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L’ouvrage collectif « Les confins du patrimoine[1] », que j’ai codirigé avec Martin Drouin et Lucie K. Morisset, tous deux professeurs à l’Université du Québec à Montréal, fait suite à un colloque qui s’était tenu en 2012 à Saint-Étienne dans le cadre des Entretiens Jacques Cartier[2]Les conceptions du patrimoine. Notre idée de départ est née de discussions tenues dans un café de Montréal à propos des difficultés de traduire précisément le mot français « patrimoine » en anglais. De là est né le projet de confronter les différentes conceptions du patrimoine qui existaient ou s’affrontaient dans différentes parties du monde alors que la notion de patrimoine prenait une dimension internationale considérable, en particulier sous les auspices de l’UNESCO[3]. Quelques mois avant le colloque de Saint-Étienne, un autre colloque se tenait à Evora, au Portugal, sur une thématique proche, Les vocabulaires locaux du patrimoine, auquel les responsables du colloque stéphanois ont également participé. Il donna naissance à un ouvrage éponyme qui aborde également la question des conceptions nationales du patrimoine mais par un abord plus terminologique et linguistique (Bondaz, Graezer Bideau, Isnart et Leblon 2014). Le parti que nous avons pris dans cet ouvrage – qui peut être lu au demeurant comme complémentaire au précédent – est au final un peu décalé par rapport au programme d’origine du colloque. La lecture des articles reçus et retenus nous a convaincu de l’intérêt qu’il y avait à exposer la grande variété des manières de faire patrimoine, au-delà de modèles nationaux mais sans les nier, en privilégiant l’analyse des tensions qui existent dans des contextes territoriaux, politiques et culturels. Il apparait au final que la compréhension des situations patrimoniales importe autant, sinon parfois plus, que les politiques patrimoniales conduites par les États ou les organisations internationales. C’est par ces confins qu’impose le terrain et par ses hybridations transnationales que les conceptions du patrimoine bougent, évoluent, deviennent parfois plus labiles et démocratiques. Cependant les nations conservent toute leur place dans les politiques patrimoniales et c’est généralement vis- vis de ces conceptions nationales que les conceptions alternatives voient le jour.

Des modèles institutionnels à interroger

L’anglais heritage, issu du mot français héritage a un sens un peu décalé vis-à-vis du français patrimoine. Étymologiquement, mais aussi dans le droit anglais, il ne désigne pas les biens hérités (plutôt exprimés par le terme de legacy), à l’inverse du français patrimoine. Ajoutons qu’il y a dans « patrimoine » une référence à une filiation masculine, suivant le droit romain dont il est issu (un bien hérité du par filiation paternelle) qui n’existe pas dans le heritage anglais[4]. Pendant longtemps, les Français ont d’ailleurs préféré parler de « monuments historiques », de « collections » dans les musées, de « folklore » pour désigner les patrimoines populaires. Le patrimoine, c’était la « direction du patrimoine » du ministère de la Culture, créée en 1978[5], et ce n’est que dans les années 1990 que le mot s’est progressivement imposé, en particulier sous l’influence des sciences sociales. Pour reprendre une note ironique de l’ethnologue suisse Ellen Hertz (2002), ce mot patrimoine n’est pas sans évoquer la dimension éminemment paternelle et la nature de l’État français. Elle proposa pour sa part de lancer le terme de « matrimoine » pour insister sur la dimension de plus en plus sensible que prenait le patrimoine. Soulignons que c’est cette dimension plus sensible, plus sociale et moins institutionnelle qui sera largement prise en compte par les services de l’Inventaire national et surtout par les ethnologues de la mission du patrimoine ethnologique du ministère de la Culture, comme en témoignent plusieurs publications. Il faut retenir qu’en France, le patrimoine a longtemps été affaire d’État qui mis tout son savoir-faire administratif et politique pour l’encadrer par la loi et la formation des professionnels. La définition du patrimoine a ainsi longtemps été un travail d’experts et d’institutions étatiques, dans la voie tracée par Prosper Mérimée, premier inspecteur général des Monuments historiques du premier ministre Guizot en 1834. Le rôle dévolu au patrimoine – le mot n’est alors pas encore utilisé pour signifier le patrimoine culturel – est alors de signifier sur le territoire national l’histoire commune et le « génie national » à travers des monuments historiques, ou dans des musées dont les collections sont également « contrôlées »[6] par les services de l’État.

