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Introduction

En Algérie, la question de la reconnaissance du patrimoine architectural et urbain colonial est largement débattue. Associée à la réhabilitation du colonialisme, les institutions culturelles du pays peinent à l’admettre. Presque soixante ans après l’indépendance du pays, la jeunesse algérienne distanciée du passé colonial, et redéfinit son identité. Une nouvelle vision s’impose entre ce qui fait héritage et ce qui pourrait être patrimoine. Dans cette mouvance, l’héritage industriel colonial est toujours mal représenté, associée uniquement aux exploitations massives des richesses du pays. Il est aussi lieu d’une nostalgie remaniée et reconstruite au fil des décisions politiques et changements économiques.

La ville de Bône, actuellement Annaba, était une ville industrielle, son port étant le point d’attache pour la première liaison télégraphique entre l’Europe et l’Afrique. Avec sa région, elle assurait plus des trois quarts de la totalité des productions algériennes et les minerais étaient transportées par la première ligne ferroviaire de tractation électrique du pays. En plus des exploitations du sous-sol, la production agricole était considérée comme le modèle à suivre, et les organisations coopératives et les stations expérimentales témoignaient d’une mutualisation exemplaire des efforts pour des produits de qualité.

Après l’indépendance de l’Algérie, les disparités économiques et sociales obligeaient le pouvoir en place à pratiquer un rééquilibrage continu. L’héritage industriel de la ville éprouva une suite de changements divers, fortement remanié et largement dépassé par les innovations technologiques. Les traces des anciennes exploitations ont disparu, ce qui menace par le fait même d’effacer une partie de l’identité locale, une partie de l’histoire.

Dans le cadre de cette recherche, nous pensons qu’il est pertinent de caractériser la reconnaissance du patrimoine industriel au niveau national. Ensuite, nous proposerons d’identifier l’impact de l’industrialisation aux différents aspects sociaux, économiques et techniques, en admettant qu’il est improbable de démêler l’industrialisation de son commanditaire. Nous tenterons par la suite de comprendre les raisons de l’insouciance patrimoniale face à cet héritage particulier.

Reconnaissance du patrimoine industriel en Algérie

Analyser le nombre et la nature des biens culturels classés en Algérie nous permet une lecture quantitative mais aussi une appréciation des orientations culturelles de ce qui forme le patrimoine national, et dans quelle proportion le patrimoine industriel est-il représenté? Initiée par Benkari (2003), l’analyse statistique et comparative du processus de classement trente ans avant et après l’indépendance, souligne la dynamique des politiques patrimoniales et l’évolution du classement des monuments et sites historiques. Limitée entre 1926 et 1998 nous avons étendu la période étudiée jusqu’à nos jours.

En effet, le classement national des monuments historiques en Algérie indépendante démontre une volonté politique de corriger la tendance coloniale et d’affirmer une certaine identité culturelle, qui serait basée essentiellement sur les deux périodes historiques médiévale et moderne.

Figure 1

Classements des biens culturels en Algérie selon les périodes historiques (1926-2020)[1]

Classements des biens culturels en Algérie selon les périodes historiques (1926-2020)1

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Le patrimoine contemporain ne représente qu’une faible proportion des biens culturels classés. Une grande partie des biens bâtis sont protégés car ils représentent les lieux de résistance populaire en lien avec la guerre d’indépendance. L’héritage industriel algérien s’inscrit dans la période entre les XIXe et XXe siècles, une période historiquement controversée qui est difficilement acceptée par l’administration culturelle algérienne. Nous ne comptons que trois édifices classés monuments historiques ayant un caractère industriel[2], ce qui démontre clairement la marginalisation de ce patrimoine.

Notons aussi que la répartition géographique des biens industriels classés monuments historiques, ne reflète pas le nombre considérable des installations industrielles construites dans les villes côtières. À titre d’exemple, la région de Bône comptait, en plus des unités industrielles, des coopératives, des caves agricoles, et des exploitations et villages miniers. Cette exclusion de l’héritage industriel, ou du moins sa faible reconnaissance par les instances culturelles algériennes, renvoie-t-elle à sa méconnaissance et à l’incapacité de définir l’étendue de son importance sur la formation de la société, de l’économie et de l’industrie contemporaine?

