Corps de l’article

Introduction

L’objectif de cette contribution est d’approfondir l’analyse des tensions éthiques liées à la présence enseignante lors d’incidents critiques dans une école secondaire du Québec. Le terme incident réfère aux situations problématiques qui peuvent engendrer un désordre scolaire (Barrère, 2002a, 2002b, 2003, 2007, 2017; Carra et Boxberger, 2018; Périer, 2004). Lorsqu’il y a un débordement quant à « la mise en scène sociale de la classe » (Barrère, 2002b, p. 4), toutes situations circonscrites, perturbatrices et imprévisibles qui fragilisent ou entravent l’ordre scolaire appartiennent au registre des incidents. L’ajout du terme critique met l’accent sur la subjectivité des acteurs. En effet, un incident devient critique selon le sens que lui donne la personne qui le vit (Tripp, 1993).

L’expérience que vivent les enseignantes et les enseignants a été étudiée alors qu’ils cherchent à maintenir un ordre scolaire sans cesse négocié (Barrère, 2002a, 2002b; Carra et Boxberger, 2018; Périer, 2004). Barrère (2002a) remarque que l’émergence de configurations provisoires et instables positionne les enseignantes et les enseignants au coeur d’incidents critiques empreints d’incertitudes et d’émotions négatives. À titre d’exemple, Shapira-Lishchinsky (2011) relève des émotions négatives associées à l’impression d’échec et de regret chez les enseignantes et les enseignants qu’elle a interrogés. Ainsi, alors qu’ils tentent de maintenir cet ordre scolaire, certaines accumulations et exaspérations cristallisent les émotions des enseignantes et des enseignants qui se traduisent en réactions précipitées chez ces derniers (Bucheton, 2009; Merle, 2002). Ces réactions font, entre autres, émerger chez les élèves un sentiment d’injustice (Carra et Boxberger, 2018) et portent ombrage aux relations entre une enseignante ou un enseignant et ses élèves (Roorda et al., 2017). 

1. La problématique

Malgré l’importance que les incidents critiques revêtent, ces situations incertaines qui préoccupent les enseignantes et les enseignants sont, à notre connaissance, encore peu étudiées de manière descriptive et nuancée au regard des tensions éthiques qui en émergent. Certes, face à un incident critique, un cadre de référence ministériel sur les compétences professionnelles développées en formation à l’enseignement balise les interventions des enseignantes et des enseignants québécois (Tardif, 2019). D’ailleurs, ce cadre énonce les comportements éthiques qui émanent de valeurs partagées (Tardif, 2019). Cela dit, la proposition d’un référentiel de compétences prescrites par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec ne représente pas un code des comportements éthiques préétablis à suivre. Les valeurs indiquent plutôt des horizons régulateurs idéaux et demeurent des éléments implicites de la profession, empreints de fluctuations et chargés de nuances. Conséquemment, l’absence d’un code formel entraine une individualisation des interventions éducatives qui exigent une réponse relevant tant de la professionnalité que de l’éthique (Jutras et Gohier, 2009). En effet, lorsque l’enseignante ou l’enseignant se réfère à son éthique professionnelle pour chercher des solutions, un quelconque principe universel ne peut assurer la mise en oeuvre d’interventions satisfaisantes face à tous les incidents critiques (Pachod, 2013). Ceux-ci exigent une réponse créative en situation (Joas, 1999; Jorro, 2002), car il n’y a aucun code technique qui puisse prévoir des réponses préétablies face aux multiples situations. Cela a pour résultat que l’éthique professionnelle demeure de l’ordre de l’imaginaire (De Munck, 1997), car elle se déploie de manière subjective par rapport à des idéaux construits socialement et individuellement (Jutras et Gohier, 2009). Cette subjectivité individualisée exacerbe le doute des enseignantes et des enseignants qui peut perdurer par rapport à la pertinence et à la justesse des interventions éducatives et entrainer de possibles ruptures d’équilibre (Pachod, 2013). Si les incidents critiques s’ancrent dans leur subjectivité, les enseignantes et les enseignants doivent intervenir en ayant la capacité de sentir, de percevoir ou de penser au-delà du savoir agir (Léger et Rugira, 2009). Certes, le savoir agir, soit la capacité qu’a l’enseignante ou l’enseignant à se mobiliser et à utiliser les ressources de manière efficace (Tardif, 2006), ne peut être compris qu’en situation. De manière située, l’enseignante ou l’enseignant réagit avec justesse, guidé par un souci de l’immanence de chaque vie (Léger et Rugira, 2009). Cette situation repose sur une relation éthicisée[1] et est empreinte de l’expérience que chacune et chacun vivent dans leur quotidien professionnel. Ainsi, au sein de dynamiques interactionnelles situées, contingentes et imprévisibles, se déploie la présence enseignante lors d’incidents critiques. C’est la raison pour laquelle il est pertinent d’étudier les tensions éthiques liées à la présence enseignante, et ce, particulièrement lors de ces situations charnières. Comment leur expérience fait-elle appel à leur corporéité et à leur sensibilité? Le cadre conceptuel approfondit l’analyse de la présence enseignante en reconnaissant cette corporéité et cette sensibilité au sein de l’expérience énactée.

