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Introduction. Communautés et gouvernance dans la réserve de biosphère La Selle

Le concept de communauté peut s’analyser à partir de trois composantes : l’espace ou la composante géographique et environnementale ; les acteurs ou la composante sociale et culturelle (groupes et individus dépositaires, gardiens de patrimoines[2] ou vivant à proximité d’un site patrimonial) ; et les institutions ou la composante économique[3].

Ici, l’espace, le lieu, réfère à la réserve de biosphère (RB) La Selle[4]. Celle-ci, déclarée depuis 2012, se situe au sud-est d’Haïti. Elle s’étend sur 377 mille hectares répartis sur douze municipalités de deux départements géographiques : l’Ouest et le Sud-Est. Elle héberge plusieurs sites de biodiversité[5] dont huit aires protégées[6]. La Selle est frontalière avec la réserve de biosphère Jaragua-Bahoruco-Enriquillo de la République Dominicaine. Une RB remplit trois fonctions dans trois zones interdépendantes : ces fonctions comprennent : i) la conservation (de la biodiversité, des sites et pratiques culturels) ; ii) la recherche/ production de connaissances et l’éducation à l’environnement ; et iii) le développement socioculturel et économique durable des communautés. Les trois zones se déclinent en aires centrales, zones tampons et zones de transition (Schaaf et Rodrigues 2016 : 20-22).

La deuxième dimension du concept de communauté renvoie ici aux personnes détentrices, gardiennes ou praticiennes du patrimoine, aux interactions de ces personnes entre elles et avec leurs milieux, ainsi qu’aux pratiques qui découlent de ces interactions. La RB La Selle héberge environ 477 mille habitants[7] en 2021, répartis sur 12 centres rurbains[8] et 36 sections communales. La sphère environnementale influence ou fait corps avec les modes de vie, les façons de vivre ensemble, les systèmes de valeurs, traditions, pratiques et croyances. Ces derniers matérialisent « l’esprit du lieu » et évoquent des « biocultures[9] ».

La troisième dimension, la sphère économique, renvoie aux conditions matérielles d’existence des communautés et aux institutions qui influencent ces conditions. La mise en cohérence et la régulation de ces trois composantes relèvent de la gouvernance. C’est la sphère politique (Jacquier 2011 : 33-48). En fait, ces dimensions (environnement, communauté/société, économie) constituent les piliers du développement durable[10].

Donc, la communauté réfère aux habitants d’une même localité – ou d’un même territoire (Gouëset et Hoffmann 2006 : 263-275) – circonscrite dans une section communale, laquelle constitue « la plus petite entité territoriale administrative » ou la collectivité territoriale de base[11]. Une communauté locale de La Selle compte environ 9500 habitants[12].

Suivant des données de terrain[13], les communautés locales de la RB La Selle ne sont ni socialement, ni économiquement homogènes. Il s’agit de catégories sociales moyennes et pauvres, surtout pauvres (Joachim 2014 : 166)[14]. L’explication de cette hétérogénéité tient aux moyens économiques inégaux, aux croyances, intérêts, sensibilités politiques et aux niveaux de formation. Cependant, les habitants de ce lieu vivent dans les mêmes conditions matérielles d’existence. En référence à l’indice global de pauvreté multidimensionnelle (IPM) 2020[15], La Selle héberge des travailleurs journaliers, des éleveurs et agriculteurs sur des terres inhospitalières, dans des écosystèmes dégradés, des logements généralement abîmés, sans accès à l’eau potable (voire courante) ni à l’électricité ou aux structures d’assainissement. Les enfants ne mangent pas toujours à leur faim, ne vont pas à l’école ou fréquentent des écoles délabrées, peu équipées, sans accès aux technologies modernes ou aux services de santé de qualité. Les ménages vivent sous la menace de conflits, de violence, d’insécurité, de migrations, de catastrophes et de chocs. En 2020, la RB La Selle ne disposait toujours d’aucune structure de formation, de recherche ou de conservation et les infrastructures et alternatives socioéconomiques manquent (Deslorges 2018).

