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Dans un texte intitulé « Notre Atlantide, notre Pompéi », Karl Schlögel, historien spécialiste de l’Europe de l’Est et essayiste allemand très lu, s’interroge sur l’expérience des déplacements forcés de populations en Europe centrale.

La disparition de Königsberg, métropole la plus importante de l’Est allemand, la disparition d’un centre de la culture allemande centenaire – c’est quand même quelque chose. Mais qu’est-ce exactement ? La disparition de Breslau de l’horizon allemand, l’un des centres les plus importants de la vie économique et intellectuelle en Allemagne – c’est quand même quelque chose. Mais qu’est-ce exactement ? Que la Silésie soit perdue, que les villes soient habitées par d’autres. Qu’est-ce en fait exactement ? L’échange total de population de provinces et de régions entières – c’est quand même quelque chose. Mais qu’est-ce au juste ?

Schlögel 2002 : 242[3]

C’est précisément à la manière dont cette perte travaille la société allemande et sa culture mémorielle, dont elle est pensée (qui a perdu quoi, comment et pourquoi ?) et restituée dans des oeuvres littéraires rendant compte d’un retour sur place parues depuis 1989, que je souhaite m’intéresser dans cet article.

En effet, par une concaténation de l’histoire, la reconnaissance définitive de la frontière orientale de l’Allemagne et de la perte d’une partie du territoire à l’Est s’est télescopée avec l’ouverture de cette même frontière et les nouvelles opportunités de circuler entre les deux parties de l’Europe. Mais, si la fin de la guerre froide rendait les régions d’origine de millions d’Allemands (qui avaient été contraints de quitter leurs foyers d’Europe Centrale et Orientale pendant et après la Seconde Guerre mondiale) – situées à l’Est du rideau de fer à nouveau facilement accessibles, la cassure « dans l’empilement des nappes de sens d’événements passés » (Baussant 2007 : 391) provoquée par le génocide des Juifs, les déplacements forcés de populations, les changements de frontières et la division de l’Europe, rendait toutefois l’articulation du présent avec le passé de ces régions particulièrement ardue. Or la mise en relation (temporelle et causale) des événements les uns avec les autres représentait précisément un enjeu central de la culture mémorielle de l’Allemagne fraîchement unifiée. Il en allait de la mise en relation du nazisme non seulement avec la Shoah mais aussi avec les déplacements forcés de populations et la perte des territoires orientaux du Reich et, en fin de compte aussi, de la question de la légitimité et du mode de commémoration de bourreaux devenus victimes (Levy et Sznaider 2005).

Si le mythe d’un passé tabou, ou du moins tu, concernant cet épisode a pu être mobilisé avec succès après l’unification – et ce en dépit du fait que peu d’épisodes historiques ont été aussi étudiés, commémorés et ont bénéficié d’autant d’attention de la part des politiques en RFA que « la fuite et l’expulsion » (Langenbacher 2003) – c’est bien en raison de la complexité des questions historiques que pose cet épisode : un renouveau mémoriel, consistant à revisiter les suites de la Seconde Guerre mondiale et leur place dans la mémoire collective, était-il nécessaire après la fin de la guerre froide ? Fallait-il, comme le réclamaient de nombreuses initiatives dans les années 1990 et 2000, ériger au centre de Berlin un mémorial aux victimes de la « fuite et l’expulsion » (Flucht und Vertreibung)[4] ? Autrement dit, fallait-il honorer la mémoire des victimes allemandes de la guerre au même titre que celle des Juifs d’Europe assassinés[5] ? Une nouvelle interprétation de l’histoire était-elle justifiée, dans laquelle l’épisode de « la fuite et l’expulsion » était désormais qualifié de « nettoyage ethnique » opéré dans le contexte de la fin de la guerre par les Alliés et plus particulièrement par les Polonais et les Tchèques, et le phénomène ainsi inscrit dans la continuité des conflits de nationalité du XIXe siècle et pensé comme une tragédie européenne typique du XXe siècle, dont la Shoah ne serait finalement qu’une manifestation extrême ? Ou bien devait-on au contraire considérer cet épisode de la fin de la guerre dans la continuité des pratiques de déstabilisation des jeunes États d’Europe centrale par les minorités allemandes, d’ingénierie démographique et des mouvements de populations, voire de la violence, initiés par le pouvoir nazi en Europe de l’Est ? (Hahn et Hahn 2008)

Littérature et mémoire

La littérature, forme alternative et artistique d’évocation du passé, « simultanément crée et observe la mémoire » (Erll 2010 : 391). Analyser la création littéraire présente donc un double intérêt : celui lié au pouvoir intrinsèque de la fiction, comme média de la mémoire culturelle, de créer des représentations du passé, et celui lié aux aperçus et réflexions que cette dernière contient sur le fonctionnement même de la mémoire et de sa transmission.

Analyser les romans consacrés aux retours vers les lieux de l’origine familiale à l’Est permet ainsi d’appréhender les images et contenus mémoriels qui leur sont attachés dans la société allemande après l’unification : qu’en est-il par exemple de la métaphore de l’Atlantide et de Pompéi formulée par Schlögel, qui suggère non seulement un événement de l’ordre du cataclysme qui se serait abattu soudainement, avec la violence d’une catastrophe naturelle, sur les populations allemandes de « l’Est allemand » ? Ou encore de leur relation aux images plus anciennes de « l’Est allemand (Deutscher Osten)[6] » et aux discours dominants tels que celui de la « fuite et l’expulsion » ?

Par ailleurs, ces récits rendent observables la construction, la structure et la consistance de la mémoire familiale et individuelle et sa transmission, ainsi que l’interaction de celle-ci avec « les autres formes de présence du passé existantes dans l’espace social » (Baussant 2007). Leur examen permet à la fois de mettre au jour « les expériences du temps (individuel, familial ou collectif) et […] l’invention de l’avenir dans l’appropriation ou la disqualification des passés revisités » (Ragaru 2010 : 40), ainsi que les effets de la confrontation de la mémoire ou « post-mémoire » avec la réalité des lieux par le biais du voyage. En tant que témoignages artistiques, ils sont importants dans la mesure où les formes alternatives, voire indirectes, de la mémoire sont appelées à jouer un rôle croissant dans la transmission de la mémoire collective au moment où la génération des témoins est en train de disparaître (Hirsch 2012 ; Welzer 2015). Pour finir, ils permettent de mesurer l’écart entre la culture mémorielle officielle et la mémoire communicationnelle. Selon le sociologue Harald Welzer, dans cette dernière – dont la littérature est proche –, serait cultivée une image du passé centrée sur les souffrances des proches très éloignée de la culture mémorielle officielle qui, elle, place les victimes de la Shoah en son centre (Welzer 2015 : 248 ; 2004 : 53) jusqu’à faire de cette dernière le mythe fondateur négatif de la nouvelle Allemagne formalisant le principe d’une identité collective qui intègre la violence faite à autrui (Assmann 2009).