2. Le cadre conceptuel : l’expérience énactée

Dans le cadre de cette contribution, nous poursuivons deux objectifs : sous un axe descriptif, nous étudions l’expérience énactée de six enseignantes de français lors d’incidents critiques dans une école secondaire du Québec; sous un angle compréhensif, nous étudions les tensions éthiques liées à la présence enseignante. Les tensions réfèrent aux constructions qui exigent une négociation permanente (Bouchard, 2019). À titre d’exemple, Bourgeault (2019) traite de tensions éthiques en éducation en abordant les écarts entre l’hétéronomie et l’autonomie, entre l’unanimité et la diversité ainsi qu’entre l’individualisme et la solidarité.

Dans notre étude, les tensions éthiques sont analysées en considérant les composantes sous-jacentes à l’expérience énactée. Celle-ci repose sur la perception qui est « une action guidée par la perception » (Varela, 2004, p. 234). Cela signifie que « les structures cognitives émergent de schèmes sensori-moteurs récurrents qui permettent à l’action d’être guidée par la perception » (Varela, 2004, p. 234). Il s’agit donc d’un processus de pénétration d’un monde partagé qui repose sur des connaissances qu’une personne construit afin d’ordonner le flux de son expérience (Schmitt, 2018).

2.1. Le spielraum et les réseaux d’actions virtuelles

D’une part, cet article s’intéresse à l’enseignement à titre d’agir énacté « dans et par l’action en situation » (Masciotra et al., 2008, p. 11). Sous la loupe de l’énaction, c’est la relation entre les réseaux d’actions virtuelles et le spielraum qui fait de l’expérience un processus de pénétration d’un monde partagé. Selon Masciotra et al. (2008), le spielraum est l’espace de manoeuvre dont dispose une personne. Lorsqu’une personne transforme son expérience pour en faire un spielraum, c’est-à-dire, « un espace-temps dans lequel elle peut agir » (p. 14), des possibilités d’actions émergent. Masciotra et al. (2008) nomment ces possibilités en termes de réseaux d’actions virtuelles : « Le concept de réseau d’actions virtuelles renvoie aux possibilités d’actions qu’énacte une personne pour se situer, se positionner et transformer la situation dans laquelle elle se trouve ou d’y réfléchir » (Masciotra et al., 2008, p. 13). Au coeur de l’enchainement d’une suite d’actions en émergence, il est possible d’avoir recours à des ressources internes et externes[2].

2.2. La disponibilité

D’autre part, cette contribution se penche sur la disponibilité[3] dont fait preuve l’enseignante ou l’enseignant. Pour comprendre cette composante, Masciotra et al. (2008) étudient la circularité entre l’immédiateté et l’historicité, tant culturelle que biologique. L’arrière-plan de cette circularité considère aussi des sensations ancrées dans une réserve commune de connaissances pratiques (Schutz, 1987). Sans a priori entre l’émergence d’une pensée et de l’expérience, la perception n’est pas indépendante de cette expérience. (Loiola et Masciotra, 2019). Cela dit, enseigner, c’est être en présence de personnes (Jourdan, 2018). En présence de l’altérité des autres et en y portant attention (Cifali, 2014), élèves et enseignante ou enseignant se rencontrent (Jourdan, 2018). Dans l’imprévisibilité et dans la contingence d’une situation, la rencontre que vit l’enseignante ou l’enseignant avec elle-même ou lui-même, avec les autres et avec son environnement, éveille aussi une dimension pathique correspondant à la capacité affective et émotionnelle dont elle ou il fait preuve pour accueillir l’incident critique (Maldiney, 2007). De plus, lorsque l’incertitude règne, la capacité de ressentir d’une personne n’est pas passive et demeure liée aux perceptions subjectives que chacune et chacun construit. En effet, la sphère émotionnelle d’une personne se déploie de manière dynamique en fonction de l’évaluation qu’elle a d’une situation et de la signification qu’elle lui attribue (Lazarus, 2001). Autrement dit, en englobant la corporéité et la sensibilité d’une personne, l’expérience énactée est un mode d’appréciation des interactions entre une personne et son environnement (Varela, 2004). Ainsi, la présence enseignante dépend de son investissement de corps et d’esprit, en pensées et en actions, par rapport à l’ici et maintenant d’une situation (Masciotra et al., 2008). La disponibilité dont fait preuve l’enseignante ou l’enseignant lors de sa rencontre avec les autres et avec son environnement est donc dynamique et dépend de « l’intervalle opérationnel situant/situé idéal qui permet de mettre les choses à distance tout en les ayant à portée de la main » (Masciotra et al., 2008, p. 14). La disponibilité,

c’est être présent et plus profondément être une Présence dans une situation en engageant, en unifiant et en canalisant toutes ses ressources dans la tâche à réaliser, c’est s’y produire avec ses meilleures dispositions et faire preuve de maîtrise de soi. Être une Présence c’est s’unifier, être congruent et authentique […] C’est aussi s’unifier avec le monde en déployant un réseau d’actions virtuelles — celui-ci prolonge le corps — qui opère dans un spielraum

Masciotra et al., 2008, p. 98

3. La méthodologie

Cette recherche suit les balises d’un protocole éthique approuvé par l’Université d’Ottawa. Dans le cadre de notre thèse doctorale, nous avons étudié les incidents critiques dont ont fait l’expérience des enseignantes et des enseignants d’une école secondaire du Québec pendant l’année scolaire 2018-2019. Initialement, les données ont été collectées selon une adaptation de la méthode des incidents critiques[4] (Leclerc et al., 2010). Dans le cadre de cette contribution, nous présentons les données relatives à l’enregistrement et à la transcription de six entretiens semi-dirigés correspondant à la quatrième étape de cette méthode. Intéressons-nous d’abord au terrain de recherche et aux participantes avant de traiter de la collecte et de l’analyse des données.

