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Dans Poétique de la Relation, le penseur martiniquais Édouard Glissant souligne l’expression spirituelle des populations colonisées dans le « laboratoire » de la plantation esclavagiste. Au sein de ce lieu « clos », les cultures en mutation s’interpénètrent, ce qui confère une certaine vigueur aux productions orales et écrites (2014 : 89):

La nuit des cases a enfanté cet autre énorme silence d’où la musique incontournable, d’abord chuchotée, enfin éclate en ce long cri. Cette musique est spiritualité retenue, où le corps s’exprime soudain. D’un bord à l’autre de ce monde, la mélodie, syncopée, hachée par les interdits, libérée par toute la poussée des corps, produit son langage. Ces musiques nées du silence, négro-spirituals et blues, continuées dans les bourgs et les villes grandissantes, jazz, biguines et calypsos éclatées dans les barrios et les favelas, salsas et reggaes, rassemblent en une parole diversifiée cela qui était crument direct, douloureusement ravalé, patiemment différé. Elles sont le cri de la plantation, transfiguré en parole du monde.

Glissant 2014 : 88

En s’arrimant aux rythmes et aux mots, le corps et la parole des sujets colonisés vibrent, instaurant ainsi les contours d’un « marronnage »[1] (acte de fuite des esclaves qui se réfugient dans les mornes pour retrouver leur liberté) spirituel à des fins de survivance existentielle dans le système colonial de l’oppression et de la déshumanisation. À cette époque, l’éclosion de toutes ces musiques évoquées par le poète-philosophe, comme un acte de transfiguration du silence en cri (88), est aussi l’expression créative de la créolisation de ces régions américano-caraïbes. D’ailleurs, pour théoriser la créolisation, Glissant transplante les notions de racines et rhizomes de Deleuze et Guattari (à travers une toile de fond historique et géo-culturelle) dans les « paysages » insulaires bordés par les courants de la mer des Caraïbes. À la différence des « racines à souche unique » qui « tuent autour d’elles » pour coloniser les autres racines voisines dans un souci de domination qui peut déboucher sur des violences génocidaires et totalitaires, les rhizomes (bien qu›enracinés) sont pourvus d’une élasticité qui leur permet de tendre vers une extension-relation avec d’autres racines dans des « réseaux de terre et d’air » (Glissant 2014 : 23). De ce fait, les rhizomes symbolisent la créolisation qu’il définit comme étant la « création de micro et de macroclimats d’interpénétration culturelle et linguistique » qui donnent ainsi lieu à des « résultats imprévisibles » (Glissant 1996 : 19).

Avant de préciser les angles de ma recherche à partir des concepts glissantiens, il convient de noter brièvement et de façon non exhaustive comment ces derniers sont convoqués par les chercheurs dans les études des musiques caribéennes. Dans son ouvrage intitulé Ni noires ni blanches: Histoire des musiques créoles (2017), Bertrand Dicale s’appuie sur les rhizomes, la créolisation et le « tout-monde » afin de faire ressortir la « commune généalogie » des musiques du Nouveau Monde (la biguine, le calypso, le reggae, le zouk, le negro spiritual, le tango…) en passant par les Amériques, les Caraïbes et l’océan Indien (Dicale 2017 : 7-15). Cette « vision d’ensemble » offre d’intéressantes grilles de lecture pour subvertir les « classements esthétiques » des musiques selon des critères raciaux, stigmates d’une quête de pureté et de transparence (Dicale 2017 : 7-9). Par ailleurs, dans sa thèse intitulée From Gwoka modenn to jazz ka: Music, nationalism and creolization in Guadeloupe, Camal Jérome analyse à travers les volets historiques, culturels et politiques, le nationalisme culturel qui émane des pratiques instrumentales du gwoka depuis les mouvements de revendications politiques des années 60 jusqu’à nos jours (Camal 2011 : 2). Ce chercheur étudie donc la créolisation comme une forme de résistance créative et de critique vis-à-vis du système néocolonial en Guadeloupe (Camal 2011 : 4) : « These musicians, liberated from the weight of nationalist ideology, are able to embrace their creoleness and express transnational identities by mixing gwoka with other musical styles »[2].

Dans mon article, la démarche que je propose vise à mettre l’accent sur l’évolution rhizomatique de la biguine et du jazz caribéen contemporain ; deux genres musicaux issus d’insularités caribéennes, à travers une approche historico-culturelle qui examine leurs symboliques socio-culturelle, géo-archipélique et méditative. Dans les mangroves[3] (forêts tropicales abritant de multiples racines rhizomes qui s’entrelacent dans l’eau, la terre et l’air) musicales des Antilles, la biguine en tant que genre et danse (de la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane) est pétrie par le vécu individuel et collectif de la société antillaise depuis la période coloniale, notamment à travers les créations de chansons en langue créole. Bien que cette pratique musicale (la biguine) contienne déjà en elle-même des traits caractéristiques du jazz louisianais[4], la forme contemporaine du jazz caribéen à laquelle je fais allusion, acquiert une vitalité à travers la palette créative d›une nouvelle génération de musiciens puisant dans un microcosme de rythmes de l’archipel caribéen.

