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Depuis plusieurs années, je m’intéresse à une catégorie de restes, celles des objets usagés, que l’on trouve à la vente sur des marchés dont les dénominations varient selon les pays où ils se tiennent[1]. Qu’ils soient tenus par des amateurs (vide-greniers, ventes de garage, loppis) ou par des professionnels (puces, brocantes), ces marchés partagent des traits communs. Des loppis (Suède), aux vide-greniers (France), aux ventes de garage (Canada, États-Unis) jusqu’aux différents marchés aux puces, il s’agit de proposer à la vente des objets usagés domestiques (provenant parfois du travail) et de les transmettre par l’intermédiaire d’une transaction marchande. La (re)mise en marché caractérise la logique circulatoire de ces objets de seconde main. Mais il s’agit de marchés et d’objets singuliers qui s’échangent selon des modalités et des moments particuliers. Ces ventes cultivent l’altérité des biens, des lieux, du temps et des modalités de leur transmission.

Les objets d’occasion sont souvent mis en vente pendant un temps social différencié. Pour les marchés aux puces, comme pour les vide-greniers, le jour de prédilection est le dimanche. Les objets endimanchés à l’occasion de ces ventes s’arrêtent littéralement pour se (re)poser sur le trottoir ou les étals. Jour particulier de la semaine, le dimanche est historiquement le temps de la vacance, le temps du non-travail. De ce point de vue, ces objets sont aussi en vacances de leur valeur d’usage. Certains se présentent proches de l’état de déchet, proches de la perte. Le dimanche est un jour à part, jour sacré dans la logique chrétienne, c’est le jour du repos. Le temps du repos s’annonce comme un temps du répit à consacrer à ce qui a été fait. On s’interdit de travailler à nouveau, de fabriquer des richesses (Rigaux 2005). Il faudra passer son temps à autre chose, le dépenser autrement. Jour à part, jour sacrifié ou maudit pour les richesses économiques qu’il s’agit de perdre, de rendre, de consacrer à ce qui nous permet d’être ensemble (Bataille 1990). Il faut produire une autre valeur où « l’inutilité » économique est vouée à l’utilité sociale (Paquot 1998 : 109). Le dimanche, si des portes sont ouvertes, ce sont celles des cultes, des églises. Dans la sécularisation des pratiques collectives, le dimanche est devenu un jour où les lieux culturels restent ouverts (théâtres, cinémas, bibliothèques, musées…). La société marchande s’invite également le dimanche sous une forme particulière, celle des marchés forains et des marchés aux puces. Premier paradoxe : « la société marchande n’a pas besoin de ses marchés. Elle connaît d’autres formes de distribution qui satisfont mieux son exigence de rentabilité et de rationalité » (La Pradelle 1996 : 9). Second paradoxe, ces marchés engagent des pratiques dominicales où après une semaine de travail et d’encombrements urbains, à l’occasion de leur seul jour de repos, les gens se rassemblent pour rejouer au jeu principal de la société marchande : consommer, faire leurs courses. Dès le milieu de la matinée les marchés sont encombrés, les files d’attentes se forment, des processions parfois de plus de dix mètres finissent par l’achat de quelques tomates ou d’une baguette de pain.

Mon propos est moins lié à un intérêt que j’ai pour le travail, l’échange marchand et les marchandises que pour le non-travail, le temps du non-travail, pour les objets usés plutôt que neufs. Pourtant ces marchés aux puces, brocantes ou vide-greniers partagent ce besoin de remettre en scène l’échange marchand pour redistribuer des objets à l’intérieur de la société marchande. Lors de ce second passage, leur vente s’ouvre à un jeu social où la singularité de ce qui s’y déroule fait de ces marchés des scènes à part. Scènes, car la théâtralité y a sa place, elle est visible, on joue aux marchands : des non-professionnels, des vendeurs occasionnels, dans le cas des vide-greniers ou des ventes de garage, jouent aux marchands en vendant leurs objets d’occasion. Les puces sont aussi les hauts lieux de l’altérité, on trouve des objets venant d’ailleurs (régions, pays) et de nombreux objets rares. L’altérité va jusqu’à faire de ces marchés des lieux propices aux contrefaçons. Nous sommes en présence d’une fiction marchande, parfois avec de faux vendeurs et de faux objets. On trouve également de tout : objets oubliés, curieux, cassés, abîmés, fêlés… chaises, bibelots, livres, cendriers, bougeoirs, tableaux, vaisselle, vélos… Tous ont cette qualité d’avoir été utilisés et d’affirmer une singularité à travers leur histoire (objets usés, rares, contrefaits, etc.).

La qualité comme la valeur de l’objet usagé font qu’à travers ses marques et ses manques, il contient une présence liée à sa traversée de l’histoire. La valeur de l’objet usagé comme reste l’investit d’une valeur historique en lien avec son passé. Un passé qui renvoie à l’existence de son ancien possesseur, même si ce dernier veut s’en séparer et même s’il n’est pas là pour le faire. Une autre particularité de ces marchés de l’usagé est de se tenir occasionnellement. Il s’agit de ventes à saisir, « d’occasions-en exemplaires-uniques », qui correspondent souvent à des passages d’objets liés à des moments de ruptures historiques (des successions, des déménagements, des faillites…). Comme l’explique Hervé Sciardet dans le travail qu’il a consacré aux puces de Saint-Ouen au nord de Paris :

qu’il s’agisse d’objets de brocante, d’antiquité ou d’occasion, qui tous ont déjà été utilisés dans des patrimoines privés ou professionnels, ou qu’il s’agisse de stocks d’invendus, ou de stocks militaires, les objets dont il est fait commerce à Saint-Ouen ont en commun de ne pas entrer dans le cadre de relations plus couramment pratiquées entre producteur et commercialisateur. Ils ne sont redevenus objets de commerce qu’en fonction d’événements accidentels ou étrangers à la vie commerciale ordinaire : décès et héritages, déménagements, événements familiaux divers, faillites d’entreprises, méventes, vols, démobilisation après deux guerre mondiales.