Ainsi, autour des années 2000, parmi le flot de publications, d’émissions de télévision et de documentaires consacrés aux Allemands en tant que victimes de la Seconde Guerre mondiale – de très nombreux romans et essais furent consacrés à la « fuite et l’expulsion » et à la perte de la Heimat. Celui qui connut le plus grand retentissement médiatique fut En crabe, du prix Nobel de littérature Günter Grass. Paru en 2002, ce roman porte sur le naufrage du Wilhelm Gustloff, navire de croisière, et le décès de plusieurs milliers de réfugiés fuyant la Prusse orientale en janvier 1945 qui étaient à son bord, ainsi que sur le traitement mémoriel de cette catastrophe maritime (l’une des pires de l’histoire) en Allemagne de l’Ouest après la guerre. Grass y défend la thèse – largement reprise par les médias – selon laquelle ce terrible épisode aurait été largement passé sous silence, à l’image des souffrances des Allemands à la fin de la guerre et, partant, laissé à l’extrême-droite.

Bref retour sur la production littéraire autour des Heimat perdues

Pourtant ces romans étaient loin de constituer une nouveauté. Au demeurant, l’Est n’avait « pas complètement disparu derrière le rideau de fer pour les auteurs allemands d’après-guerre » (Costagli 2008 : 277). Dès les années 1950, un ensemble de récits mémoriels parurent, parmi lesquels on peut distinguer 1) les « reconstructions imaginaires du pays perdu » (Feschet et Isnart 2013 : 5) et 2) les récits relatant un voyage de retour, soit deux genres littéraires caractéristiques des écrivains de toutes origines en exil.

Ce qui fit toutefois la particularité du cas allemand fut la très forte empreinte des cadres mémoriels façonnés par les organisations d’expulsés sur cette littérature. La première catégorie recouvre en gros la Heimatliteratur, un genre considéré comme mineur et politiquement contestable[7] qui, après la guerre, fut largement consacré à la mémoire de « l’Est allemand » et qui contribua à pérenniser l’image d’un « paradis perdu, un espace d’innocence et de naturalité, le refuge d’un monde prémoderne qui n’aurait nulle part à l’ouest de l’Allemagne son équivalent ». Image hautement problématique puisque, « dans cette transfiguration nostalgique de l’Est en une terre de paix et de tranquillité se révélait la fuite face au passé du Troisième Reich et face au drame de la guerre en Europe de l’Est »[8] (Thum 2006 : 207).

La seconde catégorie de récits, celle des « voyages du retour », remonte elle aussi au début des années 1950, moment où de nombreux expulsés bravant le rideau de fer commencent à retourner là où ils avaient vécu (notamment en Pologne), documentant les changements survenus, inventoriant ce qui restait. Pour diffuser ce savoir auprès des autres expulsés, ils publièrent des comptes rendus de leurs voyages dans les Heimatblatt qui circulaient à cette époque[9]. Or, paradoxalement, les associations d’expulsés se montrèrent très mal à l’aise avec ces retours vers des territoires qu’elles réclamaient pourtant comme leurs, que par conséquent elles pouvaient difficilement dénoncer, mais dont l’effet était in fine d’aider ceux qui les entreprirent à faire le deuil de la perte, ce qui allait donc à l’encontre de leurs revendications politiques. Ne pouvant y mettre un terme, les associations s’emploieront à modeler ces récits de manière à répondre à leurs objectifs politiques et à en encadrer la diffusion (Demshuk 2012 : 221-229).

Il existe un troisième ensemble d’oeuvres consacrées aux Heimat perdues, d’une qualité littéraire reconnue mais qui n’ont jamais été considérées comme de la Heimatliteratur, pas davantage qu’elles n’ont été considérées comme relevant de la littérature de la perte et de l’exil (Orłowski 1999 : 103-105)[10], leurs auteurs s’étant toujours tenus à distance des constructions mémorielles victimaires et révisionnistes typiques des associations d’expulsés. Ces oeuvres (parmi lesquelles celle de Günter Grass, Siegfried Lenz, Peter Härtling, Horst Bienek, Christa Wolf, Johannes Bobrowski) font aujourd’hui partie du canon littéraire allemand et s’opposent à la Heimatliteratur tant par leurs qualités stylistiques que par les images qu’elles véhiculent du passé. La nostalgie, comme mal du pays et de l’enfance, y tient certes une place importante, mais le passé n’est pas transfiguré et, comme l’écrivent les historiens Eva Hahn et Hans Henning Hahn, « les expulsés y sont remémorés comme des sujets, donc comme porteurs d’attitudes morales et politiques, et non pas en tant qu’objets muets et passifs d’une violence extérieure » (Hahn et Hahn 2010 : 565).

Formes littéraires de l’évocation du retour après 1989

Le corpus analysé ici, composé d’une vingtaine d’oeuvres, s’inscrit par conséquent dans une continuité. Il ne vient pas briser un « tabou » ou un silence imposé, comme le laisse entendre le discours médiatique qui a entouré sa parution. Il est composé d’une série de récits publiés dans les années 1990-2000 (pour la majeure partie d’entre eux autour du tournant du millénaire) qui relatent une enquête sur l’histoire familiale liée à l’Est combinée à un voyage (initiatique) sur les lieux de celle-ci. Partant, la mémoire y est liée à un mouvement de recherche aussi bien dans le temps que dans l’espace.