La conception britannique participe d’un même souci de construction nationale, mais elle a donné plus de poids à des institutions privées, sur le mode du National Trust[7] créé en 1895 et qui est le deuxième propriétaire foncier du royaume, après la reine. Elle est plus esthétique, accordant une place importante aux sites et aux paysages, profondément marquée par l’influence de l’artiste et critique d’art John Ruskin, passionné d’architecture, particulièrement par le mouvement du Gothic Revival. Elle a également prolongé l’empreinte foncière de l’aristocratie sur le territoire jusqu’à aujourd’hui, comme l’a montré Laurajane Smith (2006) en travaillant sur les « maisons de campagne » anglaises. Il faut également évoquer ici la tradition germanique des Volkstunde, très présente dans l’est et le centre de l’Europe[8]. Celle-ci prend ses origines dans la Philosophie de l’histoire de Herder qui a défendu dès la fin du XVIIIe siècle une conception différentialiste de la culture et du patrimoine fondée sur la reconnaissance des cultures populaires locales que le philosophe, précurseur du romantisme, jugeait mises en danger par l’universalisme des Lumières françaises.

Ce que montre cette rapide comparaison entre les deux grandes traditions nationales c’est que le patrimoine est d’emblée une affaire d’administration et de pouvoir. Français et Britanniques ont influencé avec plus ou moins de force les conceptions nationales du patrimoine qui ont accompagné la fin de leur emprise coloniale, en Afrique, comme nous le verrons, dans les Caraïbes, au Canada, en Orient. D’autres conceptions du patrimoine existent cependant qui ont trouvé leurs sources dans d’autres traditions esthétiques, historiques et philosophiques comme en Extrême-Orient; d’autres encore ont tenté de marier les modes occidentaux de la patrimonialisation avec leurs propres traditions culturelles, comme on peut le voir dans les pays de culture arabo-musulmane qui ont cherché à marier les modèles occidentaux avec le Turath[9] arabe, tradition religieuse qui peut être étendue aux biens culturels matériels et immatériels (El-Fihail 2014). Plus près de nous, en Europe même, et dans nos propres pays, des conceptions différentes du patrimoine ont également pu se développer, de manière complémentaire aux formes institutionnelles et canoniques de la patrimonialisation, voire parfois en s’y opposant. En France, on a trop souvent négligé la place prise par les associations patrimoniales qui ont joué un rôle important dans la sauvegarde d’édifices et de lieux négligés par les experts et l’administration culturelle (Glévarec et Saez 2002) ; on a aussi longtemps méprisé les « petits » musées d’arts et traditions populaires, souvent méconnus du ministère de la culture et des grandes institutions muséales. En Angleterre le courant intellectuel et politique des Cultural Studies a défendu dès les années 1970, derrière l’historien marxiste du monde ouvrier Raphael Samuel (1994), le recueil des mémoires ouvrières afin de construire une alternative patrimoniale populaire à ce que l’archéologue australienne Laurajane Smith a qualifié de « Authorised Heritage Discourse » (AHD) porté par les classes dominantes (2006).

Vers des politiques de la reconnaissance

On le voit, la notion de patrimoine est plus diverse qu’on le pense souvent depuis sa propre « chapelle » patrimoniale. Depuis déjà des décennies des alternatives existent au patrimoine institutionnel, mais elles sont restées longtemps subalternes. Aujourd’hui, la situation s’est complexifiée : nous ne sommes pas tant dans une opposition entre un patrimoine « par le haut » auquel s’opposerait un patrimoine « par le bas », mais dans des hybridations qui rendent compte de la richesse et de la variété des situations. Le patrimoine se détermine également par ses « confins ». Le « coeur » institutionnel et national du patrimoine, cet AHD dont parle Laurajane Smith n’a pas disparu, loin de là, mais il est dorénavant une situation patrimoniale parmi d’autres, parfois dominatrice comme aujourd’hui en Turquie (Girard 2014; Girard 2015), parfois plus marginale. Cette idée que le centre pourrait se définir par les périphéries n’est pas nouvelle dans les sciences sociales. Nous nous inspirons là d’une idée bien connue des anthropologues depuis les travaux de Fredrik Barth (1969) qui a montré que la construction des identités des communautés ethniques se négociait continument par leurs frontières et les tensions avec l’altérité. Pour comprendre ce qu’est le patrimoine aujourd’hui, il faut voir comment on le construit en discutant sans cesse où il commence et où il se termine. Le patrimoine se négocie, s’argumente, il est objet de débats, de controverses, de stratégies de pourrissement pouvant conduire jusqu’à son déclassement, en dépit des expertises scientifiques comme le montre Thierry Bonnot à propos du lavoir à charbon des Chavannes à Montceau-les-Mines. Il est relationnel parce qu’il met en relation des individus entre eux et des individus avec les non humains, qu’ils soient vivants ou non vivants, par exemple les vestiges de l’activité productive du capitalisme industriel ou la cuisine japonaise inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. À travers ses traces, y compris ses traces figurées et numériques, le patrimoine relie les temporalités et nous permet d’imaginer d’autres mondes ou des mondes passés. Il est aussi relationnel parce qu’il est une interrogation permanente sur ce qui nous définit en tant que groupe et sur la nature de nos attachements.