2003 : 17

La question de la succession apparaît de manière centrale. Il s’agit de faire perdurer dans le temps, de conserver et de transmettre des objets relégués, parfois en sursis. L’enjeu de leur vente consiste à leur reconnaître encore une valeur et par là, donner un avenir aux choses du passé.

Loppis

Dans la campagne du nord de la Suède, le temps des vacances estivales est arrivé. Annonce d’une fête, celle de l’été, où la lumière, refusant de céder sa place, s’invite toute la nuit. Le lendemain matin, une femme trie les objets qu’elle conserve dans sa grange. À quelques pas, même son sauna, qui ne sert plus, est lui aussi rempli d’objets en tout genre. Elle sort des verres minutieusement emballés dans du papier journal et entreposés dans des cartons. Commence à les essuyer. Déplie les sacs de couchage des enfants – partis depuis longtemps de la maison. Des magazines, une paire de skis, quelques outils, une série de boîtes en plastique, une lampe sans son abat-jour, une valise pleine de broderies, quelques vêtements d’enfant, un petit miroir, un vieux tapis… tous retrouvent la lumière, la promesse d’un éveil. Elle les inspecte au fur et à mesure de leur sortie. Certains revoient à peine le jour, remis aussitôt dans leur carton ou leur sac pour retrouver la grange ou être jetés. D’autres connaissent un autre destin. La femme les conduit dans son jardin, les pose sur la terre. Elle ne les enterre pas mais les dispose un à un sur le sol. Plus d’une cinquantaine d’objets attendent en plein air. Exposition de morts ? Elle regagne sa cuisine, se sert un café. Puis, de son perron, en léger surplomb, elle contemple son installation. Au milieu de la matinée, elle se dirige vers le garage d’où elle sort une pancarte en bois. Elle attrape un pinceau et de la peinture violette, écrit en belles lettres : « Loppis ». Elle traverse son jardin et, à proximité de sa boîte à lettres et de son nom de famille, elle plante la pancarte. Elle retourne sur ses pas, s’installe sur un fauteuil disposé sur le seuil, entre l’entrée de sa maison et son jardin. La femme se repose et prend le soleil, elle aussi attend. Un peu plus tard, une voiture arrive, se gare à deux pas de la maison. Un homme descend de son véhicule, salue la femme et examine des objets. Il en ramasse quelques-uns, se dirige vers la femme, échange quelques mots avec elle, ils se sourient. Avant cette matinée, ils ne se connaissaient pas, ni lui et ces objets, ni lui et cette femme. Ils se sont trouvés sans même se fixer rendez-vous. Cet homme est arrivé, il a ramassé des objets, laissé un peu d’argent puis est reparti. Il est reparti avec quatre verres dans lesquels cette dame a bu pendant plus de dix ans.

Les loppis désignent en Suède les lieux où se vendent des objets usagés. Dans la langue suédoise, le terme de loppis vient du nom « loppa » et signifie « puce ». Situées en milieu rural, ces ventes sont effectuées durant l’été par des particuliers qui proposent leur vieux objets à la vente pendant plusieurs jours (voire semaines) dans leur grange ou leur jardin. Cette pratique correspond à un mode de mise en circulation d’objets du quotidien liés à la vie domestique. De la cuisine, du salon, aux chambres, au garage, au sauna jusqu’à l’atelier, on propose des objets dont on n’a plus l’usage et que l’on se refuse à jeter. Des objets gardés, accumulés, rangés souvent dans sa grange ou son garage et que l’on propose à la revente pour très peu d’argent. De ce point de vue, les loppis se rapprochent des « vide-greniers » en France, des « car boot sales » en Angleterre, des « swap-meet » ou des « ventes de garage » en Amérique du Nord. Ils participent d’une culture de la seconde main (Gregson et Crewe 2003) qui permet à des particuliers de vendre leurs objets. Une des dimensions singulières de ces ventes est d’être occasionnelles (limitées par année), réservées à des vendeurs occasionnels (des amateurs), avec des objets eux aussi d’occasion (les rares objets neufs nécessitent leur facture d’origine).

L’idée d’un échange marchand particulier (souvent hors des enjeux de la juridiction commerciale) est également signifiée par l’exceptionnalité des emplacements non commerciaux de ces ventes ou de ces marchés. Les vide-greniers s’installent dans les rues, sur les trottoirs, les loppis dans ou devant les granges, les garages ou les jardins. Ces ventes se font loin du magasin et près de chez soi. Cette proximité, cet appel à venir chez soi, ou au pas de sa porte, se retrouve dans la proximité des objets que l’on cède. La plupart des objets ont appartenu à la personne ou à la famille qui les vend. Il s’agit de transmettre de son vivant des objets que l’on ne souhaite ni garder, ni jeter. Cette transmission est liée à l’une des origines historiques de ce type de vente qui correspond à un processus de partage familial des objets après une mort.