Ces récits littéraires d’un genre nouveau se distinguent des mémoriaux littéraires aux Heimat perdues érigés par Grass, Bienek, Bobrowski, Lenz, Wolf, etc., avant la chute du mur. Ils se distinguent également de la Heimatliteratur et d’autres récits de « voyage des racines » en ce qu’ils ne sont pas publiés par des éditeurs spécialisés, liés aux associations d’expulsés. Ils paraissent dans de grandes maisons d’édition allemandes généralistes telles que S. Fischer, Siedler, Deutsche Verlagsanstalt, Suhrkamp, Carl Hanser, Rowohlt, Ullstein, Aufbau ou Luchterhand. Dans l’ensemble, ces ouvrages ont eu un retentissement important bien au-delà des milieux des expulsés, que ce soit auprès du public (ce qui est attesté par les chiffres des ventes et le nombre de rééditions des ouvrages) ou auprès de la critique littéraire dans les feuilletons[11] de la presse allemande. Leurs auteurs (hommes et femmes sont représentés à proportions égales) sont issus d’horizons très différents : Allemands de l’Est et de l’Ouest, voire Suissesse. Ils appartiennent à trois générations distinctes : d’une part la génération des témoins qui a vécu son enfance ou sa jeunesse dans ces territoires, la guerre et la fuite ou l’expulsion[12], la génération des enfants[13] et enfin celle des petits enfants[14]. Et tous, à de très rares exceptions près (Ralph Giordano et sans doute Ulla Lachauer) revendiquent des liens biographiques avec les espaces décrits.

Les récits consacrés à la Silésie (haute et basse) sont très largement prédominants, suivis de la Prusse Orientale (Masurie, Königsberg, Warmie), de la Poméranie et de Danzig (territoires qui se trouvent dans la Pologne d’aujourd’hui[15]), ce qui contraste avec l’étendue des territoires d’origine des expulsés. Si cette prédominance peut s’expliquer par le fait qu’il s’agissait là de territoires ayant fait constitutionnellement partie du Reich allemand[16] et que le nombre d’expulsés de ces territoires a été proportionnellement très élevé, ce qui est frappant est en revanche la quasi-absence de récits consacrés à la Bohême-Moravie d’où sont pourtant originaires plus du quart des expulsés de l’après-guerre, tout comme des récits d’ailleurs (Hongrie, Roumanie, Yougoslavie, Russie, Ukraine)[17].

Déterminer un genre littéraire précis pour la plupart de ces ouvrages n’est pas chose aisée tant ils brouillent les frontières entre l’autobiographie, le roman historique ou familial, l’essai et le récit de voyage. Si nombre d’entre eux arborent le terme de « roman » sous leur titre, presque tous sont écrits à la première personne du singulier et entretiennent volontairement un flou sur leur degré d’autobiographie. On peut les qualifier de « romans autofictionnels » dans le sens où ils combinent fiction d’événements et faits strictement réels. Usant du mode « expérientiel » défini par Erll, ils « mettent en scène la mémoire communicationnelle par l’usage de la première personne du singulier et l’impression d’écriture sur le vif » qu’ils cultivent (Erll 2010 : 390).

Entrepris plus d’un demi-siècle après la fin de la Seconde Guerre mondiale et les départs contraints, les retours d’individus « dont la narration identitaire est informée par la mémoire d’un traumatisme historique » (Capelle-Pogăcean 2010 : 11) vers la Heimat à l’Est, dont traitent ces romans, recèlent un double enjeu de pacification mémorielle qui est 1) lié à la volonté de retisser à partir des lieux les liens brisés entre présent et passé de la mémoire généalogique de ceux qui les entreprennent, et 2) à une reconfiguration du rapport à l’autre qui vit à présent dans les lieux quittés.

Pratiques et imaginaires du retour et leur expression littéraire après 1989 

S’effectuant à un moment où l’Est de l’Europe, terra incognita pour la majorité des Européens de l’Ouest, s’ouvre aux échanges, l’entreprise du retour se voit conférer le caractère à la fois incertain et initiatique d’une quête de soi, loin du confort matériel et moral du chez-soi. Ces voyages ont pour point commun de s’énoncer davantage sur le mode individualiste du road trip (entrepris seul, parfois avec les parents ou les enfants) que sur celui du tourisme. Cependant, les différentes générations abordent le retour avec des expériences et des horizons d’attente différents en fonction du type de mémoire du lieu conservée et de l’intensité de l’investissement mémoriel.

Génération des témoins : des retrouvailles entre nostalgie et deuil

Les récits de la génération des témoins offrent un aperçu de la manière dont s’articulent le partir et le revenir. Retourner sur place questionne les constructions mémorielles jusque-là stables relatives aux représentations du lieu, au temps de l’enfance et à la violence de l’arrachement. Les retours se présentent initialement comme une sorte d’image inversée du voyage aller, tout en brouillant les pôles du chez-soi et de l’étranger. Cette fois le chemin se fait d’Ouest en Est et du présent vers le passé, comme le suggère le titre du roman de Surminski, Été quarante-quatre ou combien de temps faut-il pour aller d’Allemagne en Prusse Orientale ?

Les motivations qui président au retour s’énoncent en des termes ambivalents, à l’image des souvenirs liés à ces lieux (Peleikis 2013 : 101). L’opportunité de revenir survient à un âge mûr (généralement la cinquantaine passée), celui du « désir de retour sur soi » (Waintrater 2014 : 70). Or les auteurs de cette génération ont tous reconnu, depuis des années déjà, l’aspect irrévocable de la perte (à l’image de Grass, Lenz ou Dönhoff qui sont de la même génération). Le deuil étant fait, les attentes investies dans les retours relèvent donc moins de l’espoir de retisser des liens avec des lieux quittés dans des circonstances dramatiques que d’y retrouver des souvenirs supposément enfouis. Ceux qui entreprennent le voyage le font sur le mode d’un retour vers des « espaces fondateurs » (Gotman cité dans Gourcy 2010 : 350) dans lesquels s’enracinerait une mémoire vive, faite de souvenirs personnels et familiaux au principe de leur identité.

Le petit garçon que j’étais à l’époque… oui, qui étais-je donc ? C’était il y a longtemps. Plus de quarante ans. Je voyage vers mon enfance. Je passe la frontière, pour la première fois, je vais à l’Est. Je vais en Silésie, au bord de l’Oder, à Breslau et plus loin encore à Oppeln, à l’Annaberg où je sors et monte les quarante-deux marches, continue mon voyage jusqu’à l’Oder, à Cossel, où le fleuve de mon enfance, la Klodnitz, se jette dans le grand fleuve. Là les fleuves se croisent. Là le présent et le passé se croisent, ce qui a été vécu et ce qui a été rêvé, mémoire et mythe. Je regarde fixement le fleuve et poursuis mon voyage à l’intérieur de ma conscience, dans l’obscurité de mon âme, au coeur des ténèbres. L’enfance, il faut l’avoir dans la tête pour pouvoir la redécouvrir. L’enfance ce n’est pas que ce que l’on voit, mais tout ce qui surgit des profondeurs enfouies du subconscient.

