double priorité : (a) une (sur)valorisation du travail qui fait de ce dernier l’activité sociale dominante et (b) une (sur)valorisation de la consommation et des loisirs, dans le double but de « reproduire la force de travail » d’une part et de remplir le temps de non-travail d’autre part. Travail, consommation et loisirs sont des impératifs auxquels il est presque impossible d’échapper, même pour ceux et celles qui les critiquent en considérant que l’on a affaire à des formes de vie appauvrissantes du point de vue éthique. Ici aussi, on peut soutenir que l’approche minimaliste bute sur une limite. Ce n’est certes pas l’État lui-même qui nous impose ce mode de vie – même si les États démocratiques l’acceptent pour l’essentiel. C’est plutôt l’organisation de la vie économique et sociale, mais en pratique, cela ne change pas grand-chose. Il est presque impossible d’échapper à ce mode de vie dominant, pour la raison que le capitalisme ne se réduit pas à un petit nombre d’entreprises multinationales qu’il serait possible d’identifier et dont il serait éventuellement possible de ne pas consommer les produits. C’est l’environnement, le monde lui-même dans lequel nous vivons.

Si l’on veut penser concrètement sur l’éducation, il faut penser à partir de là. Le fait du pluralisme raisonnable selon Rawls se déploie dans des sociétés qui sont structurées par le capitalisme. Cela n’annule ni le pluralisme ni le projet d’autonomie individuelle. Chacun a toujours la possibilité de hiérarchiser sa vie professionnelle, amoureuse, culturelle, religieuse, politique, etc. Mais il est évident que cette hiérarchisation reste prise dans un contexte de départ. Je prendrai un seul exemple, celui de l’immense importance prise en quelques années par les « objets connectés » (téléphones portables, tablettes, jeux vidéo) auprès de l’ensemble des consommateurs, et en particulier des jeunes, qui sont ici une cible privilégiée. Ces objets véhiculent massivement des pratiques sociales (usages des réseaux sociaux, jeux en ligne, divertissements) et des formes d’évaluation sociale, en bref, des modes de vie auxquels il est très difficile d’échapper, pour les jeunes en particulier.

Il est vrai que, du point de vue du minimalisme éthique, comme Ogien l’indique lui-même, rien n’oblige les personnes à choisir entre le fait d’« être un ascète ou un hédoniste, un épargnant raisonnable ou un flambeur, un aventurier des mers ou un chercheur qui passe sa vie en laboratoire » (Ogien, 2015). Certes, rien n’empêche les personnes de décider que la vie bonne consiste à passer son temps libre sur son téléphone portable, à échanger des messages sur les réseaux sociaux, à jouer à des jeux en ligne et à regarder des vidéos de divertissement. À cela, il convient cependant d’ajouter deux points.

Premier point : si l’on veut une description complète de la forme de vie dont il est question ici, il faut préciser que, dans le cadre d’une société capitaliste, cette pratique massive de consommation et de divertissement est indissociable d’une pratique massive du travail. Les mêmes « lève-tard » qui passent leurs vacances à se divertir sont très vraisemblablement aussi à d’autres moments des « lève-tôt » qui passent plus de temps encore à travailler. Il convient, autrement dit, de ne pas raisonner de façon trop fragmentaire ou trop abstraite, mais bien de se situer le plus possible dans le cadre d’une forme de vie globale, par exemple dans la configuration économique et sociale du capitalisme qui impose un partage social du temps (travail et loisir) sur lequel les personnes ont peu de prise, même s’il est vrai que, simultanément, cette imposition laisse de la place pour d’autres formes d’activités et de choix personnels : vie affective, amicale et amoureuse, sport, religion, culture et politique.