Au sein de cette précarité, les communautés vivent entourées de potentialités bioculturelles. Celles-ci comprennent des éléments ciblés par la Recommandation de l’UNESCO concernant la protection sur le plan national du patrimoine culturel et naturel[16] : grottes, monuments, bâti historique, zones topographiques, paysages culturels, monuments naturels, écosystèmes forestiers avec haut niveau d’endémisme, agroécosystèmes, systèmes côtiers et marins, milieux humides, etc. La Selle comporte également d’autres éléments listés dans la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de 2003 et celle de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles : traditions de musique, de danse, chants, contes, récits, croyances, artisanat, art, peinture, cuisine, médecine et savoir-faire traditionnels, manifestations culturelles diverses, événements (arts du spectacle, expositions, pratiques sociales), rituels et événements festifs (fêtes champêtres, rara[17], carnaval, par exemple) – ainsi que les instruments, objets, artefacts, équipements et espaces culturels qui leur sont associés. Conserver et mettre en valeur ces potentialités relève de la gouvernance, laquelle, d’après les analyses, a failli.

De la gouvernance en Haïti

D’une gouvernance centralisée et autoritaire...

La gouvernance est la démarche qui identifie qui, dans la communauté ou en dehors d’elle, détient l’autorité, la responsabilité et le devoir de rendre des comptes d’après le cadre légal et juridique en vigueur ou d’après les pratiques courantes (Brown et Hay-Edie 2014 : 15). Dans cette logique, la gouvernance conditionne les résultats aux niveaux social, culturel, environnemental et économique. Elle aide à déterminer les limites de la communauté locale ou d’un site bioculturel, les protocoles de gestion, les obligations des parties prenantes, la prévention des conflits, les types de mise en valeur durable des ressources écologiques, sociales, économiques et culturelles et la répartition équitable des « bénéfices ».

Haïti a surtout expérimenté une gouvernance centralisée et autoritaire, de la Constitution de 1801 à celle de 1983 (soit à travers plus de 20 lois constitutionnelles). Mais la présente étude aborde deux périodes : d’abord de 1962 à 1986, puis de 1987 à 2020. L’autoritarisme transparaît dans la Constitution de 1964 amendée, laquelle impose un président à vie, ayant le droit de désigner son successeur (articles 99, 100 et 104). Cette Constitution se poursuit en deux variantes semblables. Celle de 1971 réduit à 18 ans l’âge d’accès à la présidence (article 91, alinéa 2) et celle de 1983 consolide les tendances de 1964 et de 1971 (exposé des motifs, articles 102, 106 à 110). Ces lois placent les collectivités territoriales sous la tutelle de l’Administration centrale à travers les préfets et sous-préfets (Constitution de 1983, articles 7 et 8[18]).

Depuis le Code rural de 1962, cette gouvernance est ainsi hiérarchisée, de haut en bas : le président de la République, le commandant d’arrondissement, le commandant de district ou de sous-district, le chef de section rurale. Donc, entre la présidence de la République et la section rurale, il n’y a qu’un ou deux intermédiaires. À chaque niveau, chaque chef symbolise la puissance de l’État (Joachim 2014 : 185).

L’officier de police rurale, ou chef de section, est secondé d’adjoints[19], les Choukèt lawouze (traduisez « secoueurs de rosée »). Le chef de section répond au commandant de district, ou commandant de place, qui remplit également la fonction d’inspecteur général des cultures de la commune. Ce dernier rend compte au commandant d’arrondissement, lequel, en plus de ses tâches militaires, exerce les fonctions d’inspecteur général des cultures de l’arrondissement[20]. Il se rapporte directement au président de la République (Joachim 2014 : 185).

Cette gouvernance a prévu l’articulation des fonctions de chaque entité intervenant dans la communauté locale. En effet, le Code rural de 1962 institue un corps adjoint aux forces de police, la « Police rurale », auxiliaire de l’autorité civile et de la Police judiciaire. Il collabore, avec le Conseil d’administration des sections rurales, à l’exécution des lois et actes du Gouvernement, ainsi qu’à la répression des crimes, délits et contraventions (articles 330, 332). L’organisation de la Police rurale relève du président de la République ; ses membres sont soumis aux lois et règlements des Forces armées d’Haïti (articles 336 et 337). Parallèlement, d’autres agents des services publics représentent l’État central au niveau de la section communale (articles 338 à 347 du Code).