3.1. Le terrain de recherche et les participantes

L’école secondaire à l’étude est située à la frontière du Québec et de l’Ontario, dans un secteur favorisé[5] d’une ville de 271 850 habitants, où 12,5 % des résidents déclarent faire partie de la population immigrante (Statistique Canada, 2016). En 2018-2019, l’école accueillait 1 744 élèves. Considérant qu’en moyenne, les écoles secondaires du Québec accueillent 784 élèves, nous pouvons affirmer qu’il s’agit d’une grande école (Cowley et Labrie, 2019).

Par ailleurs, l’école accueille davantage d’élèves en difficulté comparativement à d’autres écoles de la province. En effet, si la catégorie « handicapés ou en difficulté d’adaptation et d’apprentissage et pour lesquels les écoles publiques reçoivent un financement supplémentaire » forme 26,8 % de la clientèle des écoles québécoises, dans l’école à l’étude, 39,6 % des élèves faisaient partie de cette catégorie en 2018-2019 (Cowley et Labrie, 2019, p. 10).

Finalement, le résultat moyen en français langue maternelle des élèves de cette école était de 66,8 % en 2018 (Cowley et Labrie, 2019). Considérant que le résultat moyen provincial en français langue maternelle était de 71 % en 2018, nous pouvons affirmer que les élèves de cette école ont davantage de difficultés dans cette matière que leurs homologues étudiant dans d’autres écoles de la province.

3.2. Les entretiens semi-dirigés dans le cadre de la méthode des incidents critiques

Leclerc et al. (2010) divisent en quatre étapes la méthode des incidents critiques. D’abord, les auteurs suggèrent que le récit initial se concentre sur la description d’un incident critique. Dans un deuxième temps, ils proposent que l’incident soit partagé en groupe. À la troisième étape, ils préconisent de laisser un temps d’incubation. Dans un quatrième temps, le groupe se réunit de nouveau afin que la personne ayant partagé son incident critique puisse exposer l’évolution de sa réflexion. Compte tenu des objectifs de cette quatrième étape, les incidents critiques sont approfondis dans le cadre d’entretiens semi-directifs individuels, en englobant désormais des situations comparables qui font écho aux expériences de chacun. L’entretien semi-directif est « une technique de collecte de données qui contribue au développement de connaissances favorisant des approches qualitatives et interprétatives » (Imbert, 2010) et qui permet d’approfondir une compréhension partagée (Savoie-Zajc et Karsenti, 2004 ; Savoie-Zajc, 2009). Pour ce faire, six enseignantes de français se sont portées volontaires pour échanger pendant une heure. Des pseudonymes leur ont été attribués afin de préserver leur anonymat. Arielle enseigne depuis moins de cinq ans, Heidi et Maria enseignent depuis environ dix ans, Kim enseigne depuis environ 15 ans et, finalement, Béatrice et Patricia enseignent depuis plus de 20 ans. Lors de l’entretien, quatre incidents critiques ont servi d’entrée en matière pour aborder le sujet du désordre scolaire et des perturbations, sujets habituellement tabous en éducation (Barrère, 2001, 2002a; Nault et Fijalkow, 1999). Les questions se sont d’abord arrêtées sur ces incidents critiques : faisaient-ils écho à leur vécu? Auraient-elles agi et pensé de la même façon si elles avaient été dans les mêmes situations? Puis, les participantes ont été invitées à décrire des incidents critiques qu’elles avaient vécus et à répondre à des questions de clarification afin d’approfondir ces incidents (Leclerc et al., 2010). Ainsi, « la méthode de l’incident critique offre des possibilités qui favorisent l’exploration d’angles ombragés de l’intervention […] en donnant au sujet la possibilité de réagir et d’interagir, en abordant les risques d’erreur et les dilemmes éthiques » (Deslauriers et al., 2017, p. 102). Un peu comme un processus de validation entre deux personnes en cours d’interaction, la lecture d’incidents a pu atténuer le phénomène de désirabilité sociale[6] pour faire place à une compréhension plus complète par rapport à l’expérience (Deslauriers et al., 2017).