En portant un regard historique et actuel sur les dynamismes transculturels de ces deux rhizomes musicaux (de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours), j’analyserai dans quelle mesure leurs créations artistiques dessinent à la fois des ancrages insulaires et des passerelles de dialogue et de relation avec la diversité culturelle du monde. Je montrerai que les univers créatifs de la biguine et du jazz caribéen contemporain peuvent contribuer à l’ancrage élastique des sujets caribéens dans leurs îles en promouvant tout d’abord de multiples sources d’éveil. En effet, les poétiques musicales rhizomatiques peuvent potentiellement inviter les peuples à arpenter les silences de l’histoire, les supplanter par la créativité à partir de la texture créole qui pétrit leur histoire collective, leur localité et leur subjectivité (individuelle et collective). Parallèlement, ces formes d’ancrages souples permettent aux sujets créateurs de façonner des brèches de relation archipélique dans la Caraïbe et dans le monde. À ce titre, j’insisterai sur la posture symbolique du musicien-architecte sculptant des ouvertures symboliques à travers la mise en oeuvre/création de sa sensibilité.

Cet article se déclinera en deux axes principaux d’analyse. Dans le premier, je ciblerai la période de 1848 (année correspondant à l’abolition de l’esclavage en Martinique et en Guadeloupe) à 1902 (année de l’éruption de la montagne Pelée dans cette ancienne capitale) pour examiner la floraison de la biguine à Saint-Pierre. En prenant appui sur les recherches musicologiques de Jacqueline Rosemain, Yollen Lossen et Maurice Jallier, j’articulerai des ponts de connexions entre Saint-Pierre (l’ancienne capitale martiniquaise) au XIXe siècle et Paris aux XXe et XXIe siècles pour souligner le rôle majeur de ces deux villes, l’une insulaire et l’autre continentale, dans le rayonnement de la biguine à ces périodes respectives. Dans la deuxième partie, j’étudierai quelques compositions musicales du jazz caribéen (en Guadeloupe et en Martinique) afin de mettre l’accent sur les résonances entre leurs formes transculturelles et leurs registres méditatif-introspectifs.

La floraison de la biguine à Saint-Pierre

Confluences culturelles des expressions musicales aux Antilles

Tout d’abord, avant d’accorder une importance à l’effervescence de la biguine à Saint-Pierre comme cristallisation d’une expression culturelle identitaire créole, il convient de souligner les sources créoles et la symbolique qui confèrent toutes deux une coloration particulière aux musiques antillaises. Dans l’ouvrage Musique aux Antilles, Maurice Jallier et Yollen Lossen révèlent qu’à l’époque coloniale, les danses et les pratiques musicales des Antilles sont infusées d’une « portée thérapeutique », insufflant ainsi le désir « d’évasion » et de « rêve » pour les colonisés (Jallier et Lossen 1985 : 14). Dans un contexte reposant sur des assises systémiques de discrimination, d’exploitation et de déshumanisation, le déploiement de la sensibilité et de la spiritualité des colonisés leur permet de produire des énergies créatives qui constituent des contre-réponses à la brutalité de l’appareil colonial. C’est ainsi que la danse et la musique prennent le relais pour faire réémerger la symbolique du « lien à l’Afrique » (Jallier et Lossen 1985 : 14) qui avait été réprimé par les autorités coloniales à travers la mise en place des plans du déracinement et de la table rase, plans qui traduisent tous deux une volonté de la part des autorités coloniales de déraciner l’esclave africain de sa terre natale, de son foyer familial et de son univers culturel en vue de produire un bien meuble docile et exploitable (Césaire 1955 : 23-24).

Tel un « colibri » (pour faire écho aux poétiques littéraires des écrivains martiniquais et guadeloupéen Aimé Césaire et Daniel Maximin)[5] qui s’adonne au « bricolage » de son nid à partir des « débris » des violences physiques et psychologiques de l’esclavage, le « musicien-esclave » prépare par sa créativité musicale, son envol de liberté :

Pour eux [les Nègres à talent, les esclaves de première classe], du même coup, il s’avérait fondamental, pour se libérer, de ne pas se poser en utilisateurs respectueux de la pratique artistique qu’ils avaient apprise du maitre pour son service, mais en inventeurs de formes nouvelles de lecture et d’interprétation, créant du neuf pour l’artiste et les siens à partir de ces instruments et de ces langages imposés. Après avoir joué pour la soirée du maitre, reprendre son violon et rejoint les cases à Nègres pour improviser avec les tambours libres, c’était proprement, par ce processus de marronnage culturel, faire la preuve de son humanité en mettant l’instrument étranger au service de la résistance créatrice, en refusant de rester esclave de la partition.

Maximin 2006 : 41

En vue d’affirmer leur volonté d’insubordination mentale, spirituelle et créative, les musiciens esclaves butinent (en référence à la métaphore du colibri) à travers les grilles des écritures musicales européennes, les rendant ainsi plus souples et malléables. Plutôt que de rester dans les confins d’une partition, ces sujets créent de nouveaux terrains musicaux pétris par une pluralité de poétiques libératrices à travers la danse, les rythmes et les chants. De même, en incorporant l’autre, l’européen (par ses instruments importés) dans leur lexique expressif et spirituel, les esclaves négocient aussi leur rapport aux diverses influences culturelles dans le paysage caribéen de l’époque coloniale et esclavagiste.

