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C’est à partir du milieu des années 1960, au moment où est créé le département de folklore de l’Université Memorial, que la collecte systématique des contes de Terre-Neuve et du Labrador a commencé à l’initiative d’Herbert Halpert. Cette collecte, effectuée le plus souvent dans des villages côtiers isolés (dont plusieurs n’avaient pas encore l’électricité), a permis de mettre à jour un répertoire qui, à l’époque, n’était déjà plus vivant dans la plupart des autres cultures anglo-saxonnes, partout sur la planète. Toutefois, cette tradition montrait des signes d’essoufflement, se voyant peu à peu reléguée à l’oubli, notamment en raison de l’arrivée de nouveaux divertissements — dont la radio — et de la scolarisation accrue de la population. En 1976, Herbert Halpert et John D.A. Widdowson commencent à transcrire les contes recueillis… mais ces travaux ne font pas tout de suite l’objet d’une importante publication.

Il faut en effet attendre 1996 pour que Widdowson et Halpert publient aux éditions Garland l’imposant Folktales of Newfoundland. The Resilience of the Oral Tradition. Destiné d’abord à un lectorat universitaire, cet ouvrage rigoureux présente, en deux volumes, 150 contes terre-neuviens abondamment annotés et analysés. Cet ouvrage est le premier à dresser un portrait global de l’abondante collecte de contes conservée dans les Archives de la langue et du folklore de l’Université Memorial (MUNFLA), de même que des recherches effectuées sur ce corpus.

En 2002, Widdowson publie Little Jack and Other Newfoundland Folktales, qu’il dédie à la mémoire de Herbert Halpert. Cette fois, il choisit 50 contes parmi les 150 publiés dans le précédent ouvrage et les donne à lire sous une autre forme : il soustrait l’appareil critique qui les accompagnait afin d’en faciliter la lecture. Il cherche ainsi à atteindre un public plus large, à qui n’était pas destiné Folktales of Newfoundland, et en particulier la communauté qui a longtemps conservé oralement ce répertoire : « the present volume makes many of the stories available to the general reader, and allows us to give back to the people of Newfoundland and Labrador a selection of the tales that they so generously shared with the collectors over the years » (xi).

Cependant, si l’éditeur souhaitait, par cette publication, rejoindre directement le grand public, je crois qu’il aurait dû présenter les textes d’une façon moins « sobrement universitaire » : caractères petits, texte resserré, absence d’images et de photographies, suite de contes qui sont en fait des variations autour d’un même thème (cela est intéressant en soi, mais difficile d’approche pour un néophyte). Le passionné de contes passera facilement outre et pourra apprécier cette anthologie où des conteurs, qui ne se sont probablement jamais rencontrés, semblent ici se relancer pour notre plus grand plaisir. Cette édition s’avérera aussi très intéressante pour des étudiants qui veulent s’initier au conte traditionnel.

Widdowson, spécialiste de l’anglais parlé dans les différentes régions de Terre-Neuve et du Labrador, a tenté de transcrire les contes aussi près que possible de la version enregistrée. Cela permet au lecteur d’apprécier ces contes comme témoignages « ethnolinguistiques », mais aussi de rendre sensible la vitalité et la musicalité de la langue, le rythme et les tics propres à chaque conteur. Comment ne pas apprécier cet épilogue des deux contes d’Albert Heber Keeping : « (…) they got married, an’ they were havin’ babies in basketfuls when I left. And all they give me is a slipper an’ a glass. I come all the way slidin’ on my ass » (91) ? Les mots et expressions plus inhabituels sont heureusement définis à la fin de chaque conte, bien que le lexique soit peu pratique (aucune indication dans le texte n’indique quels mots sont définis plus loin).

Les contes sont extraits du répertoire de 23 conteurs. Parmi ceux-ci, Freeman Bennett et Allan Oakes se démarquent : leur répertoire constitue 40% des contes sélectionnés. Bennett, entre autres, fait partie d’une famille où la tradition du conte était très vivante (quatre autres membres de sa famille sont présentés dans ce livre). La majorité des conteurs ne présente qu’un conte. Ce corpus est représentatif de celui qui a été recueilli lors des collectes des années 1960 et 1970. Il offre plusieurs types d’histoires : outre la vingtaine de contes merveilleux, on trouve notamment un conte mettant en scène des animaux, des histoires réalistes et quelques contes à formules ; tantôt, on lit une simple blague — « Jacks Gets into Heavens » —, tantôt une nouvelle sombre où l’on voit se profiler l’ombre d’un Edgar Allan Poe — « Mr O’Brien From the County of Kork ». La coexistence de ces différents types de contes permet au lecteur de prendre conscience des multiples formes que peut prendre la littérature orale traditionnelle.

L’ouvrage très étoffé de Widdowson publié en collaboration avec Herbert Halpert, Folktales of Newfoundland, demeure une référence à laquelle les amateurs retourneront volontiers, ne serait-ce que pour en savoir davantage sur les conteurs eux-mêmes et sur le contexte des collectes, ou pour consulter la carte présentant les villages d’où proviennent les conteurs. Par contre, le dépouillement de Little Jack and other Newfoundland Folktales (où les contes ne sont ni présentés, ni analysés) présente aussi ses avantages : le lecteur est mis seul en présence d’une riche brochette de conteurs qui finalement, par leurs histoires, deviennent les meilleurs porte-parole du conte. Il n’est pas nécessaire de discourir très longtemps pour saisir l’habileté qu’ont plusieurs d’entre eux à accrocher rapidement leur auditoire :

Once upon a time, an’ a very good time it was, not in your time, ’deed in my time, in olden times, when quart bottles hold half a gallon, an’ houses were papered with pankakes, an’ pigs run about, forks stuck in their ass, see who wanted to buy pork…

« The Queen of Paradise’s Garden » 89

ainsi que le rythme qu’ils peuvent donner aux contes en utilisant par exemple certaines répétitions et leur maîtrise de l’effet de surprise, qui ne réside souvent pas dans le dénouement de l’histoire, mais bien dans la façon dont ils vont formuler cette conclusion.

Il me semble que cet ouvrage reflète la confiance de l’éditeur en la valeur universelle de ces contes, en leur capacité de vivre d’eux-mêmes, sans trop d’explications. Souhaitons que cette édition puisse, comme le souhaite son éditeur, rejoindre les communautés qui nous ont légué ces contes… et qu’ils continuent de circuler. De nouveaux conteurs s’en feront-ils les porteurs ?