On rattache l’origine rurale des vide-greniers à la disparition du dernier occupant d’une maison (Debary et al. 2011). Après le partage familial des biens du mort, les objets non voulus, non repris, étaient soumis à un interdit de destruction. Jeter les objets restants, prolongements du corps du défunt, aurait porté atteinte à sa mémoire en préjugeant de l’absence de sens et de valeur qu’il leur conférait. Cette vente constituait un des moments du travail de deuil. Les objets étaient sortis et déposés devant la demeure du défunt pour être revendus à la communauté villageoise, laissée juge de l’intérêt à leur porter. Ce même type d’influence a perduré en France, par exemple dans l’Yonne (Bourgogne), où se sont tenues jusque dans les années 1970 des ventes publiques aux enchères après décès. À l’aide d’un notaire, il s’agissait d’organiser la vente publique de la totalité des biens d’un défunt ou parfois du reste que les héritiers avaient décidé de ne pas reprendre. La vente s’effectuait directement dans la cour de la maison ou sur la place publique[2]. Cette pratique perdure en Suède. Les gårdsauktioner (ou sommarauktioner) sont des ventes aux enchères d’été effectuées en milieu rural dans une maison communale, ou directement dans le jardin et la maison d’un défunt (elle aussi à vendre). On les appelle aussi les ventes de dödsbo (de l’habitat du mort). Plus rarement, dans certaines villes, on peut visiter l’appartement du défunt et racheter les objets qui s’y trouvent. Il s’agit d’une pratique qui règle les successions. Lorsque la vente aux enchères n’est pas envisagée par les héritiers, le partage peut se faire par l’intermédiaire d’un antiquaire qui vient racheter les biens ou les expertiser pour permettre le partage. La romancière et psychanalyste Lydia Flem (2004) a raconté ce moment de deuil, celui de la perte de ses parents, et la confrontation avec la question de la séparation ou de la conservation de leurs objets. La question du deuil des humains est au coeur de celle que pose le destin à donner aux objets des défunts, ceux qui restent après leur mort : « garder, offrir, vendre ou jeter. Chaque fois que mon regard et ma main considéraient quelque chose, un choix devait être fait » ; « chaque objet parlait de leur absence, ravivait le manque, la solitude » (42-43 et 45). Les objets, comme ceux d’une famille, sont chargés d’histoire et restent présents après la disparition de leur possesseur. La question du deuil des humains se pose à travers celle des objets porteurs de leur histoire : « Sans doute existait-il des gestes d’adieu aux objets des morts comme on en accomplissait pour les disparus eux-mêmes » (118).

Comme dans le cas des successions mortuaires, les loppis correspondent à la vente d’objets qui n’ont plus d’utilisateur, parce leur propriétaire (toujours vivant) n’en a plus l’usage. Il les propose donc à reprendre « en seconde main », cherchant ainsi à donner à l’objet un possible avenir. Le vendeur se décide à ne plus les conserver inutilisés dans sa grange ou son garage. L’objet sans usage rentre ainsi dans une logique circulatoire. La plupart de ces objets sont des objets domestiques, liés à la vie quotidienne, et même s’ils ne sont pas des objets intimes, ils sont traités comme des objets d’affection (Dassié 2010). Cette parenté, même éloignée, engage une logique de séparation. L’on souhaite s’en défaire, mais aussi dans une logique d’attachement, puisqu’on ne le fait pas n’importe comment.

Ces objets que l’on s’est interdit de jeter, le vendeur va leur donner du temps, veiller sur eux avant de les quitter, parfois pendant plusieurs semaines. Les premiers loppis auxquels je me suis rendu se situent dans une région rurale du nord de la Suède (le comté de Västernorrland) proche de la ville industrielle de Sundsvall, sur la côte de la mer Baltique. La logique de localisation des loppis reconduit l’incertitude de la localisation des maisons disséminées entre les villages et les petites routes conduisant aux nombreuses fermes agropastorales. La région est traversée par une route centrale (E4) qui traverse le pays du nord au sud et relie la capitale Stockholm à la ville de Sundsvall (séparées de 400 km). Il faut avoir une bonne raison pour prendre ces petites routes, parfois ces chemins peu fréquentés. D’ailleurs, le petit nombre d’acheteurs qui passe par jour dans certains loppis se compare plus à des visites amicales (deux à trois personnes par jour) qu’à des flux de clientèle. On provoque une rencontre et cette peine, ou cette contrainte à rester chez soi pour accueillir de potentiels acheteurs, oblige souvent ces derniers à venir échanger des paroles (en plus de les obliger à acheter des objets). Pour les vendeurs, il s’agit de se passer de l’objet (le passer) et en même temps d’échanger des paroles. Lorsque l’on arrive chez les gens, il est très vite question d’une présentation réciproque : « qu’est-ce que vous cherchez ? » « Qu’est-ce que vous vendez ? » Cet intérêt partagé pour les objets amène très vite à décliner une proximité dans le partage du territoire. Se rendre à des loppis signifie une présence sur un territoire et la possibilité comme la volonté de passer un certain temps dans cet endroit. À l’intérêt, parfois à la passion, manifestés pour les objets et motivant une visite, se superpose un autre intérêt pour ces lieux souvent isolés. Très vite on explique d’où l’on vient, on parle des lieux que l’on partage, parfois des connaissances communes. Le passage des objets s’accompagne d’autres partages.

La possibilité de trouver les loppis s’inscrit dans une contrainte spatiale. Les loppis des particuliers sont rarement annoncés dans la presse. Il y a une dimension à la fois locale de l’annonce (restreinte au lieu lui-même), modeste (pas en grand titre), éphémère (affichage temporaire) mais aussi déambulatoire (l’annonce ne se trouve que si vous êtes sur la bonne route). Les petites annonces dans le journal local (Sundsvalls Tidning) sont réservées à des objets uniques et d’un certain montant (rentabilisant le paiement de l’annonce elle-même). Lorsqu’il s’agit de vente d’objets usagés en plus grand nombre, les annonces dans le journal se font à proximité d’autres annonces, celle des décès. Il s’agit des ventes aux enchères assurées par des professionnels (gårdsauktioner, auktioner, ou de ventes spéciales de surplus de magasins de produits neufs). Si sur les loppis tenus par les particuliers, on peut faire des trouvailles, saisir des occasions, il faut, avant, être capable de trouver leur emplacement. Les ventes s’annoncent par une série de petites pancartes installées sur les routes ou sur les chemins. C’est au détour d’un déplacement que l’on découvre leur présence : elles sont là où vous passez. Il est impossible de prétendre aller à un loppis si l’on n’a pas repéré préalablement son emplacement.