De ce fait, de multiples confluences transculturelles imbibent les microcosmes créatifs des cultures créoles pour créer du « nouveau » (Maximin 2006 : 41) afin de substituer les trous et les cicatrices de silences imposés par les politiques répressives coloniales. Les musiques antillaises éclosent ainsi à partir de sources d’au moins « trois mangroves culturelles » : l’Afrique, l’Amérique et l’Europe à partir desquelles éclosent les rythmiques des musiques antillaises (Jallier et Lossen 1985 : 11). En effet, à cette période, le jeu historique de ces influences culturelles est empreint de vigueur en dépit des strates et des hiérarchies raciales, sociales et spatiales qui durcissent la « compartimentation » ségrégationniste (entre colons et colonisés) dans le paysage colonial (Fanon 1978 : 7-9). Au sein de la plantation coloniale et de ses environs, on peut déceler une certaine porosité des frontières musicales africaines et européennes qui crée de nouvelles brèches créatives créoles. Par exemple, les populations colonisées s’imprègnent des airs et des pas d’une pléthore de danses et de musiques européennes importées : « la polka, la mazurka, le scottish, le boston » (Jallier et Lossen 1985 : 16). Aux côtés de ces danses de salon, les influences d’expression musicale empreintes des traces et fragments[6] africains (Glissant 1996: 16-17), constituent des nerfs identitaires majeurs, signes d’un héritage préservé et réactualisé à travers la palette créative des musiciens et des danseurs antillais. En tant qu’éléments symboliques d’un langage spirituel, les improvisations instrumentales, les cadences des percussions et le modèle oral africain des questions-réponses (entre les musiciens et les chanteurs) permettent de « traduire le vécu dans toute sa spontanéité » (Jallier et Lossen 1985 : 12).

La biguine à Saint-Pierre (1848-1902)

Si les espaces portuaires caribéens assurent une perméabilité des cultures, l’ancienne capitale martiniquaise de Saint-Pierre est le théâtre d’éclosions syncrétiques artistiques et musicales (Dicale 2017: 101-108). Ce dynamisme culturel est irrémédiablement arraisonné au capital économique, culturel et politique dont bénéficie la ville à l’époque coloniale :

Les travaux d’aménagement et d’embellissement menés au XVIIIe siècle lui donnent une réputation enviable, tandis que son port est fréquenté par de nombreux navires venant du bassin caribéen, d’Amérique du nord et d’Europe. La vie sociale s’organise et un théâtre ouvre ses portes. En 1848, la ville est le berceau de l’abolition de l’esclavage[7] […] Saint-Pierre, qui voit éclore de nouvelles formes musicales, réunit l’élite intellectuelle et culturelle de la Martinique.

Verrand et al. 2016 : 320

Véritable carrefour culturel dans l’archipel caribéen, cette ville rayonne, à tel point qu’elle est considérée comme le « petit Paris » de l’époque : « Après l’esclavage et jusqu’à l’éruption de la montagne Pelée, Saint-Pierre fut la grande capitale culturelle, intellectuelle et artistique de la Caraïbe » (Jallier et Lossen 1985 : 27). En effet, « désignée ville administrative de la Martinique et de la Guadeloupe » (Alpha 2017 : 92), l’aménagement de la capitale est conçu à la parisienne avec ses infrastructures de divertissement tels que le jardin botanique, les cabarets citadins, et l’incontournable théâtre qui a abrité des spectacles d’opéra et la formation d’orchestres symphoniques (Jallier et Lossen 1985 : 27). Au coeur de ce foisonnement culturel, les rencontres et échanges artistiques vivifient la créativité et l’inspiration de peintres et d’écrivains internationaux tels que Lafcadio Hearn et Paul Gauguin lors de leurs séjours temporaires.

Dans ce bain musical de l’époque, voyageurs et locaux s’imprègnent des univers rythmiques africain, européen et américain qui coloreront les nuances créoles du « tout-monde » (Glissant 1997)[8] musical caribéen. Si ces vibrances musicales plurielles animent les salons et les bals bourgeois grâce aux performances musicales des musiciens-colonisés (Maximin 2006 : 41), l’expression musicale populaire se cristallise quant à elle à travers le carnaval de Saint-Pierre, poumon culturel paroxystique et incontournable des festivités annuelles de la capitale. Comme le suggère le musicien martiniquais Jacky Alpha à propos de la biguine : « Cette musique faisait l’unanimité seulement au moment du Carnaval où tous se mélangeaient dans l’euphorie et la permissivité que procurait ce moment de liesse populaire » (Alpha 2017 : 94). À cette occasion, la population pierrotine et martiniquaise se pare de ses habits traditionnels pour défiler dans les rues animées par les musiciens.

Tissée à partir de la sensibilité et de la créativité populaire, la biguine se pare quant à elle d’une énergie exaltée. Dans leurs travaux de recherche portant sur l’évolution de la musique antillaise, Jallier, Lossen (1985 : 27) et Rosemain (1993) examinent les similitudes entre les orchestres des musiciens de biguine et de jazz (structurées autour d’instruments communs tels que « la clarinette, le trombone, le banjo et la batterie ») à Saint-Pierre et à la Nouvelle Orléans. Justement, dans Jazz et biguine, Jacqueline Rosemain étudie les trajectoires évolutives de ces deux genres : « Il convient de remarquer que vers 1880, les musiques créoles de la Nouvelle Orléans, avant d’évoluer vers le jazz, étaient semblables à celles de Saint-Pierre de la Martinique : les calendas de Louisiane ressemblaient fort aux biguines. Mais au XXe siècle, les noirs américains emprunteront au rigorisme des chants religieux protestants, alors que les antillais feront fusionner leurs bèlairs avec les polkas et créeront la biguine » (Rosemain 1993 : 119). De cette façon, la biguine cristallise un processus « d’adaptation des rythmes des danses rurales au langage musical citadin » (Rosemain 1993 : 139)[9].