Cette gouvernance donne une impression d’efficacité parce qu’une certaine stabilité a régné de 1964 à 1986 en Haïti. Mais, pour la plupart des analystes et des informateurs, il s’agissait d’un régime de terreur. Cette police rurale surveillait, en effet, les faits et gestes des communautés et leur faisait vivre une « véritable détresse » physique, politique et économique (Joachim 2014 : 185-187). Cette gouvernance centralisée s’est donc révélée inefficace du point de vue du développement socioéconomique durable. Elle visait certes « une organisation rationnelle de la section rurale et […] la réhabilitation définitive du paysan »[21] ; mais les ressources, concentrées dans la capitale, ne desservaient pas les communautés (187).

Sous ce contrôle du menu détail imposé d’en haut (top down), une communauté ne pouvait à elle seule adopter une stratégie de conservation des ressources bioculturelles. Même quand les lois ont instauré une relative gouvernance participative[22], la mise en oeuvre de celle-ci n’a jamais été effective et n’est pas parvenue à relever les conditions de vie. En 1986-1987, Haïti figurait parmi les pays les plus pauvres de la planète (Joachim 2014 : 20), avec un taux de pauvreté relative à la consommation de 59,6%[23]. Le taux de croissance du PIB en Haïti entre 1981 et 1987 a varié entre 0 et -2,5%, après un pic d’environ 8% en 1980 (Banque mondiale et Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale 2014 : 36-41). Pour Émile (2019 : 11), la période de 1957 à 1986 est une ère de dictature, de corruption et de sous-développement. Le PIB réel par habitant était estimé à 457 dollars US en 1987 (CEPALC 2005).

… à une déficience de gouvernance

En 1986-1987, des mouvements sociopolitiques ont mis fin à l’ère de la Constitution de 1964 et des autres instruments juridiques corollaires. Ce changement a inauguré une nouvelle forme de gouvernance, déclarée décentralisée et participative. Le préambule, dernier alinéa, de la Constitution de 1987 affirme vouloir instaurer, entre autres, la paix sociale, l’équité économique et la participation de toute la population aux grandes décisions par une décentralisation effective. Celle-ci est ainsi charpentée :

  • i) l’administration de chaque section communale est assurée par un conseil de trois membres élus au suffrage universel pour une durée de quatre ans ; il est assisté dans sa tâche par une Assemblée de la section communale (articles 63 et 63.1);

  • ii) la commune dispose de l’autonomie administrative et financière ; elle est dirigée par un conseil municipal de trois membres, assisté, entre autres, par une assemblée municipale formée d’un représentant de chaque section communale (articles 66, 67 et 71);

  • iii) le niveau central assure la déconcentration des finances, du pouvoir et des services publics au profit des collectivités territoriales[24], dans une perspective de conservation et de mise en valeur de la biodiversité (articles 64, 87.4, 217, 246, 249, 253 à 257 et 217). Les articles 2 et 4 du Décret de 2006 fixant le cadre général de la décentralisation, de l’organisation et du fonctionnement des collectivités territoriales haïtiennes vont dans le même sens.

Pour tous les informateurs consultés, cette gouvernance décentralisée, déconcentrée et largement participative n’a jamais abouti. Elle n’a même pas été enclenchée, quelle que soit la composante locale considérée : environnement, société et culture, ou économie.

La sphère environnementale et socioculturelle

À vue d’oeil et tel que rapporté par les informateurs, de 1987 à 2020, les écosystèmes comme les conditions de vie des communautés de La Selle se sont dégradés et les éléments du patrimoine culturel n’ont été ni inventoriés, ni protégés, ni mis en tourisme. Les pressions et agressions sur les biocultures, qui ne sont pas inventoriées non plus[25], témoignent de ces délaissements. Des menaces d’épidémies et de désastres (crues et débordement de ravines, de rivières, inondations) à la suite de poches de dégradation environnementale (déboisement, incendies, production de charbon de bois, etc.) persistent sur les communautés : des risques de tarissement de sources d’eau inquiètent, l’immense majorité de la population rurale n’a pas accès pas aux soins de santé, et 52% des gens n’ont pas accès aux services d’eau potable et d’assainissement (Émile 2019 : 87-88).