Ces autres approches du patrimoine sont portées par le mouvement des sociétés occidentales qui de « crises » en « crises » depuis les années 1970 voient les modes de production du capitalisme industriel être bouleversés, les « grands récits », y compris les récits nationaux, qui portaient le collectif perdre du sens, les mondes ruraux abandonner la « tradition » à laquelle on les rattachait souvent, devant les migrations et les repeuplements par des urbains porteurs de nouvelles idées et de nouvelles pratiques de consommation. Depuis 10 à 15 ans, de nouveaux bouleversements touchent le patrimoine alors que les anciens continuent de faire leurs effets : c’est la « révolution numérique » qui transforme notre rapport à la matérialité du patrimoine et bouleverse la démocratisation culturelle, c’est la diffusion hors des pays « développés » de la vague patrimoniale sur fond de tourisme et d’extension du capitalisme à de nouveaux objets, ce sont les « flux » de la mondialisation qui touchent autant les imaginaires patrimoniaux que les flux de touristes ou les actions des ONG.

Dans ce contexte, on assiste à ce que l’anthropologue Sarah Rojon qualifie dans ces pages de « dépatternisation » du patrimoine, mêlant dans ce néologisme l’affaiblissement du modèle « paternel » que nous évoquions et la remise en cause des modèles « patterns » institutionnels. Travaillant sur les anciennes villes industrielles de Swansea, Pays de Galles, et Saint-Étienne, France, elle propose de dorénavant « s’éloigner du GLAM[10] » pour comprendre ce qu’est le patrimoine, afin de saisir sa dimension « désirante » motivée par notre désir de nous créer nos propres héritages et de « prendre pied dans l’histoire ». Il s’agit de chacun de nous, mais surtout des nouvelles communautés patrimoniales plus ou moins éphémères dans lesquelles nous nous inscrivons par les mots écrits, par la parole, par l’engagement, par l’affichage y compris sur nos sites personnels sur Twitter ou Instagram. Les confins n’ont en fait pas de limite : patrimonialiser n’est plus sélectionner des objets remarquables qu’on souhaite protéger pour les transmettre ; patrimonialiser c’est porter un regard sur le monde, c’est une façon de vivre et de l’habiter nous disent Macarena Hernandez-Ramirez et Esteban Ruiz-Ballesteros, s’appuyant sur leurs divers terrains espagnols, des paysages miniers à l’alimentation, des sites protégés aux restes archéologiques. La question n’est pas de savoir ce qui peut ou non être patrimonialisé, tout pouvant l’être dorénavant, elle est celle de savoir ce qui se joue dans la patrimonialisation de notre environnement. Partant du point de vue des consommateurs de patrimoine, les auteurs montrent que le patrimoine révèle comment s’articulent nos relations avec des objets et avec d’autres gens. On ne peut plus aujourd’hui penser le patrimoine hors du marché – ce que Luc Boltanski et Arnaud Esquerre (2017) montrent également avec la notion d’enrichissement à laquelle il est étroitement associé – et hors de son appropriation par les gens, et non plus par les seuls « publics » de la culture. La consommation patrimoniale laisse une large place à notre subjectivité, comme tout autre acte de consommation, parce que les objets patrimoniaux relèvent d’un « marché » qui leur octroie de la valeur là où il n’y en avait pas, ou moins ; c’est l’acte qui donne sa valeur à l’objet alors que l’inverse a longtemps été attendu quand le patrimoine relevait d’un processus de reconnaissance experte et de protection institutionnelle.

