Corps de l’article

“Liberty is to the collective body, what health is to every individual body. Without health no pleasure can be tasted by man ; without liberty, no happiness can be enjoyed by society.”

(Thomas Jefferson)

« Objet[s] de chair et de liens sociaux[2] (Gadbois 2009 : 40 »). les aliments que nous ingérons, comme les règles qui déterminent la manière dont nous le faisons, s’inscrivent à la frontière de la nature et de la culture. L’assertion de Norbert Elias (1997), plus tard reprise par Kaufmann (2001), suivant laquelle l’individu est d’abord pétri de matière sociale, individu et société incarnant deux facettes d’une même réalité, se vérifie ici tant sur le plan sociologique que physiologique. C’est aussi ce que veut le principe d’incorporation, suivant lequel l’homme devient ce qu’il mange, l’incorporation fondant l’identité (Fischler 1990). De même, par l’alimentation se rencontrent les volontés individuelles et politiques : la réponse aux besoins physiologiques et symboliques des mangeurs peut également satisfaire les objectifs politiques touchant la santé des populations, conçue comme un gage de productivité économique (Rose 2007). Le caractère tentaculaire de l’alimentation comme objet d’étude fonde sa richesse, en ce qu’il permet d’accéder à une foule de dimensions de la vie sociale, l’alimentation s’inscrivant profondément dans l’intimité des individus. Parce qu’alimentation, société et intimité sont étroitement liées, le mangeur, qui croit en mangeant poser un acte hautement individuel, se livre corps et âme aux normes sociales, indépendantes de sa volonté. Ce faisant, il se voit habité par les tensions et contradictions inhérentes à l’ensemble normatif qui régit le rapport au corps et à l’alimentation dans les sociétés contemporaines : en mangeant, il s’abandonne aux déterminations politiques et sociales cependant que, comme nous l’indique Kaufmann, l’idéologie en vogue fait de l’individu un élément autonome, libre de toute volonté autre que la sienne (Kaufmann 2001).

L’objectif de la présente réflexion n’est pas de mettre en lumière la manière dont les mangeurs sont contraints dans leurs pratiques par les normes sociales en matière d’alimentation, mais bien de saisir comment ceux-ci parviennent à faire sens de leur alimentation et à établir des pratiques viables, avec et malgré l’environnement normatif éclaté et contradictoire dans lequel ils évoluent. D’autant plus que l’heure est à la réflexivité généralisée, chaque pratique étant susceptible d’être invalidée par une information nouvelle qui viendrait transformer les paramètres du « bien manger ». Le mangeur moderne, qui évolue dans une situation d’abondance, est réputé être libre. Or, la multiplication des discours sur l’alimentation survient alors même que la force des institutions traditionnelles, qui jusqu’à tout récemment régissaient les pratiques alimentaires, va en s’amenuisant. L’individu se voit donc dans l’obligation de faire des choix, de les expliquer, de les justifier, de bâtir un discours sur lui-même qui lui permettra de se justifier à ses propres yeux et à ceux des autres. Il se trouve toujours devant la nécessité de bricoler une histoire qui lui permettra de rendre compte du sens et de la cohérence de ses actions, histoire qu’il se racontera à lui-même et aux autres (Giddens 1991). Les normes sociales sont un support important dans la construction de ces discours, de même que dans l’établissement d’un système de pratiques quotidiennes.

Ces idées en tête, je me suis intéressée au discours des mangeurs sur leurs pratiques et les principes qui les organisent. Je cherchais à comprendre comment ceux-ci, plongés dans un environnement normatif paradoxal, en viennent à établir un système de pratiques alimentaires qui soit plus ou moins stable, mais qui structure néanmoins leur existence quotidienne. Pour ce faire, j’ai réalisé 16 entrevues semi-dirigées sur le thème de l’alimentation, lesquelles ont été menées dans l’esprit de l’« entretien » compréhensif (Kaufmann 2006), auprès de sept hommes et neuf femmes âgées de 24 à 67 ans, qui fréquentent les centres d’entraînement ou qui pratiquent un entraînement régulier[3]. Les entretiens se sont toujours conclus par une visite commentée du réfrigérateur et du garde-manger[4], dans le but d’obtenir un aperçu des pratiques qui puisse échapper au moins en partie aux contraintes propres à la production d’un discours sur soi.

Le choix des centres d’entraînement comme terrain de recherche a été guidé par l’hypothèse que l’activité dans ces centres est organisée par certaines conceptions du corps qui s’imposent à ceux qui les fréquentent, qui doivent dès lors s’y conformer ou s’y soustraire, pouvant difficilement les ignorer. J’allais ainsi avoir accès à un ensemble de normes en regard duquel mes interlocuteurs étaient appelés à prendre position, ce qui pouvait constituer le point de départ d’une réflexion sur la normativité. Sur le plan individuel, l’examen des entrevues permet de lire l’image que chacun se fait de lui-même (lorsque mes interlocuteurs parlent de ce qu’ils mangent), et ce que chacun voudrait être (alors qu’ils expliquent pourquoi ils mangent ainsi, pourquoi ils s’entraînent). On peut aussi y déceler certaines valeurs fondamentales qui habitent les mangeurs (la pureté des aliments, l’achat local, le plaisir de manger, la légèreté des mets, etc.), des opinions politiques, des difficultés personnelles, des croyances de tout acabit, etc. Ces nombreuses facettes du discours se retrouvent dans toutes les entrevues, qui ont chacune ouvert sur des dimensions différentes de la vie des individus rencontrés, suivant ce que l’alimentation fait résonner en eux. De même, sur le plan social, il est possible de dégager certaines logiques, fondatrices des pratiques du corps et de l’alimentation, qui sont structurantes de l’ensemble des discours recueillis au cours de l’enquête, qui se retrouvent dans la littérature profane comme sociologique sur le corps et l’alimentation, et qui organisent les pratiques individuelles comme collectives. Ces logiques, qui révèlent l’ambiguïté du rapport au corps dans les sociétés contemporaines, s’avèrent riches en enseignements en regard des normes qui organisent aujourd’hui l’alimentation, tant par rapport à leur forme qu’à leur contenu.

Bien manger, c’est « comme ce que je mange »

Tous les individus que j’ai rencontrés pratiquent un entraînement régulier, ce qui peut introduire un biais dans l’échantillon ainsi constitué. En effet, tous mes interlocuteurs font preuve, à divers degrés, d’une volonté de « bien manger » ou de « mieux manger », ce qui n’est peut-être pas le cas de l’ensemble de la population. Ce faisant, ils reprennent à leur compte une idée assez largement admise, à savoir qu’il faut porter attention à ce que l’on mange. Si simple qu’elle puisse paraître, la notion de « bien manger » s’avère pourtant complexe, les définitions variant grandement d’un individu à l’autre.

« Je ne mesure pas tout ce que je mange, j’essaie de manger santé pareil, manger plus de fruits, manger plus de légumes puis... Non, sinon, les conséquences... Je sais pas. J’essaie de faire attention à mes portions aussi, un peu plus qu’avant...»

