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Les Européens croient à la civilisation, tandis que nous, nous croyons aux civilisations, au pluriel 

(Césaire 2005 : 69-70, italiques dans l’original).

Du pluriel comme lieu de l’universel : de la reconnaissance réciproque sans oubli du passé

Alors étudiant à Paris et déjà conscient d’avoir fait sien l’héritage de l’esclave et du colonisé, Césaire écrivait en 1939 :

Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche (1960 : 3).

En 1996, il confirmait cette posture de témoin :

j’habite une blessure sacrée

j’habite des ancêtres imaginaires

j’habite un couloir obscure

j’habite un long silence … (233).

Enfin, en 2004, auteur d’une célèbre oeuvre poétique, homme politique pendant un demi-siècle[1], Césaire donnait son corps à ses paroles :

Nègre je suis, nègre je resterai[2]

Au regard de la postérité, ces paroles, datant de 1939, annonçaient d’autres témoins[3] qui allaient se lever pour représenter ceux dont on a voulu effacer toute trace, ceux qui, n’ayant ni parole ni existence, ne pouvaient être nos contemporains que par le travail de mémoire et le témoignage. Le célèbre historien français, Marc Bloch, affirmait dans l’Étrange défaite (écrite peu après la rédaction par Césaire du Cahier d’un retour au pays natal), se sentir « obligé de porter témoignage ».

En 1955, déjà dans l’après Seconde Guerre mondiale mais pas encore dans celui advenu de la colonisation, Césaire écrivait :

C’est une barbarie, mais une barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’oeil dessus, on l’a légitimé, parce que, jusqu’à-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens (2005 : 13).

Enfin, en 2004, il réaffirmait :

Il faut libérer l’homme nègre, mais il faut aussi libérer le libérateur. Il y a un problème en profondeur. Un problème de l’homme avec lui-même (2005 : 63).

Pour Césaire, on ne peut sauver simultanément la victime et le bourreau que par la mémoire. Parce qu’elle rend contemporaine l’expérience qu’il a choisie de porter en héritage, celle qui fait partie de son champ d’expérience. Il disait à Françoise Vergès :

Pensez au type enlevé en Afrique, transporté à fond de cale, enchaîné, battu, humilié : on lui crache à la face, et cela ne laisserait aucune trace ? Je suis persuadé que cela m’a influencé. Je n’ai jamais connu ça personnellement, mais peu importe, l’histoire a sûrement pesé (2005 : 29).

S’en souvenir, se tenir en public à la place de celles et ceux dont il ne reste que la mémoire, c’est réclamer l’identité qu’on partage avec eux, le respect :

Si toi, tu es un homme avec des droits et tout le respect qu’on te doit, et bien moi aussi je suis un homme, moi aussi j’ai des droits. Respecte-moi. À ce moment-là, nous sommes frères (2005 : 38).

« Cependant, ce “moi-même”, je ne le connais pas. C’est le poème qui me le révèle » disait encore Césaire (2005 : 49). Ainsi, il ouvrait grand la porte du partage des identités qui reposent sur les mémoires. Si moi-même je ne connais mon identité que par le discours, dès lors partager nos identités en plaçant dans le partageable nos discours n’est pas un pis-aller, mais la voie normale pour s’assurer du respect réciproque. Malgré l’apparente différence entre une identité nègre, qui serait de race, et une identité de catégorie sociale[4] (marginaux, exclus, pauvres), qui serait de classe, Césaire se réclame de la mémoire d’une certaine Révolution française et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Un poème, un essai, une monographie historique disent la contemporanéité de l’expérience qui contribue à la connaissance de moi-même à condition que chacun soit un être humain égal à tous les autres et méritant le même respect. Défendant la liberté de conscience et de parole, la sienne[5] pour promouvoir celle des autres, il n’a jamais cessé de se battre pour partager et faire reconnaître l’expérience locale. S’appuyant sur ce que cette expérience a de partageable, il convoquait à témoin l’universalité des droits de l’homme et du citoyen pour réclamer au monde une reconnaissance. Ce qu’il tenait pour partageable ne rassemble donc aucune donnée locale ni aucun concept universel abstraits, mais plutôt des aspects concrets d’une expérience ou de la pertinence d’une mémoire. Le français qu’il utilise n’est alors ni la langue de l’ancien maître, ni celle de la cour impériale, mais celle de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Cependant, déclarer ce français « langue du partageable », c’est aussi entrer dans cette mémoire, dans ce lieu de mémoire politique où le non-respect de l’idéal proclamé équivaut à la trahison. Dès lors, comment pourrait-on s’étonner que les Français concitoyens de Césaire, et sur lesquels aussi « l’histoire a sûrement pesé », préservent en France métropolitaine, aux Antilles, à la Réunion ou encore au Sénégal, la mémoire de la trahison que fut la restauration de l’esclavage par Napoléon en en réclamant la reconnaissance ?