L’histoire et les identités culturelles ne sont pas pour autant absentes de la patrimonialisation

Depatternisation, déclassement et consommation patrimoniale pourraient laisser croire que le lien entre le patrimoine et les identités culturelles serait d’un autre temps. Le patrimoine est de plus en plus visible et présent dans notre vie quotidienne mais ses nouvelles formes ne recouvrent pas pour autant les modes plus anciens de patrimonialisation mobilisés pour signifier la nation ou la communauté. L’étude de deux peintres corses que présente Pierre Bertoncini illustre bien cette tension entre un patrimoine de l’intimité porté par des individus qui reconnaissent la valeur de l’oeuvre de l’un des leurs et se la transmettent, et un patrimoine plus institutionnel qui passe par l’expertise et la reconnaissance publique. Le premier s’exprime par un mot, casale. Il est attaché à la maison, la casa, d’où une famille tire son nom. Le deuxième, patrimoniu, est ce qui est transmis par les pères et peut être étendu, comme en français, à un bien collectif. L’oeuvre de Joseph Bertoncini, peintre amateur pourtant prolifique, ne dépassa jamais le casale, conservée par ses proches ; celle de Jean-Baptiste Bassoul, élève des beaux-arts qui exposa à plusieurs reprises en Corse et sur le continent, a été intégrée au patrimoniu, après sa mort, quand il s’est agit de trouver des figures d’artistes représentant l’identité culturelle de l’ile à mesure que son statut d’autonomie politique s’est affirmé à partir des années 1980. C’est par l’action publique et politique de quelques militants que son oeuvre s’est trouvée élevée au rang de patrimoniu corse.

C’est, entre autres choses, par les musées que la Catalogne et le Pays Basque affirment leurs revendications nationales dans le cadre de l’Espagne contemporaine. Les musées expriment, exposent, mais aussi contribuent à « inventer » les identités nationales. Ainsi en Espagne les musées nationaux basques et catalans opposent-ils leur discours à celui des musées nationaux espagnols. Les conflits politiques entre les régions autonomes et l’État central se répercutent dans leurs musées, même quand ils semblent privilégier l’exposition de la modernité sur celle de leurs traditions culturelles. Ainsi, ce sont les musées d’art ou d’histoire, avant les musées d’ethnologie, qui sont privilégiés au détriment des musées d’ethnologie trop liées aux cultures populaires. Apparait ainsi une tension forte entre les grands centres urbains qui s’affichent dans la mondialisation, et les territoires dont les musées d’identité n’ont qu’une place secondaire dans les politiques culturelles. Cette tension entre un centre qui entend dicter sa loi patrimoniale et des périphéries qui n’entendent pas se faire dicter leur patrimoine se voit également au Cameroun étudié par Isidore Pascal Ndjock Nyobe. Qu’est ce qui « fait patrimoine » au Cameroun, et plus largement dans les anciennes colonies françaises? Le colonisateur, après avoir dépossédé le pays d’une bonne partie des traces de son histoire et de sa culture, a multiplié les « petits musées » sur le territoire en promouvant un art indigène fidèle à sa tradition formelle. Il va imposer, un savoir patrimonial qui lui convient, par exemple en morcelant les patrimoines et en sélectionnant les pratiques, moments d’histoire ou traditions qui ne risquaient pas de porter atteinte à son pouvoir. Les gouvernements qui suivront l’indépendance ne remettront pas en cause cette conception coloniale du patrimoine. En 1988 un musée national a ouvert reprenant le contenu des musées coloniaux avec leurs catégories exacerbant les cultures tribales et effaçant largement la période coloniale, y compris la guerre d’indépendance. Cette conception centralisée du patrimoine est remise en cause par les nouveaux acteurs associatif qui émergent après une relative libéralisation du régime et dès les années 1990 l’État camerounais doit accepter de les entendre bien qu’ils défendent une conception plus folklorisante que réellement alternative du patrimoine. Parmi elles, malgré tout, quelques initiatives émergent à Douala, porte d’entrée ancienne du pays vers l’extérieur, alliant patrimoine, création contemporaine et revendication politique, laissant ainsi ouverte la proposition d’un patrimoine moins monolithique.