Créolisé aux côtés de la polka, le bèlair ou bèlè en langue créole qui fait actuellement partie du « patrimoine immatériel de la Martinique » (Mondésir 2017 : 44)[10] confère une sonorité percussive particulière à la biguine et à la musique contemporaine martiniquaise à travers son legs rythmique : « tac pi tac pi tac ». Décliné traditionnellement aux ti-bwa (bâtons en bambou) sur le socle arrière du tambour bèlè, cet ostinato rythmique est aussi souvent exécuté à la batterie dans les créations musicales actuelles. Créé à l’époque esclavagiste pour substituer les trous de silences et d’oubli imposés par le déracinement de la traite négrière, le bèlè est un « ensemble de chants et de danses, autour du tambour propre à la Martinique », insufflant ainsi force et courage aux esclaves pendant leurs journées de travail (Mondésir 2017 : 44-45). Cette pratique culturelle se compose de divers codes qui structurent les expressions musicales et les performances des danseurs (leur entrée collective en file indienne sur l’espace de danse, leur position et ordre de passage dans le « carré bèlè » formé de deux couples). Comme le suggère Monique Desroches: « Le tambour bèlè joue ici un rôle central, car c’est lui qui accompagne les figures dansées. Assis sur le devant du tambour couché sur le sol, le tanbouyé (tambourineur), pieds nus, frappe avec ses mains sur la peau de l’instrument. Régulièrement, il modifiera la sonorité en plaçant le bout de son talon sur la peau du tambour […] C’est lui qui dirige les danseurs en accompagnant leurs évolutions » (Desroches 2017 : 54). À la croisée des langages rythmiques, corporels et vocaux, le bèlè se forme à partir d’un jeu de vibrations au sein duquel le soi et le nous convergent et conversent pour participer à la production d’énergies militantes.

En plus du bèlè et des danses européennes, la biguine en tant que racine rhizome, porte en elle d’autres sources musicales. Pour corroborer la réflexion sur la « créolisation » (Glissant 1994) musicale, je prends appui sur Alejo Carpentier, qui depuis son horizon culturel cubain, note l’existence de profondes ressemblances entre les musiques plurielles issues du bassin caribéen et de l’Amérique latine : « il ne faut pas oublier que les danses qui naquirent au Nouveau Monde dans les premiers temps de la colonisation n’étaient pas très différentes les unes des autres, malgré la diversité de leurs noms » (Carpentier 1985 : 61). Avec l’essor des migrations des esclaves et des maîtres dans les diverses colonies d’Amérique, on assiste à une véritable « migration interaméricaine du rythme » (Carpentier 1985 : 118). Par exemple, les rythmes et les pas de la calenda se disséminent en Louisiane, dans la capitale martiniquaise de Saint-Pierre, en Haïti, à Trinidad, à Cuba (Jallier et Lossen 1985 : 18). Les chercheurs qui s’intéressent à la calenda rendent compte d’une diversité de pistes sur les origines géo-culturelles et sur la définition de ce terme (Dicale 2017 : 90-108; Dewulf 2018 : 3-24). Qu’elle soit née sur le continent africain (en Guinée, au Congo et en Angola) ou dans la péninsule ibérique du paysage européen du sud (la péninsule ibérique) sous forme de danses et/ou de festivités catholiques, cette pratique culturelle a traversé les océans pour s’imprégner et se transformer singulièrement dans les îles caribéennes (énumérées précédemment) (Dicale 2017: 90-108; Dewulf 2018 : 3-24)[11]. Selon Dicale : « L’histoire donnera des destinées diverses à cette calenda-là: pratique souvent incorporée aux cultes vaudous en Haïti, danse presque plus sportive que festive dans les Petites Antilles françaises d’après l’abolition (mayolé en Guadeloupe, ladja en Martinique), spectaculaire élément du carnaval à la Trinité ou à la Barbade […] » (Dicale 2017 : 97)[12]. Progressivement, à travers le phénomène symbolique de la diffraction tel que décrit par Édouard Glissant pour caractériser la vigueur des échanges culturels rhizomatiques dans la mer des Caraïbes, en opposition à la Méditerranée qui « condense » vers l’unicité, en écho à la « racine à souche unique » (Glissant 1996 : 14-15), ces calendas dévient d’île en île, influant ainsi sur l’émergence de nouvelles pratiques musicales créoles telles que la biguine, le jazz, le calypso…

En somme, dans la musique et plus largement dans la culture, les processus dynamiques de la « créolisation » (Glissant 1994) semblent donc être indissociables du et/ou des souffles de la création des sujets créoles. À partir de la fenêtre créative, il est possible d’entreprendre de donner une forme aux pâtes rythmiques créoles qui éveillent le corps et l’imaginaire des populations caribéennes et latino-américaines.

Si d’un point de vue symbolique, ces créations musicales peuvent refléter une volonté de la part de la population d’appréhender la diversité culturelle environnante, cela peut aussi traduire un désir d’apprivoiser le quotidien dans un contexte de répression et de discrimination raciale et socio-spatiale à l’époque coloniale. Quels sont les bénéfices de ces créations pour la population antillaise à la fin du XIXe et au début du XXe siècle dans la ville de Saint-Pierre ? Jusqu’à présent, l’accent a été mis dans mon article sur la cristallisation de la « créolisation » (Glissant 1994) à travers les rythmes des musiques créoles, mais il convient aussi d’éclairer la créativité littéraire du peuple à travers le répertoire des chansons de biguine de l’époque. En effet, ces dernières traduisent les vibrances des âmes, des sensibilités et du vécu (individuel et collectif) de la population martiniquaise. Dans La biguine de l’Oncle Ben’s (Meunier 1989)[13], Ernest Léardée (célèbre violoniste ayant oeuvré au rayonnement de la biguine à Paris dans les années 1930) compare les chansons de biguine à des « peintures de moeurs » : « Tout y est relaté : les injustices sociales, les passages des comètes, les départs obligés pour la pêche à Terre-Neuve » (Meunier 1989 : 128). De même, selon Jean-Baptiste Édouard :

Nombre de celles qui nous sont parvenues sont de véritables repères de la petite histoire : telle la chanson Perrinelle annou monté ralliement des esclaves sentant venir la libération, ou encore « la montagne est verte » expression de la reconnaissance du peuple noir à l’adresse de l’abolitionniste Victor Schoelcher […] ou encore « La comète » chantant les espoirs et les angoisses des travailleurs partant pour la Bolivie.