Bob [5]

« Bien manger, c’est suivre... Si je veux vraiment, le plus que moi je pourrais aller c’est de suivre le Guide canadien. Plus loin que ça, bien manger, c’est prendre le repas puis être bien content. »

Renaissant

« Des légumes, une protéine, pis moi, les fibres. Des fibres le plus possible, parce que ça me fait beaucoup de bien. »

Nancy

Comme le dit Keena, qui suit depuis quatre ans un plan alimentaire qui lui permet d’augmenter sa masse musculaire, bien manger, c’est « comme ce que je mange  (Keena). La discipline à laquelle elle s’astreint ne pourrait pourtant pas convenir à tous, et elle en est bien consciente ! Les diverses conceptions du « bien manger » varient ainsi en fonction des objectifs et de l’histoire personnelle des mangeurs : les uns insistent sur la couleur et la saveur des aliments, les autres sur leur aspect nutritif, les sensations physiques qu’ils procurent ou leurs vertus médicinales. Certains cherchent à limiter leurs portions, d’autres soulignent l’importance de manger à sa faim... finalement, c’est la notion d’équilibre qui traduit le mieux les diverses conceptions d’une bonne alimentation. Fischler rapporte en ce sens que : « En 1985, le terme le plus souvent utilisé par un échantillon de mères de famille pour caractériser une bonne alimentation est équilibre[6], un mot dont les publicitaires ont d’ailleurs très tôt reconnu les vertus mobilisatrices » (Fischler 1990 : 175). Vingt-cinq ans plus tard, la notion d’équilibre est toujours omniprésente dans le discours de mes interlocuteurs, représentant pour eux un idéal à atteindre, garant de leur bonne santé.

« Wow ! C’était bon. J’ai atteint la satiété et en même temps, c’était nutritif. C’est comme un rapport parfait entre l’apport calorique et le goût versus le sentiment que ça me procur en termes de satiété. Pour moi, c’est comme un rapport des trois. »

Lorderon

« Oh... Pas manger de sucre ! Ben, je pense que c’est plus, je dirais, équilibré. Un peu de tout, dans des portions raisonnables. C’est sûr que j’aimerais bien enlever tout le sucre et toutes les cochonneries de mon alimentation, mais ça ne se fera jamais. Mais je pense que c’est d’y aller avec un juste milieu. Pas trop. À un moment donné, même manger 12 légumes par jour, reviens-en, là. Je pense que c’est plus une question d’équilibre puis de juste milieu. »

Marjorie

« Équilibré. Mais ça, c’est tout le temps en notion de ce que tu fais comme travail, ton type, de ce que tu ressens, ta digestion, ton métabolisme. Mais c’est équilibrer les protéines, les glucides puis les lipides. Puis ton eau. Ouain. Mais ça, je pense que c’est à chacun de... Je pense qu’il faut quand même que t’aies plus de protéines que de lipides là, on s’entend. Mais je... la logique, là… »

Sandra

Deux grands thèmes – plaisir et contrôle – ressortent de l’examen des idées récurrentes qui fondent les conceptions du « bien manger » développées par ceux que j’ai interrogés. Ces thèmes se fondent et se confondent dans la notion d’équilibre, synonyme de « bien manger », qui les organise.

En effet, l’équilibre en termes alimentaires semble dépasser un dosage judicieux de lipides, de glucides et de protéines pour rejoindre les catégories plus larges des normes qui organisent le rapport au corps et à l’alimentation, structurées autour de l’opposition entre plaisir et contrôle. C’est ainsi que les individus se soumettent aux diktats de la santé et de la minceur, prenant sur eux de se conformer à l’injonction au contrôle du corps, symbole de maîtrise de soi. Toutefois, l’individu ne se doit pas seulement d’être mince, musclé et en bonne santé : l’injonction au contrôle ne vient pas seule. S’y oppose, avec une force égale, l’injonction au plaisir, à la jouissance, qui peut se traduire par l’appréciation de la saveur des mets et de la compagnie de ceux qui partagent le repas, indépendamment des impératifs de la santé et de la minceur. L’équilibre qui imprègne le discours renvoie donc à l’équilibre du plaisir et du contrôle, qui semble fonctionner comme une norme régissant la manière dont on se conforme à toutes les autres normes. C’est ainsi qu’ingérant ses aliments, l’individu se soumet à l’ensemble normatif qui règle le rapport au corps et à l’alimentation dans les sociétés contemporaines, de même qu’à l’ensemble de ses contradictions. En conséquence, la rupture de l’équilibre entraîne des effets indésirables sur le plan individuel comme sur le plan social. La norme qu’est l’équilibre du plaisir et du contrôle semble en ce sens fonctionner suivant la conception de la normativité développée par Norbert Elias (2002 ; 2003), sur le mode de l’autocontrainte, intégrée à la fois à la structure sociale et à l’économie psychique des individus. Ceux-ci ne peuvent enfreindre la norme de l’équilibre sans encourir de conséquences, soit l’angoisse et le malaise sur le plan individuel, et l’exposition aux jugements, voire le discrédit, sur le plan social. Dans les pages qui suivent, j’examinerai chacun des termes de l’opposition ici présentée, pour saisir ce qui est en jeu dans le discours tenu par mes interlocuteurs sur leur alimentation et leur entraînement, et la manière dont ils jonglent avec la triple injonction au plaisir, à la santé et à la minceur.

Le plaisir et le partage des sens

Régime ou pas, il est aujourd’hui de bon ton, voire nécessaire, d’être à même d’apprécier « une bonne bouteille de vin autour d’un souper entre amis ». Le mangeur contemporain est constamment invité, par la publicité entre autres, à s’adonner aux plaisirs gourmands, qu’il soit raffiné et s’offre foie gras et caviar, ou qu’il préfère le plaisir immédiat du fast-food. Tous sont conviés à jouir des largesses de la société de consommation, ici et maintenant. L’heure est à la recherche d’une « satisfaction rapide, répétée » (Aimez 1979 : 104) des désirs et des envies, le tout étant encouragé par l’industrialisation de la production alimentaire qui a permis l’apparition sur le marché d’une foule d’aliments faciles à consommer, faciles à digérer, qui font d’abord, sinon exclusivement, appel aux sensations de base (sucré, salé, acide, amer) et qui offrent un plaisir augmenté par la médiation du gras, vecteur des saveurs. Produits en vue d’une consommation à grande échelle, ces aliments reproduisent un style standardisé, facilement reconnaissable (Assouly 2009). Ils doivent être appréciés par le plus grand nombre, au profit de leurs producteurs. S’il est aujourd’hui possible d’élaborer des produits qui, malgré l’immensité des choix possibles, sauront plaire à tous, la sensation gustative, fondement du plaisir, demeure néanmoins éminemment complexe. Elle met en jeu bien plus que le goût, engageant le corps et la culture dans la dégustation. Le goût naturel se distingue en ce sens du goût culturel, le premier référant aux strictes sensations physiologiques, le second impliquant l’ensemble des grilles de perception sensorielles, de représentation, d’interprétation de la saveur d’un mets. Le rejet a priori des saveurs acides ou amères du vin, du café ou des olives, par exemple, se mue en un appétit culturellement induit, une marque de distinction et de raffinement lorsque développé. Le « gustativement » mauvais peut devenir culturellement bon.

Goûter s’apprend. Assouly voit, dans la différence entre la jouissance primaire qui s’appuie sur la stimulation des pulsions, et le plaisir comme « faculté formatrice et productrice en raison de son aptitude à développer des compétences » (Assouly 2009 : 113), la distinction entre consommateur et amateur. Le premier n’aurait droit qu’à des satisfactions immédiates à répétition, impuissantes « à produire des variations et de la subjectivation » (Assouly 2009 : 115). Le second peut quant à lui s’investir pleinement dans son activité et grandir avec elle, à mesure qu’il développe ses compétences et sa faculté de discernement. Cette opération évolue dans le temps, alors que le plaisir du consommateur piétine, fait du surplace. Le propos d’Assouly est peut-être sévère dans la mesure où les sensations gustatives sont génératrices d’émotions et de réminiscences, que les aliments aient été concoctés patiemment par une mère aimante ou soient consommés dans un fast-food en bonne compagnie. Le goût se révèle être autant une affaire de sensations que de représentations. Il n’y a ici qu’à penser à la distinction qu’opère Bourdieu (1979) entre le goût du luxe et le goût de la nécessité, chacun trouvant plaisir à la consommation des aliments en conformité avec son habitus de classe. Mais le plaisir, en termes alimentaires, dépasse largement la seule saveur des aliments consommés. Il apparaît qu’un repas auquel on prend plaisir est souvent un repas partagé.