Pour tenter de répondre à cette première question, nous nous focaliserons sur la région Est du pays, la ville d’Annaba et son arrière-pays, telle qu’elle était définie autrefois par la région coloniale. Nous explorerons quelques facettes de son passé industriel sous l’angle des différentes mutations. Par extension, cela nous amènera à analyser les causes de sa non-patrimonialisation.

Saisir les particularités de l’industrialisation coloniale par le biais des mutations, sociales, économiques et techniques.

Aspects sociaux

Du khemassa a la coopérative agricole

Traditionnellement, dans les exploitations agricoles familiales, on partageait la récolte en cinq. D’un côté, les propriétaires cheik ou caïd prenaient les quatre cinquièmes (4/5), et les khammès[3] recevaient un cinquième (1/5) de la récolte. L’armée française remplaça cet ordre ancien par des fermes et jardins modèles cultivés pour offrir aux premiers colons des échantillons de cultures européennes. Une fois mises en enchère, ces exploitations militaires revenaient aux colons. Le passage à la coopération agricole n’est advenu qu’après la restructuration de l’économie agraire selon le modèle capitaliste. L’union agricole de l’Est concrétisa l’approche industrielle menée par les coopératives[4] agricoles, remplaça les mesures individuelles des colons et des autochtones, et restructura le travail agricole.

L’Union agricole de l’Est était un organisme-modèle qui vit jour à Bône en avril 1921 (Bouveresse 2008 : 389). La puissante association regroupa la récolte des planteurs dans plusieurs coopératives. Elle dominait alors le travail associatif, vendait toute la récolte à la Régie française et aux marchés étrangers, et proposait aux métayers locaux une politique de standardisation et une orientation collective nouvelle. Ainsi, les terres fertiles à blé dans la plaine d’Annaba étaient converties pour les cultures industrielles.

Des Gourbis aux maisons européennes

À la diversité des cultures industrielles correspondait une diversité dans la main-d’oeuvre. Khammès et khaddars pour le secteur de tabac, ouvriers agricoles travaillaient aux vignes et céréales, éleveurs et démascleurs pour les forêts de liège (Musard 2018 : 250), tous étaient plus ou moins nomades et plus ou moins sédentaires, (Bernard et Douté 1917 : 219-228). La culture semi-pastorale les fixait brièvement au sol, d’où le caractère provisoire des habitations rudimentaires faites de branchages et de terre sèche.

En revanche, pour les Européens, l’adoption de la loi « loucheur 1928 » leur facilitait les modalités de financement pour des habitations bon marché. L’Union propriétaire des lotissements de plusieurs hectares (Louis 1935 : 7) s’est lancée dans la construction d’immeubles et maisons individuelles, et ainsi furent édifiés des villas et immeubles à étages pour les employés européens (Munck 1955 : 169-170).

Simultanément, dans le secteur minier, les réalisations sociales profitables pour les Algériens évoluaient en parallèle avec le niveau de mécanisation. Pour les mines d’Ain Mokra, la faible mécanisation de l’époque ne permettait pas un programme de logement pour les ouvriers autochtones. Plus au sud, pour les mines d’Ouenza et de Kouif, depuis les années 1920, les villages miniers ont connu un développement constant, l’intégration des Autochtones aux logements décents était timide même après les investissements importants suite à la Deuxième Guerre mondiale (Berrahail 2014 : 89-90).

En effet, la construction des logements était réservée aux Européens, villas pour les cadres et des maisons de moindre importance pour les agents de maitrise. La division socio-professionnelle était avérée en comparant les logements européens aux abris rudimentaires proposés aux mineurs maghrébins et autochtones qui, non loin des ateliers et garages, habitaient dans des « gourbis » surpeuplés (Amrani 2014 : 2).