« Nous sommes des gens complexes, à la fois ceci et cela. » concluait Césaire en 2004, lors de son échange avec Françoise Vergès, petite fille de Raymond Vergès qui fut, comme Césaire, député à l’Assemblée nationale dans l’immédiat après-guerre (2005 : 43). Considéré par Césaire comme Réunionnais (et il s’adresse à Françoise Vergès en tant que Réunionnaise), il fut son compagnon d’armes dans le combat victorieux qu’il menât en 1946 pour la départementalisation de la Guyane, de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Réunion. Arrivant de l’Indochine Française, Raymond Vergès était alors installé depuis peu à la Réunion mais avait été démocratiquement élu, tout comme Césaire. À l’égard de ce combat, ancien de soixante ans, tout comme dans le jugement qu’il porte à son sujet en 2004, le pragmatisme l’emporte sur tout principe abstrait. Certes, la départementalisation ne fut pas une décolonisation, elle a même plutôt renforcé la dépendance vis-à-vis de la France métropolitaine, mais la situation économique et sociale des gens ordinaires s’en est trouvée améliorée. Eu égard à la loi tout du moins, leur citoyenneté politique a été étendue à tous les domaines de la vie : ils pouvaient désormais utiliser l’arme légale pour combattre partout la discrimination et pour exiger la reconnaissance. En 2004, le combat est loin d’avoir été gagné ; il ne saura l’être que si tous s’y engagent activement. Il relate à Françoise Vergès la conversation qu’il eut avec une dame, au hasard d’une rencontre, à propos de l’introduction du créole à l’école primaire en Martinique. Contrairement à l’approbation à laquelle il s’attendait en tant qu’intellectuel et en tant qu’homme politique, la dame lui expliqua en créole qu’elle envoyait son enfant à l’école pour qu’il y apprenne le français, et qu’elle se chargeait de lui enseigner le créole. Je ne crois pas trahir l’intention de Césaire lorsque je vois dans le souvenir de cette rencontre une volonté d’affirmer que les gens tiennent légitimement à garder le contrôle, surtout culturel, du local, plutôt que de s’en remettre à des structures administratives. Par contre, ils exigent de ces structures, et donc de leurs représentants, tel que Césaire l’a été lui-même, de leur garantir le plein accès au global. Évidemment, la reconnaissance ne saurait être un mouvement à sens unique, l’accès à l’universel, au global, qui diffère de l’assimilation, doit avoir comme contrepartie la connaissance du local en des termes qui lui sont propres. Nous croyons au pluriel dit Césaire, mais afin que le pluriel puisse être un lieu de partage plûtot que celui de l’infinie solitude identitaire ; les uns et les autres doivent se connaître dans leurs subjectivités respectives.

La méconnaissance du travail de mémoire

L’ignorance occidentale des sociétés africaines dans leur contemporanéité est confortée par une l’image, encore largement présente dans l’opinion occidentale, d’une Afrique tenue comme un véritable lieu de mémoire. Cette mémoire — surtout celle du public dit « cultivé », y compris celle des intellectuels — travaille en boucle. Dans le regard de l’Occident, et ce depuis le XIXe siècle au moins, les sociétés du continent africain sont prisonnières de l’éternelle répétition de la bibliothèque coloniale (Mudimbe 1986). Plusieurs de ma génération ont cru bien faire en érigeant deux monuments témoignant de la pleine participation de l’Afrique à l’historicité de l’humanité (au travers notamment de l’Histoire générale de l’Afrique et, dans une moindre mesure, de la Cambridge History of Africa), en insistant sur l’importance de l’État en Afrique — on a rapidement utilisé l’expression d’état « africain » — , et en rétablissant sa légitimité. Puis, nous nous sommes consacrés à la défense de ce « patrimoine » identitaire dont n’ont besoin que les institutions internationales. Les sociétés réelles et les individus ont pris un autre chemin, en dehors du champ étatique local ainsi qu’Occidental, comme en témoignait jadis l’économie informelle et comme en témoignent aujourd’hui les stratégies migratoires. La science sociale y voit toujours une anomalie, parfois même une spécificité « africaine ».