3.3. L’analyse thématique des données et les limites de la recherche

Afin de positionner les données par rapport au cadre conceptuel, des thèmes, encodés à l’aide du logiciel NVivo 11, ont synthétisé l’ensemble des propos comme « un panorama au sein duquel les grandes tendances du phénomène à l’étude vont se matérialiser » (Paillé et Mucchielli, 2012, p. 235). Dans cet article, ce sont les thématiques liées à la présence enseignante et aux tensions éthiques qui sont abordées. La section suivante décrit l’expérience des six enseignantes de français lors d’incidents critiques, en fonction de la relation entre le spielraum et le réseau d’actions virtuelles, afin d’étudier la présence enseignante. Les propos rapportés décrivent certaines idéalisations, certaines concomitances et certaines dynamiques qui se déploient lors d’incidents critiques. Certes, l’échantillon restreint ne permet pas de généraliser l’expérience énactée des enseignantes et des enseignants québécois. Toutefois, les propos témoignent de vécus possibles. À la lumière de ce cadrage d’orientation qualitative, l’aspect évocateur justifie la scientificité des données qui peuvent traduire le vécu de personnes ayant fait des expériences similaires. Il faut également s’intéresser aux tensions éthiques vécues lors d’incidents critiques selon le cadre de l’énaction puisqu’il permet d’approfondir la compréhension de l’expérience en reconnaissant la part de la corporéité et celle de la sensibilité.

4. Les résultats

Les descriptions abordent les négociations entre les individualités des élèves et la collectivité de la classe, les concomitances entre l’intériorité et l’extériorité et les dynamiques de mises à distance et de disponibilités.

4.1. Le spielraum : un espace-temps considérant les individualités des élèves et la collectivité de la classe dans un présent et dans un futur

Les données analysées témoignent du fait que le spielraum de la situation ne se réduit pas à l’ici et maintenant. Certaines préoccupations sont liées à la réactivité et au devoir d’intervention. Aussi, le devenir des élèves demeure sous-jacent aux interventions.

À titre d’exemple, les propos de Béatrice, de Patricia, d’Arielle et de Maria décrivent certaines nuances liées aux situations et reconnaissent l’importance de l’immédiateté. Maria traite des demandes des élèves pour sortir de la classe. Aller aux toilettes, à la fontaine pour boire et à leur casier pour récupérer du matériel scolaire oublié sont des demandes individuelles qui permettent aux élèves de répondre à certains de leurs besoins. Maria dit qu’il est préférable de permettre à un élève d’aller chercher un cahier oublié dans son casier afin qu’il puisse lui aussi suivre la leçon. Toutefois, elle s’interroge sur l’apprentissage qu’en retire à long terme cet élève s’il lui est toujours permis d’aller chercher son cahier. D’ailleurs, Béatrice, Patricia et Arielle, comme Maria, affirment que le fait d’accorder la priorité à l’intervention individuelle, réfléchie en songeant au futur des élèves plutôt qu’à l’immédiateté, est parfois préférable. De plus, Maria, Arielle et Béatrice disent qu’il faut tenir compte de toute la classe et, en même temps, qu’il faut différencier. Ainsi, une part de bienveillance demeure en filigrane de leurs interventions, car elles souhaitent répondre aux besoins de chacun. Toutefois, les possibilités en fonction de l’espace-temps sont aussi empreintes d’une réflexion constante à l’égard des nombreuses demandes individuelles au sein d’un groupe. Voulant offrir des dispositions optimales afin que les élèves se concentrent, Maria trouve difficile de gérer les diverses demandes et les mouvements individuels qui perturbent le reste du groupe. Les participantes mentionnent être conscientes des droits des élèves et leurs interventions sont motivées par le souci de respecter ces droits. Comme Maria, Arielle et Béatrice s’engagent en reconnaissant qu’elles doivent encore enseigner à certains adolescents des principes du curriculum caché de l’école[7] : le bon moment pour poser une question, la discrétion requise pour aller tailler son crayon, la façon de marcher sans trainer des pieds, etc. Ainsi, lorsque certaines interventions sont individualisées, même si les six participantes reconnaissent que le simple fait d’intervenir individuellement dérange la collectivité, elles accordent parfois la priorité à leur bienveillance, parfois à la justice, et ce, toujours en fonction de leur subjectivité et du caractère situé des situations. Elles acceptent aussi les paradoxes que leurs interventions peuvent engendrer entre un idéal de contrôle lié à des idéaux de justice et les besoins de chacun, exigeant une réponse bienveillante.

4.2. Les réseaux d’actions virtuelles : la concomitance entre l’intériorité et l’extériorité

Les réseaux d’actions virtuelles se déploient dans un cadre où règnent certains éléments implicites liés aux représentations que les enseignantes construisent à l’égard de leur responsabilité et de leur vulnérabilité.

Malgré le désengagement de certains de leurs élèves, Kim et Maria s’attribuent la responsabilité de s’assurer individuellement de la compréhension de chacun. Maria dit avoir l’impression « qu’on a tout sur les épaules », que « tout est notre faute » (EM). Les propos d’Arielle, de Béatrice et de Patricia vont dans la même veine, mais mettent davantage l’accent sur la négociation entre la part de l’élève et leur responsabilité : c’est à l’élève « de faire un petit bout de chemin » (EA), mais « il faut essayer des choses, il faut essayer de lui parler, de l’approcher pour lui parler, il faut faire ton bout de chemin » (EB). D’autre part, une distance est créée lorsque certaines caractéristiques de l’élève justifient les pouvoirs d’action des enseignantes : l’élève peut ne pas être « réceptif à ce moment-là », avoir de « la colère et [de] la peine » ou agir sous l’influence de ses « hormones » (EB). Arielle pense que certains élèves « en ont déjà plein à se mettre sur le dos […], donc ils cherchent quelque chose […] [pour] justifier le fait qu’ils ont de la difficulté » (EA). Elle perçoit dans le désengagement des élèves des conclusions hâtives et déculpabilisantes et a ainsi l’impression que ces derniers lui attribuent le fardeau et la responsabilité de l’apprentissage.