Édouard 2014 : 30-31

De ce fait, pour dessiner les teintes et les nuances de cette toile socio-politique et culturelle, la population créatrice s’adonne au pétrissage d’un imaginaire culturel collectif en recourant à la langue créole et en modelant des langages imagés et des expressions qui cimentent la voix et la conscience culturelle martiniquaise.

Parallèlement, les contours de ce tissu expressif s’observent aussi dans les biguines politiques (de la fin du XIXe au début du XXe siècles), devenant ainsi des toiles narratives. Par exemple, dans le contexte des élections politiques visant à désigner les représentants à la Chambre des députés, la chanson « Eti Tintin » (Où est passé Tintin ?) marque de façon satirique, la défaite du candidat Célestin, prénommé Tintin par la population (Rosemain 1986 : 147-148) :

Sé ti mulatrés Sin Piè a,

Yo té voté pou gwo Tintin.

Gwo Tintin sé an stati

Yo pétri a lami dupen

[…]

Eti Tintin, nou pa we’y,

Tintin séré en piés kann lan

[…]

I vann tou sa i té ni

Pou li pé fè la politik.

E lè lé éleksyion fini.

Kan lézélu té ka fété,

Nou wè an nonm tou dézolé.

Pou i séré an piés kann lan[14]

Dans cette chanson, le peuple martiniquais base ses railleries sur des faits observés pour exprimer avec spontanéité, son regard critique sur ce candidat politique. Le pronom personnel « nou » reflète la portée collective de cette satire politique. Corrélativement, la chanson intitulée « La défens ka vini fol » (La défense devient folle) restitue l’effervescence collective populaire dans le contexte d’élection politique entre les candidats Lota (médecin martiniquais) et Marius Hurard à la fin du XIXe siècle (Rosemain 1986 : 147-148) :

Way, way, way, la défens ka vini fol fol fol fol fol

Pani mèdecin ici pou guéri yo

Way, way, way,

La défens ka vini fol fol fol fol fol

Pani mèdecin ki pé soulajé yo.

Lè anzien ka mandé nou

Sa Hurard za fè ba nou

Hurard mété lékol laik

Pou montré ti nèg palé fransé […][15]

Dans cette composition musicale, le refrain est ponctué par des tournures orales créoles « way » pour révéler la spontanéité et l’engouement du peuple, lui-même symbolisé par l’allégorie de la « défense ». En effet, le soliste-narrateur de la chanson rend compte du pouls de l’ambiance populaire à l’occasion d’un duel politique entre le médecin (incapable d’apaiser l’agitation de la foule) et le député Hurard (ce dernier ayant oeuvré à l’instauration de l’école laïque en Martinique)[16].

Ainsi, la création et la performance des biguines (à travers l’exécution musicale et la danse) s’affirment à Saint-Pierre pour fédérer un « Nous » populaire en dépit de son [la biguine] « rejet par les classes sociales dominantes et sa condamnation par l’Eglise » (Rosemain 1993 : 123). Toutefois, cette ébullition créative et expressive s’interrompt brutalement en 1902 (à partir du 8 mai), date à laquelle le volcan de la Montagne Pelée répand ses déferlements de cendres, détruisant ainsi l’ancienne capitale martiniquaise.

De la biguine au jazz caribéen : L’évolution de genres musicaux transculturels

L’exportation de la biguine à Paris

Après cet évènement tragique, la biguine martiniquaise revêt graduellement un éclat dans les cabarets de Fort de France (devenu le chef-lieu de la Martinique), puis à Paris à partir des années 20. Le 27 avril 1929, Alexandre Stellio, Ernest Léardée, Léon Duverger et Archange Saint-Hilaire débarquent dans la capitale française et vont grandement contribuer à la renommée internationale de la biguine (Meunier 1989 ; Lucrèce 2017 : 100-102). D’ailleurs, à l’époque, Paris, ce carrefour interculturel continental, est animé par un foisonnement généralisé dans la création des arts et la production des savoirs, des idées et des réflexions[17]. Durant cette phase de la modernité, Paris se nourrit d’innombrables apports des écrivains afro-américains (Richard Wright, Langston Hughes, Claude McKay) et de ceux de la Génération Perdue ou Lost Generation, tels que Gertrude Stein, Ernest Hemingway, John Dos Passos ayant migré dans la capitale française pendant la crise boursière américaine de 1929. Dans ce contexte propice aux brassages interculturels, le surréalisme, le cubisme et la Négritude fédèrent des écrivains et des artistes du monde entier (Semujanga 2012 : 18-20).

Si Paris est le théâtre de solidarités naissantes entre les écrivains de la Négritude et ceux de la littérature afro américaine de l’époque, des rencontres s’observent également entre les musiciens afro américains et ceux des Antilles (Prieto 2004 : 30-38)[18]. En guise d’illustration, la biguine en tant que genre évolue au contact des influences du jazz de la Nouvelle Orléans (Rosemain 1993 : 141). Cette fusion s’observe notamment dans l’orchestre d’Alexandre Stellio : « sa biguine est émaillée de vibratos de variations mélodiques et sonores, tous les instruments conversant entre eux et avec les danseurs » (Alpha 2017 : 95). Comme le suggère Christian Boutant, délégué régional de la SACEM[19] en Martinique et en Guyane, les musiciens de biguine de cette époque « puisent dans la liberté et la spontanéité du jazz pour enrichir leur jeu et propulser la biguine dans un univers d’improvisation » (Boutant 2018 :120). S’enrichissant ainsi, la biguine séduit ainsi la population et les touristes internationaux de la capitale.