Les formes et les modalités réelles de la présence du passé, de ses usages par des sociétés et par des individus (oui, l’Afrique est aussi un continent où le lien social est construit par des individus plutôt qu’imposé par des ethnies par la tyrannie de la parenté) nous ont peu intéressé. En Afrique et dans ses diasporas, le travail de mémoire ignore les historiens parce qu’ils en sont absents. La misère de la (mé)connaissance de l’Afrique, par des élites politiques et les élites occidentales en générales, a un prix. Pour rester dans la francophonie, la France s’enferme dans sa vision du continent « inventé »[6] entre la traite des esclaves et la colonisation. L’effort louable de trois grandes revues françaises : Le Débat, Esprit et Les Temps modernes, qui, s’adressant au public dit « cultivé », ont consacré chacune un numéro à l’Afrique contemporaine, semble avoir été vain. Sommes-nous en meilleure position au Canada ?

Les conséquences de la méconnaissance (malheureusement plus marquée chez les francophones que dans le monde anglo-saxon) du travail de mémoire et l’absence de la confrontation entre cette dynamique et le savoir des historiens, nous éloignent encore plus des dynamiques sociales et politiques réelles. Les rares efforts pour relever le défi ne suscitent que peu de débat. Je pense par exemple au livre de Doulaye Konaté, président de l’Association des historiens africains et donc loin d’être un jeune inconnu, qui examine les actions patrimoniales d’un État africain ainsi que leurs réceptions et leurs effets sur la mémoire collective (2006), n’a reçu que peu d’échos dans le monde universitaire.

Dans la suite de ce texte, je voudrais attirer l’attention sur des formes locales de production de la représentation du soi qui s’adressent en premier lieu à celles et ceux avec qui l’on partage son existence et de qui on cherche à obtenir et à conserver une reconnaissance. Dans le monde globalisé, ces formes sont non seulement bricolées à partir de matériaux et de procédés de légitimation qui circulent dans l’espace global, mais elles s’adressent aussi à cet espace, et y compris à nous. Pour connaître l’Afrique contemporaine et les Africains, il est impératif de nous mettre à l’écoute.

Le droit à l’autoreprésentation

La question de l’autoreprésentation actuelle des Africains du continent et de la diaspora, fait écho à la plus large et la plus ancienne question de l’autoreprésentation des Africains réduits par les traites des esclaves au synonyme d’esclave. Remontant au moins aux combats menés par les abolitionnistes, blancs et noirs, cette question revient périodiquement à l’avant-plan des débats sur les droits de l’homme et plus récemment sur l’égalité dans les sociétés multiculturelles autant nationales que globales. En Occident, à l’ombre de l’héritage de la déshumanisation, il s’agit de la présentation de l’absent puisque, le sujet qui s’(auto)représente doit tout d’abord déchirer le voile (quand ce n’est pas carrément briser le mur) de l’ignorance et du préjugé[7]. Sur l’Africain qui saisit la plume pour s’autoreprésenter (Mbembe 2002a et b), pèse la charge d’affirmer tout d’abord ce qu’il n’est pas et de réclamer la restitution de son droit à s’exprimer en tant que sujet doté de subjectivité. Avant de pouvoir exprimer ce qu’il est en tant que sujet souverain, il lui faut d’abord se faire reconnaître comme locuteur légitime et autorisé du langage, pour permettre à l’autre de reconnaître sa subjectivité (Hawkins 2002). C’est donc sur un terrain qui ne lui est pas reconnu comme originellement sien, et dont l’expulsion avait jadis justifié sa déshumanisation, qu’il lui faut (re)gagner la reconnaissance de sa subjectivité et de son (auto)représentation[8]. Il lui faut autant s’arracher à la mémoire culturelle qu’arracher sa représentation de l’ombre du souvenir : celui d’avoir été réduit à un bien meuble qui disposait peut-être d’un idiome de communication avec ses semblables (donc limité à son « espèce »), mais qui ignorait la langue de l’universel. Prétendument inaccessible aux Africains « originellement » avant qu’ils ne deviennent esclaves ou colonisés, c’est seulement au contact et grâce au maître qu’ils ont accédé à l’écrit.