« Manger à sa faim d’abord, ça commence par là, manger à sa faim. Manger des aliments qui sont... où t’as du plaisir à goûter, tu as de la saveur, puis partager le repas avec quelqu’un d’autre, c’est important. Manger tout seul, ce n’est pas comme manger à deux ou à trois. »

Pierre

« On est plusieurs amis ici, c’est super le fun, c’est super agréable, la vie est belle, on rigole. " Est-ce que c’est bon ce que tu manges, Tornade ? " Je ne goûte pas. On dirait que je deviens cérébrale. [...] Je ne goûte pas et le lendemain, je prends mes restants et je me dis : " Mais c’est donc ben bon ! " [...] Mon chum, il va arrêter de parler, puis lui il aime tellement manger, il savoure. Mais moi non, mon plaisir c’est d’être avec les gens. »

Tornade

En fait, il semble qu’il soit primordial de prendre plaisir à manger, y compris chez ceux qui contrôlent fortement leur alimentation. Si la perte de médiation culinaire induite par l’industrialisation de la production alimentaire a soulevé les inquiétudes quant à la perte de sens de l’acte alimentaire (par exemple Ariès 1997 ; Aron 1997 ; Fischler 1979), il semblerait que ce soit d’abord le plaisir, souvent synonyme de partage, qui fasse de l’alimentation un acte signifiant. Sans le plaisir et le partage, manger serait sans intérêt, indépendamment des impératifs physiologiques qui sont pourtant au fondement de l’acte alimentaire. C’est ainsi que Nancy, qui suit régulièrement des régimes pour contrôler son poids, affirme :

« C’est toujours un plaisir pour moi de manger. Tout le temps. Même en régime. [...] J’ai pas toujours le plaisir d’avoir le ventre plein, mais il y en a d’autres. Quand ça ne me fait pas plaisir, je ne mange pas. »

Nancy

Stew, qui suit comme Keena un plan alimentaire strict qui détermine tout ce qu’il mange, insiste lui aussi sur la satisfaction que lui procure son alimentation.

« – Manger des fruits, des légumes, est-ce que tu réussis à trouver ton plaisir dans ton alimentation ?

– Ouais. Parce que c’est pas... C’est pas ce que tu manges qui fait que c’est bon, c’est comment tu le cuisines qui fait que c’est bon, fait que... Quelqu’un qui ne cuisine pas du tout pourrait trouver son plan alimentaire plate... Vraiment plate. Parce qu’il n’a aucun moyen d’interpréter ce qu’il mange autrement, mais pas moi. Tu sais des légumes, j’ai pas le droit de manger de beurre, mais je sais qu’avec de l’huile d’olive puis certaines épices, tu peux faire quelque chose de vraiment bon avec quelque chose qui... Qui peut paraître ben fade pour quelqu’un d’autre. »

Stew

Bien que Stew clame trouver du plaisir à suivre son plan alimentaire et à parvenir à insuffler de la saveur à ses aliments malgré les limites strictes qu’il s’impose, la suite de l’entrevue révèle son écoeurement grandissant, surtout eu égard au peu de variété des aliments qu’il lui est permis de manger.

« Je vais le changer éventuellement, ouais. Parce que je suis plus capable ! Non, parce que je suis... Tu sais, je ne pense pas que de manger tout le temps la même chose à tous les jours, c’est bon, non plus. Pour une période de temps, pour atteindre certains résultats, OK, mais je mangerai pas 200 grammes de viande avec des légumes toute ma vie. Fait que je vais le modifier, je vais aller chercher d’autre chose puis... ».

Stew

Les contradictions dans le discours de Stew, entre le plaisir qu’il dit trouver dans son alimentation et l’écoeurement qu’il exprime plus tard, comme les propos de Nancy, révèlent l’importance fondamentale d’un plaisir vecteur de sens, sans lequel chaque repas paraîtrait bien ennuyeux. De même, le plaisir du repas semble d’abord être celui du partage et de l’échange : un repas savoureux sera certainement apprécié, mais jamais autant que lorsqu’il est partagé. L’injonction au plaisir semble ainsi inscrire le mangeur, comme l’alimentation, dans le lien social, faisant contrepoids aux disciplines corporelles qui fonctionnent sur le mode de l’autocontrainte et tendent à replier le mangeur sur lui-même.

C’est ainsi que, dans les sociétés contemporaines, le plaisir gustatif prend parfois un goût amer. Car s’il faut savoir prendre plaisir à manger et à goûter avec désinvolture, il ne faut pas pour autant perdre de vue les conséquences d’une jouissance sans bornes. L’injonction au contrôle étant aussi forte que l’injonction au plaisir, la culpabilité rattrape vite celui qui omet, quelque temps, de se plier à sa volonté. L’obèse, en ce sens, incarne toutes les contradictions des discours sur l’alimentation. Certes, on admet qu’il sait jouir des « bonnes choses de la vie », mais on le soupçonne de s’être adonné aux plaisirs gourmands sans avoir su s’arrêter, de se laisser mener par ses pulsions, de s’adonner à un laisser-aller indigne et honni.

« – C’est pas une maladie devenir gros, ça se traite. [...] J’en ai une entre autres qui vient me voir régulièrement [pour avoir des conseils pour maigrir], mais elle n’a pas de volonté puis elle ne force pas, puis... Je lui dis : " Regarde, oublie ça, ça ne donne rien ce que tu fais "  (Nancy). – Est-ce que tu pourrais associer ça à une forme de dégoût ?

– Le gras ? Un peu, ouais. Mais pas... Je veux dire, je ne suis pas rendu au point où est-ce que je vois une fille avec un petit bourrelet puis: " C’est dégueu, voyons ! " Non, ça n’a rien à voir, là, mais... Pour moi, c’est comme... Je le vois sur les autres, puis tu sais, je vois quelqu’un qui fait vraiment négligé, qui pèse 300 livres, je vais faire " OK, c’est dégueu là »" mais c’est plus envers moi que je n’aime pas ça. »

Stew

« [Si j’engraisse] je me sens... C’est comme si je prenais de la place, trop de place. [...] Je ne sais pas, ça m’écoeure, je m’écoeure. Mais il faut que ça parte, il faut que je fasse de quoi. Puis si je ne le fais pas, je me sens coupable. »

Keena

Le corps gras est porteur d’une lourde charge symbolique. Si on peut attribuer à l’obèse des qualités comme la gaieté, la joie de vivre ou le goût des bonnes choses de la vie, il incarne aussi métaphoriquement la figure du glouton qui prend part au « partage transgressé » (Fischler 1990). Le capitaliste bourgeois du xixe siècle était ainsi représenté comme un obèse, qui prenait plus que ce qui lui revenait, au détriment du reste de la population. C’est sur le même ton que sont aujourd’hui accusés les obèses de peser lourd sur les systèmes de santé publique : ceux-ci ne sauraient pas s’arrêter, se contrôler, et feraient porter à l’ensemble de la société le poids de leur faiblesse. Ceci est d’autant plus vrai que les discours sur la santé tablent aujourd’hui sur l’argument du plaisir pour convaincre la population de manger plus de fruits et de légumes, de faire plus d’exercice physique, de laisser tomber les aliments trop sucrés, trop salés, trop gras...