Bienek 1999 : 5-6

Mais il devient bien vite clair qu’il s’agit d’une chimère, qu’il existe une disjonction entre le lieu et la mémoire et que revenir implique une réappréciation de cette dernière. Soit les lieux ne correspondent plus du tout à ce qui a été quitté, soit des lieux visités une seconde fois provoquent des souvenirs très différents de ceux attendus.

Trente ans, neuf mois et huit jours. Je voyais tout très précisément devant moi, et pas seulement durant les nuits sans sommeil : la table en fer forgé dans le jardin, la grand-mère et tante Bertha [suit une énumération].

Et puis j’y suis retournée, le premier voyage, c’était déjà il y a quelques années, et maintenant mes anciens souvenirs se battent avec les nouveaux.

Et ces souvenirs ne recoupent quasiment pas ceux d’un second voyage.

Pedretti 2002 :16

Les souvenirs sont trompeurs, ce dont témoigne également Bienek lorsqu’il retrouve la maison dans laquelle il vécut et son vieil escalier de pierre, et on ne peut finalement aborder le passé sans tenir compte du présent.

Maintenant il est pour moi bien plus qu’un escalier froid. Maintenant, il représente pour moi le bonheur de mon enfance. Et je sens tout de suite que ceci est inventé, ça ne vient pas des sentiments, ça vient de la tête. Peut-être y-a-t-il eu davantage de malheur, la longue distance l’a refoulé. Je vois maintenant avec les yeux d’aujourd’hui. Mais bien sûr je vois aussi avec les yeux d’un enfant. Beaucoup de choses ont interféré, sont encore en train de faire changer mon point de vue. Invention, imagination, fantaisie ? Oui, je m’exclame, j’reconnais : c’est ma rue […] Je frissonne. Je m’en retourne. Le souvenir n’est-il rien d’autre que le souvenir d’un souvenir ? Il n’y a rien de plus trompeur que le souvenir.

Bienek 1999 : 7-8

Il n’y a pas de retour paisible à l’enfance et finalement peu de place pour la nostalgie qui habituellement accompagne ces retours aux lieux fondateurs. Non seulement les souvenirs mènent invariablement à la guerre, au départ et à la perte, mais aussi à la fin de l’innocence, incarnée notamment par les récits récurrents de la confrontation avec les marches de la mort des prisonniers des camps de concentration[18]. En revanche, revenir est un moyen de clore un épisode de l’histoire familiale resté douloureux et de prendre congé dignement et dans l’apaisement (Leiserowitz-Kibelka 2013 : 67 ; Demshuk 2012 : 185-231), à l’image du personnage principal de Surminski dans Été quarante-quatre. Au départ, celui-ci nourrit l’illusion d’un retour possible. Les deux récits qui composent le roman (celui de l’été 1944 et du départ de Königsberg à la veille de sa destruction et celui du retour cinquante ans plus tard) s’ouvrent sur des phrases identiques, décrivant le sentiment de rentrer chez soi. Mais le roman s’achève sur un adieu définitif et sur le constat qu’un retour est impossible pour la bonne raison que le pays « perdu », bien qu’ayant « refait surface », est un pays étranger que l’on quitte sans tristesse et sans plus de nostalgie. Ce n’est plus la Heimat du souvenir. Le chapitre (historique) est clos.

Enfin, certains retours conduisent à remettre en question les cadres – notamment temporels – du lieu de mémoire « fuite et expulsion » (Hahn et Hahn 2007) et l’image d’une catastrophe naturelle s’étant abattue sur la population sans prévenir. Ils mènent au constat que la perte avait eu lieu avant même le départ. À l’instar de Bienek qui, après avoir évoqué les derniers mois de la guerre, conclut que « ce pays n’était plus mon pays » avant même d’avoir été forcé de partir. Et de clore son récit ensuite par les phrases suivantes : « en octobre de la même année, j’ai été extradé par l’administration polonaise. J’avais quinze ans. J’ai traversé l’Oder dans un wagon à bestiaux bourré à craquer et scellé de l’extérieur, puis après la Neisse de Görlitz. En direction de l’Ouest. Je ne me suis pas retourné une seule fois » (Bienek 1999 : 98).

La génération des enfants et petits-enfants : enquête, post-mémoire et lien généalogique brisé

Pour la génération des enfants, ce qui se joue dans le retour sur les lieux de l’origine familiale est d’un autre ordre mémoriel. Le rapport de cette génération aux lieux comme au passé familial est qualifié par Marianne Hirsch de « post-mémoire par affiliation », en ce qu’il subit la médiation de la génération qui a vécu la perte. Toutefois, pour l’identité de la génération des enfants, cette mémoire, bien que transmise, n’en est pas moins déterminante (Hirsch 2012 : 13). Elle peut prendre différentes formes : soit celle d’une identité vécue sous la forme du manque, d’une « mémoire trouée » (Raczymow cité par Hirsch 2012 : 244), soit, au contraire, celle d’un trop-plein d’histoires, d’affects, voire d’objets conservés.

Dans les récits de cette génération née dans l’Allemagne (de l’Est ou de l’Ouest) de l’après-guerre, la question des appartenances se pose de manière complexe. Elle se situe dans la tension entre les lieux de l’origine familiale et ceux où sont nés, ont grandi et vécu les auteurs. Ces deux pôles peuvent avoir été diversement investis, mais l’ici est dans tous les cas dépendant de la manière dont le là-bas a été énoncé (y compris par les silences) par la génération précédente. Cette relation, caractéristique de la seconde génération de migrants, est en outre complexifiée à la fois par l’aspect radical de la rupture représentée par le départ du groupe d’appartenance dans son entier, et par les savoirs acquis par cette génération au cours de sa socialisation sur les crimes commis dans ces mêmes espaces avant le départ.