Plus particulièrement par rapport aux incidents critiques mettant en scène certaines formes d’irrespect, les six participantes justifient certains comportements irrespectueux de la part des élèves dans des exemples qu’elles donnent ainsi que dans des représentations qu’elles ont du déploiement possible de leurs interventions, en considérant que les élèves sont encore en apprentissage. Confirmant les propos de ses collègues, Heidi pense qu’il est plus facile pour une élève en difficulté « de mettre ça sur le dos de sa prof » (EH). Cette tendance à se déculpabiliser irrite cette enseignante qui affirme que cette « paresse […] [la] rend vraiment impatiente » (EH). Toutefois, afin de ne pas envenimer la relation qu’elle souhaite établir avec les élèves, cette enseignante tente de sortir de sa propre représentation. Elle dit avoir découvert après une intervention que certains élèves l’interprétaient comme un manque d’amour à leur égard. D’ailleurs, Arielle, Béatrice et Heidi affirment que certains élèves peuvent vivre un sentiment d’injustice par rapport à leurs interventions. Ainsi, selon leurs représentations, le poids de la responsabilité à l’égard de la création et du maintien du lien enseignant-élève repose sur elles puisque les interventions des enseignantes s’inscrivent dans une part tant intellectuelle qu’affective. Dans ce paradoxe, la négation de la part émotionnelle des enseignantes interrogées exige une ouverture à l’autre et une régulation de soi (Gauthier-Lacasse et Robichaud, 2018). La relation entre les enseignantes et leurs élèves semble ancrée dans une concomitance entre une extériorité qui reconnait la vulnérabilité des élèves et une intériorité qui exige que les enseignantes fassent preuve de résilience en régulant leurs propres émotions.

4.3. La disponibilité : les dynamiques entre la mise à distance et la disponibilité

Dans la constitution du champ d’action des enseignantes, les ambiguïtés des situations analysées au cas par cas exigent certains assouplissements de leur part quant aux attentes scolaires et comportementales, faisant osciller les dynamiques entre la mise à distance et la disponibilité.

Lorsqu’un élève qui n’a jamais son matériel et arrive en retard lui demande de réexpliquer le travail, Arielle se réserve le droit de lui refuser son aide. Toutefois, si cet élève est en difficulté, un sentiment de responsabilité à l’égard de son apprentissage et de sa réussite scolaire domine son analyse. Même si « c’est en partie de sa faute » à cet élève (EA), certaines singularités exigent qu’elle assouplisse ses interventions par bienveillance lorsqu’« on essaie de les aider » (EA). La mise à distance et la disponibilité sont alors nuancées par rapport aux caractéristiques individuelles. Cet axe qui singularise est aussi présent dans les propos des enseignantes interrogées lorsqu’elles confirment que le réseau d’actions virtuelles est influencé par l’historique partagé avec l’élève. L’attribution de torts, ou encore, des qualificatifs d’irrespect et d’immaturité teintent les descriptions des cas exemplifiés lors des entretiens. D’ailleurs, de façon récurrente, les enseignantes interrogées précisent les caractéristiques des élèves avant de partager leur incident critique. À titre d’exemple, selon Kim, si l’incident critique met en scène une ou « un élève négatif ou une bande qui dérange toujours, ça a l’air pire » (EK). Heidi témoigne du même souci et spécifie que la susceptibilité de l’élève à qui l’on s’adresse influence nos actions. Elle admet que, parfois, elle intervient avec des « gants blancs jusqu’ici » (EH).