Le poids du contrôle

C’est sur cette rhétorique du plaisir que se fondent les campagnes de santé publique et de promotion des saines habitudes de vie des gouvernements occidentaux. Le Programme national nutrition santé (PNNS) du gouvernement français propose « des conseils simples pour se faire plaisir tout en prenant soin de sa santé[7] » et le gouvernement québécois a donné le coup d’envoi, le 11 octobre 2008, de la campagne Au Québec, on aime la vie !

Sous le thème Au Québec, on aime la vie !, cette campagne dynamique vise à rallier la population autour du plaisir que procurent une saine alimentation et un mode de vie physiquement actif. Dans cet esprit, des messages télévisés et imprimés sont diffusés à partir d’aujourd’hui afin d’inviter les Québécoises et les Québécois à renforcer leurs bonnes habitudes de vie[8].

Outre les messages télévisés et imprimés, le gouvernement du Québec a lancé un site Internet sur les saines habitudes de vie dans lequel une foule de conseils sont disponibles quant aux manières de se maintenir en bonne santé.

« Vous êtes stressé par le travail, votre patron ou un collègue de bureau ? Plutôt que de manger vos émotions ou votre voisin, croquez des crudités : une carotte ou un bout de céleri. Ce sera meilleur pour votre santé et celle de vos voisins ! Croquer dans un fruit ou un légume, ça détend et c’est si bon. »[9]

Si les campagnes de santé publique se donnent aujourd’hui des airs légers et joviaux, elles n’en sont pas moins les fruits d’une longue tradition hygiéniste qui vise, à terme, le contrôle des populations et le maintien de l’ordre social. La santé optimale des citoyens était déjà une préoccupation de l’État libéral au XIXe siècle, alors que l’on voyait une homologie entre le bien-être du corps social et la santé des individus. La famille était en ce temps conçue comme le pilier de la bonne santé et de la moralité, et l’État déployait tout un appareil de contrôle et de surveillance pour s’assurer du respect des préceptes de l’hygiène publique. Il s’agissait alors de sensibiliser les citoyens à l’importance du maintien d’une bonne santé, pour qu’eux-mêmes s’en fassent les adeptes et les apôtres. Cette responsabilité repose toujours sur les individus, à qui l’on enjoint d’adopter de bonnes habitudes de vie en vue d’atteindre une santé optimale. Il est de leur devoir de tirer parti des informations diffusées par l’État, tant en matière d’alimentation que d’activité physique, d’autant plus qu’ils sont réputés vouloir être en santé (Rose 2007). C’est ainsi que les campagnes actuelles de promotion des saines habitudes de vie reposent sur l’idée que si les gens savent comment atteindre une santé optimale et la maintenir, ils vont agir en conséquence.

La santé est ainsi devenue un objectif personnel, un projet de vie, emblème de l’autonomie individuelle et de la conscience citoyenne (Crawford 2006), qui se fond dans le processus de rationalisation et de domination de la nature par l’homme qui a pris forme avec les Lumières.

« Health practices rapidly became prominent features of modern societies, a sign of their embrace of Enlightenment ideals of rational control and humanistic progress. Notably, the last three decades have been marked by a significant increase in the importance of health in everyday life. The « what is to be done » of securing health is now understood as an intricate and demanding project. Today, the common assumption is that health must be achieved. »

Crawford 2006 : 402

Sur le plan individuel, le maintien d’une bonne santé est plutôt perçu comme une garantie quant à son pouvoir d’action sur le monde. On s’entraîne pour ne pas être limité par son corps, pour pouvoir mener à bien ses projets, pour endiguer les problèmes qu’entraîne le vieillissement...

« C’est d’avoir les moyens de mes ambitions ».

Lorderon

« C’est parce que maintenir un niveau d’activité minimum, c’est nécessaire pour rester actif, puis rester en santé, puis bien vieillir. C’est surtout pour ça, j’ai surtout pas l’objectif de devenir un sportif olympique, et j’ai pas l’objectif non plus de prendre de masse musculaire. Moi, mon objectif, c’est juste de rester souple et actif de manière à garder la forme et pour être capable de faire des bonnes journées d’ouvrage puis être capable de faire une vie active, tout simplement. »

Pierre

« – Vous avez vu un gros changement [après avoir commencé à vous entraîner] ?

– Énormément. Bien, physiquement, oui. Par exemple, j’ai dû perdre, mon Dieu... Depuis le début, peut-être une vingtaine de livres là, fait que ça pour moi c’était... Tu sais, mon but, c’était pas d’être grosse de même [signe d’une taille très fine], pas du tout. Mais juste de descendre mon panier de linge sale en bas puis de remonter et de me rendre compte que je n’étais pas essoufflée... Ce sur quoi j’ai vu un gros changement, c’est que j’ai moins peur de me blesser si je me mettais à courir, même si j’étais en gougounes. C’est comme, tout est plus solide. Moins peur, plus le goût d’essayer des affaires... »

Josée

Dans ses formes les plus radicales, « l’utopie de la santé parfaite » (Sfez 1995) se traduit par un combat non pas contre le vieillissement, mais contre la mort. Le droit à la santé qui a marqué les luttes politiques à partir des années 1940 s’est mué en un droit à la mort que l’on souhaite tardive, calme, sans souffrance, ou inexistante. Le concept de mort naturelle pousse à déconstruire la mortalité en une série de causes, que l’on cherchera par la suite à éliminer, en contrôlant ce qui peut la provoquer (Lafontaine 2008). S’ensuit une dictature du style de vie, chacun se devant d’éradiquer les dangers inhérents à son existence, devenu responsable d’adopter les habitudes les plus saines et d’éviter les conduites à risque. C’est ainsi que, « [e]n guerre contre le tabagisme, l’alcool au volant, la malbouffe, le cholestérol, les rayons UV ou la pollution, les États occidentaux concentrent la majeure partie de leurs ressources pour protéger, améliorer et prolonger la vie » (Lafontaine 2008 : 39-40), mus par une croyance diffuse dans le caractère évitable de la mort et la perfectibilité de la vie humaine.

Dans ce contexte idéologique, l’alimentation peut devenir un simple outil de contrôle du corps, réduite à sa dimension utilitaire. On mange alors pour se donner l’énergie nécessaire pour vaquer à ses occupations, parfois en vue de maigrir. Le plaisir se trouve relégué au second plan, il représente une parenthèse, une digression dans un quotidien marqué par le calcul et la nécessité. On mange alors ce qu’il faut manger, parce qu’il faut manger, en vue d’atteindre certains objectifs.

« Avant, je vivais pour manger, puis là, je mange pour vivre. »

Nancy

« – Qu’est-ce qui va changer au quotidien dans votre alimentation entre les périodes où vous vous entraînez et les périodes de repos ?