Le retour questionne la fixité des représentations transmises des lieux de l’origine, les réactualisant et remodelant les récits individuels et collectifs de l’identité (Ragaru 2010 : 39). Mais avant même de revêtir une dimension identitaire, les récits de la génération de la post-mémoire confèrent au retour vers les lieux de l’origine familiale une dimension existentielle. Le voyage tout comme l’écriture sont motivés par un mal-être. Dans Anatolin, le narrateur avance le concept de « déni biographique transgénérationnel » (qui ferait pendant à celui de traumatisme transgénérationnel). « Il s’agit de l’héritage mental et psychologique d’une attitude qui vise à repousser à tout prix l’expérience biographique » (Treichel 2009 : 86). Cet héritage serait à l’origine du sentiment de vide existentiel éprouvé par le narrateur, qui évoque une « absence de fondement biographique ».

Je ne me tiens pas moi-même pour autobiographique. Il me manque ce que l’on appelle une identité narrative. Dans la bibliothèque de mon subconscient le roman familial manque. Il n’est pas là, mais je le cherche en permanence. Je ne peux rien dire de moi et c’est pourquoi je dois en permanence élaborer mon propre récit de vie.

Treichel 2009 : 105

Ce « déni biographique » serait hérité de ses parents « qui sont arrivés à l’ouest avec rien ». Avec et non pas sans rien.

… cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas apporté quelque chose. Et c’était une abondance d’expérience de perte. C’était à côté de la perte de la Heimat, si tant est qu’elle en avait été une, avant tout la perte du « fils premier-né ».

Et finalement, la perte de leur mémoire autobiographique. Du moins je n’ai jamais rien appris d’eux qui suggère l’existence d’une telle mémoire.

Treichel 2009 : 76

Et il ajoute que, ce qui dans les théories sur le traumatisme est qualifié de trop, chez lui s’est transformé en l’absence de souvenirs de sa propre enfance.

Là où chez les parents il y avait un trop-plein, il y avait trop peu chez moi-même. Et parfois même rien. Mais ce rien faisait souffrir et demandait à être traité. Comme un trou dans la dent qui conduit à une douleur lancinante constante qui doit être comblée. De préférence avec une histoire.

Treichel 2009 : 77

Le vide et le trop-plein dont a hérité la génération des enfants sont en fin de compte les deux faces d’une même médaille. D’un côté les fêtes familiales et leurs éruptions sentimentales, les chansons chantées, les larmes qui coulent, dépeintes par exemple par Petra Reski dans Un pays si vaste/lointain[19], de l’autre les adultes qui évoquent des tantes, oncles, voisins et voisines inconnus dans un langage codifié, inaccessible aux enfants, et qui taisent l’essentiel parce que celui-ci est de l’ordre de l’indicible.

J’avais soif de nostalgie. […]

Il manquait les bons symboles, les symboles donnant du sens à un temps passé, ceux qui donnent à l’homme un sentiment de sécurité et l’aident à comprendre sa propre vie. Dans nos familles qui se taisaient, avec tous leurs tabous, manquaient l’histoire et les histoires de notre identité : d’où est-ce que je viens ? Quels récits, quelles choses en témoignent ? Nous n’avions pas grand-chose susceptible de nous renseigner à ce sujet – et savions-nous quelque chose, que cela ne nous emmenait souvent pas loin. Au contraire : l’histoire de nos familles était dans la plupart des cas une histoire d’opportunisme ou de culpabilité.

Thimm 2011 : 88

Dans ce contexte, les voyages se donnent à voir comme des entreprises visant à renouer les liens entre passé et présent, des enquêtes dont le but est de combler les vides, les silences, de la mémoire transmise.

Combler les silences ? La méfiance vis-à-vis de « l’Est Allemand »

Mais comment combler les vides d’une mémoire ressentie comme illégitime ? Dans leurs récits, les auteurs attribuent les vides autant aux silences des générations précédentes qu’à leur propre méfiance envers cette mémoire. Tous témoignent d’une mise en relation conflictuelle de la mémoire familiale avec les savoirs qui circulaient dans d’autres espaces (scolaire, médiatique, politique).

Pour ma famille, c’était la Heimat, pour moi de l’idéologie. Pour eux, c’était la forêt avec les loutres, l’Alle avec ses nuées dansantes de moustiques, la brume matinale sur les champs, les marches en pierre usées de l’auberge […], le noir du lac de forêt, un buisson de mûres, l’odeur du feu de pommes de terre. Pour moi, un enchevêtrement inextricable de termes menaçants tels que national-socialisme, revanchisme et révisionnisme.

Reski 2010 : 251

Construire dans ces conditions une « compréhension partagée de leur passé, un certain sentiment d’affinité ou d’affiliation » (Baussant 2006 : 30) pose doublement problème aux auteurs de cette génération. D’une part sont évoqués les silences et tout ce qui ne peut être retrouvé car ayant irrémédiablement disparu, comme nous l’avons mentionné plus haut, mais de l’autre aussi, l’impossible enracinement dans un récit collectif, voire une appropriation d’un passé hanté par les crimes perpétrés dans ces lieux, ceux-là mêmes qui furent ceux de l’enfance et de la jeunesse (donc de l’innocence) dans la mémoire familiale. À l’image des spectres évoqués par Stephan Wackwitz dans Un pays invisible, qui sont autant les fantômes des légendes du « coin perdu de la monarchie austro-hongroise » où vécut son père enfant dans les années 1920, que ceux des millions de personnes assassinées à Auschwitz, non loin de là, et dont Wackwitz ne comprend la nature et l’influence sur sa vie qu’en se rendant sur place. Ce n’est que là que l’auteur prend conscience du fait que sa famille n’a « jamais évoqué le fait que le lieu de leur enfance et le lieu du crime du siècle étaient éloignés l’un de l’autre d’une grande promenade et d’à peine une décennie » (Wackwitz 2005 : 11).

Du sentiment de méfiance envers le passé familial à l’Est découlent deux attitudes contradictoires : la première consiste à projeter le malaise vis-à-vis des crimes perpétrés à l’Est sur lieux qui les ont subis, en l’occurrence la Pologne – ce qui est l’attitude de Simone dans Sept sauts du bout du monde.

Stach [le père expulsé enfant] avait voulu aller à Breslau avec Ines, Sandra et moi. Le voyage a été annulé et je n’avais jamais visité les pays voisins de ma propre initiative. Comme si la vie s’était arrêtée avec Lilly et Hannes [les grands-parents] : comme si le vingtième siècle empoisonné avait fait de la Pologne une sorte de conte de fées, ou de légende. Un territoire de terreur et de honte derrière les sept montagnes.