Va-et-vient transnationaux

Après l’accident nucléaire de Fukushima, le Japon décida de présenter la candidature de son art culinaire, le Whashoku, sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité (PCI) de l’UNESCO. Pour la première fois de sa riche histoire patrimoniale le Japon, qui fut le premier pays au monde à légiférer sur la protection de son patrimoine culturel immatériel, en 1954, alla prendre conseil à l’étranger, en l’occurrence en France qui venait d’obtenir l’inscription du Repas gastronomique des Français sur cette liste. Son administration fit alors évoluer son approche du patrimoine en l’ouvrant aux principes défendus par l’UNESCO, autorisant ainsi la possibilité d’un réexamen des conceptions officielles du patrimoine, ce qui constituait selon Shun Nakayama un « véritable défi » pour elle. Cette plasticité des conceptions du patrimoine quand elles doivent s’adapter aux situations concrètes dans lesquelles on le mobilise est aussi ce qu’a rencontré Jérôme Souty à Rio de Janeiro. À l’occasion de la « mise en culture » de son ancien port industriel Porto Maravilha, un quartier populaire et autrefois port d’entrée des esclaves dans le pays, la municipalité a engagé un vaste programme de valorisation du patrimoine destiné à favoriser le tourisme et la gentrification du quartier au moment où le Brésil se préparait à accueillir la coupe du monde de football et les Jeux Olympiques. On retrouve ici le schéma du marketing urbain international qui a été appliqué dans de nombreuse grandes villes du monde depuis trois ou quatre décennies. Malgré un affichage prétendument consensuel, les conséquences sociales de ce programme sont évacuées, ainsi que les aspects sombres de l’histoire et de la mémoire locale, au bénéfice de la protection de bâtiments historiques, de la « folklorisation » de certains quartiers et de la spectularisation de certains paysages. Cependant, comme à Douala, des initiatives d’habitants voient le jour qui proposent une lecture différente du patrimoine local, mettant en valeur l’imaginaire des lieux, la culture afro-brésilienne ou certaines traces matérielles de leur culture. Finalement en 2017 le « quai des esclaves » est inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, dans un apparent consensus qui cache cependant de nombreuses tensions plus ou moins refoulées.

Est-il possible d’unifier les conceptions du patrimoine par-delà des frontières? L’UNESCO, avec la mise en place de l’inscription sur la liste du Patrimoine Culturel Immatériel a profondément modifié la donne (Internationale de l’Imaginaire 2012). Nous avons vu avec le cas du Japon que les critères et valeurs portées par l’organisation internationale pouvaient influer sur les conceptions nationales. Le Conseil de l’Europe, dès sa création en 1949, utilisa le patrimoine pour favoriser les échanges entre les nations européennes. Ont suivi divers textes et initiatives destinés à faire émerger un patrimoine européen, comme la création des Itinéraires culturels. Sur la possibilité d’un patrimoine européen, Marie Gaillard ne tranche finalement pas : le plus important, finalement, n’est-il pas que ces opérations transnationales qui peuvent aller de l’Espagne jusqu’en Ukraine instaurent un dialogue entre les pays, qu’ils fassent se confronter des conceptions nationales entre elles, et ces conceptions nationales avec celles des territoires? La notion de patrimoine européen fait réfléchir et demande de constants efforts de traduction, traduction entre les langues, traduction entre les disciplines mais aussi traduction des notions et des concepts pour approcher non pas un consensus, mais une compréhension partagée entre les acteurs mobilisés des divers pays traversés par un itinéraire.

Pour terminer, je dirai que le patrimoine n’est certes plus cette « institution planétaire » conçue depuis un modèle européen – voire français – qu’évoquait Françoise Choay en 1992 ; il n’est pas non plus cette « machinerie » souvent dénoncée, que ce soit en France ou en Grande Bretagne dès les années 1990. Si nous assistons à une « dissolution » des modèles anciens, y compris celui de « valeur universelle exceptionnelle » qui a guidé la politique de l’UNESCO nous dit Lucie Morisset en conclusion de l’ouvrage, c’est que le patrimoine n’est pas qu’un discours sur l’objet, le patrimoine convoque le sens même de nos sociétés. Si l’on peut admettre que la promotion du patrimoine « immatériel » accompagne son succès planétaire, il faut aussi voir qu’il donne de la valeur (économique, culturelle, sociale) à des choses qui paraissaient triviales et nous interpelle ainsi sur la validité de notre conception binaire du monde qui oppose matérialité et spiritualité. S’il s’est largement sécularisé en devenant produit de consommation, il conserve néanmoins une certaine dimension « sacrée ». S’il se déploie dans ses confins et semble tourner le dos aux procédures conduites par des instances de pouvoir, il interroge surtout la verticalité du politique plus qu’il ne la conteste vraiment. S’il connait un succès sans précédent qui pourrait laisser croire à son universalité, il est aussi un instrument de défense des singularités et d’expression des communautés, il produit du commun tout en activant les différences. Bref, interroger aujourd’hui le patrimoine dans ses confins, c’est s’interroger sur les transformations profondes de notre monde.