Parfois, il s’agit d’un véritable circuit, il faut suivre un chemin où se succèdent plus de sept pancartes « Loppis », toutes de même dimension, caractères et couleur. Un loppis qui s’invite au milieu de nulle part. Un accrochage éphémère. Nous sommes sur la route des pancartes à destination d’objets qui nous invitent. Il fallait bien qu’ils existent et qu’ils soient conservés jusqu’au jour où ils seraient proposés à la vente pour que nous allions jusqu’à eux. Mais c’est autant une rencontre avec les gens qu’ils permettent. Des gens chez qui l’on arrive en se garant directement sur la pelouse ou le parking et que, sans ces objets, nous n’aurions jamais pu rencontrer. Jeu de piste où, la plupart du temps, l’apparition du toit d’une maison est le signe d’une arrivée probable, confirmée par la vue des objets posés dans le jardin. Ce n’est pas la maison qui ouvre ses portes mais le garage, la grange et le sauna lorsqu’il est extérieur. Le loppis est une invitation à venir chez les gens, ou plus exactement, dans leurs espaces de relégation ou de rangement. Car si ces objets ont mené une partie de leur existence dans la maison, il est question, à travers leur vente, de les conduire au dehors. Ni les objets, ni les acheteurs ne sont invités à rentrer dans la maison (qu’il s’agit justement de vider). Ce qui en France se déroule sur les trottoirs (parfois proches de chez soi[3]) ou la place du marché, en Amérique du Nord dans les garages ouverts, ou en Angleterre dans les coffres des voitures, se trouve ici au seuil de la maison. On se rend chez des inconnus, alors même que l’on ignore leur adresse. Cette étrange invitation met à l’épreuve la possibilité d’y répondre et exige de passer à proximité des lieux. Il s’agit de sillonner la région, le territoire, les petites routes. Là où les gens habitent parfois dans des lieux sans nom, la pancarte « Loppis » devient la seule indication de direction sur la route, la route des loppis. Il s’agit d’une rencontre dans l’espace et le temps, il faut être au rendez-vous, au bon endroit (le trouver) et au bon moment (saison et période de vente). Le loppis devient un repère spatial et temporel qui ouvre la possibilité d’une rencontre avec les objets et, à travers eux, à une rencontre avec des gens.

L’indétermination des emplacements des loppis est accompagnée de l’incertitude de ce que l’on pourra y trouver (quels objets et dans quel état ?) comme des modalités de transaction qui entourent les objets (des loppis d’amateurs ou de professionnels ?). Les loppis sont entourés des mêmes incertitudes que certains vide-greniers (parfois brocantes), tous ces lieux où se revendent des objets de seconde main. À l’usure, voire à la déformation des objets, correspond la multiplication des formes possibles de leur requalification. En Suède, le terme loppis désigne (sans contradiction ni tromperie sur la marchandise), soit une vente chez un particulier (non-professionnel), soit chez un particulier qui fait commerce pendant l’été d’objets qu’il a lui même achetés, mais aussi la boutique d’un brocanteur ou d’un antiquaire… Parfois la qualité (la solidité comme la durabilité) de la pancarte et de son inscription permet de savoir si l’on a affaire à une famille, un semi-professionnel ou à un professionnel. Les pancartes « Loppis » indiquant un brocanteur ou un antiquaire ne sont pas faites en bois de récupération, ni rédigées en lettres manuscrites. On trouve parfois la dénomination de « butikloppis », sous forme d’une partie de loppis dans une brocante, ou bien l’inscription temporaire « loppis » apposée sur une boutique de plage d’objets neufs (fårö) qui cède à prix réduit les invendus de l’été.

Cette logique circulatoire et transactionnelle entre des objets et des gens est propre aux espaces ruraux. On trouve une coupure entre ce type de pratique en milieu rural et en milieu urbain. À la campagne, les loppis se tiennent chez les gens et restent des pratiques d’amateurs, alors que les pratiques de reventes d’objets en ville correspondent à des activités marchandes tenues par des professionnels dans des magasins. À travers la Suède, c’est essentiellement Myrorna (Les Fourmis) qui est la vitrine de ces ventes. Ces magasins d’aide caritative, développés à travers le pays dès les années 1910, comptent aujourd’hui 28 enseignes[4]. Lorsque le terme de loppis s’invite en milieu urbain, il met à l’épreuve la frontière entre une vente d’amateurs (de particuliers) et une vente – à tendance – professionnelle. En France, selon les régions, on retrouve cette même tension entre deux termes que recouvrent deux types de marchés de l’occasion : les vide-greniers pour amateurs et les brocantes pour professionnels. Au-delà de la ressemblance entre les objets qui s’y retrouvent (parfois les mêmes), ce qui distingue radicalement ces marchés c’est autant le prix des choses que les modalités de fixation des prix. Le brocanteur (le professionnel) vit de son métier et exige que l’acheteur paie le prix de son expertise (son savoir de sélection) et le fait d’avoir rapporté un objet qui, sans lui, ne serait certainement jamais à vendre à cet endroit. Dans les loppis et les vide-greniers, il s’agit avant tout de se défaire d’objets personnels (à valeur autobiographique) encombrants, parfois peu triés et en échange de sommes souvent réduites. Certains professionnels, pour attirer les acheteurs, cultivent cet art de « l’hétéroclisme » des objets et de leur prix. Mélange des genres et des noms, on trouve l’appellation « Vide-greniers/brocante », ou « Loppis/Antik/Kuriosa ». On laisse entendre que, parmi les objets sélectionnés (par des professionnels), une partie n’est pas triée et que leur valeur reste à déterminer. Il reste potentiellement quelques perles rares à trouver. En France, certains vide-greniers sont réservés aux amateurs. L’une des modalités d’application de cette règle consiste à limiter la participation aux vide-greniers à deux par année (la photocopie de la carte d’identité est demandée). Ce contrôle n’empêche pas certains professionnels de se mêler à la vente. Leur manière de passer inaperçus consiste à mettre en scène le mélange des objets entre eux (l’indifférencié, là où, en tant que professionnels, ils ont déjà trié). Ils permettent ainsi de laisser penser aux gens que ce sont eux qui vont trouver des objets (de valeur). Ce que ces mêmes professionnels ne peuvent transmettre, c’est la valeur autobiographique des objets. À défaut d’avoir vécu avec les objets, les brocanteurs ou antiquaires accumulent un savoir biographique d’expertise de fabrication et de trajectoire des ventes successives des objets, ce que Sally Price (2006), dans le domaine de l’art, compare à un « pedigree ». Cette absence de partage de l’histoire des objets sur les vide-greniers est parfois compensée par la rhétorique de professionnels qui jouent aux amateurs. Un brocanteur ne cachant pas ou peu le fait qu’il est un professionnel, joue d’une fausse proximité, d’une fausse parenté avec ses objets. M’intéressant à une photographie en noir et blanc d’une fillette tenant à la main un drapeau américain en Louisiane dans les années 1920, le vendeur annonce le lien : « C’est ma fille ! Si vous l’achetez, prenez-en soin, elle s’appelle Mélanie ». On ne vend pas quelqu’un, pas sa fille, une fille plus âgée que son père. L’expertise est théâtrale dans sa distance à l’objet (il ne la connaît pas). La proximité fictive du vendeur (à « sa fille ») est marquée d’affection (« prenez en soin »). C’est un autre jeu qui se déroule sur les vide-greniers en terme de proximité avec les objets vendus, comme je l’avais souligné sur un terrain précédent mené en France (Debary et Tellier 2004). On remise sur ces marchés ce qui a vécu à nos côtés. Cependant, il ne peut s’agir d’objets trop intimes que l’on se refuse à déballer en public. Demandant si le portrait d’un vieil homme était une photographie de famille, une vendeuse me rétorque : « Jamais de la vie ! Je ne vendrais pas un portrait de mon grand-père ». De parenté éloignée, l’objet de vide-greniers comme celui de loppis est passé d’usage, passé de goût. Il ne doit être ni trop proche, ni trop anonyme. Il ne se distingue pas, il est divers, banal. Ce n’est pas seulement du fait de se trouver perdu parmi une accumulation d’objets qu’il passe inaperçu. C’est en vertu de son caractère qu’il est considéré comme étant possiblement d’intérêt collectif.