Les luttes pour l’accès actif à l’écriture pour maîtriser la transmission du savoir formel et exprimer sa subjectivité, ainsi que celles visant la reconnaissance de l’égalité effective des créatures de Dieu dans les églises monothéistes, sont simultanées. Puis, à partir du moment où l’écriture romanesque s’est imposée comme mode d’expression et de reconnaissance de la conscience légitime d’un soi moderne[9], individuel et collectif (national d’abord, puis de race, de classe et de genre[10]), l’écrit seul semblait permettre d’arracher le savoir (qu’il soit politique, social, religieux ou scientifique) au domaine de la mémoire (le particulier) pour le porter à celui de l’histoire (l’universel)[11]. C’est pour invalider l’expulsion du domaine de la civilisation, l’exclusion de l’exercice de l’écriture mais aussi l’incapacité à habiter la condition historique que les Africains ont lutté pour (ré)investir l’écrit afin de dire eux-mêmes qui ils sont. J’insiste sur ce point puisque, tout du moins dans l’univers chrétien et occidental - instigateur puis héritier du fait et du discours colonial moderne - , la maîtrise de l’écrit est une boîte noire où convergent à la fois les arguments justifiant l’exclusion de l’humanité ainsi que les discours condescendants allant dans le sens de la « généreuse » (ré)intégration de l’Africain-noir dans l’humanité par la christianisation, par l’éducation, bref par la « civilisation ». L’écriture, comprise dans son rapport historique au monothéisme qui marque la mémoire culturelle du monde contemporain (Assmann 2006), est un terrain piégé où exclusion et inclusion, déni, repentance et réparation s’affrontent et se recombinent autour du trou noir de l’expulsion de l’écriture et du monothéisme[12] : l’expulsion de l’humanité originelle[13].

Dans une optique comparative, je présente ci-dessous un cas particulier de cette lutte pour la reconnaissance du droit à se donner à la vie dans l’espace public, le sens et la forme étant conformes aux aspirations propres de l’individu, aspirations qu’il partage cependant également avec la société dans laquelle il évolue.

Récit autobiographique et modernité du soi

Au XXe siècle, les sociétés de l’Afrique australe ont été restructurées par le travail salarié, par les mouvements migratoires imposés par l’industrie minière et par le christianisme. Le protestantisme avait été plus rapidement adapté à leurs expériences par les sociétés africaines de l’Afrique du Sud. Dans les villes congolaises, les missionnaires catholiques éloignaient les fidèles de l’accès direct à la Bible. Ainsi, les temporalités dans lesquelles les cadres sociaux de la mémoire se sont construits diffèrent entre les régions alors que la modernité industrielle à conquérir dans le cadre colonial utilise le christianisme « domestiqué » pour élaborer son worldview. Le récit de vie comme narration de soi y émerge (Halbwachs 1994 ; Jewsiewicki 1995), mais les temporalités varient selon l’appartenance sociale, le genre (Denzin 1990), etc. Il est un artefact, soit une construction sociale (Hacking 1999), qui exprime la capacité de l’individu à (re)construire et à négocier le lien social (Latour 2005). Il assure à l’identité personnelle « moderne » une stabilité basée sur la continuité du temps linéaire. Puisqu’il est une forme de représentation « moderne », sa maîtrise permet d’afficher en public une identité « moderne ». Je partage, avec Achille Mbembe, le constat de son importance mais je ne crois pas qu’en Afrique postcoloniale, le récit soit pour le sujet le seul mode d’accès à l’existence « souveraine » (Jewsiewicki 2002).

Mon expérience de recherche à Lubumbashi et à Kinshasa permet d’historiciser, à l’aide d’une approche comparative, le cas du récit autobiographique d’une Sud-africaine, Magda A, récemment présenté dans l’influente revue savante Current Anthropology (Fassin, Le Marcis et Lethata 2008). À Lubumbashi dans les années 1970, il m’avait été impossible d’obtenir des récits de vie de femmes et d’hommes peu scolarisés. Pourtant, les enquêtes étaient conduites par des étudiants originaires de la ville. Les personnes sollicitées récitaient des listes correspondant chez les femmes, aux naissances et aux fausses couches ou à la valeur de dots, et chez les hommes, à des montants de salaires, ou à des lieux où se situaient des magasins. Vingt ans plus tard, la situation a changé. Les mouvements chrétiens néo-évangélistes ont introduit le témoignage (celui de la grâce divine en forme de récit d’un fragment de vie) et la lecture personnelle de la Bible. Le récit de vie est devenu le principal mode de construction du soi, dont se sont surtout saisies les femmes. La désindustrialisation ayant conduit au chômage massif, les activités informelles de ces femmes servent désormais à nourrir leurs familles. Dans cette société organisée jadis autour du salariat exclusivement masculin, l’autorité légitime et l’autorité de facto diffèrent. Le nouveau rôle des femmes est lié à une quête de reconnaissance au travers du récit de vie (témoignage de la grâce) produit au cours d’une séance de prière.

Comme pour Magda A, dire et redire ce récit, éventuellement le voir mis par écrit et diffusé, c’est maîtriser un lieu de mémoire de soi (Nora 1984-1992 ; Isnenghi 1996-1997). Le récit est alors ce « lieu » où les mémoires travaillent ; le cadre « chrétien » leur permet de se comparer les unes avec les autres. Dans un cadre partagé, chacun négocie le lien social et demande la reconnaissance alors que se dessine un récit collectif, les expériences sont partagées. À leur tour, les sujets s’y ressourcent pour donner à leur vie un sens « moderne ».