Draesner 2016 : 261

C’est également celle de Thomas Medicus qui écrit :

[l]orsque j’ai traversé l’Oder pour la première fois, en venant en train de Berlin après la chute du mur, j’ai traversé la frontière germano-polonaise différemment de toute autre frontière. […] J’avais l’impression d’avoir franchi non seulement une frontière nationale, mais aussi un tabou. L’idée d’être dans l’ancien Est allemand m’était désagréable.

Medicus 2004 : 21

La seconde attitude se fonde sur ce même malaise vis-à-vis d’un passé de violence, mais au lieu de transférer celui-ci sur l’espace des Heimat perdues, c’est aux traces laissées dans l’histoire familiale que s’intéressent les auteurs. Les voyages entrepris le sont pour tenter de dénouer la question de la culpabilité d’un ancêtre, et le déplacement dans l’espace entraîne bien souvent une réappréciation du récit transmis, enrichi de nouvelles facettes, comme chez Wackwitz. Dans le récit familial des souffrances provoquées par la perte, les figures des victimes et des bourreaux en viennent à se fondre l’une dans l’autre au point de devenir parfois inextricables. Le narrateur d’Anatolin, en quête d’informations susceptibles de combler les blancs du récit généalogique de ses parents et de reconstituer leur itinéraire de vie, découvre ainsi que son père a sans doute quitté son village natal d’Ukraine pour s’installer dans une ferme du Warthegau, dont les propriétaires polonais avaient été au préalable expulsés par les nazis, avant d’avoir lui-même à fuir ce lieu avec sa femme et son fils premier-né après la défaite et de perdre l’enfant au cours de la fuite. Et de comprendre le silence qui entoure cet épisode dans les récits familiaux du passé.

Les récits de la génération des petits-enfants sont exempts de ce malaise vis-à-vis de l’Est. Les images des Heimat perdues qu’ils véhiculent ne sont pas marquées par la dissonance cognitive qui caractérise celle de leurs parents. Ils font également état d’une relation moins conflictuelle aux protagonistes de l’histoire familiale, leur relation avec la génération des témoins étant plus distante. Qu’il s’agisse de Freia, personnage principal de Corps céleste de Tanja Dückers, qui retourne sur le port de Gydinia/Gotenhafen, où sa mère et sa grand-mère ont pu s’embarquer à l’hiver 1945 pour l’Ouest, ou de l’héroïne germano-polonaise de Sabrina Janesch dans Katzenberge qui, dans un double mouvement de déplacement et de mise en miroir, part de Berlin vers la Silésie où son grand-père vient de décéder, pour finalement poursuivre son voyage plus à l’Est encore au-delà du Bug d’où il était originaire, les héroïnes de ces récits partent en quête des traces de l’histoire dans l’espoir le plus souvent de dénouer un secret de famille dont elles soupçonnent qu’il a déterminé la vie et les relations des générations précédentes. Ce faisant s’engage une réflexion sur la manière dont, dans la famille, sont traitées l’histoire et la mémoire, et sur les legs des générations précédentes : spectres et fantômes, objets, photos éparses et bribes de récits – métaphores de la mémoire – qui n’étaient plus ni regardés, ni utilisés et n’avaient jamais fait l’objet d’une réflexion critique, mais étaient néanmoins conservés.

Au-delà des générations : les aspects performatifs et thérapeutiques de la littérature

Corps céleste de Tanja Dückers se clôt sur le projet de se délester de l’histoire familiale en écrivant un livre, en produisant un « souvenir » (au sens matériel du terme, ein Errinnerungsstück). Comme l’affirme l’auteure dans un entretien accordé à l’hebdomadaire Die Zeit, cet aboutissement de la quête de son héroïne en un projet d’écriture découle d’une mise en abyme de ses propres réflexions sur « la manière de se souvenir et de ne pas seulement conserver et collectionner de manière névrotique […] avec mon roman j’ai fait exactement ce que Freia et Paul [le personnage principal et son frère jumeau] font : de mon histoire familiale et d’un nombre infini de documents et de l’embrouillamini des impressions et des nombreux bouts de conversations dans ma tête, j’ai fait un roman »[20].

Or on peut distinguer deux effets à la production de littérature à partir de l’expérience du retour vers un passé et des lieux de l’origine. Au-delà de la quête des souvenirs et de la tentative de « conférer une forme narrative aux fragments qui ont survécu d’un passé irrécupérable » (Hirsch 2012 : 248), la mise en récit qu’opère la littérature permet de restituer une histoire, de reconstruire celle-ci en lui conférant un sens identificatoire, pour les autres mais aussi pour soi-même. Le narrateur d’Anatolin décrit ce processus comme salutaire. « L’acte d’écrire fut un acte de civilisation, de pacification dans ma relation à moi-même » (Treichel 2009 : 61). Il impose l’ordonnancement de l’ensemble des savoirs, souvenirs, objets matériels et mémoriels épars et fragmentaires et permet aussi de saisir (y compris dans leur généalogie) les émotions et les traces que celles-ci ont pu laisser dans le tissu des relations familiales.

D’autre part, écrire permet de léguer aux autres cette mise en ordre du passé. Freia, l’héroïne de Dückers, écrit aussi pour sa fille qui vient de naître, dans un désir de transmission. On retrouve là un aspect propre à la création. La littérature est un moyen de lutter contre le désenchantement du retour vers un passé à jamais révolu en façonnant une mémoire, en érigeant un mémorial et, partant, en créant des « espaces de connexion entre la mémoire et la post-mémoire » (Hirsch 2012 : 248).

Accueil et reconnaissance dans le contexte d’un impossible réenracinement

Pour tous ceux qui entreprennent des « voyages des racines » se pose la question de la reconnaissance et des formes de l’accueil par les autochtones (Gourcy 2010 : 352). Dans les cas qui nous intéressent, c’est pourtant dans des termes différents de ceux des descendants de migrants, qu’ils soient Irlandais, Espagnols, Italiens ou Portugais, voire Allemands émigrés outre-Atlantique, que les auteurs des récits analysés aborderont les retrouvailles avec la terre de leurs ancêtres et les autochtones. Contrairement à la majorité des « voyages des racines », les attentes en matière de retrouvailles ou « d’intimité culturelle » (Herzfeld 1997) sont faibles, voire inexistantes.