En d’autres termes, pour les entreprises agricoles et minières de l’époque, les Autochtones représentaient une main-d’oeuvre abondante, sous-qualifiée et bon marché, qui ne justifiait pas une élévation du niveau de vie qu’à titre accessoire.

Des madrasas aux fermes-écoles

Parmi les voies spécifiques d’implantation de la nouvelle instruction - en adéquation avec la demande de l’industrie agricole- les centres de formation et les fermes-écoles représentèrent le « modèle » d’agriculture favorable à l’industrialisation. Les jeunes agriculteurs reçurent une instruction essentiellement pratique pour les travaux de la ferme (Abou El Maaty 2007 : 2). Les fermes-écoles expérimentales de Guelma et de la Calle, étaient une première Africaine, elles s’inscrivirent dans une vision politique de formation pour la réforme de l’agriculture locale destinée principalement aux populations colonisées.

L’apprentissage s’effectuait sous les instructions des chefs de cultures, les fils des paysans algériens étaient « armés, non pour faire des chefs d’atelier ou même des ouvriers spécialisés, mais seulement de simples ouvriers susceptibles de rendre les services que l’on demande à un artisan » (Mussard 2018 : 251-258). Telles étaient les limites d’une éducation définies par l’administrateur de la commune mixte de la Calle[5] M. Zevaco, une instruction restreinte au cadre étriqué du paysannat agricole.

Aspects techniques

Les sociétés minières source du développement ferroviaire

La compagnie minière Mokta el Hadid était à l’origine des voies ferrées électrifiées de la région. Le trafic intense supportait le coût des installations, et la centrale thermique du port alimentait le réseau avec la puissance nécessaire. La première ligne minière électrifiée en Algérie était sur la ligne Ouenza-Boukhadra-Bône, prolongée ensuite jusqu’au gisement de phosphates du Kouif : « Cette prolongation de l’électrification jusqu’au Kouif, une des très rares électrifications ferroviaires coloniales postérieures au second conflit mondial » (Bouneau 2002 : 145). Les locomotives à courant continu utilisées pour ce réseau étaient une adaptation de la compagnie (PLM)[6] à la pointe des technologies de traction électrique de l’époque.

Loin d’être exhaustive, la concomitance du moins partielle entre les exploitations minières et le tracé de chemin fer électrifié conçu et élargi pour une exportation rapide des ressources minières, présente aussi la convenance des solutions technologiques adaptées à l’environnement nord-africain, et la traction électrique ajustée à la colonisation expose la dimension expérimentale de ces solutions.

Spécialisation technique des coopératives agricoles

La mécanisation et spécialisation des moyens de production étaient les points forts des coopératives agricoles. Les docks de la Tabacoop abritaient des techniques de production particulièrement axées sur les machines. Les installations mécaniques modernes des docks de triage à Mondovi et Bône étaient agencées aux chambres de fermentation, et équipées de machines spécialisées pour améliorer la suppression des moisissures et parasites (Chevalier 1927 : 540).

Figure 2

Docks Coopérative Tabacoop

Docks Coopérative Tabacoop
Photo de l’auteur

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À la poursuite d’un produit de qualité, pour les deux cultures industrielles les plus rependues dans la région de Bône, soit le tabac et le coton, les coopératives orientaient les planteurs à cultiver des variétés recherchées par les marchés étrangers. Les deux stations expérimentales à Barral pour le tabac et à Bou-Hamra pour le coton, approvisionnaient les planteurs de variétés présélectionnées. Le tabac Cabot[7], presque abandonné par les planteurs autochtones, était replanté pour sa convenance à l’exportation (Chevalier 1927 : 540-541). De même, les génétistes de l’institut de recherche cotonnière et textile « I.R.C.T » combinaient les semences de coton pour une fibre meilleure.