La construction narrative à déroulement linéaire projette dans le futur le but à atteindre, identifie le sujet de l’action et produit la cohérence de la vie. Le récit et l’expérience de Rigoberta Menchu (1983; David Stoll 1998 ; David Stoll and Arturo Arias 2001 ; Vanthuyne 2009) en offrent un exemple. Le succès du premier n’est pas étranger au prix Nobel de la paix, et le récit a donné de la cohérence autant à l’expérience passée, qu’à la construction de la personnalité publique de son auteur. Le désir de Magda A de diffuser le récit sous son nom, malgré sa séropositivité et la stigmatisation que cela entraîne dans la société sud-africaine, témoigne de la conscience que l’action sociale de nature politique a besoin d’une représentation. Le récit d’un événement traumatique (les événements qui mènent à sa contamination) permet d’obtenir la reconnaissance des autres et fait du futur, le moment d’accomplissement de la mission ainsi reçue, puisque, la survie autant que la prise de parole constituent des preuves d’une élection divine pour une mission précise : celle de porter témoignage.

Un lieu de mémoire de soi, le récit de vie donne au sujet la possibilité de construire un temps inscrit dans le régime d’historicité « moderne » (Fabian 1983 ; Hartog 2003). Il désigne son « propre », ce lieu à partir d’où il peut désormais lancer des actions stratégiques allant au-delà des tactiques des dominés (Certeau 2002).

Le récit de Magda A se compare avec celui de Marie Danielle Mwadi wa Ngombu, une ancienne religieuse congolaise qui s’est posée en actrice, mais surtout narratrice, de la conquête de l’espace public par les Congolais de Kinshasa (Jewsiewicki, Flory-Kante Mbuyamba et Marie Danielle Mwadi wa Ngombu 1995). La construction du récit de vie est inséparable de la vie de chacune d’elles. La vie de Marie Danielle se reflète dans son récit, y compris dans son choix de substituer un jeune garçon — victime innocente de la répression — à elle-même comme sujet d’action. Elle porte le témoignage de son martyre et devient ainsi le témoin, non seulement de ce qui est advenu, mais aussi, du caractère historique de ce sacrifice après lequel rien ne sera plus pareil. Le mode de vie chrétien de ces femmes va constituer de nouvelles ressources pour la construction du soi comme sujet politique et pour la reconnaissance de ce rôle par la société. Sortie du feu de l’action, Marie Danielle se place du point de vue de la postérité, ceci lui permettant de dire ce que les autres ne voient pas (ou du moins ce qu’ils ne voient pas encore).

Exprimer sa subjectivité à sa manière, se représenter aux siens

Ainsi, aussi importante que soit la (re)conquête de la maîtrise de l’écriture (et de la narration) pour la lutte des Africains/noirs en vue de leur reconnaissance, je crois nécessaire de déplacer le regard de l’analyse universitaire sur les pratiques et langages de représentation qui proposent un exercice de la subjectivité en dehors de l’ombre de la mémoire culturelle de l’expulsion originelle de l’humanité. Ces pratiques, nombreuses et anciennes, ont été (ré)inventées au sein de la diaspora, puis (re)appropriées en divers points du continent par des groupes et des individus aspirant légitimement à s’affirmer non seulement comme sujets de la modernité, mais aussi comme acteurs, voir inventeurs de la modernité[14]. Ce sont en premier lieu la musique et la danse qui viennent à l’esprit (Mudimbe-Boyi 2002 ; Werbner 2002 ; Werbner et Ranger 1996)[15]. Les formes de spiritualité et les visions du monde qui les accompagnent ont investi l’Atlantique (elles l’ont fait « noir ») le traversant et retraversant, à partir du XVIIe siècle et jusqu’à aujourd’hui[16].