L’autre n’est tout d’abord pas appréhendé comme celui de qui « a le pouvoir de délivrer au voyageur une confirmation de ses origines » (Legrand 2006 :169). En effet, très rares sont les anciens membres de la communauté restés sur place et les voyageurs ne s’attendent guère à les rencontrer. Ils savent que c’est à des étrangers qu’ils auront affaire auxquels a priori aucun lien, ni communautaire, ni ethnique, ne les unit. La question de l’étranger par opposition à l’autochtone se pose du reste à fronts renversés, en ce qu’en termes d’ancienneté (souvent pensée en lien avec la légitimité de la revendication de l’appartenance), les voyageurs allemands peuvent généralement témoigner d’un enracinement plus ancien que celui des autochtones rencontrés sur place, arrivés après leur départ. Être reconnu comme Allemand ayant des racines locales peut amener à se voir prêter des intentions malveillantes et met mal à l’aise. À l’instar du narrateur d’Anatolin qui, dans le train pour Kutno, évoque ses craintes lorsque, pour passer le temps, il sort les brochures ronéotypées sur le passé allemand du village de son père. Le regard que le couple de jeunes Polonais assis en face pose sur lui soudain l’amène à se sentir « assez vieux, comme un responsable d’organisation d’expulsés avec une brochure d’expulsé ». Et de poursuivre : « un tel responsable d’association d’expulsés ne plairait certainement pas à la fille avec la perle dans le nombril. Pourtant j’aurais bien aimé lui plaire. Un peu au moins » (Treichel 2009 : 34).

Comment se donnent à voir les lieux revisités ? Mise à distance et familiarité

Les récits de voyages font tous état d’un moment non intentionnel, y compris quand le voyage a été planifié. Les auteurs insistent volontiers sur la part de hasard qui les a amenés à revenir.

Un temps de novembre. La pire saison pour des retrouvailles. Mais ce n’était pas prévu, plutôt un hasard. Une demi-journée de libre à Breslau, qui s’appelait maintenant Wroclaw, en offrit l’occasion.

Frisé 2002 : 156

Ou bien l’aspect accidentel du retour est mis en avant. Dans Sept sauts du bout du monde, Simone se rend à Kreisau/Krzyżova, retrouver l’homme dont elle vient de tomber amoureuse. Accidentellement elle découvre que Kreisau/Krzyżova se trouve près de Breslau d’où est originaire son père. Tout comme Schieb, qui ouvre son récit de voyage par les mots suivants :

[j]e conduisais en direction de la Pologne, mon but était Cracovie […]. Pourtant, au cours du voyage, je fis la découverte soudaine qu’entre Berlin et Cracovie se trouve un paysage, que jusque-là je tenais pour une simple invention sentimentale de mes parents : la Silésie, en polonais Śląsk.

Schieb 2000 : 5

Les narrateurs de la seconde et de la troisième génération approchent l’Est en doutant de l’aspect tangible des lieux, comme si ceux-ci n’avaient existé que dans les contes de leurs parents et grands-parents. Cet aspect irréel est révélateur de leur relation ambivalente à la mémoire familiale. Il apparaît comme un moyen de tenir à distance la familiarité entretenue malgré tout avec le lieu par le biais de la mémoire transmise.

Là, en chemin pour Cracovie, je conduisais par hasard et sans intention à travers la Silésie, et découvris soudainement sur la carte bilingue que j’avais emportée tous les noms de lieux qui m’étaient très familiers d’après les récits de mes parents, derrière lesquels je n’aurais pourtant jamais soupçonné des villes réelles et actuellement existantes.

Schieb 2000 : 5

Partout les métaphores d’un pays englouti, qui a sombré telle l’Atlantide, ou d’un passé enseveli, comme à Pompéi, sont mobilisées jusqu’à constituer un véritable topos de cette littérature. La destination du voyage apparaît sous la forme d’un lieu qui n’a plus sa place sur les cartes de l’Europe aujourd’hui et qui pendant des années a été inatteignable, comme « tombé hors du monde » pour reprendre l’expression du narrateur d’Anatolin à propos de la Volhynie natale de son père (Treichel 2009 : 107) ou « derrière le bout du monde » pour reprendre l’image de Draesner, dont l’héroïne réalise que « pendant longtemps, inconsciemment, [elle avait] adopté l’attitude de [ses] grands-parents en ce qui concernait la Silésie : ce pays avait sombré » (Draesner 2016 : 254). Aussi, filant la métaphore, le narrateur d’Anatolin, en route pour Bryschtsche, une ancienne colonie allemande aujourd’hui en Ukraine, s’attend à ce que le voyage soit aussi simple qu’« aller sur mars ». Or il est surpris de découvrir que ce qu’il imaginait comme « un trou perdu » soit un lieu animé à l’atmosphère plaisante, peuplé de personnes bien réelles. Le sentiment d’irréalité passé contraste avec les aspects très communs de la vie découverte sur place.

Si l'image d’Atlantide persiste, dans les récits des enfants et petits-enfants d’expulsés « l’Est allemand » est pourtant revisité. La description du voyage s’ouvre souvent sur l’observation surprise de la réalité des lieux, même si une ombre plane sur cette banalité à laquelle qu’ils n’osent se fier. Une prudence qui transparaît dans les descriptions qui sont volontairement tout sauf lyriques. Les aspects tangibles du paysage sont mis en valeur par les détails très concrets, voire prosaïques, du voyage qui sont rapportés : panneaux routiers, distances, types de trains et horaires, arrêts marqués, etc. Ou le nombre précis de kilomètres jusqu’à destination comme dans Sept sauts du bord du monde :

491 kilomètres, cinq heures. Je pourrai être à Kreisau pour le déjeuner […] au petit déjeuner je regardai une fois de plus la carte. Que Kreisau soit si près de Wroclaw était aussi quelque chose de nouveau pour moi.

Wrocław, n’était-ce pas derrière le bout du monde ?

Puis j’ai pris le volant, spontanément.