La sphère économique et institutionnelle

Sur le plan économique et institutionnel, le pays reste concentré et centralisé (Émile 2019). Selon ce que révèlent nos enquêtes de terrain de 2020, les services publics ne sont pas accessibles aux communautés locales, lesquelles doivent se rendre dans les bureaux de l’Administration centrale pour tout document administratif ou juridique courant (passeport, permis de conduire, acte de naissance, titre foncier, etc.). Les rares infrastructures routières, en très mauvais état, affectent la santé physique des utilisateurs et la communication entre les sections communales, ce qui occasionne de grandes pertes de récoltes et bloque le tourisme. La précarité des moyens de subsistance accélère l’exode des zones rurales vers les centres urbains les plus proches, de même que vers l’étranger.

Selon la Banque mondiale, Haïti demeure un pays très pauvre, avec un produit intérieur brut par habitant de 756 dollars US et un indice de développement humain le classant au 169e rang sur 189 pays en 2019. Plus de 54,5% des habitants de ces localités vivent en dessous du seuil de pauvreté avec moins de 2,41 dollars US par jour, et près de 23% sont tombés en dessous du seuil de pauvreté extrême, ayant moins de 1,23 dollar US par jour (Banque mondiale 2020).

Parallèlement, les autorités locales, qui ne génèrent aucune recette financière, dépendent exclusivement du niveau central. Selon la répartition géographique des crédits budgétaires de l’exercice fiscal 2020-2021, les dépenses publiques per capita au niveau central (Ouest) sont de 496,47 dollars US (47 730,59 gourdes), mais atteignent à peine 11,32 dollars US (1088 gourdes) dans la zone de la réserve (Sud-Est) (Le Moniteur 2020 : 62)[26]. D’après des autorités locales, les recettes douanières collectées dans les municipalités sont drainées par l’Administration centrale. La corruption aidant[27], parmi les miettes qui reviennent dans les localités, très peu arrivent à destination[28]. Et même si les communautés disposaient[29], elles ne peuvent prétendre conserver leurs potentialités bioculturelles. Leurs tentatives de gestion demeurent vaines selon nos données ethnographiques.

En outre, la forte présence au niveau local d’organisations non gouvernementales (ONG) ou internationales n’a pu favoriser la conservation de la biodiversité ni endiguer la pauvreté. Les informateurs, toutes catégories confondues (individus jeunes et adultes membres des communautés, autorités locales, notables, experts et fonctionnaires), ont avoué l’échec de ces institutions. Les communautés se plaignent de ce que leurs alliances, leurs capacités de production et leurs stratégies d’organisation soient sorties affaiblies, voire désagrégées, des actions des ONG. L’économiste Etzer Émile a fait le même constat en 2019. D’après Pierre Étienne (1997), si les ONG contribuent à la survie des habitants de ces localités, elles constituent des obstacles au développement du pays. Ce chercheur reconnaît cependant qu’un bon leadership pourrait mieux orienter l’aide des ONG et les mettre au service du développement.

La sphère politique : compétences légales et institutionnelles

En 2021, le gouvernement central n’a pas encore mis en branle les mécanismes démocratiques de participation et de partage des responsabilités tels que les assemblées municipales et départementales, les conseils interdépartementaux, les organes judiciaires locaux et électoraux permanents prévus par la Constitution de 1987 (articles 67, 73, 74, 78 à 84, 87, 191 à 199). Les compétences légales et institutionnelles des entités intervenant au niveau local ne sont non plus définies. Il s’ensuit une inadéquation entre les différents niveaux d’autorité et de responsabilité, et une totale désarticulation de la gouvernance au niveau local. Tout le pan du Code rural de 1962 sur la régulation des communautés est rayé de la Constitution et des lois. Les compétences de la Police rurale (vues plus haut) n’ayant pas été transférées, il se crée un vide qui occasionne la non-conservation des biocultures.

Selon le décret de 2006 sur les collectivités territoriales, le maire exerce son pouvoir sur tout l’espace de la municipalité. Mais dans la section communale, l’autorité du maire peut être aisément contestée par le coordonnateur du CASEC[30] ou de l’ASEC[31], ont rapporté des informateurs. Des conflits surgissent entre les autorités locales, lesquelles ne connaissent ni les limites de leurs compétences ni l’étendue de leur autorité, ce qui affaiblit la gouvernance locale et les communautés elles-mêmes. Selon certains représentants des autorités municipales que nous avons interrogés, la mauvaise gestion, le non-respect de la hiérarchie et l’anarchie caractérisent la gouvernance locale. La situation, d’après ces informateurs, était meilleure au temps des chefs de section.