Dans La biguine de l’oncle Ben’s, Ernest Léardée livre son témoignage de cette période charnière avec la multiplication des bals de biguine dans les divers cabarets de la ville tels que Le 33 de la rue Blomet, L’élan noir, Le Rocher de Cancale, Le Tagada :

Cette période du Blomet est probablement la plus folle que j’ai vécue. Ce bal était le point d’attraction de la capitale, car il était devenu à la mode d’aller danser chez les Noirs, et pas un étranger ne quittait Paris sans être venu passer au moins une soirée dans ce lieu inhabituel, où se mélangeaient toutes les races et toutes les nationalités […] Au début, seuls les habitués venaient pour entendre la musique antillaise, pratiquer ces nouvelles danses qui faisaient sensation, et pour côtoyer et apprendre à connaitre les Antillais. Mais, au bout de quelque temps, le bal était devenu une curiosité, un lieu touristique de la capitale […] A la période de plus grande affluence, alors que l’Exposition Coloniale battait son plein à la Porte Dorée, attirant chaque jour des milliers de visiteurs français et étrangers, les cars défilaient dans la rue Blomet, libérant leur flot de touristes avides de sensations […].

Meunier 1989 : 171-172

Sur un premier plan, cet engouement pour la biguine révèle les accents d’une tendance à l’exaltation exotique pendant l’époque coloniale (avec l’Exposition Coloniale de 1931 qui traduit à la fois une mise en lumière et une appropriation symbolique des cultures des colonies). Néanmoins, au-delà de cet angle exotique, la sensibilisation du public international aux rythmes et danses de la biguine permet de mettre au premier plan, les talents et le langage créatif des musiciens antillais.

Corollairement, cet éveil aux rythmes peut favoriser un changement graduel des mentalités des populations européennes sur les Noirs :

Je vous laisse seulement imaginer le tableau surprenant d’un bal antillais, tel qu’il en existait à la Martinique à cette époque, auquel se seraient mêlés des Européens de tous milieux, du petit ouvrier à la femme du monde couverte de bijoux, de l’artiste peintre à l’homme d’affaires, mais aussi des étrangers des horizons les plus variés : Américains, Anglais, Japonais, Suédois ou Russes. Voilà quelle était la fascination extraordinaire qu’exerçait en ce temps-là sur la population parisienne, le monde des gens de couleur qu’on commençait à découvrir autrement que sous le cliché éculé du bon sauvage d’Afrique.

Meunier 1989 :174

Ces souvenirs restitués à travers la mémoire d’Ernest Léardée révèlent que les bals antillais sont des lieux de divertissement inclusif qui contribuent à l’abolition de l’artifice des frontières sociales et culturelles à Paris. En plus de pouvoir brasser et fédérer des individus de divers horizons sociogéographiques le temps d’une délectation musicale, le bal antillais peut dans certaines mesures (selon le témoignage du musicien martiniquais) aider les spectateurs internationaux à se libérer des discours discriminants et déshumanisants véhiculés sur les populations noires pendant des siècles par le système du pouvoir esclavagiste et colonial. En somme, au contact des musiciens et des danseurs antillais, la population européenne et internationale peut entreprendre de se défaire graduellement de ce prisme discursif et mental intériorisé pendant des siècles pour se pourvoir d’une nouvelle fenêtre de regard sur les populations afro-descendantes de la Caraïbe.

En résumé, des phénomènes parallèles sont à noter entre le pétrissage créole de la biguine martiniquaise dans le carrefour culturel de Saint-Pierre et le succès de sa réception par un public international dans la capitale parisienne. Dans ces deux phases historiques majeures qui témoignent de l’éclosion, de l’exportation et du succès de ce genre musical à Paris dans les années 1930, les dynamismes de création et de performance de la biguine sont fortement influencés par la diversité culturelle inhérente aux paysages martiniquais et français.

Des passerelles symboliques entre la biguine et les rythmes latino-américains et caribéens

Après cette période d’engouement pour la biguine dans les années 1930, les musiciens antillais à Paris continuent à se nourrir des éléments structurels de l’écriture du jazz américain (Rosemain 1993 : 138). À partir de la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, soit 1945, une génération d’instrumentistes guadeloupéens et martiniquais tels que Robert Mavounzy (saxophoniste), Al Lirvat (tromboniste), Alain Jean-Marie et Marius Cultier (tous deux pianistes) participent à l’évolution du genre de la biguine à travers la création du courant musical de la biguine oua bap ou biguine jazz. Au sein de cette nouvelle branche d’expérimentation créative, le piano s’affirme dans les formations musicales à travers un jeu audacieux et innovant, empreint de contrechants mélodiques (mélodies jouées par un instrument en complément de la mélodie principale) et d’improvisations pour étoffer la richesse et le dynamisme de la biguine. Parallèlement à cette entrée en jeu du piano, la biguine oua bap révèle aussi la sensibilité des musiciens antillais aux divers courants de jazz et de latin jazz qui voient le jour aux États-Unis tels que le be-bop, le jazz cool et le latin jazz (Beuze 2018 : 13-16). À travers leurs démarches artistiques, les musiciens antillais nommés précédemment s’ingénient à créer un pont, voire une médiation entre le jazz, la biguine et les rythmes latino-américains. Ces interpénétrations rythmiques deviennent des signatures créatives dans les poétiques musicales des compositeurs et instrumentistes de l’archipel antillais.