Draesner 2016 : 254

Cette manière d’appréhender les lieux contraste avec l’aspect mythique de « l’Est allemand » cultivé jusque-là. En se confrontant aux lieux réels, les narrateurs réactualisent la mémoire de ces lieux en s’y créant leurs propres souvenirs. Ce procédé leur permet de combler le fossé entre la connaissance issue des récits familiaux et les images produites par les autres récits sur l’Est circulant dans l’espace public. Franchir la frontière (celle qui sépare l’Allemagne de la Pologne, mais aussi la frontière invisible qui les maintenait à distance) provoque une banalisation salutaire par observation de la quotidienneté du présent.

Cet apaisement du rapport à la mémoire familiale combiné au franchissement des frontières donne lieu à l’ouverture d’un espace qui permet de se connecter à l’autre, comme en témoigne le récit de Schieb, qui fait suite à sa découverte de la Silésie évoquée dans la mémoire familiale.

J’ai commencé alors à me demander quel genre de relation les nouveaux habitants pouvaient entretenir avec les témoignages d’un passé qui n’était pas le leur, s’il y avait des traditions auxquelles ils se rattachaient, ou si […] leur nouvelle patrie leur était restée étrangère. […] Je me suis de plus en plus intéressée aux nouveaux habitants de Silésie. Sur la place du marché de Breslau, j’avais remarqué le monument du poète polonais Aleksander Fredro. À l’origine, il se trouvait à Lemberg et avait été emporté par les expulsés à Wroclaw. Tout comme les souvenirs de mes parents qui étaient encore très précis cinquante ans plus tard, les souvenirs des anciens habitants de Galice, l’ancienne Pologne orientale, devaient l’être aussi.

Schieb 2000 : 7- 8

La figure du rapatrié Polonais, une tentative d’européanisation de la mémoire de la perte ?

Paradoxalement, les voyages de retour à la recherche d’une vérité et d’une mémoire liées à un site instituent une rupture qui permet d’élargir les cadres mémoriels et d’ouvrir un espace à l’expérience de l’autre.

Si c’est précisément l’absence de l’autre, de la mémoire des échanges et rencontres des communautés ethniques voisines, qui caractérise les récits de « l’Est allemand » dans les récits de voyages analysés, on observe en revanche la formation d’un nouveau topos, lié au rapatrié polonais des Kresy, placé en miroir de la propre expérience de la perte et des souffrances engendrées par celle-ci.

Certains ne sont évoqués qu’au détour d’une phrase, comme dans Un pays si lointain où Reski découvre par hasard que les parents de son interprète polonaise ont été expulsés de Lituanie (2010 : 36). Parfois cette rencontre est racontée sous la forme d’une histoire d’amour entre un/e expulsé/e et un/e rapatrié/e comme dans le roman de Draesner, Sept sauts du bout du monde. Dans d’autres récits, comme ceux de Giordano, Schieb ou Lachauer, davantage de place est accordée aux récits des itinéraires de vies de ces « autres » expulsés, jusqu’à consacrer un livre entier au sort d’expulsés allemands, juifs, polonais et ukrainiens, avec Déracinés de Helga Hirsch ou Katzenberge de la germano-polonaise Sabrina Janesch.

Par cette figure nouvelle, tous ces auteurs cherchent à se défaire de l’étroitesse du cadre qui caractérise le récit « de la fuite et de l’expulsion » centré exclusivement sur les souffrances allemandes. Par le truchement de l’analogie des destins qu’ils établissent entre réfugiés allemands et rapatriés polonais, les auteurs étudiés visent à européaniser cette mémoire douloureuse en créant un espace commun d’affliction partagée.

Il convient néanmoins d’être attentif à la manière dont est pratiquée l’analogie, voire la comparaison, car ses effets peuvent être pour le moins discutables, d’une part lorsque l’européanisation n’a d’autre objectif que de légitimer la revendication d’ancrage au coeur de la mémoire collective allemande de la souffrance des expulsés et de leurs descendants – type d’européanisation volontiers pratiquée par les associations d’expulsés – ; et d’autre part, lorsque la perte est transformée en tragédie européenne plus générale, sans égard ni pour ce qu’elle recouvre précisément, ni pour les contextes (géo)politiques, historiques, sociaux économiques et culturels différents dans lesquels elle a pu avoir lieu. L’analogie en vient alors à effacer les frontières entre victimes et bourreaux en englobant tous les expulsés dans un même discours universalisant sur les victimes traumatisées, sans égard pour les faits et vérités historiques qui permettent notamment de distinguer entre ceux qui initièrent la guerre et ceux qui la subirent.

Le roman de Treichel, Anatolin, est sans doute celui qui se rapproche le plus d’un récit mémoriel pacificateur, qui relève le défi de l’évocation des souffrances causées aux Allemands par la Seconde Guerre mondiale sans pour autant se servir de cette mémoire de victimes pour cacher ou minimiser la culpabilité allemande et relativiser les souffrances infligées aux autres. Lorsque le narrateur cherche par exemple à comprendre la biographie de son père, et notamment le départ de son village natal de Volhynie pour la Pologne où il devient gestionnaire d’un domaine (Gutsverwalter), il oppose deux images de l’activité de son père : d’une part celle héritée de son enfance liée au mot Gutsverwalter dans le Warthegau – dont la sémantique et le cadre spatial de Prusse orientale lui donnait à voir un homme à cheval dans des champs ondoyant au vent, allant à la rencontre du maître des lieux – un aimable patriarche – pour discuter de la gestion du domaine, de l’état des rosiers devant la résidence des maîtres, etc. (Treichel 2009 : 119) ; d’autre part, celle formée plus tardivement à partir de savoirs acquis et de recherches effectuées, à savoir que le Warthegau avait été le théâtre du déplacement forcé de centaines de milliers de paysans polonais par les nazis pendant la guerre (119-120). Et le narrateur de souligner la brutalité de ces expulsions, leur mode d’exécution précis, et de décrire les responsables et le sort des populations polonaises après leur déportation dans le gouvernement général – à savoir la destruction par le travail forcé ou la mort par malnutrition –, pour finir par en déduire que le domaine géré par son père était une de ces fermes dont les Polonais avaient été déportés.

Ainsi, par un effort cognitif, à partir des savoirs (notamment historiques) acquis a posteriori, le narrateur réinterroge la mémoire transmise et place celle-ci dans des corrélations plus larges de causes et d’effets, induisant une réévaluation rétrospective et, ce faisant, la rendant compatible avec d’autres souvenirs dans un cadre historique commun (Assmann 2009 : 58-59).