– Bien l’alimentation ne devient plus... Je focusse moins là-dessus. En focussant moins là-dessus, je mange moins bien. Parce que dans mon entraînement, l’alimentation fait partie de mon entraînement. Moi, j’ai un programme d’entraînement que je regarde dans la semaine, puis je suis là : " ah, j’ai ça à faire, OK " .  L’alimentation n’est pas inscrite, mais elle est là. Je m’entraîne moins, je bois moins. Parce que je ne sens plus le besoin de boire. Peut-être même que je ne bois pas assez dans ma journée aussi. »

Tornade

« Je mange parce qu’il faut que je mange. »

Keena

Un corps contrôlé n’est pas qu’en santé. Si l’obèse est accusé de manquer de volonté, de ne pas savoir freiner ses élans, la minceur et la musculature sont à l’inverse le signe d’une pleine maîtrise de soi. Un corps mince ou musclé est réputé pouvoir être atteint à force de volonté, de travail acharné, de privations nécessaires et de discipline. Il représente l’incarnation sensible du contrôle : s’il n’est pas toujours possible de juger d’un simple coup d’oeil de l’état de santé d’un individu, donc de son hygiène de vie, l’évaluation esthétique du corps se fait très rapidement, d’un seul regard. L’individu qui présente cette caractéristique jouira alors de toutes les représentations positives qui lui sont associées à moins, bien sûr, qu’il ne soit trop mince.

Les enjeux de la minceur

Dans l’imaginaire populaire, le contrôle du corps serait aujourd’hui un gage de réussite. Un corps mince ou musclé est désormais le signe d’une volonté forte qui s’impose à la chair, symbole d’un individu qui a le contrôle sur sa vie. La logique de la minceur, tout comme la logique de la santé, plonge ses racines dans une morale puritaine qui fait de l’entretien du corps une voie vers le salut de l’âme. Ainsi, dès les années 1850, « [l]’idée s’impose que les Américains peuvent et doivent transformer de façon active leurs formes corporelles, remodeler[10] leur corps » (Courtine 1993 : 233). Suivant l’idéologie contemporaine selon laquelle chacun est maître de son destin, qui trouve son apogée dans l’idéal américain du self-made-man, chacun est perçu comme libre de former son corps suivant ses désirs, lesquels se fixent sur les canons de l’esthétique actuelle, ceux d’un corps « tout à fait sec, compact, ferme, jeune, musclé : un corps protégé des signes du temps et où les processus intérieurs sont contrôlés par les régimes alimentaires, l’exercice physique et la chirurgie esthétique » (Marzano 2002 : 19). Si santé et minceur ne vont pas nécessairement de pair, les pratiques du contrôle visent souvent les deux à la fois. On se forge un corps en bonne forme, dans tous les sens du terme : on le souhaite en santé, mince, musclé.

« L’idéal... C’est d’être en forme. Juste d’être en forme, point. Pis de... Comme là, je suis à neuf pour cent de masse graisseuse, puis je veux descendre à trois. Puis c’est pas mal dans le plus que je peux faire, je pense, aller à trois. C’est comme le défi que je me donne tout de suite là. Descendre à trois pour cent. »

Stew

« Je suis vraiment mieux maintenant qu’avant [de suivre son plan alimentaire], quand je faisais attention à tout puis que j’y allais avec mes connaissances de ce qu’est une bonne alimentation. Fait que maintenant, c’est plus facile, je dirais, depuis que c’est encadré, depuis que je connais plus ça, aussi.

– Pourquoi c’est plus facile ?

– Parce que c’est sécurisant. Parce qu’avant, j’étais jamais sûre. Tandis que là, je suis sûre que je n’engraisserai pas même si j’ai une journée de triche [prévue dans son plan alimentaire]. »

Keena

Tout doit être sous contrôle, soumis à la volonté d’un individu qui se croit libre mais puise ses standards dans les images que la société lui propose. L’idéal de minceur semble par ailleurs gagner en importance avec le temps. Deux enquêtes menées aux États-Unis sur l’évolution de l’image du corps dans les magazines féminins démontrent que les propos sur la diététique et la santé qu’on y trouve mettent l’accent sur la désirabilité du corps et la perte de poids. Les discours sur la nutrition ont ainsi perdu du terrain au profit de ceux sur la minceur de 1970 à 1990 (Guillen et Barr 1994) et ce, même si les modèles photographiés pour ces magazines ne semblent pas avoir maigri au fil du temps (Luff et Gray 2009). De même, pour les jeunes filles, la minceur semble plus que jamais liée à la séduction (Hesse-Biber 1997). Se conformer aux critères de beauté est perçu comme le meilleur moyen de plaire : il faut être comme les autres, coûte que coûte. Le régime devient ici la voie privilégiée vers la maîtrise du corps et, parallèlement, de soi : « Il faut être maître de soi car soi est un projet » (Ascher 2005 : 161). Aron souligne comment, d’une gastronomie de l’abondance, nous sommes passés à une gastronomie de la légèreté, les plats aériens, légers, étant désormais à l’honneur (Aron 1997). Tout se passe comme si le corps ne devait pas être seulement mince et léger, mais invisible, comme s’il lui fallait se faire oublier et que cette disparition passait par un contrôle parfait de toutes ses dimensions.

Alors que l’on pourrait s’attendre à ce qu’elle soit une préoccupation majeure vu l’importance médiatique de la question, la minceur n’occupe que très peu de place dans les entretiens. Mes interlocuteurs en parlent rapidement, la traitent comme un « bénéfice marginal », pour reprendre les termes utilisés par Lorderon. Ils se font assez élusifs sur le sujet, comme si ça allait de soi qu’il faut perdre du poids.

« – Ça fait combien de temps que vous avez recommencé [l’entraînement] ?

– J’ai recommencé en septembre.

– Puis est-ce qu’il y a autre chose que les douleurs que vous ressentiez qui vous ont...

– Motivé ?

– Oui.

– Non, je pense, je te dirais que c’est ça... Perdre du poids ou des choses comme ça, il y a peut-être ça. Essayer de faire en sorte que les tissus adipeux ne prennent pas trop le dessus sur la partie, sur le groupe musculaire là. »

Michel

« Comme dirait mon chum : " T’as toujours le même discours ". J’ai toujours cinq livres à perdre moi. Toujours ! ».

Tornade

« Mais une autre raison pourquoi [il a recommencé à s’entraîner], j’ai rencontré mon frère qui lui s’était remis aussi au conditionnement, puis lui, il avait perdu beaucoup de poids, ça fait que j’ai dit bon bien, moi aussi, je vais faire ça. Mais finalement je ne suis pas là pour perdre du poids, je suis plus là pour augmenter mon cardio puis... Augmenter ma forme physique. »

Renaissant

Il n’est pas impossible que le peu d’importance accordé à la perte de poids ne soit qu’un hasard de l’échantillonnage. Nancy, qui multiplie les régimes pour éviter les kilos en trop, témoigne ainsi de l’importance que revêt la minceur pour ses collègues de travail, avec qui elle discute des moyens de maigrir et de conserver son poids quand elle apprend de nouvelles informations ou qu’on lui a donné des conseils qu’elle juge intéressants. Plusieurs viennent même se renseigner auprès d’elle, qui est particulièrement bien informée sur le sujet. Mais il y a plus. Il semblerait que par rapport à l’entraînement et à l’alimentation, la minceur et la santé soient synonymes d’équilibre, et vice versa. Trois termes équivalents qui expriment la nécessité d’un corps contrôlé, sans que la discipline ne vienne miner l’existence quotidienne. Le caractère polysémique de l’équilibre, véritable clé pour comprendre les principes qui organisent l’alimentation contemporaine, ne s’en trouve que plus marqué.