Kim ajoute des précisions quant à sa vision de sa disponibilité et reconnait qu’elle est parfois plus vulnérable : une situation tolérable à un moment devient inadmissible le lendemain parce que « tu es fatiguée et tu le prends vraiment personnel » (EK). En même temps, certains incidents critiques entrainent la mise en place d’un filtre protecteur dans un effort de distanciation. Par exemple, Kim, Maria et Patricia rapportent des commentaires désobligeants à leur égard. Même blessée, Patricia affirme devoir « bien jouer mon rôle de pièce de théâtre » (EP) et que « notre boulot [d’enseignante ou] d’enseignant, c’est que les élèves ne le sachent pas » (EP). Selon Kim, les élèves « sont prisonniers de l’école » et leur « compréhension de l’état des choses de leur âge » peut être limitée (EK). Malgré le poids de certaines formes d’agression, elle se rappelle que « des fois, ce n’est pas voulu » (EK). Ainsi, leurs interventions sont guidées par la dimension pathique de leur expérience énactée. En effet, les représentations de l’incident ne s’arrêtent pas à une intériorisation de la situation, mais reposent aussi sur la capacité affective dont font preuve les enseignantes pour accueillir l’incident critique en considérant l’altérité de l’autre. Cela dit, le lâcher-prise dont traitent Arielle, Patricia et Kim est difficile. Un incident critique peut même altérer leur appréciation d’une activité : un commentaire négatif peut « nous obséder alors que l’activité est réussie » (EK). Patricia se retrouve aussi dans cette tension : d’une part, elle reconnait qu’« on ne peut pas tous les sauver » (EP) mais, d’autre part, elle affirme que si des élèves sont démotivés, elle le prend « tout le temps personnel » (EP). Pour se protéger, Béatrice, Maria et Patricia utilisent la sanction qui devient un moyen de se préserver et leur permet de s’octroyer un temps, une distance pour garder leur propre calme. En même temps, la prégnance du principe d’éducabilité nuance les représentations d’Arielle, de Béatrice, de Maria et de Patricia. Certaines rémanences de l’empathie traduisent des tensions liées à l’incertitude de leurs interventions qui sont toujours décrites de manière située et complexe, car, selon Kim et Maria, les moyens à mettre en place pour éduquer au respect sont absents du cadre scolaire actuel. Conséquemment, il leur incombe de mettre en oeuvre leurs propres ressources : elles se fâchent, elles s’investissent dans la construction d’un lien avec l’élève, ou encore, elles se distancient. Bref, les interventions que ces enseignantes mettent en oeuvre pour faire face aux incidents critiques dépendent d’une disponibilité construite au fil de représentations empreintes d’empathie à l’égard de certains élèves, mais aussi d’une mise à distance visant la préservation de soi.

Afin de comprendre la présence enseignante à la lumière des tensions éthiques qui en découlent, la discussion s’attarde sur les représentations liées à la justice et à la bienveillance ainsi qu’à l’éthicisation de la relation pédagogique.

5. Discussion

D’une part, soulignons que nos données montrent la nécessité de mettre en place une méthodologie qui considère la continuité d’un quotidien au cours d’une année scolaire afin de saisir l’expérience dans sa singularité. En effet, cette considération fait que nos données s’inscrivent a contrario d’écrits qui suggèrent que l’accent ciblant certains individus au sein des descriptions des incidents critiques viserait à se déculpabiliser (Barrère, 2002a; 2002b), à externaliser un conflit pour se déresponsabiliser face à une insatisfaction professionnelle (Cattonar, 2006) ou à recourir à des mécanismes de protection dans le feu de l’action (Bailleul et Obajtek, 2018). Nos résultats nuancent ces écrits en témoignant davantage d’un engagement dans un tourbillonnement réflexif. Au nom du principe d’éducabilité (Meirieu, 2012), c’est plutôt a posteriori et avec résilience (Petiot et al., 2015; Razer, 2018) que les enseignantes interrogées réfléchissent aux incidents critiques afin que se poursuive leur engagement auprès de leurs élèves. Par ailleurs, les représentations des comportements perturbateurs ne se réduisent pas à une association à de l’irrespect (Carra et Boxberger, 2018) ou à de la méchanceté relationnelle (Barrère, 2002a). Ces représentations sont présentes mais, dans la dynamique d’une année scolaire, une orientation réparatrice et misant sur l’intercompréhension teinte les représentations.

D’autre part, cette étude lève le voile sur des tensions éthiques liées à la négociation entre des valeurs promouvant la justice et la bienveillance (Maillard, 2014, Prairat, 2014; Reto, 2018) et liées aux relations empreintes parfois d’idéalisation, parfois de résilience (Barrère, 2002a, 2002b; Monjo, 2012). Examinons ces tensions de façon plus approfondie.

5.1. L’expérience énactée et les tensions éthiques au sein des représentations liées à la justice et à la bienveillance

L’idée de réfléchir à la présence enseignante de manière située signifie que les interventions de l’enseignante ou de l’enseignant prennent sens dans leur contexte et selon le champ de signification pour l’action qui en émerge (Masciotra et al., 2008). Certes, le déploiement d’interventions culturellement ancrées est notable chez les participantes et a un impact sur les possibilités d’action qu’elles envisagent. Ainsi, un regard différent nuance certains incidents critiques : parfois l’incident critique est relativisé par rapport au groupe, parfois l’accent est mis sur les caractéristiques de l’élève. Cependant, la situation est essentielle à la compréhension (Nunez Moscoso et Murillo, 2018). C’est elle qui inspire les réseaux d’actions virtuelles et qui guide la mise en oeuvre de l’adaptabilité du personnel enseignant, ressortant de l’action de ceux-ci. Ne pouvant normer les comportements au risque de rationaliser l’agir enseignant à l’image d’une machine que l’on programme (Legault, 2006), les enseignantes interrogées tendent à négocier entre justice et bienveillance.