Les modes de séchage étaient une exclusivité technique de l’industrie du tabac. Entre 1923 et 1924, la station expérimentale de Barral était complétée par deux séchoirs, à fumée et à air chaud (Bernard 1931 : 444). En 1932, les séchoirs à roulettes, brevetés au nom de la Tabacoop, étaient la solution optimale pour les agriculteurs (Bertrand 1935 : 6). Non seulement le séchage, mais le recyclage des résidus invendables était innovant aussi. L’usine de sulfate de nicotines traitait sur place les parties défectueuses des feuilles séchées. L’extrait était un insecticide puissant très prisé par l’industrie agricole pour lutter contre les parasites.[8]

Le port de Bône, l’empreinte industrielle d’un port commercial

Lieu de la première liaison télégraphique transméditerranéenne (Figuier 1858 : 234), le port de Bône était destiné à relier l’Europe et l’Afrique. La situation privilégiée du port de Bône se reflétait non seulement sur l’infrastructure portuaire, mais la superstructure et l’outillage du port le positionnaient parmi les ports les plus modernes de l’époque[9]. Le matériel spécialisé garantissait le stockage, l’emballage et le conditionnement des récoltes sur place.

Pour les produits miniers, on disposait d’appareils mobiles d’embarquement et de stockage actionnés électriquement depuis la centrale thermique, hautement mécanisée et connectée par le réseau électrique de l’EGA (Électricité et Gaz d’Algérie). Le super-équipement portuaire était complété par la centrale thermique de Bône II, terminée en 1952. La centrale assurait l’alimentation de la première ligne ferroviaire de traction électrique entre le port et les mines de fer de l’Ouenza et de Boukhadra (Bouneau 2002 : 136-146).

Le développement de la ville et de son port étaient intimement liés depuis la conquête jusqu’à la spécialisation de ce dernier dans des activités d’écoulement des ressources naturelles. La composition de ses équipements semble faire avantager une orientation commerciale en lien avec les besoins des marchés internationaux plutôt qu’une projection industrielle régionale.

Transfert technologique

Même s’il y avait des techniques ancestrales employées par les agriculteurs algériens de l’époque, l’approche double, coloniale et industrielle, avait enrayé toute forme d’hybridation. Il semble que la nature des techniques agricoles aurait facilité l’éradication des usages anciens. Nous ne possédons pas d’exemples à l’échelle régionale, mais à l’échelle nationale, le développement de l’industrie agricole était accompagné par l’encadrement des institutions scientifiques de recherche et de formation, quasi inaccessible pour les Algériens (Bessaoud 1998 : 171-186). La consultation des archives de l’école d’agriculture algérienne fondée en 1905[10] illustre ce constat « elle avait formé au total plus de 1600 élèves et délivré 1340 diplômes d’ingénieurs… Elle n’avait toutefois formé que 5 ingénieurs d’origine algérienne qui furent les premiers cadres de l’agriculture ». Ainsi, l’interdit de qualification pour les algériens pose le problème de participation dans l’évolution des pratiques dans n’importe quel secteur, et confirme pour autant l’impossibilité de transfert technologique.

Figure 3

Silos coopératives du port d’Annaba

Silos coopératives du port d’Annaba
Photo de l’auteur

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Aspects économiques

Orientations industrielles conformes au pacte économique colonial.

La règle du pacte économique colonial était selon un schéma un peu simplifié : aux colonies, la fourniture de matières premières, et à la métropole, celle de produits préfabriqués (Marseille 1982 : 24). L’économie coloniale, incohérente selon P. Bernard[11], maintenait en impasse le problème du surpeuplement dépassant l’augmentation de la production agricole. En effet, sans amélioration des conditions matérielles des populations colonisées, les suppléments des revenus devenaient non mobilisables. De même, les fervents défenseurs de l’industrialisation, financiers et administratifs, considéraient inéluctable l’évolution des colonies. Une industrialisation locale permettrait d’augmenter la part des richesses inexploitées, assurait une main-d’oeuvre bon marché dans les régions surpeuplées, et éradiquerait de ce fait la misère dans laquelle vit la population colonisée. De l’autre côté, les adversaires de l’industrialisation (les « politiques ») contestaient le risque d’affaiblir les entreprises métropolitaines en les privant de débouchés.