Si le développement urbain en Suède est important (plus de 84% des Suédois vivent dans des villes), ces dernières n’occupent que 1,3% du territoire. Ce processus est assez récent, à peine deux générations. De ce point de vue, l’influence historique de temps sociaux (fêtes, horaires, vacances…) rythmés par l’influence du monde rural et le découpage des saisons est prégnant. La période des loppis en est aussi fonction. Ils se tiennent exclusivement entre la mi-juin et la mi-août, autrement dit, lors de la coupure scolaire de l’été. L’été, le temps de la vacance qui, dans un pays scandinave au passé rural et de tradition protestante, se conjugue aussi avec un temps que l’on consacre à l’entretien de la maison : on répare, on restaure, on repeint, on range. À la campagne, une maison reste fermée durant un temps hivernal qui, selon la région, dure parfois plus de huit mois. L’été est par opposition le temps du grand déballage où l’ensemble du monde domestique, objets comme personnes, prend l’air. On profite du beau temps pour se retirer dans une maison d’été (aussi modeste soit-elle) pour y passer quelques journées et soirées de détente mais aussi, historiquement, pour pouvoir vider et nettoyer la maison principale, la préparant ainsi pour l’hiver. Mon étonnement à comprendre cette pratique semi-sédentaire m’est vite passé lorsque j’ai réalisé que la période estivale est peu, voire pas, un temps de départ pour les Suédois mais un temps de retrait, souvent à proximité et dans la nature. Parfois, les « maisons d’été » (sommarstuga) sont à deux pas de la maison principale, au bout du jardin. Cette transhumance est aussi celle que l’on réserve à certains objets que l’on peut sortir sur la pelouse pour organiser un loppis. De ce point de vue, la structuration de l’habitat de la région, comme de ses usages, même si elle n’exclut pas la présence et l’utilisation de rares greniers, tend à multiplier le garage comme lieu de relégation des objets dont on souhaite se débarrasser.

Si cette même logique circulatoire est à l’oeuvre en milieu urbain, elle passe par l’intermédiaire de magasins (Myrorna, Croix-Rouge, Emmaüs…), par le biais de structures organisées et professionnelles qui prennent en charge ce travail de récupération et de revente. Ce sont elles qui récupèrent les objets, parfois qui vident les maisons. Au cours du XXe siècle, l’organisation et l’institutionnalisation de ces formes de réemploi en milieu urbain se sont développées. Les objets récupérés et revendus le sont dans une logique de professionnalisation et terminent dans des magasins (ou sur des marchés aux puces tenus par des professionnels). Ce réemploi trouve comme forme terminale celle, initiale, de marchandises vendues dans des magasins ou sur des marchés. De ce point de vue, il s’agit d’un retour marchand.

Les objets dont on se sépare, que l’on transmet

Sur les loppis, les objets appartiennent à la personne ou à la famille qui les vend. Ils ont accompagné leur vie. Ils relèvent de la domesticité, de toutes les pièces de la maison, et des usages possibles. Cette multiplication des possibles, des trouvailles, engage à la recherche. On peut trouver de tout, dans une véritable logique d’archives domestiques non intentionnelles. Comme le souligne Krzysztof Pomian,

pris ensemble, tous les documents qui s’accumulent dans nos habitations […] ne résultent pas d’une décision délibérée, comme c’est le cas chez un collectionneur de vieux papiers. Ils sont sécrétés de façon organique par les faits et les gestes qui remplissent notre vie quotidienne. Ces documents forment donc des archives au sens le plus strict de ce terme.

1997 : 4054

Ces objets sont marqués par des positions de seuils, des entre-deux, objet familier/commun, vendeur/amateur, marchandise/reste, à vendre/à bas prix, invitation à venir chez soi/au seuil de la porte. Il est question d’entre-deux, de passages de frontières entre ces identités multiples, passées et à venir. Le moment de la vente constitue un passage de l’objet mais aussi la conversion de son usage comme de sa valeur. De ce point de vue, les objets de loppis obligent à convertir la dette économique (le prix des choses) en devoir de reconnaissance, parfois de paroles liées à l’histoire qu’ils contiennent, en tant qu’archives domestiques.