En effet, les données témoignant du continuum de la trajectoire des élèves rappellent que « L’être en situation est un être en devenir. » (Masciotra et al., 2008, p. 35) Selon Quintin (2014), l’école amène les élèves à devenir des citoyens honorables. Pour y arriver, elle est structurée de manière à valoriser les interventions favorisant l’émancipation, le perfectionnement et le surpassement de soi. Ainsi, faisant écho à un certain ancrage perfectionniste (Renaut, 2011; Maillard, 2014), ce choix souhaite transcender les singularités pour atteindre la finalité de l’école. — l’engagement dans un vivre-ensemble (Maillard, 2014; Pachod, 2013; Renaut, 2011). Devant une variété de valeurs et face à une exigence de neutralité, l’arrimage des particularités dans un vivre-ensemble laisse les enseignantes et les enseignants sous tension. D’une part, comme le remarquent Gohier (2012), Leroux (2015), Maillard (2011, 2014), Prairat (2013, 2014), Renaut (2011) et Thiaw-Po-Une (2006), les participantes cherchent constamment un équilibre entre le bien individuel et le bien commun. D’autre part, les interventions empreintes d’une autonomie individualisée reposent sur une évaluation subjective dans un cadre flou (Tardif et Lessard, 1999). Ainsi, la neutralité ne peut être absolue (Leroux, 2015), car les enseignantes et les enseignants sont des êtres subjectifs (Gohier et al., 2001; Jorro, 2002; Maillard, 2014, 2011; Merlin, 2009; Monjo, 2014; Prairat, 2013). Les interventions neutralisées sont idéalisées mais leur caractère situé ne peut faire fi de la subjectivité interprétative (Maroy, 2008) et des glissements vers un sentiment de culpabilité peuvent en découler (Menard, 2019).

En même temps, les participantes tendent à accorder à divers degrés la priorité à un fondement éthique implicite : la bienveillance. Les études d’Hanhimaki et Tirri (2009), de Shapira-Lishchinsky (2009, 2011, 2016) et de Shapira-Lishchinsky et Gilat (2015) arrivent au même constat. L’élève demeure un sujet de droits tout en étant un sujet de besoins (Prairat, 2013) et la bienveillance oriente tel un idéal collectif, un attendu relationnel, une exigence scolaire (Reto, 2018). De plus, les enseignantes de cette étude relient cette bienveillance à leur capacité de s’adapter en faisant preuve d’une maitrise de soi ainsi que d’une maitrise des situations. À titre d’exemple, les participantes affirment avoir mis de côté leur propre vulnérabilité pour faire preuve de résilience. D’une part, l’idéalisation de la maitrise de soi (Audrin, 2020; Menard, 2019) se vit dans une posture rejoignant des idées du libéralisme (Renaut, 2011; Maillard, 2014) où règne la neutralité de l’enseignement. En effet, le libéralisme rejoint l’idée que chacun se gouverne par lui-même (Renaut, 2011) tout en respectant l’égalité et la liberté de chacun en cas de désaccord (Maillard, 2011, 2014). Le respect des personnes et la reconnaissance du fait que chacun est responsable de ses fins sont soutenus par l’abstention du recours à nos croyances personnelles dans la vie publique (Maillard, 2014). D’autre part, la représentation d’une maitrise de soi idéalisée cadre bien avec la construction d’une bienveillance qui exige un travail sur soi (Reto, 2018). Reto (2018) traite d’ailleurs de cette ode au travail sur soi comme d’un marché promouvant un avancement intériorisé et une évacuation des émotions négatives. Cette représentation encourage aussi l’autonomie de chacune et de chacun et suppose l’engagement dans un travail « sur ce qui est à sa portée » (Reto, 2018, p. 29) alors qu’une part de soi est mise en oeuvre (Barrère, 2002a). Cela dit, entre une intention et une action, la bienveillance n’existe que lorsqu’elle est incarnée (Reto, 2018). Étant donné que la bienveillance est située, contextualisée et individualisée, « la prise en compte de l’autre dans son contexte peut conduire à refuser des règles qui seraient fixées par la seule bienséance, à s’affranchir des normes collectives, à transgresser ces règles » (Reto, 2018, p. 66). Ainsi, un positionnement bienveillant fragilise les enseignantes et les enseignants puisque l’attente de bienveillance entre en conflit avec des principes d’autonomie et de justice (Prairat, 2013).

5.2. L’expérience énactée et les tensions éthiques au sein des représentations liées à l’éthicisation de la relation pédagogique et des représentations de soi