Équilibre, obsession et lien social

C’est à l’examen des cas où il y a eu rupture de l’équilibre entre plaisir et contrôle que se révèle la profondeur avec laquelle cette opposition qui organise le rapport au corps a pénétré la structure sociale. Le cas d’Élisabeth est à cet égard très parlant. Dans les années 1970, alors qu’elle était dans la vingtaine, elle s’est impliquée dans les mouvements de santé naturelle qui prônaient une vision de l’alimentation très contraignante, tendant à discréditer les moeurs alimentaires de l’époque. Les principes de la macrobiotique, le végétarisme, l’alimentation biologique étaient au centre des préoccupations du mouvement ; en respecter les principes exigeait de s’astreindre à une discipline lourde qui rendait difficile le partage des repas.

« – [Quand tu étais dans les mouvements de santé naturelle], c’est quelque chose que tu avais perdu, le plaisir de manger ?

– C’était... Oui. Ça se perdait. Le plaisir de manger n’importe quoi, là. Oui, oui, ça... Je m’en venais un petit peu trop puriste.

– Puriste sur quoi, peux-tu m’expliquer ?

– Sur les aliments, bon... Le moins de viande possible, le plus de variété, les farines fraîchement moulues, puis ça devenait... Si... Je m’apercevais que si j’avais à aller manger avec des gens qui vont manger plus type junk food, ça m’agaçait, je ne trouvais plus ça bon, puis je trouvais... Fait que si... Le plaisir de partager des aliments en compagnie de quelqu’un est plus important que ce qu’on mange. C’est ça que j’ai voulu sauver en allant en acupuncture, je me suis dissociée un peu, je devais avoir ce petit côté obsessif là avant. »

Élisabeth

Élisabeth semble avoir, à cette époque de sa vie, parfaitement incorporé la norme santé, tant et si bien que manger ainsi va maintenant de soi pour elle. En conséquence, ses propos sont aujourd’hui centrés sur le plaisir de manger et de partager les repas. Son discours est organisé par le refus du contrôle, il évacue complètement l’aspect « santé » qui imprègne pourtant ses pratiques. De cette période, elle dit avoir gardé les habitudes alimentaires, mais non la philosophie à laquelle elle adhérait.

« – Tu me parles beaucoup de bien manger, peux-tu m’expliquer ce que ça veut dire pour toi ? »

« – Le premier critère, c’est d’avoir du plaisir en m’asseyant à table, puis d’avoir du plaisir de manger si j’ai quelqu’un avec moi aussi. Et... Qu’il y ait de la vie, qu’il y ait de la couleur dans l’assiette, que ça soit bon. »

Élisabeth

Le plaisir de manger se présente ici comme un mode d’entrée de l’alimentation et du mangeur dans le lien social. Lorsque l’alimentation ne laisse plus place au plaisir et ne devient qu’un instrument de contrôle du corps, le mangeur se retrouve isolé, seul face à son repas. Ceci s’explique par le fait que les pratiques de contrôle du corps se vivent en solo, les disciplines les plus austères étant rarement partagées, sauf dans le cas de certaines sectes ou de certains groupes sportifs, par exemple. Le plaisir comme instance de partage des sens n’a plus lieu d’être si l’individu ne se soucie plus de la saveur de ses aliments, réduits à leur dimension biologique.

Élisabeth parle de l’époque de sa vie où elle se soumettait à des règles alimentaires très contraignantes comme de celle d’une « obsession » de laquelle elle a dû se libérer. L’idée est reprise par plusieurs de mes interlocuteurs, qui se défendent avec vigueur de « faire une obsession avec ça », c’est-à-dire avec leur corps, leur alimentation, la santé, la minceur, les muscles... La récurrence du terme et la force du rejet de l’obsession, assimilée au déséquilibre, témoignent de la puissance de cette norme qu’est l’équilibre plaisir/contrôle. Cette idée, exprimée plus ou moins clairement au cours des entretiens, structure le rapport vécu entre le mangeur et la nécessité de bien manger, de porter attention à la qualité de ses aliments. Le contrôle, la santé, la minceur sont au coeur des préoccupations, mais le souhait de ne pas se laisser envahir par la peur, de ne pas adopter des comportements excessifs qui isoleraient le mangeur ou briseraient le lien qui l’inscrit dans la société, agit comme un garde-fou pour celui qui cherche à « bien manger » ou à « mieux manger ». C’est ainsi qu’il peut adopter des pratiques qui visent à réguler l’alimentation en fonction des critères nutritionnels et esthétiques en vogue sans perdre de vue le plaisir que représente l’alimentation et en vertu duquel les repas sont partagés. Cette prise de distance avec l’obsession permet d’adopter des pratiques de contrôle, en somme, mais toujours avec mesure.

« Je pense que c’est bon d’aller se chercher des trucs comme ça, mais il ne faut pas en faire une obsession non plus. Si tu n’as pas mangé des petits antioxydants la journée même, c’est pas plus grave que ça, tu vas les prendre ailleurs. Faut pas en faire une obsession puis commencer à calculer tout, parce que sinon... ça ne devient plus le fun manger. »

Arianna

« Là, je suis pas en train de faire une obsession avec ça non plus, là, mais... »

Stew

« Souvent les canages, de moins en moins de canages... Fait que, oui, je fais attention, mais pas assez aussi, là, il faudrait que je... Mais je ne veux pas virer folle non plus. Tu sais il y a ça aussi, du monde qui ne prennent plus d’eau, qui ne prennent plus... J’ai pas le goût de ça, c’est trop préoccupant, ils sont tout le temps là-dedans, c’est stressant, c’est assez pour qu’ils se pètent un cancer juste d’être stressés de manger. »

Josée

C’est ainsi que Stew, qui se défend bien de faire une obsession de son gras et de ses pratiques alimentaires, témoigne des réactions de son entourage lorsqu’il parle de son plan d’entraînement et de son plan alimentaire, qui laissent bien peu de place à la spontanéité, à l’invention et au partage.

« Ce que je trouve, en tout cas, c’est juste une constatation que j’ai faite, c’est que quand toi tu suis ça [un plan alimentaire] puis que tu fais ça, tes amis, quand ils te regardent, qu’ils n’ont pas les [mêmes] habitudes que toi du tout, t’as l’air d’un crack. Tu es comme, tu as l’air space out, le monde, il te regarde, puis comme " pourquoi tu fais ça ? Comme, c’est vraiment excessif "». Puis... Mais c’est ça qui, que je trouve... En tout cas. C’est une constatation que j’ai faite, puis je trouve ça bizarre que le monde réagisse comme ça. [...] Dépendant du monde, il y a du monde qui vont me dire : " Je sais pas comment tu fais " ou " pourquoi tu fais ça à ce point là ? " Ils te voient comme un obsédé dans le fond. »

Stew

Tornade me livre un témoignage semblable. Végétarienne, elle fait du triathlon et s’entraîne en conséquence de 15 à 20 heures par semaine. En général, quand elle discute de sa pratique sportive, les réactions sont vives, souvent négatives. Parce que ses interlocuteurs considèrent souvent qu’elle est excessive et paraissent choqués de l’intensité de ses activités, elle préfère se taire sur la question. Pour sa part, Élisabeth s’est plutôt heurtée à la résistance de ses deux filles lorsqu’elle s’est impliquée dans les mouvements de santé naturelle. Elle pose aujourd’hui un regard sévère sur ses habitudes d’alors, qui lui avaient littéralement coupé l’appétit.