Par exemple, Marius Cultier, dont le « nom brille aux côtés de pointures telles Miles Davis, Steevie Wonder et Chick Corea, Robert Charlebois, Mongo Santamaria » (Flandrina 2018 : 24) recourt à ce qu’il appelle « la grammaire du jazz » (Ziétaj 2015)[20] pour la remodeler, l’imbiber et l’épicer des rythmes antillais. Dans sa composition instrumentale intitulée « Eso Guedé » qui figure sur son album The Way, ce pianiste crée une conversation musicale entre les sonorités électroniques du vibraphone et les cadences cubaines déclinées à travers un solo pianistique. Avide de nourrir son oreille musicale des sonorités du monde, Marius Cultier voyage aux États-Unis, en Jamaïque, en Haïti, en Europe (Flandrina 2018 : 24-25). Il séjourne temporairement à Montréal dans les années 1960 avec Alain Jean-Marie et Alex Bernard (contrebassiste martiniquais). En avril 1967, ces musiciens participent à l’Exposition Universelle de Montréal : « Lors de ladite exposition, Marius Cultier fait montre de son talent de compositeur, d’interprète et de chef d’orchestre. Le public de ce pays le connaît déjà car sur la radio canadienne, il anime des émissions à succès comme Carré d’As, Jazz en Liberté … » (Flandrina 2018 : 24). En conséquence, à l’image de « l’identité-rhizome » (Glissant 1994 : 50), Marius Cultier et les autres musiciens du courant du biguine jazz contribuent à l’évolution de la musique antillaise en s’assurant de vivifier ses sources traditionnelles. La recherche de ce nouveau souffle moderne se traduit par le souci d’un équilibre entre les socles rythmiques natifs (du bèlè, de la biguine, de la mazurka) et l’ouverture enrichissante aux autres branches rythmiques du jazz et des musiques caribéennes.

Corrélativement, cette souplesse rhizomatique entre (les rythmes traditionnels et les vibrations musicales de l’Amérique latine) s’observe dans d’autres courants musicaux tels que la biguine d’influence cubaine des années 1960 (développée par le musicien, compositeur et parolier martiniquais Fernand Donatien à travers son orchestre prénommé Stard Dust) et la biguine lélé instiguée par Francisco (Rosemain 1993 : 145). Tout en étant particulièrement sensible aux sonorités percussives latino-américaines telles que le son cubain, la rumba, la salsa et le cha cha cha en vogue dans les années 1970, Francisco entend réaliser un retour moderne aux sources culturelles et historiques de son pays natal. Pour ce faire, il confère à sa recherche artistique une portée militante en incorporant de façon symbolique, le tambour bèlè dans les biguines pour « contrer l’ostracisme bourgeois » : « Au fond, sa réponse en créant la fameuse biguine-lélé, est une manière de reciviliser la biguine en confortant ce qui lui fut objectivement contestée, par une association jouant sur l’ambivalence percussive fondamentale, liant piano et tambour » (Lucrèce 2018 : 35). Pour que le peuple se libère des discours bourgeois et coloniaux véhiculés dans le but de décrier le tambour bèlè, symbole de l’héritage africain, le musicien invite ses pairs à poser un nouveau regard introspectif sur les entrailles symboliques (historique et culturelle) du « soi » et du « nous » martiniquais.

Les vibrances du jazz caribéen contemporain

Dans la continuité des courants de la biguine oua bap, de la biguine d’influence cubaine et de la biguine lélé, les musiciens et les formations du jazz caribéen contemporain (Malavoi, Fal Frett, Mario Canonge, Ronald Tulle, Grégory Privat, Tricia Evy…) sculptent par les notes, des passerelles entre les rythmes du bassin caribéen. Dans un premier temps, en tant qu’architecte des ponts d’interrelation culturelle, le musicien contemporain antillais chemine à travers ses multiples expérimentations créatives pour trouver les couleurs de son style et de sa personnalité artistique, d’où l’importance d’une « recherche personnelle » pour « ne point demeurer dépendant du modèle, se poser la question de ce que l’on apporte de plus, sur quelle vision reposent les projets artistiques que l’on porte en soi » (Lucrèce 2018 : 114)[21]. Pour tendre vers l’horizon de la différenciation et de la singularité artistique, le musicien doit donc connaitre le patrimoine musical dont il hérite, se l’approprier par le biais de la recréation et/ou réinterprétation pour être amené à le dépasser à travers les teintes de sa sensibilité, de son être, de son bagage d’expériences et de son imaginaire de créateur rythmique et mélodique. C’est d’ailleurs dans cette démarche de créativité et d’innovation à partir du socle traditionnel que s’ancre la démarche de recherche de la formation musicale Malavoi à travers l’appui de diverses générations de musiciens et de chanteurs du pays (Mano Césaire, Paulo Rosine, José Privat, Jean-Marc Albicy, Ralph Thamar Johan Jean-Alexis, Nona Lawrence…). Certaines compositions d’Alexandre Stellio et d’Ernest Léardée sont revisitées par les musiciens de cette formation contemporaine qui les enrobent d’un nouvel éclat à travers de nouvelles fusions transculturelles et de nouvelles innovations du point de vue de l’écriture musicale (Ménil 2018 : 76-77).