Deuxième point : il est difficile de soutenir que les pratiques de divertissement sont vraiment l’objet d’un choix personnel, tant il est évident, au contraire, qu’elles sont imposées au moyen d’une politique commerciale experte dans l’art de manipuler les désirs et de jouer sur une sorte de dialectique de l’envie et de la distinction dans les relations interindividuelles : chacun et chacune souhaite presque inévitablement jouir du même objet de consommation que son voisin ou sa voisine exhibe ostensiblement. Simultanément, de nouveaux objets à consommer sont incessamment produits, qui permettent de distinguer celles et ceux qui les possèdent de la masse de ceux déjà en circulation. Le minimalisme éthique objectera sans doute que le choix de la littérature ou de la pratique musicale n’est pas un choix plus personnel que celui du jeu vidéo. Il est en effet très difficile de répondre à cette objection. C’est très difficile, car l’origine de nos préférences est, la plupart du temps, loin d’être claire. Nous ne pouvons pas décider si elles résultent d’un choix personnel ou de l’ensemble des influences qui nous ont faits tels que nous sommes. On peut soutenir à bon droit que la pratique des divertissements connectés procède d’une manipulation des désirs, mais pourquoi ne serait-ce pas aussi le cas pour celle de la littérature? Évidemment, la tentation à laquelle on aurait envie de succomber consistant à soutenir que la lecture des oeuvres littéraires a plus de valeur que la pratique des jeux vidéo, cette tentation sera récusée, d’un point de vue minimaliste, comme relevant d’un perfectionnisme critiquable.

5. Minimalisme et responsabilité éducative

À l’issue de cette discussion, je reviens à la question initiale : quelles conséquences peuvent être tirées au sujet du minimalisme éducatif, des arguments de la partie précédente rappelant que l’éducation n’est jamais celle d’une personne isolée, censée tout tirer d’elle-même, mais qu’elle a lieu dans un monde qui exerce toujours une pluralité d’influences aussi bien sur les adultes que sur les enfants? Jusqu’à quel point le minimalisme éducatif donne-t-il une description acceptable de cette réalité de l’éducation? Notons que cette question peut prendre une double signification : la première est « normative » : elle consiste à se demander si le « minimalisme éducatif » est souhaitable. La seconde est empirique et descriptive : elle consiste à se demander s’il est simplement possible. Je commence par la seconde question.

Éduquer, c’est agir. C’est montrer des choses, adresser des demandes, faire faire, autoriser, enseigner, encourager, et aussi évaluer, sanctionner, interdire, etc. On peut présumer que – sauf exception – ces actes dans leur diversité sont sous-tendus par une ou des conceptions de ce qui est bien pour les enfants. Cela vaut aussi pour l’ensemble des décisions qui sont inévitablement prises : on inscrit son enfant à l’école publique ou dans un établissement privé; on l’envoie dans un camp de vacances ou l’on reste en famille; on lui achète un téléphone portable ou l’on retarde cet achat, etc. Cela vaut plus fondamentalement encore des « formes de vie » caractéristiques des milieux éducatifs : à la maison, la dimension affective des relations est primordiale ou, au contraire, elle est peu mise en avant. À l’école, l’essentiel des activités a pour but le développement intellectuel et culturel des élèves et non pas d’autres aspects du développement, social ou affectif par exemple. Ce que ces exemples veulent montrer, c’est qu’au-delà des convictions et des discours, les actes éducatifs eux-mêmes concourent à façonner une forme de vie, conformément à une conception de la vie bonne, qui est celle des personnes et des institutions. Or, le minimalisme semble peu attentif à cette partie de l’éducation. Se contentant de prodiguer des conseils sur la manière d’agir avec les enfants, il méconnaît l’importance du milieu lui-même, de cette forme de vie dans laquelle l’éducation a lieu, des décisions et des actes qui, inévitablement, exercent une influence sur les enfants. À cet égard, il ne nous donne pas une description complète de la réalité de l’éducation. Une partie de cette description échappe à ses prescriptions.

Qu’en est-il à présent de la question normative? Le minimalisme éducatif serait-il souhaitable (en dépit de la limite empirique qui vient d’être indiquée)? L’argument principal que je souhaite mettre en avant pour répondre à cette question est le suivant : en matière d’éducation, refuser de vouloir exercer une influence, ce n’est pas mettre les enfants dans la situation de pouvoir se développer librement eux-mêmes, c’est d’abord laisser jouer les conditionnements familiaux, sociaux et culturels dont il a été précédemment question. Comme l’écrit sur ce point Philippe Meirieu :

Éduquer c’est toujours vouloir exercer du pouvoir sur l’autre... et le nier est illusoire [...] parce que, en aucun lieu, ni dans la classe, ni ailleurs, le pouvoir n’est jamais vacant... Et moi, enseignant, je sais bien que si je ne prends pas délibérément ce pouvoir, je l’abandonne à quelques élèves plus armés que leurs camarades pour l’exercer, je l’abandonne à l’environnement médiatique, je l’abandonne aux préjugés sociaux qui circulent... Il n’y a pas plus de "neutralité" éducative qu’il n’y a d’"éducation en apesanteur".