« [...] à un moment donné, à force de lire, de parler, je suis devenue un petit peu excessive parce que là, j’entendais qu’avant de mettre un aliment dans sa bouche, comme le corps est un temple, il fallait, il fallait que ça soit presque un aliment sacré. J’étais venue à perdre l’appétit puis... »

Élisabeth

Tant l’insistance avec laquelle chacun se défend de « faire une obsession avec ça », que les réactions marquées rapportées par Stew, Tornade et Élisabeth laissent deviner qu’en matière d’alimentation, ce n’est pas tant la norme à laquelle on se conforme qui compte que la manière dont on le fait. Nous aurions ici affaire à une double structure normative, soit à une norme qui transcende les injonctions au plaisir et au contrôle – l’équilibre – qui organise la manière dont chacun s’inscrit dans les logiques de la santé et de la minceur. Ainsi, s’il est bon de « manger santé », de s’entraîner, de se soucier du bien-être du corps et de l’esprit, il ne l’est pas de le faire trop intensément, c’est-à-dire au détriment du plaisir ou du goût.

Ainsi, sur le plan collectif, une discipline trop stricte fait sortir l’alimentation, comme le mangeur, du lien social. C’est en ce sens que Keena raconte comment sa mère trouve complexe de la recevoir à table, car elle ne s’autorise à manger que ce qui figure dans son plan alimentaire, en plus d’avoir été végétarienne plusieurs années. Comme Stew, elle ne partage ses repas qu’à des occasions exceptionnelles. Son conjoint a un régime alimentaire très différent du sien ; ils ne mangent ensemble que lors de sa « journée de triche » et elle ne reçoit pratiquement jamais d’invités à table. Le midi, au travail, elle fuit les repas communs, profitant de ce temps libre pour aller courir l’été ou s’entraîner en salle l’hiver. Le contrôle de son alimentation, entièrement subordonnée aux exigences de l’entraînement, est pour elle un moyen de contrôler son corps. Elle affirme en ce sens que c’est « devenu une obsession de ne pas engraisser ». Cette obsession, elle l’assume parfaitement. Comme elle le dit :

« J’ai tout le temps été assez obsessive sur mon poids. Je ne suis pas anorexique, je ne réponds pas aux critères, mais je suis une personne qui paranoïe facilement. Si je prends trop de gras je capote puis... »

Keena

Elle voit dans son obsession du corps un trait de caractère – l’excès qu’elle canalise dans l’entraînement. Elle a d’ailleurs commencé à fréquenter les centres d’entraînement après être sortie d’une période de dépendance aux drogues. La musculation, à laquelle elle se dédie corps et âme, lui a en quelque sorte permis de déplacer ses pulsions vers une activité moins destructrice.

« Ça me donne un équilibre, vraiment, psychologique. Si je n’y vais pas, je ne suis pas bien, vraiment. [...] Parce que moi, si j’arrête de m’entraîner, je me mets à risque de rechuter, c’est sûr. Comme l’arrêt du travail [qui structure, avec l’entraînement, ses activités] me met à risque. »

Keena

Dans un mouvement symétrique, de la même manière qu’une discipline trop stricte isole le mangeur, celui qui s’adonne à un plaisir perçu comme sans limite s’expose au jugement – désapprobateur – de ses pairs. En effet, l’imagination populaire associe l’obésité à un manque de volonté et de contrôle ainsi qu’à une tendance marquée au plaisir et à la jouissance immédiate. Ces idées se révèlent former un véritable stigmate au sens où l’entend Goffman, soit un « attribut qui jette un discrédit profond » (Goffman 1975 : 13) sur un individu. Le stigmate vient interférer dans les relations sociales de celui qui en est porteur, d’autant plus que la normalité est définie par opposition aux caractéristiques qui peuvent entraîner la stigmatisation, un peu de la même manière qu’en nutrition, la santé est définie par l’absence de pathologie (Le Barzic et Pouillon : 1998). C’est en ce sens que l’on peut affirmer que la médecine contemporaine stigmatise l’obésité, dans la mesure où elle en fait un attribut indésirable qu’il serait préférable d’éliminer. Le discrédit est d’autant plus fort que, nous l’avons vu, les obèses se voient attribuer certains traits de caractère (ce que Goffman nomme « une identité sociale virtuelle ») parfois positifs, parfois négatifs, qui forment néanmoins un stéréotype qui risque fort de différer largement de l’identité sociale réelle des personnes obèses.

Si la rupture de l’équilibre du plaisir et du contrôle, sur le plan collectif, tend à faire sortir le mangeur du lien social, sur le plan individuel, elle entraînerait le mangeur du côté des problèmes de santé mentale, qui se manifestent ici par des troubles du comportement alimentaire. C’est du moins ce que suggèrent les cas d’Élisabeth et de Keena, qui conçoivent toutes deux leur situation – passée dans un cas, présente dans l’autre – en termes d’obsession à éliminer ou à contrôler. De même, sur les 16 personnes rencontrées, trois jeunes femmes ont abordé la question des désordres alimentaires : Keena, qui tend à associer le rapport trouble qu’elle entretient avec son corps et son alimentation à de l’anorexie, puis deux autres qui disent avoir été boulimique pour la première, anorexique puis boulimique pour la seconde [11]. Toutes deux interprètent leurs comportements en termes de contrôle, mais de deux manières différentes. Pour la première, le problème n’est pas de garder le contrôle, mais de le perdre : bien qu’elle parvienne le plus souvent à conserver la maîtrise de son alimentation, il lui arrive de « dérailler », de se laisser aller à ses pulsions. Ce qu’elle interprète comme « ses excès » engendrent après coup un sentiment de culpabilité.

« – Dans le fond, c’est la constance qui est difficile avec l’alimentation comme avec l’entraînement...

– Mais, c’est tout le temps l’alimentation qui lâche avant. On dirait, vu que l’alimentation lâche, l’entraînement lâche. J’ai... En tout cas, si je réussis à garder une constance dans l’alimentation, je pense que mon entraînement va rester constant aussi.

– Pis quand ça lâche, veux-tu me raconter un peu comment ça se passe ?

– Mon alimentation ?

– Ouais.

– C’est très à l’extrême. Je peux te manger une boîte de biscuits avec... Mets-toi une image de genre trip bouffe, là, mais, dans une soirée, je peux manger tout ça. Je ne sais pas pourquoi. J’ai des crises de sucre (rires)... Ça va être ça, ou... Non, c’est pas mal sucré d’habitude. Ou, genre, manger une poutine. Dans les journées après, j’ai juste le goût de manger du fast-food. Comme si le fait... C’est le fait de manger un mauvais aliment qui me donne le goût de repartir sur une ride. Pourtant, les semaines d’avant je ne mange pas de dessert, je ne mange pas de chips, je mange pas de sucré, je mange pas rien. Pis, peut-être faudrait que j’en mange un petit peu, des petites portions pour... Ben, j’ai essayé une fois, de manger un petit morceau de chocolat noir à chaque jour, pis ça a marché, mais j’ai déraillé pareil. Des compulsions de bouffe... »

Première informatrice

Quant à la seconde informatrice, elle a gardé un souvenir prégnant de ses mois d’anorexie et de boulimie, marqués par les interdits et les compulsions alimentaires, qui faisaient naître chez elle aussi un sentiment de culpabilité, qui renforçait la puissance des interdits, et ainsi de suite. Aujourd’hui, elle cherche donc à éviter les interdits, la privation et tente plutôt d’être « à l’écoute de son corps », ce qui lui permet d’assouplir le contrôle qu’elle exerce sur son alimentation et de retrouver l’équilibre.

« – Il n’y a pas de choses que tu essaies d’éviter à tout prix, sauf ce que tu t’es rendu compte que tu digérais mal ?

– Oui, c’est ça. Juste parce que je file mal. Sinon, je n’ai pas d’interdits là. Je n’en ai plus.

– Tu n’en as plus !

– J’en ai tellement eu, j’en ai plus.

– Tu en as tellement eu... Quand tu étais malade ?