À 5 km au nord de Njurunda (région de Sundsvall), route E4, une pancarte « Loppis », invite à tourner à droite, à prendre une autre direction. Les pancartes se succèdent le long des petites routes. Après un dernier virage débouchant sur un chemin de terre, j’arrive aux abords d’une maison isolée. Je me gare à côté de la voiture familiale. À l’entrée de la grange, je reconnais une pancarte « Loppis », identique aux autres. Je descends et vais directement vers la grange. Personne à l’intérieur, des centaines d’objets. Il est de règle de savoir attendre le propriétaire qui, après des salutations, m’invitera à entrer. Une femme descend tranquillement du perron de sa maison et se dirige vers moi. La scène se répétera souvent.

− Bonjour, bonjour, j’ai eu du mal à trouver !

− Oui, on a mis les panneaux le long de la route. Vous cherchez quelque chose en particulier ?

− Non, j’aime les objets alors je regarde, je cherche. Vous avez beaucoup de choses !

− Oui c’est le stock de mes parents, qui avaient un loppis près de Hudiksvall[5]. À leur mort, ma fille a voulu reprendre l’affaire pendant l’été, alors depuis deux étés, elle a installé ça dans ma grange. On verra si l’été prochain c’est encore là. Aujourd’hui elle est allée voir des amis, je lui ai promis de garder le loppis.

Elle reste assise devant la grange, allume une cigarette, me laisse seul avec les objets.

Un peu plus loin, en reprenant la E4, annonce d’un loppis par la pose de pancartes accompagnées de sacs plastiques noirs entourant les lampadaires qui précèdent la maison. Si les sacs plastiques annoncent la proximité des loppis (en particulier sur cette voie rapide), ils peuvent aussi servir à recouvrir les pancartes à certains moments de la journée ou période de l’été. Ils signifient par là que le loppis est fermé et qu’il ouvrira prochainement. Ce système permet la gestion des heures pendant lesquelles une famille veut ou non accueillir les gens. La fermeture définitive correspond à l’enlèvement de la pancarte. Une famille avec deux enfants (adolescents), qui vit dans une maison au bord de l’autoroute, ouvre son loppis tous les étés (de mi-juin à mi-août). Je comprends de par la nature des objets vendus qu’il s’agit autant d’un passe-temps pour la famille que d’un moyen de récupérer un peu d’argent. Cette longue durée de vente implique aussi de protéger les objets, sortis pour certains sur la pelouse, d’autres rentrés, à l’abri du mauvais temps. Des objets de peu, comme des objets de trop pour cette famille qui les vend pour trois fois rien. La mère m’accueille, le chien la suit. Elle me salue, je lui dis d’où je viens, de France et que je partage un lieu estival à proximité. « J’aimerais trouver quelque chose… » Elle m’indique les endroits auxquels j’ai accès : la grange, le garage, le sauna, tous remplis d’objets. Je visite seul, elle reste sur le seuil de sa porte, assise paisiblement sur une chaise. Je passe du garage au sauna. Après quelques minutes, la fille sort de la maison, puis le fils. La famille sort pour une présentation informelle, je suis chez eux, au milieu de leurs objets, ils regardent comme je regarde. Nous nous saluons. J’achète deux magazines pour enfant, Kalle Anka (Donald Duck), quatre assiettes et un pull de marque à peine porté.

− C’est combien le pull ?

− Dix couronnes. C’est bien écrit ?

− Oui, mais ça me semble rien, c’est pour ça que je vous demande.

− Le tout pour 30 couronnes.

− C’est rien !

− C’est loppis !

Je laisse 40 couronnes, nous échangeons un sourire[6].

Au sud-est de la Suède, sur l’île de Gotland, une seule ville, celle de Visby (27 000 habitants pour une île qui en compte 60 000), un ensemble de hameaux et de fermes agropastorales (cultures et élevage de moutons). L’île est prisée comme destination estivale et secondaire ; y fleurissent les maisons d’architecte, les consortiums immobiliers de luxe ou pour classe moyenne. Restent aussi des natifs qui, au milieu de l’île, sont parfois pauvres. Se côtoient différents loppis. Des loppis tenus par des retraités de grandes entreprises privées stockholmoises. J’arrive au milieu d’une grande ferme et ses dépendances. La pelouse est belle, fraîchement tondue. Dans leur enclos, des chevaux broutent paisiblement. Un peu plus loin, on entend le clapotis régulier de l’eau de la piscine. Je reste au milieu du paysage lorsqu’un homme arrive dans sa voiture (silencieuse) de golf. Gunnar s’est installé sur l’île pour sa retraite en rachetant une ancienne ferme d’élevage. Il transforme le corps principal et ses dépendances, rénove les anciennes écuries pour y installer ses cinq chevaux. « Une des granges était encore pleine de vieux objets et de vieux papiers, même de déchets. Ca a amusé ma fille, elle a transformé la grange en loppis. On écoule les objets au fil du temps, c’est ouvert depuis cinq ans. Mais c’est comme un passe-temps, juste pour rire. Elle s’en occupe un peu quand elle vient l’été et je laisse ouvert quelques jours après ». En achetant cette ferme, Gunnar a décidé de ne pas tout refaire, il a conservé ces objets, eux-mêmes conservés et relégués dans la grange par leurs anciens propriétaires. Si pour lui il s’agit « d’un jeu », il consiste à faire ce qu’auraient fait (ou faisaient) les anciens propriétaires de leur vivant (un loppis) ou ce qui aurait été fait après leur mort (une dödsbo). En revendant ces objets, Gunnar hérite de l’histoire de cette ferme et d’objets d’une histoire qu’il n’a pas connue. Il n’est pas tellement question pour lui de gagner de l’argent. Il a simplement laissé une petite boîte ouverte en guise de caisse (avec la mention : « Merci de faire l’appoint »). Cette expérience de découverte des objets, dans une grange pleine d’objets et sans personne à l’intérieur, est proche de l’expérience des ventes de dödsbo. Pas de vendeur, juste des objets, on défile devant des objets en imaginant celui ou celle qui les avait.