Il apparaît que le legs industriel colonial est composé aussi des orientations stratégiques débattues depuis les années 1934 lors des conférences économiques de la France métropolitaine et d’Outre-Mer, jusqu’aux accords d’Évian en 1962, en passant par les propositions de la commission des réformes économiques musulmanes (1944). Les projets concrétisés du plan de Constantine (1958) en sont la preuve. À titre d’exemple, citons la mise en exploitation en 1969 du complexe sidérurgique d’El Hadjar à Annaba au même endroit suggéré par le plan de Constantine, non loin des confins tunisiens (Zouache 2012 : 12-16).

La caractéristique économique de la région de Bône.

Nombreux ont été les économistes qui ont étudié l’économie algérienne dans son ensemble. Néanmoins, l’analyse approfondie de l’économie régionale restait une approche singulière, et à ce titre, la monographie de l’économie bônoise réalisée en 1959 par R. Dumoulin est d’une importance capitale pour contextualiser et préciser les caractéristiques économiques de la région.

L’analyse détaillée de l’économie bônoise renvoie, d’après Dumoulin, à une série de décalages entre les Européens (élite dominante économiquement) et les autochtones (masse dominante démographiquement) : il qualifia l’économie bônoise d’« asymétrique ». Différente des économies sous-développées et coloniales, ce caractère asymétrique était identifié par trois indicateurs : le niveau de vie des populations, le degré d’exploitation des ressources naturelles et l’importance des capitaux d’investissement.

D’abord, le niveau de vie des autochtones était étonnamment bas comparé à celui des Européens : « le revenu individuel moyen de l’agriculteur européen était en 1954 trente-cinq fois plus élevé que celui de l’agriculteur autochtone et que le revenu moyen de la famille européenne dépassait de huit fois celui de la famille musulmane » (Bonin 2009 : 222). Ensuite, pour l’exploitation des ressources naturelles, à la différence d’une économie sous-développée où les richesses naturelles restaient inexploitées, les richesses connues de la région étaient exploitées et la polyculture connaît un début d’industrialisation. Enfin, les capitaux indispensables pour l’investissement étaient cruellement absents dans les pays sous-développés avec des espaces économiques nettement séparés entre colonie et métropole. À Bône, les capitaux investis par les Européens dépendaient de la métropole, ils sont quasiment intégrés dans son espace économique.

Il en résulte de la conjonction des différents niveaux de l’empreinte asymétrique un triple décalage. Premièrement sociologique, par la coexistence de deux sociétés vivant en quasi-autarcie, deuxièmement économique, par des écarts de revenus démesurés entre demandeurs et créateurs de richesses, et troisièmement démographique, par la disproportion numérique des deux strates. En outre, les pratiques industrielles ont rapidement accentué le décalage en développant les secteurs rentables au regard des autres secteurs économiques (Tomas 1977 : 31).

Les raisons de non-patrimonialisation de l’héritage industriel algérien.

Redécoupage territorial

L’Algérie a connu une succession de réorganisations territoriales. Les plus remarquables étaient les réformes de 1963 à la veille de l’indépendance, suivis par les premier et second redécoupages territoriaux de 1974 et 1984. Entre les trois remaniements territoriaux, les motivations diffèrent de peu. L’objectif global était de pallier les effets néfastes des distorsions économiques, techniques et urbaines entre les communes de plein exercice (CPE), et de développer et favoriser par la présence des centres urbains les communes mixtes quasi arides, enclavées et non viabilisées (Raham 2003 : 35-39).

En effet, le tissu industriel algérien était composé du fait de l’implantation des entreprises en trois zones. La première était formée par les industries coloniales implantées dans la zone urbaine ou périurbaine, donc autour des communes de plein exercice. Les noyaux coloniaux étaient renforcés par la deuxième zone autour des villes portuaires entre 1967-1972, alors que 80% des usines nouvelles y étaient installées (Mutin 1980 : 9). La dernière implantation, les installations récentes, formaient des zones industrielles isolées dans les terrains agricoles des anciennes communes mixtes, des terrains récupérés après nationalisation des biens vacants autogérés, devenus dysfonctionnels et déficitaires suite à l’attraction permanente de la main-d’oeuvre vers l’industrie.