– Oh oui, oui, oui. Ouais, c’était comme " ah ! faut pas manger ça ", puis quand je mangeais, j’étais coupable, j’étais coupable, je vomissais. Mais tu sais, c’était un cercle vicieux. [...] Les interdits te créent vraiment des... Une structure dans laquelle ce n’est pas normal d’être. Si tu es à l’écoute de ton corps, tu n’as pas besoin de dire que c’est interdit, tu vas le sentir que ça ne te fait pas. [...] Mais quand tu es à l’écoute, c’est ça. Tu n’as plus besoin d’avoir de... De te priver, finalement. »

Seconde informatrice

Ces deux cas révèlent tout le désarroi que peuvent vivre ceux qui se trouvent incapables de respecter l’équilibre plaisir/contrôle, sombrant tour à tour dans l’un puis dans l’autre, ou se trouvant isolés, discrédités par leur entourage. Ainsi, s’il faut savoir « bien manger », « prendre soin de son corps », il faut aussi être à même de laisser la discipline de côté pour apprécier « un bon repas entre amis », peu importe sa teneur en glucides et en matières grasses ! D’autant plus que ce semble être l’angoisse qui guette celui qui ne parvient pas à respecter l’équilibre plaisir/contrôle.

Cette angoisse, Clairo la connaît bien. Quelques mois avant que je la rencontre, son conjoint a été diagnostiqué diabétique. Celui-ci doit donc éviter autant que faire se peut le sucre, le sel et le gras, et Clairo, qui partage ses repas, se prive avec lui. Pour eux qui « mangeaient quand même bien » (Clairo), ces changements entraînent une modification substantielle de leur régime alimentaire. C’est l’ensemble de leurs habitudes qui est à modifier pour les conformer aux normes alimentaires du diabète, bien qu’elles ne soient pas à changer complètement. Clairo et son conjoint doivent agir sans guide clair, comme le serait un menu préétabli, mais doivent tout de même se conformer à un ensemble de recommandations très strictes des médecins et des infirmières sur les aliments à éviter, leur meilleur barème étant le taux de glycémie du conjoint de Clairo. Celle-ci éprouve colère et désarroi en regard de la situation dans laquelle elle se trouve. Elle doit se soucier constamment de ce qu’elle et son conjoint mangent, et trouve la situation très lourde.

« Ben, c’est que l’ali... Il faudrait retourner à l’alimentation de nos grands-mères. J’ai juste pas le temps, moi, pis ni le goût non plus. C’est juste ça le problème. C’est qu’à les écouter, faudrait tout faire. Parce que ce qu’on fait, bien il y a moins de sel, il y a moins de gras, il y a moins de ci, il y a pas d’additifs, il y a pas de colorant, il y a pas de... Bon. Pfffffff. À un moment donné là ! Et encore, tout ce qu’on achète, c’est donc compliqué. Fait que je commence à trouver ça compliqué. Je me dis l’alimentation, me semble que c’était simple, dans la vie, ça. Là je trouve que ça devient d’une complexité... »

Clairo

Non seulement Clairo ne peut respecter l’équilibre plaisir/contrôle pour se consacrer exclusivement à « cuisiner santé », ce qui demande un investissement important en termes de temps, d’énergie et d’organisation, mais toutes ses habitudes doivent être revisitées. Comme les principes qui guidaient jusqu’alors son action sont désormais caducs, que tout est à réinventer, elle ne peut plus s’éviter le recours à la pensée réflexive, qui permet d’agir sans que chacun des gestes ne soit réfléchi. Son quotidien s’en trouve donc fortement alourdi (Bégout 2005 ; Kaufmann 2001, 2004), chaque mouvement étant d’autant plus pénible que les motivations qui le fondent sont, dans ce cas du moins, étrangères à celle qui agit. Le plaisir que l’on trouve à manger apparaît ici comme une soupape qui permet de libérer la pression induite par les pratiques de contrôle du corps qui, dans leurs formes les plus radicales, imposent un carcan rigide aux habitudes et aux pratiques alimentaires, qui deviennent dès lors lourdes à porter parce qu’elles briment des pulsions et envies toutes individuelles, qui ne trouvent plus d’espace où s’exprimer. Le plaisir devient gardien, en somme, de la santé mentale. L’alimentation révèle ici toute sa dimension intime et structurante de l’existence quotidienne, le mangeur en mal d’équilibre se trouvant pris par une angoisse qu’il ne sait, trop souvent, comment faire taire.

L’équilibre plaisir/contrôle comme norme intériorisée et contraignante

Le discours actuel sur l’alimentation est pluriel, éclaté et omniprésent, se trouvant dans les journaux, à la télévision, faisant l’objet de conversations anodines ou sérieuses entre collègues, familles et amis. Les différentes règles, prescriptions et proscriptions que charrie ce discours sont toujours subordonnées et organisées par les injonctions au plaisir et au contrôle qui déterminent la manière dont l’individu tirera ou non parti de chacune des informations mineures qui lui parviennent chaque semaine sur les manières de perdre du poids, de prévenir le cancer, de consommer plus d’antioxydants ou d’oméga-3, etc. Plongés dans ce que Fischler (1990) appelle « la cacophonie alimentaire », les mangeurs tendent à analyser toute nouvelle information qui attire leur attention en fonction des catégories déjà en place. Le poids normatif de tous les énoncés, principes et croyances qui composent la cacophonie alimentaire est donc limité, parce que ceux-ci n’organisent les pratiques que s’ils peuvent se fondre aux habitudes déjà en place, elles-mêmes structurées par l’opposition plaisir/contrôle. L’injonction au plaisir et l’injonction au contrôle, qui organisent les logiques de la santé et de la minceur, se trouvent en ce sens au fondement des pratiques alimentaires contemporaines, en organisant les discours comme les pratiques. Ces deux termes d’une opposition structurante du rapport au corps coexistent dans un équilibre plus ou moins stable, qui se révèle être une norme sociale intériorisée au sens où l’entend Norbert Elias (1997, 2002, 2003). C’est-à-dire qu’elle a été intégrée à l’économie psychique des individus comme à la structure sociale, fonctionnant sur le mode de l’autocontrainte et s’imposant par l’interdépendance entre les individus, dans le jeu des jugements approbateurs et désapprobateurs plus ou moins ouvertement exprimés. L’équilibre plaisir/contrôle apparaît ici comme une norme fortement intégrée, qui organise la manière dont chacun se conforme à toutes les autres normes qui régissent le rapport au corps et à l’alimentation.

La quête de l’équilibre entre plaisir et contrôle structure le discours de mes interlocuteurs, chez qui tend à s’opérer un retour du balancier visant à rétablir l’harmonie entre les termes de l’opposition lorsqu’un excès est commis sur une plus ou moins longue période de temps. De même, tout abus de plaisir ou de contrôle est sanctionné dans le jeu des interdépendances, le mangeur s’exposant, par ses habitudes comme par son apparence, au jugement des autres. Les thèmes du plaisir et de la santé sont d’ailleurs largement repris par les pouvoirs publics, le pouvoir médical et les publicitaires qui visent à modifier les pratiques individuelles et collectives dans un sens ou dans l’autre. Sur le corps du mangeur se cristallise donc tout un système normatif qui impose ses contradictions, vécues le plus souvent sans trop de mal et que l’on peut retrouver dans les pratiques individuelles comme collectives. La part de l’individuel et la part du social dans l’alimentation se fondent ici l’une dans l’autre, pour ne former qu’un seul et même processus, celui de la quête d’un équilibre qui permette l’action.