Un peu plus loin, un tout autre loppis, tenu par une mère et ses deux filles. Elles attendent assises à une table en buvant des boissons fraîches. À quelques pas, les épaves d’une dizaine de voitures que la famille a eues et dont elle ne s’est pas séparée. Le coffre d’une des camionnettes sert de présentoir à la vente d’objets. D’autres sont dans le garage où une grande affiche d’Elvis Presley nous accueille. Il s’agit d’un passe-temps, de gagner aussi un peu d’argent en faisant cette pause, cette rencontre. Elles vendent quelques noix et du Festis, du jus d’orange, pour quelques couronnes. Dans ce bar imaginaire en plein air, habité des passions de la famille, les gens se réunissent avec leurs objets. Là encore, peu d’argent à échanger, peu d’objets à acheter, simplement un temps, un regard, un verre à partager.

Rêveries

Comment comprendre ce temps passé à parcourir les routes à la rencontre incertaine d’objets usés ? Comment comprendre ce temps estival que des familles consacrent à des objets passés d’usage ? À l’indétermination des rencontres se mêle le peu de bénéfices économiques que procurent ces ventes. Passion, passe-temps, les prix des loppis (comme ceux des vide-greniers ou des ventes de garage) tendent vers le rien, dans des enchères basses et inversées. À la différence d’une recherche de bénéfices économiques et à l’anonymat des objets qui se vendent dans la société marchande, s’oppose ici l’évidence d’arriver chez des gens. Cette rencontre oblige à un échange de mots qui énonce à la fois une distance (« je ne savais pas où c’était, si c’était ouvert, ni comment venir chez vous… ») et une proximité (une passion des objets).

Si les prix sont rarement affichés, cette absence oblige à prendre la parole, à « parler des prix », au sens de les négocier. La transaction marchande qui s’engage met à l’épreuve la capacité de l’acheteur à énoncer sa connaissance de l’objet ou son plaisir à vouloir le reprendre. Le prix est à entendre comme accord sur la transmission de l’objet. Comme le souligne Gretchen Herrmann dans ses travaux sur les ventes de garage en Amérique du Nord, la négociation des prix est au centre du dispositif de vente : « Pour les acheteurs comme pour les vendeurs, la négociation met à l’épreuve leur définition des valeurs, leur appréciation des gens et des objets, leur compétence à négocier, parfois même des pans émotionnels de la vie des gens, […], acheteurs et vendeurs doivent interagir, le prix est créé mutuellement » (2004 : 75). La négociation et la fixation du prix aboutissent à une entente sur la valeur échangée. On cède l’objet à bas prix entre personnes qui partagent une même connaissance, une connaissance parlée ou souvent manifestée par la manière de manipuler l’objet. D’une manière générale, la tendance aux prix bas vise à introduire une autre valeur d’échange que pécuniaire. Il arrive que cette tendance se conjugue avec l’envie de donner ce qui pourrait être vendu. Les objets sont parfois donnés, comme des « cadeaux » ou à des sommes assimilées à des « prix d’amis » ou des « prix sacrifiés ». Dans ce cas, l’échange de paroles tend à se substituer à l’échange monétaire. Gretchen Herrmann souligne ailleurs que « les vendeurs évaluent souvent le prix des choses au regard de ce qu’ils estiment être les besoins des acheteurs et de ce qu’ils considèrent comme un juste prix (par opposition à ce que valent les choses dans les magasins) » (2006 : 132). À la différence d’un échange marchand de produits neufs, ici, « les vendeurs transmettent quelque chose d’eux-mêmes à travers les objets qu’ils vendent, parfois des histoires personnelles ou des sentiments provoqués par les objets » (135). Au centre de ce passage d’objets se joue la possibilité de convertir l’objet en paroles. Cette possibilité de proposer comme d’obtenir des prix bas vient attester de l’efficacité de cette opération, plus proche d’une transmission que d’une transaction marchande.

Au moment du changement d’état des objets (fin de leur valeur d’usage ou simplement volonté de ne plus les utiliser), se pose la question de leur devenir. Ces vêtements déjà portés ou passés de mode, cette vieille scie qui coupe à peine, ces vieux sacs de couchage achetés pour les enfants partis de la maison… tous ces objets possèdent-ils encore quelque chose qui puisse justifier leur reprise ? Il s’agit de reconnaître une valeur à ces objets usés, venant du passé, en même temps que de leur imaginer un avenir. Dans une économie de la dette qui fonctionne sur le retrait de la valeur économique au profit de celle d’histoire, les modalités d’échange viennent dire la reconnaissance du temps qui passe. Dire la conservation de marchandises programmées à être obsolètes et jetées, en objets d’histoire, même de peu. L’objet devient un objet d’histoire que l’on s’engage à conserver. Cette opération peut se faire en projetant de prolonger l’utilisation de l’objet dans sa valeur d’usage première (réemployer la scie comme scie, après l’avoir aiguisée) ou dans un autre usage (nettoyer la scie et l’installer comme décoration dans son atelier). Les nouveaux usages des objets prennent place à l’intérieur d’une multiplicité de possibles, autant utilitaires que détournés de l’utilité première, parfois même inutiles. Les loppis cultivent un amour du second sens, un « art de la reprise », celui d’une « pratique appropriative », d’objets déplacés, un « déplacement […] qui permet d’introduire une pratique poétique là où régnait initialement une logique utilitaire » (Mattéoli 2011 : 64)[7]. Les loppis offrent la possibilité de contester la valeur utilitaire (obsolète ou détournée) des objets. Ces reprises en seconde main permettent une discordance heureuse entre l’objet et un usage réinventé. C’est l’existence de l’objet en tant que chose utile, sa détermination à servir, qui s’en trouve redéfinie. Parfois on ne sait pas sur quoi on tombe : « qu’est-ce que c’est ? » D’autres fois, on sait mais l’objet deviendra prétexte à faire autre chose que ce pour quoi il a été fait. D’autres fois encore, l’objet est trop usé pour prétendre encore être lui-même. La valeur d’incertitude de l’objet est indexée sur son usure mais aussi sur sa possibilité de devenir autre chose.