Dans la suite de ce texte, je voudrais aborder à titre d’exemple la représentation, en m’intéressant aux supports bidimensionnels que sont la peinture et la photographie. En paraphrasant cette expression prêtée aux pères de la Révolution haïtienne, c’est un butin de l’indépendance emporté par des Africains, qui furent jadis conquis lors de la colonisation, mais jamais réduits à l’état de simple force de travail et de reproduction. Tout du moins en République démocratique du Congo, à laquelle se limitera désormais mon propos, le recours aux moyens techniques liés à la représentation anthropomorphe bidimensionnelle s’accélère à partir du contact avec les explorateurs occidentaux, animés d’une insatiable passion naturaliste pour saisir en images les réalités locales. Objets et témoins de cette saisie du monde, les autochtones y ont répondu entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle par une « invention » et une représentation du monde colonial sur les murs extérieurs des cases. Elle répondait à la construction d’un savoir externe à eux, savoir dont ils étaient l’objet. Domestiquée, cette nouvelle technologie alimentait le savoir que les hommes construisaient sur le monde qui s’imposait à eux. La technique empruntée n’enlève évidemment rien à l’authenticité de la démarche moderne pour élaborer un savoir adéquat aux nouvelles réalités et où le monde qui change est représenté à travers son expérience locale. Notons qu’il y a une importante différence entre l’usage de la saisie analogique du monde observé par les explorateurs, pour qui l’oeil du dessinateur et de la caméra étaient censés capter le réel « objectivement » sous l’autorité de celui qui a vu, et son usage en Afrique centrale. Dans ce cas, le regard que la technique de dessin plaçait sur la place publique (le mur extérieur de la case), à la vue de tous, était explicitement une interprétation plutôt qu’une copie du réel (Jewsiewicki 2003 ; White 2008).

Un demi-siècle plus tard, en ville, espace déjà pris dans un futur postcolonial, le langage plastique, transplanté depuis la surface d’un mur de case à une toile encadrée, faisait son entrée dans le salon « petit-bourgeois » où il y représentait le monde et ses acteurs en dialogue avec l’expérience de la modernité certes, libérée du contrôle racial, mais encore sous le joug du préjugé racial. Dans cet espace de masculinité triomphante, ce lieu de mémoire[17] du soi postcolonial qu’est alors le salon, la subjectivité du sujet s’exprime à la fois au travers d’une image « officielle » (portrait peint selon une photographie, de préférence une photographie d’identité) et par les expériences de vie mises en avant par les échanges verbaux entre les hommes qui partagent des histoires. Entre cette persona masculine[18] qui correspond à une fonction officiellement ou prétendument exercée dans le monde « moderne » (qui exhibe montres et lunettes, costume, expression grave) et l’homme en sous-vêtement sirotant une bière et racontant des histoires, il n’y a pour les acteurs aucune contradiction. À côté du bar, le salon est un espace de confrontation entre l’aspiration et l’expérience de vie, un combat de tous les instants pour se hisser au-dessus des siens, sans pourtant s’exposer à leur vengeance véhiculée par la sorcellerie. La dignité du sujet « postmoderne » est un acte d’arrachement au monde colonial d’hier (dit à tort coutumier ou traditionnel[19]), entre autres parce qu’il implique, au moins symboliquement, la maîtrise du français et de l’écriture, la monogamie officielle, le christianisme, bref ces techniques d’individuation[20] dont la pratique désolidarise de la masse et « blanchit » politiquement un noir, sans en faire socialement un blanc d’Europe. Certes, au passage d’une Mercedes, les enfants crient mundele [blanc], mais son occupant, qu’il s’agisse d’un homme politique ou d’un riche commerçant, n’est jamais, comme le serait un blanc d’Europe, extérieur à l’univers de la sorcellerie. Au contraire, il la sollicite et la mobilise en sa faveur en même temps qu’il la craint. Un blanc d’Europe, même devenu père, en couple avec une femme noire, n’appartient pas pleinement à cet univers mais en demeure exclu[21].

Ainsi, dans le monde postcolonial, en particulier sous Mobutu, la dignité « moderne » s’affirmait et était l’objet des controverses[22] entre les hommes. Dans les espaces publics qu’ils se sont réservés — le salon, le bar mais aussi la rue et le stade, espaces appropriés par le jeu politique — les hommes mesuraient leur dignité à celle de plusieurs autres aux moyens de riches vêtements, de portraits peints, en recherchant la compagnie de femmes en vue, en offrant de la bière, en racontant des exploits réels ou fictifs qui brisent des normes sociales, dont le mépris aurait pourtant été fatale au commun des mortels. Entre cette « armure » moderne et le corps de celui qui la revêt, le lien social était négocié dans la pratique de la vie et sa légitimité était débattue indirectement, à force d’histoires que les uns et les autres racontaient, reprenant à leur compte les expériences de parents réels ou imaginaires.