L’expérience énactée de la présence enseignante est une description symbolique entre un signifiant et un signifié subjectif (Varela, 2004). Cela dit, « nos jugements ont parfois l’étrange pouvoir de rendre vrai ce qui, au départ, ne l’était pas » (Bressoux, 2018, p. 17). En effet, considérant que l’intériorité des personnes est peuplée « de figures, de signifiants, des objets, aimés ou haïs, et qui représentent toujours des aspects de nous-mêmes » (Abraham, 1982, p. 20), la relation enseignante-élèves ou enseignant-élèves produit des jeux introspectifs qui dynamisent l’identification et la projection de soi (Abraham, 1982, 1984). Entre « ce que je suis », « ce que je veux » et « où je m’en vais » (Rondeau, 2017, p. 328), l’axe relationnel du travail enseignant ancre le rapport à l’autre dans une confirmation ou dans une infirmation de l’image de soi (Lipiansky, 1998). Cependant, certaines idéalisations, tant de soi-même que de la profession enseignante (Gohier et al., 2001), incitent les personnes à se réinventer (Rondeau, 2017). Certes, une certaine recherche de conformisme social permettrait d’atténuer l’angoisse d’une image de soi qui n’obtiendrait pas l’agrément d’autrui (Abraham, 1982, 1984). Toutefois, le cadre actuel offert au corps enseignant repose plutôt sur une attente de jugement professionnel éthique. Face à des valeurs suggérées, les possibilités d’actions sont diverses (Jutras et Gohier, 2009). Tendre vers des interventions qui entérinent une image idéalisée peut mettre en péril une image réelle (Abraham, 1982, 1984). D’ailleurs, Barrère (2017) remarque que certaines enseignantes et certains enseignants construisent des représentations héroïques empreintes de « bouffées de narcissisme triomphant » (p. 16). À titre d’exemple, Maria raconte d’un ton fier qu’elle a demandé avec fermeté à une élève perturbatrice de quitter sa classe, intervention concordant avec un idéal de contrôle. Pourtant, cette fermeté ne cadre pas avec son souci d’être présente et à l’écoute des besoins des élèves, car elle n’aime pas « être méchante » et préfère se décrire comme étant « trop gentille » (EM). Ainsi, la congruence et l’authentique nécessaire à celle-ci (Masciotra et al., 2008) se trouvent à faire l’objet d’une négociation interne par rapport à certains idéaux. Cette congruence, soit la cohérence « avec soi à un moment précis de son histoire personnelle » (Gohier et al., p. 8), et cette authenticité sont nécessaires à la construction d’une représentation de soi en équilibre (Rondeau, 2017). A contrario, une image idéalisée peut aussi exacerber l’aspect anxiogène d’un vouloir être (Abraham, 1982, 1984). Ainsi, idéaliser cette fermeté crée un déséquilibre entre ce que fait Maria et ce qu’elle croit être; en recherche d’équilibre, elle est allée discuter avec l’élève en question après la classe, car elle « n’aime pas être la méchante » (EM). Même si elle savait que l’élève avait tort, elle souhaitait préserver sa relation et sa représentation d’elle-même. Pour Rondeau (2017), lorsqu’il y a un écart entre le monde, l’autre et soi, un tourbillonnement réflexif s’enclenche (Rondeau, 2017). Selon Dupeyron (2014), ces rapports à soi, à l’autre et au monde se vivent de manière constante, « avec tout son être, dans un double mouvement permanent d’extériorisation qui donne sens et organisation au monde perçu et d’intériorisation qui rencontre l’autoaffectivité profonde de soi » (p. 39). L’historicité sous-jacente aux incidents critiques nous informe quant aux nécessaires retours sur soi-même qui forment un « effort d’appropriation de l’expérience passée qui nous hante émotionnellement » (Moreau, 2012, p. 260). L’évocation d’un incident critique s’effectue souvent en examinant des torts personnels « même lorsque notre entendement nous signifie que nous n’y sommes pour rien » (Moreau, 2012, p. 260). Bref, le sentiment de « coresponsabilité » face à une « même fragilité originaire » (Monjo, 2012, p. 244) n’est pas nécessairement partagé entre les participantes et l’ensemble de leurs élèves. Cependant, au sein d’une éthique néolibérale dans laquelle chacun s’impose les devoirs de non-nuisance à autrui et d’attribution d’une dignité égale (Renaut, 2011), le souci de protection de la vulnérabilité est mis en oeuvre de manière dissymétrique.

Conclusion

Les données montrent la nécessité d’approfondir le sujet de la présence enseignante sous l’angle des tensions éthiques qui émergent dans le feu de l’action, afin de proposer un éclairage différent aux problématiques liées à la gestion de classe. Au-delà des guides qui proposent des méthodes efficaces et des stratégies clés en main pour réduire les possibles désordres scolaires, il est primordial de ne pas normaliser les interventions éducatives au point d’en épurer le jugement professionnel éthique. Léger et Rugira (2009) soulignent même que « l’évacuation de cette dimension de l’éthique dans la sphère éducative relègue [l’enseignante ou] l’enseignant au rang de technicien, d’exécutant, le privant ainsi de son statut de sujet responsable et de ses réflexions essentielles » (p. 199).

L’espace et le temps devraient être octroyés aux enseignantes et aux enseignants afin qu’ils puissent réfléchir et développer des schèmes guidant leurs interventions. Certes, à ce jour, de nombreuses communautés d’apprentissage professionnelles dynamisent les réflexions au sein de l’école où s’est tenue la recherche. Toutefois, l’axe didactique est toujours priorisé[8]. Dans ce cas, cette offre s’effectue au détriment d’analyses contextualisées ciblant l’émergence et le renforcement de schèmes réflexifs guidant les interventions éducatives (Perrenoud, 1999, 2001). Les tensions relatives aux divers positionnements entre la justice et la bienveillance et entre les idéaux et la résilience pourraient être abordées autant comme « des moyens de lecture que des outils d’action » (Le Boterf, 2002, p. 145). Ainsi, des réflexions portant sur des valeurs aux degrés hétérogènes, mais aux ancrages communs, sédimenteraient des significations partagées cohérentes.