Le loppis est de ce point de vue comparable à un magasin de l’imaginaire, un espace de rêverie éveillée au sens de Bachelard (1957). Dans son investigation sur les « espaces heureux », « espaces de possession et aimés », Bachelard compare la maison à « la topographie de notre être intime » (17-18). Il voyage dans ces espaces de rêveries que sont les lieux habités et les choses de la maison, choses habitées par l’histoire. Même vides, nos tiroirs et nos armoires sont pleins, « toutes les armoires sont pleines ». « Tout ce que je dois dire de la maison de mon enfance, c’est tout juste ce qu’il faut pour me mettre moi-même en situation d’onirisme, pour me mettre au seuil d’une rêverie où je vais me reposer dans mon passé » (31). Le grenier est comparé par Bachelard à l’inconscient, le lieu des rêveries grâce auquel on peut « se souvenir par la rêverie ». Là où l’on conserve et range son passé, son histoire, où les objets redécouverts font du grenier un lieu qui « abrite des songes » (33).

Sortir ces objets à l’occasion d’un vide-grenier ou d’un loppis, c’est exposer des objets dont la qualité de restes ouvre la possibilité de redéfinir leur sens. Il faut leur redonner une fonction, une détermination. Ces objets invitent à l’imagination et à la rêverie[8]. Combien de gens achètent – souvent pour peu – des objets de décoration pour une maison, la maison de leurs rêves, celle qu’ils n’ont pas, mais dont ce cadre et cette lampe meubleront si bien et à moindre coût leur salon imaginaire. En attendant, ces mêmes objets vont regagner la remise ou le grenier, redevenir des objets en attente, des projets. Les objets permettent des projections, de l’indétermination du passé comme du futur. Leur capacité à devenir autres laisse entrevoir la possibilité d’une nouvelle histoire. Nous sommes condamnés à imaginer l’histoire de l’objet, s’imaginer un avenir possible (une reprise) mais aussi son passé. Tous les marchés de la seconde main regorgent d’objets étranges, imaginaires. Je m’amuse à faire l’inventaire des objets curieux que j’y rencontre. À Paris, aux Puces de Saint-Ouen, deux fauteuils d’avion (classe économique), un tympan de baleine… On trouve de tout, même ce qui n’existe pas : un chien de l’espace de près de deux mètres, une tête de licorne empaillée… Accrochées au mur d’une ressourcerie du 13e arrondissement de Paris, des ailes d’ange. Des brocanteurs vidant une maison pour vendre des objets aux Puces de Villeurbanne, à proximité de Lyon, ont trouvé dans la cave un lot de vieilles bouteilles conservées depuis vingt ans. Sur les étiquettes, au-dessus de la date, est fait mention : « Eau de pluie », « Eau de neige »[9]. Conserver l’inutile ? Le rêve ? Une valeur énigmatique entoure l’être de ces restes et de leur conservation. L’incertitude de la nature de ces restes pose aussi la question de leur lien avec les gens (pourquoi les conservent-ils ?), de l’attachement qui lie les gens à ces objets de peu. Ces choses incertaines introduisent de l’indétermination dans l’ordre de l’utile, introduisent de la contingence dans l’ordre des choses, une possibilité de les redéfinir, de redéfinir le monde.

En réintroduisant cette contingence à l’intérieur de la nécessité sociale, ces objets, ces restes, « suspectés d’utilité » (Beaune 1999 : 11), réintroduisent de la liberté. Ces objets peuvent être autre chose. La valeur de l’altération comme valeur d’histoire, du temps, d’incertitude du passé et de l’avenir, s’étale en plein jour sur ces marchés de la mémoire. Au milieu de ces scènes de débarras, d’un inconscient vidé, déballé, ces restes disent l’usage du temps, d’un temps qui passe. Ils sont riches de ces pertes, « de cette épaisseur visible du temps » (Villeneuve 1999 : 233), car en signifiant ce qu’ils ne sont plus, ils donnent un lieu au passé. Ils permettent ainsi au présent de s’énoncer en faisant seuil avec ce qui est en train de passer : « le temps présent exige la présence à ces choses marquées précisément par ce qu’elles ont perdu, par ce qu’elles ne sont plus » ; « le présent est l’actualisation des restes, leur recyclage » (238).

Lever l’anonymat du temps à travers le relèvement de l’objet et de la rencontre qu’il permet, furtive, au détour d’un chemin, où en laissant passer le temps, laissant quelques pièces, on retrouve la mémoire d’une maison et d’un grenier que l’on avait laissés derrière nous. Les routes qui mènent aux loppis sont comparables aux promenades rousseauistes des rêveries solitaires. Elles sont libérées du temps, on marche « pour rien », « dans ces marches inutiles et tranquilles », la rêverie devient une manière de faire remonter à la « conscience des souvenirs oubliés », ces souvenirs « qui sont comme de vieux frères usés », un frère « qu’on aime pour la seule raison qu’il a vécu » (Gros 2011 : 109-111). Les loppis se trouvent en empruntant des chemins détournés et imprévus, où se cultive un art « d’étirer le temps », de faire durer le temps, de l’étaler (pour les vendeurs) et de le reprendre (pour l’acheteur). L’objet est mis à l’épreuve dans la volonté (exposée) de se constituer comme valeur de réserve mais aussi dans l’incertitude de son rachat, de son avenir toujours mis en jeu[10]. On fait perdurer (conserver), par le détour de l’objet, une histoire partagée (inventée). Je reprends la route, accompagné d’objets posés sur le siège avant du passager. De nouveaux souvenirs.