S’il existe une pluralité de projets créatifs intéressants dans le courant du jazz caribéen, je choisis de souligner la valeur du registre méditatif qui caractérise un très grand nombre de projets musicaux dans les oeuvres de Mario Canonge, Groove Bo Kannal, Hervé Celcal (entre autres). En guise d’illustration, je mets en lumière l’oeuvre musicale du groupe Caraib to jazz composée de musiciens guadeloupéens tels que Jonathan Jurion (piano), Régis Thérèse (basse), Gregory Louis (batterie), Laurent Lalsingué (steel pan). La démarche artistique de ces musiciens vise à instiller un liant, voire une relation d’ouverture et de spongiosité entre les musiques traditionnelles antillaises (biguine, bèlè, mazurka, gwo ka) et le jazz. D’ailleurs le titre des deux albums « Four Elements » vol. 1 et 2 semble faire référence à l’équilibre et à la cohabitation nécessaire des divers éléments naturels qui composent l’univers, mais cette symbolique naturelle peut faire écho à la symbolique de la « créolisation » (Glissant 1994) du bassin caribéen à partir des apports des quatre continents africain, européen, américain et asiatique. De ce fait, en exprimant sa richesse et sa complexité, chaque langage musical exécuté par les instrumentistes peut ainsi symboliser l’identité naturelle et culturelle qui contribue à l’existence de ces ensembles/univers.

Par exemple, dans la composition intitulée « Mon Valette », les musiques traditionnelles citées précédemment sont revisitées à travers la cohabitation des harmonies et des rythmes joués par le piano, la batterie, le steel pan, le tambour, la flute traversière et le choeur d’hommes et de femmes. Dans la présentation de la mélodie principale, les onomatopées chantées par le choeur confèrent une portée méditative à la composition. Les solos exécutés au steel pan, à la flute traversière et au tambour semblent revêtir une dimension allégorique en constituant des appels symboliques à la mobilisation du peuple, car le choeur émerge à nouveau à la fin de la partition à travers des chants créoles empreints de dynamisme et de vitalité. Ces paroles chantées à la mémoire des ancêtres « Sé pou yo, pou yo manman. Manman sé pou yo » (C’est pour eux, pour eux maman. Maman, c’est pour eux) soulignent les sources historiques qui motivent la combativité populaire au présent.

Dans le morceau « Lapis Lazuli » de ce même groupe guadeloupéen, l’échange interculturel entre le piano et le steel pan (qui représente la présence caribéenne anglophone de Sainte-Lucie et de Trinidad) est sous tendu par les cadences percussives de la batterie. Cet échange instrumental est ponctué de plusieurs étapes qui permettent de tendre vers une « poétique de la relation » (Glissant 1990) musicale. Tout d’abord, le piano instaure la mélodie principale, cette dernière est soutenue par les contrechants mélodiques du steel pan, les appuis percussifs de la batterie et les vibrations de la basse. Par la suite, le piano et le steel pan déploient leurs solos respectifs en synergie avec les cadences de la batterie. Enfin, après cette phase d’écoute attentive de l’autre (chaque instrument écoute l’autre dans le langage de son improvisation), les trois instruments parviennent à sculpter un pont favorable au dialogue et à la création collaborative et fédératrice. La portée fédératrice de cette création se traduit par une ouverture des portes rythmiques aux influences latines de la salsa. Ainsi, la forme musicale permet de tracer les contours d’un imaginaire qui révèle le désir des musiciens de vivifier le façonnement de solidarités humaines pour que le liant historique et culturel qui constitue le bassin caribéen, ouvre la porte vers un horizon de créativité et d’échanges à tous niveaux.

En conclusion, dans cette étude dédiée à l’évolution de la biguine au jazz caribéen, j’ai démontré que la création artistique issue d’échanges transculturels dessine à la fois des ancrages insulaires souples et des passerelles de dialogue et de relation avec la diversité culturelle du monde, car les musiciens-architectes de l’archipel caribéen s’approprient les rythmes insulaires (de la biguine, du jazz, de la salsa, du calypso, du bèlè, du zouk, du kompa haïtien), jouant ainsi avec leur porosité pour réduire les distances culturelles et cimenter des liens de proximité et de voisinage. Pétris par un « tout-monde » (Glissant 1997) de rythmes européens, africains, américains, caribéens et latino-américains dans les carrefours historiques de Saint-Pierre et de Paris, la biguine et le jazz caribéen contemporain offrent un modèle inspirant pour briser l’artifice des murs érigés entre les cultures dans la mesure où la sensibilité et la créativité musicale peuvent (potentiellement) pourvoir des sources d’enrichissement non livresque en attisant des éveils/conscientisations des sujets-récepteurs de ces oeuvres. Pour le peuple martiniquais, les productions musicales de la biguine participent à la prise de conscience de son identité créole et au modelage de ses modalités d’expression et d’inventivité personnelle et collective.

Justement, en ce qui a trait à ces modalités créatives, la récurrence des influences de jazz dans les divers courants de la biguine depuis les années 1930 traduit la connaissance intuitive dont dispose les musiciens antillais quant au « sentir » d’une familiarité culturelle et musicale entre ces deux genres musicaux des Antilles françaises et de la Nouvelle Orléans. Dans une dynamique similaire, les musiciens contemporains du jazz caribéen approfondissent l’architecture musicale des ponts interculturels. Bien plus qu’une modalité d’écriture et d’inspiration musicale, le souci de la pluralité rythmique semble traduire un désir créatif de fouiller les profondeurs de la « créolisation » (Glissant 1994) à des fins d’introspection individuelle et collective. Par conséquent, tout en étant créé dans le présent, ce projet de recherche créative ne peut faire l’économie d’une symbolique historique dans la mesure où les esthétiques et les poétiques musicales contemporaines peuvent constituer des invitations à des voyages introspectifs dans les univers « archipéliques » (Glissant 1994) caribéen, américain, africain et européen. Le musicien déploie ainsi sa connaissance technique et intuitive de la musique pour guider ses pairs antillais au sein d’une exploration culturelle et historique à travers les balises de notes, de rythmes et de mélodies.