Pour encadrer la négociation « virtuelle » de nouveaux liens sociaux par l’échange de récits, le salon fut orné, des années 1960 aux années 1980, de portraits (celui de l’homme en premier lieu, mais aussi du couple monogame, parfois de son lignage) et d’un ou plusieurs peintures de sirène dite mami wata [mère de l’eau] ou mamba muntu [personne serpent] (Drewal 2008). Cette sirène, figurant une non-Africaine, est dotée d’une queue de poisson et représentée au bord de l’eau en compagnie d’un serpent. Séduite par l’homme, dont elle a accepté les avances, elle devient son amante et intercède en sa faveur dans l’univers moderne. Ils forment un couple moderne qui s’adonne au plaisir, mais ne se reproduit pas puisque leur relation est stérile. Ils ont une relation de nature contractuelle : elle lui procure richesse et pouvoir dans l’univers moderne, et, en retour, il lui jure fidélité et sacrifie pour elle les richesses du monde d’hier — la vie de parents ou sa propre capacité à procréer. Puisque leur relation est stérile biologiquement, mais surtout aussi socialement — aucune dot n’ayant été versée à la famille de la femme puisqu’elle n’en a pas —, les mondes restent séparés et l’ordre des choses ne change pas. Puis, la soif de pouvoir pousse l’homme à lui demander de plus en plus de pouvoir et les offrandes qu’il lui fait ne suffisent plus à mener à bien ses ambitions. Elle finit par l’abandonner au triste sort des laissés pour compte de la modernité. Ayant sacrifié la possibilité d’avoir des enfants sur l’autel du pouvoir moderne, l’homme meurt alors qu’elle se laisse séduire par un autre amant.

C’est entre la représentation de sa persona moderne publique, dont le portrait assure la présence, et la maîtrise éphémère de la modernité à un niveau concret, dont traitent les histoires racontées, que le nouveau lien social est négocié : au péril de la persona et aux dépens, mais non au mépris, du lien social de parenté. Produit et symbole de l’individuation, la dignité de l’homme moderne est fragile. Elle doit être sans cesse réaffirmée (tout comme la sirène doit sans cesse recevoir des offrandes), puisqu’elle manque de « propre » au sens que donne Michel de Certeau (1980) à ce terme. Ceux qui prennent le risque de promouvoir la leur mobilisent des tactiques, faute de stratégies sociales établies. Au péril de leur vie, ils délèguent leur dignité à une « sirène » qu’ils peuvent certes séduire, mais non pas contrôler puisqu’elle ne s’inscrit pas dans la parenté et ne se reproduit pas. Ils s’ingénient à conserver le pouvoir en subtilisant à la modernité occidentale des signes dont ils inventent localement les syntaxes — des vêtements griffés que les sapeurs apportent de France ou de Belgique —, ou, en utilisant des moyens matériels tirés du chaos des champs diamantifères de Lunda Norte et déployés localement par les Bena Lunda, ou encore en ayant recours à l’occulte (Gandoulou 1989 ; Freedman 1992).

Dans les années 1970 et 1980, les stratégies de production et de contrôle du lien social ne pouvaient pas stabiliser la représentation de la dignité de l’homme moderne. Une stabilisation qui aurait permis que la reconnaissance fasse passer l’individuation du domaine des tactiques à celui des stratégies. À cette époque, le débat social sur la légitimité de la représentation de cette dignité mobilisait, dans les espaces urbains masculins, la musique postdiasporique (rythmes partis d’Afrique avec les esclaves, retravaillés dans les Caraïbes des plantations esclavagistes puis revenus en Afrique urbaine pour inspirer la musique des citadins), la peinture postphotographique et le récit oral postscriptural[23]. Aucun de ces langages de production concernant la manière d’être dans le monde, le sens du monde et les fondements de ce monde, n’ignorait l’histoire, ni l’écrit. Aucun non plus n’abdiquait de sa force créatrice ni devant l’histoire, ni devant la narration romanesque (Fabian 1996)[24].

À cette époque, la même quête de reconnaissance se jouait également sur le plan politique comme en témoignent les nombreuses représentations de Patrice Emery Lumumba en Moïse du Congo contemporain, puis en Jésus Christ congolais de l’humanité souffrante, bafouée, confinée à l’esclavage, à l’exploitation et au mépris (Jewsiewicki 1996). J’ai eu l’occasion de travailler sur ces représentations à trois niveaux : leur conception par le peintre, leur réception locale et leur projection sur la scène internationale — telles que les Congolais l’entendaient (Jewsiewicki 1999).