Réorientations de stratégies industrielles.

Pour l’Algérie indépendante, le choix d’une stratégie de développement industriel basé sur l’entreprise d’État était à la fois un produit du legs colonial et une réaction contre celui-ci.

L’autoritarisme étatique était la solution pour rattraper le retard d’industrialisation et conquérir l’indépendance économique. L’État était l’acteur majeur d’une industrialisation rapide, pour remplacer la désertion des exploitations agricoles et des entreprises. L’absence de capital humain qualifié, d’une élite économique et d’un système bancaire solide, obligea l’État algérien à instaurer des réformes d’urgence. Ainsi, l’autogestion fut appliquée pour les biens vacants, un système inspiré des idéologies socialistes supposant une participation active des ouvriers dans la gestion des entreprises.

L’autogestion a cédé la place au nationalisme, qui a été remplacé dans les années 1980-1990 par la privatisation et l’ouverture au marché international. Les interventions variées de l’État algérien pour supprimer le déséquilibre colonial sur le plan industriel et agraire n’ont pas vraiment changé la donne. Le recours à la rente pétrolière et l’urbanisation avaient, certes, modifié la particularité rurale de l’économie algérienne, mais la destination et la structure des échanges économiques demeuraient inchangés, sur la même ligne dessinée en prolongeant la tendance d’avant l’indépendance.

Manifestement, la conjonction entre les remaniements territoriaux successifs et la combinaison de la trame industrielle avaient contribué directement à la restructuration des noyaux industriels coloniaux d’un côté, mais de l’autre cela a conduit à abandonner les exploitations agricoles autogérées.

Inadéquation du cadre juridique.

Les institutions culturelles algériennes sont équipées d’un appareil juridique en faveur du patrimoine, l’ordonnance 67-281 de 1967, relative aux fouilles et à la protection des monuments et sites historiques et naturels. Elle était inspirée de la législation française et son texte a posé les fondements de la politique algérienne en matière de protection du patrimoine.

L’ordonnance était maintenue et complétée par la loi 98-04 qui introduisit la notion de secteur sauvegardé en plus des mesures spécifiques de protection des biens immobiliers, exprimé par le classement et l’inscription sur l’inventaire supplémentaire. La loi 98-04 a accentué le penchant politique de rupture avec le passé récent, son adoption néglige la définition des ensembles urbains ou ruraux des XIXe et XXe siècles. Pour A. Boussad : « l’omission – volontaire ou involontaire – du patrimoine produit durant les XIXe et XXe siècles est sûrement le résultat d’une tendance cherchant à évacuer le souvenir de la domination française » (Boussad 2005).

Les Biens culturels immobiliers des XIXe et XXe siècles, classés monuments historiques, inscrits sur la liste des biens culturels et/ou sur l’inventaire pour l’ancienne région de Bône actuellement les wilayas de : Tébessa, Skikda, Annaba, Guelma, El Tarf, Souk Ahras[12].

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Le tableau ci-dessus montre la quasi-absence des biens contemporains dans la liste des monuments classés ou inscrits sur l’inventaire supplémentaire, le seul monument historique étant classé à une date antérieure à l’indépendance. Pour la région de Bône, l’héritage urbain des villes d’Annaba et de Souk-Ahras n’est pas sur les listes du ministère de la culture, et des édifices symboliques pour l’histoire et les développements urbains et architecturaux de la région sont tout simplement absents.

Les critères de sélection pour les objets classés patrimoine national sont étroitement liés au critères historiques. Pour les bâtisses de moindre valeur inscrites sur la liste d’inventaire supplémentaire, les critères historiques, archéologiques, scientifiques, ethnographiques, artistiques et culturels justifient l’inscription. En ce qui concerne les outils d’aménagement du territoire, le schéma directeur des zones archéologiques et historiques prescrit que le bâti colonial ne peut être classé monument historique, mais si les biens démontrent un intérêt architectural certain, ils seront relégués à l’inventaire supplémentaire.