Meirieu, 1992

Dans un livre plus ancien, le philosophe Hans Jonas avait soutenu au sujet du concept de « responsabilité » une thèse semblable. La responsabilité éducative n’est pas, écrivait-il de même nature que la responsabilité juridique. Ce qui caractérise cette dernière, c’est que si on veut courir le moins de risque possible, il vaut mieux prendre le moins d’initiative personnelle possible. Dans l’éducation, c’est le contraire qui est vrai : moins l’éducateur agit et plus il risque de devoir en répondre. Plus il laisse l’enfant livré à lui-même et moins bien il fait son travail. C’est que la responsabilité éducative n’est pas une responsabilité de soi, mais une responsabilité pour autrui (Jonas, 1979, p. 130‑137). Cette responsabilité est globale : elle concerne tous les aspects du développement et de l’éducation des enfants. Elle ne dépend d’aucun consentement préalable : l’enfant est confié à l’éducateur ou à l’éducatrice qui a le devoir de prendre soin de lui (Jonas, 1979, p. 136). Elle est durable : elle concerne non seulement des préoccupations immédiates, mais aussi des visées plus lointaines, en particulier le fait pour les enfants de devenir autonomes, c’est-à-dire de se donner un futur qui échappe à la responsabilité éducative (Foray, 2016, p. 94-95).

Et pourtant, on voit bien en même temps en quoi le minimalisme éducatif conserve une pertinence : affirmer qu’éduquer, c’est agir, ne revient pas à cautionner l’arbitraire éducatif. L’action éducative s’inscrit dans certaines limites : éducateurs et éducatrices sont censés faire preuve de réflexivité, c’est-à-dire qu’ils sont censés déterminer leurs interventions en lien explicite avec des règles qui leur semblent bonnes. Parmi celles-ci, on peut bien sûr admettre le principe de non-nuisance, celui de la considération de l’enfant ainsi que le respect de sa liberté de conscience. Mais on comptera aussi la volonté d’éveiller son esprit critique face à ce qui nous apparaît comme des injustices, des pathologies de la vie sociale (Honneth, 2006) ou des évolutions critiquables. En bref, dans l’éducation, il est sans doute nécessaire d’éviter les logiques du tiers exclu, du type : vouloir supprimer toute influence au prétexte de préserver la liberté de choix. Ou réciproquement : penser que l’on doit fabriquer l’enfant conformément à ce qui nous semble souhaitable. Ça ne marche pas comme ça. Refuser une logique du tiers exclu, c’est comprendre que l’on peut critiquer à la fois l’arbitraire et le laisser-faire à l’égard des enfants. Il faut raisonner sur les situations éducatives comme mixtes d’influence et de choix, de contraintes et de liberté. On ne peut pas penser concrètement la réalité éducative si l’on pense à partir de positions unilatérales, durcies et radicalisées.

Conclusion

Le minimalisme éducatif ne peut pas constituer à lui seul l’éthique de l’éducation. La société prescrit à bon droit un ensemble de capacités et de connaissances qui doivent être transmises aux enfants, non seulement parce qu’il est juste de les transmettre à tous, mais aussi parce que l’on considère que cette transmission répond au « bien » de chacun. Parmi celles-ci, il y a des connaissances politiques – sur le fonctionnement des démocraties – ainsi que des connaissances culturelles – sur l’histoire et les civilisations humaines, la littérature, les sciences, les arts, la philosophie, etc. Il n’y aurait évidemment aucun sens à ce qu’une politique scolaire se donne comme objectif de conduire les nouvelles générations à perfectionner leur maîtrise des jeux vidéo. En ce sens, éduquer, c’est choisir et, inévitablement, c’est influencer. Et la question est bien de savoir comment organiser l’éducation pour que tout ne soit pas joué d’avance, en raison des conditionnements familiaux et sociaux, en particulier ceux du capitalisme. Comment organiser l’éducation pour qu’après coup, chaque personne puisse dire : « j’ai eu des possibilités, des opportunités, et dans la mesure du possible, ce que je suis devenu, je l’ai choisi ».