La place manque, je voudrais néanmoins encore attirer l’attention sur quelques points. Tout d’abord, Lumumba est toujours peint en homme élégant, celui qui sait faire reconnaître sa dignité et qui tient à la défendre. Ainsi, son visage est reproduit à partir d’une photographie de presse (les reflets du flash sur le front et sur la joue sont également représentés), mais souvent par le truchement d’un autre tableau puisque les coupures de presse comportant des photos de lui sont rares et se sont souvent abîmées avec le temps, puisqu’elles datent toutes du début des années 1960. Ensuite, cet éphémère héros du régime de Mobutu (l’un des responsables de son assassinat), alors en quête de reconnaissance internationale, fut frappé par un oubli imposé. S’il est une sorte de Moïse ou de messie qui a sorti son peuple de la captivité coloniale, mort afin de mener les Congolais vers la modernité et leur reconnaissance par l’humanité, il est aussi un homme moderne qui tient à sa dignité. Même emprisonné, battu et portant des vêtements déchirés, les peintures de Lumumba comportent toujours au moins un trait lié à sa qualité d’homme moderne. Considéré dans son ensemble, le corpus des tableaux qui le représentent, lui accorde de manière constante les attributs de père, de chef et de sauveur. Lors de sa fuite de la prison de Léopoldville, on le peint revenu sur ses pas pour protéger son fils resté en arrière, ce qui lui valut de se faire rattraper par ses poursuivants. Chef légitime, il était doté d’un si grand pouvoir que sa voix faisait fuir ses adversaires, alors aussi puissants que les blancs eux-mêmes. Notons cependant qu’il exerçait ce pouvoir de façon moderne : se servant de haut-parleur ou s’exprimant à la radio. Enfin, lorsqu’il est peint en figure christique, l’accent est mis sur son consentement au sacrifice et donc sur son libre arbitre. Plus ou moins directement, les peintres l’inscrivent dans une galerie de héros libérateurs, tous modernes : Simon Kimbangu (le hasard veut que les deux aient trouvé la mort à Élisabethville), le chef songye Kamanda wa Kamanda, pendu en 1936 pour avoir demandé l’indépendance dit le récit oral, enfin, à la fin des années 1990, Laurent-Désiré Kabila.

Explicitement congolais, il est pourtant celui qui aspire à la rédemption du monde. L’image de Lumumba tenant le globe terrestre entre ses mains est ambiguë à ce propos, mais indique clairement le caractère mondial de son image et ce, longtemps avant notre globalisation, puisque ces tableaux datent en majorité des années 1970. Le tiers-mondisme vécu à l’intérieur de l’Afrique fut une globalisation avant la lettre, portée par des opprimés d’hier, forts de leur droit moral, de leurs souffrances historiques et de la justesse de leur cause. Alors, qu’au cours des années 1980, la crise économique et politique minait la condition de l’homme congolais, Lumumba incarnait une mémoire du soi, tant individuel que collectif, sacrifié pour la rédemption de l’humanité. Les Congolais, dans leur misère et leur humiliation, y trouvaient un sens.

Partager les représentations cosmopolites du soi[25]

Aujourd’hui, le discours congolais de quête de reconnaissance de la dignité et du droit à la subjectivité a rompu avec l’univers postcolonial des chaises musicales, où se trouvaient intimement liés pouvoir, richesse et reconnaissance. À ce discours a succédé la conscience de la rupture entre les générations. Les jeunes (adultes sans travail, sans femme ou mari, sans maison pour fonder un foyer) sont opposés aux vieux, une génération d’égoïstes qui a « mangé » tout l’héritage de la modernité produite à l’époque coloniale, sans rien léguer aux enfants, ni biens, ni infrastructures, ni droits, et ne leur laissant aucun autre moyen pour assurer leur survie biologique et sociale que la kalachnikov. Désormais, ni peinture, ni récit ne disent au monde la détermination de cette génération, privée du passé, à se forger un futur. Pour les jeunes, il ne s’agit plus de retourner à l’indépendance, comme l’avait proposé Laurent Désiré Kabila pour « réparer » un mauvais départ, mais de revenir au moment où les ancêtres congolais ont construit la modernité. Se réclamer de cet héritage plutôt que du legs colonial est un défi lancé aux pères puisqu’on refuse ainsi la continuité du récit, on accentue la légitimité de l’individuation et on tourne résolument le dos à l’écriture comme force structurante du rapport légitime au monde moderne. Un kaléidoscope d’images prend la place du récit de type romanesque. Au cours d’une controverse, les images peuvent être assemblées et dispersées au gré de l’argument. Certes, chaque image peut être une histoire ; c’est effectivement le cas lors d’innombrables séances de prières ponctuées de témoignages. Le stock de ces images, qu’elles soient photographiques ou narrées/performées, est limité, mais le nombre de combinaisons possibles laisse une grande place à l’expression de la subjectivité. Contre la tendance d’y voir une spécificité africaine, il n’est pas inutile de citer les paroles que Henry Louis Gates a écrites à propos des États-Unis, mais qui s'appliquent à toute société qui se voudrait multiculturelle et cosmopolite, que ce soit en France ou en Afrique :

how thoughtful and intelligent people, determined to be citizens of a multicultural, cosmopolitan, secular world, maintain a sense of deep spirituality and social justice within a highly competitive, often brutally irrational and grossly unfair existence ... (1998 : ix).