Il est ainsi clairement établi que la référence patrimoniale est définie par la scission avec l’histoire coloniale. Réduit à des objets immobiliers anodins le legs des deux derniers siècles n’a, au regard des décideurs, aucun attribut artistique ou esthétique sauf une valeur historique négative. Le legs industriel appartient à une période négligée par les orientations législatives et les recommandations du schéma d’aménagement culturel. Difficilement intégrable dans les listes supplémentaires, l’héritage industriel se trouve alors évalué à tort par une série de critères incompatibles avec ces spécifiés typologiques et son étendue territoriale. De plus, la position urbaine ou périurbaine des installations industrielles coloniales les déclassent, comparativement aux édifices administratifs aux façades néoclassiques si le jugement se porte sur le critère esthétique.

C’est la valeur utilitaire des exploitations autogérées et des industries nationalisées qui avaient garanti leur sauvegarde auparavant, du moins, une surutilisation des biens, ou une affectation inadéquate était préférable à l’abondons (Levantale 1969 : 53). L’exemple des docks de la coopérative industrielle agricole TABACOOP est révélateur de l’entretien passif du cadre bâti pour donner suite aux changements d’affection. Nationalisé en 1966, exploité ensuite par le coopératif agricole multiservice « CARSCI », la machinerie vendue en 1974, la coopérative était investie par des activités commerciales et un conglomérat de petites coopératives (Gueroui 2014 : 380).

Conclusion

L’héritage industriel algérien est responsable de mutations multiples. Sur le plan social, il a bouleversé le mode de travail ancestral, changé les lieux et modes d’habitation des autochtones, et les pratiques d’instruction et objectifs de formation ont été aussi transformés. Sur le plan des techniques industrielles, l’expérimentation et l’adaptation du transport ferroviaire à la topographie ont conduit à l’adoption rapide de nouveaux modes de traction électrique. La spécialisation des cultures a favorisé la création de nouvelles essences, mais toutefois, l’interdit de qualification aux Algériens a considérablement réduit leur participation dans l’évolution des techniques sans l’annuler complètement, car ils représentaient une main-d’oeuvre dévouée avec un savoir-faire authentique.

La dimension économique était au coeur du projet industriel colonial, l’exportation des matières premières à prix élevé et l’importation des produits manufacturés à prix plus élevé était le pacte, qui a ossifié les choix stratégiques de l’industrie algérienne pendant et après la colonisation. L’asymétrie des revenus et des niveaux de vie, était la principale caractéristique de l’économie algérienne, une économie commanditée par une exploitation étrangère aux intérêts locaux.

Il est clairement établi que l’héritage industriel colonial est quasiment absent dans les listes des institutions culturelles algériennes. Il n’est représenté qu’accessoirement par le lien de quelques sites industriels avec la guerre d’indépendance. Appartenant à une période récente, il n’est pas la priorité de la législation culturelle. En plus d’être mal représenté, l’héritage industriel est mal évalué par des critères génériques, incompatibles avec ces spécificités esthétiques, typologiques et thématiques.

Le redécoupage territorial de l’Algérie indépendante a contribué à des niveaux différents à occulter l’étendue territoriale de cet héritage, et la suite des remaniements administratifs a rendu insaisissable l’ancien tissu industriel. Plus d’un siècle plus tard, le redécoupage territorial imbriqué aux réorientations industrielles successives, rendent quasi indéchiffrable le lien entre les premières exploitations minières et les usines récentes.

Ainsi, il nous semble complexe de dissocier l’histoire coloniale du legs industriel, mais nous pensons aussi saisir une nuance logée dans la mémoire ouvrière algérienne qui a contribué d’une manière effective à bâtir l’histoire du pays avant et après l’indépendance. Alors, négliger l’héritage industriel colonial n’est-il pas aussi oublier la participation des Algériens dans sa construction?

Enfin, nous espérons que la volonté de diversification économique et l’ouverture au tourisme culturel donnent une forme d’hybridation identitaire suivie par une adaptation juridique et institutionnelle pour la patrimonialisation d’au moins une partie de ce legs industriel.