D’autres enquêtés ont révélé que, même avec des compétences et des ressources, le conseil municipal ne peut desservir la communauté s’il ne se plie à la volonté du député de la commune, à celle du sénateur du département ou à celle du parti au pouvoir. Les projets financés par le niveau central, pour être mis en oeuvre, doivent être cosignés par le maire, le député, le délégué départemental et les sénateurs (Cadet 2014). Mais, dans la réalité, selon ce qu’ont affirmé les informateurs, seul le député ou le sénateur a accès aux fonds[32]. Très souvent ces élus se font très fortement concurrence, et dans ce cas, les ressources allouées vont alimenter une quelconque organisation liée à l’un ou à l’autre, au lieu de répondre aux besoins locaux. La gouvernance ainsi pratiquée boycotte les idées, intentions ou actions qui pourraient conduire au développement communautaire.

Cette désarticulation caractérise aussi la gouvernance des aires protégées. Il n’a pas été prévu de construire des passerelles de collaboration ou de communication entre le CASEC, les directions départementales des ministères, l’Agence nationale des aires protégées[33] (ANAP), les ministères concernés, les directions de parcs et les commissariats de police. Les infractions ne sont à la charge de personne, ont révélé les enquêtes.

Ce déficit de gouvernance s’explique aussi par le désengagement de l’État central dans les sections communales, ainsi que par les moeurs et les tendances autoritaires ou de corruption des fonctionnaires et des élus (Progressio et ICCO 2012 : 11 ; Banque mondiale et Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale 2014 : 36-41[34]). Selon les informateurs, les gouvernants n’ont ni la vision, ni la volonté d’établir une répartition équitable des moyens. La bonne gouvernance est devenue ainsi l’enjeu principal pour les communautés locales de La Selle.

Perspectives

Les communautés sont partagées entre des stratégies surtout hybrides de gouvernance locale, avec une orientation de base : davantage d’État.

Plus d’État, sans exclure les riverains

Avouant ne pas pouvoir se développer seules, les communautés réclament plus d’État, un État fort, ou une présence physique constante de l’État au niveau local. Elles prônent une gouvernance étatique centrale pour remplacer l’inefficace décentralisation. Aux yeux de certains informateurs, les élus, n’ayant pas d’expertise pour la gouvernance locale, ne peuvent prétendre à l’autonomie. Il leur faut un État central, régulateur, qui définit les outils et les normes, à partir d’une vision. La stratégie serait alors de sensibiliser les acteurs centraux de l’État et de les inciter à accompagner les communautés.

Les habitants de la réserve de biosphère semblent être nostalgiques de la paix et de la sécurité connues avant 1987. Ils veulent voir des policiers, des chefs, des représentants de l’État en armes, symboles de dissuasion et de contrainte. Sinon les gens n’écouteront ni n’agiront dans le sens de la conservation des biocultures. Si les communautés excluent tout abus d’autorité, elles refusent cependant la banalisation de la présence de l’État au niveau local.

La communauté locale ne pourrait-elle pas s’organiser elle-même ? « Non. C’est dans nos moeurs. C’est dans notre façon de nous organiser. C’est notre système à nous en Haïti. Il nous faut plus d’État », clament les habitants de ces localités. En fait, la communauté (simples individus et autorités) ne se sent pas en sécurité sans la présence de forces armées, généralement appelées l’État. Ce dernier, de l’avis des informateurs, devrait engager des notables et leur octroyer de l’autorité pour qu’ils soient écoutés et suivis. En effet, au cours des enquêtes, les gens ont fait état d’une insécurité grandissante (vols, troubles, grande délinquance) et avoué leur peur de circuler. Sur les routes, véhicules et passants peuvent être stoppés, sans qu’il y ait de présence policière. Cette situation, qui affecte la vie économique et socioculturelle, porte les communautés à aspirer à plus d’État. Elles ne conçoivent pas la conservation de la biodiversité sans l’État. Ce dernier doit réguler, établir l’ordre et pacifier.

Mais ce retour de l’État devrait prendre en considération certains paramètres sociologiques, psychologiques et économiques, d’après les informateurs. La communauté vivant à proximité d’un site patrimonial s’identifie à cette ressource, se l’approprie et en vit. De plus, les individus, précédés par leurs parents ou en compagnie de ceux-ci, ont grandi dans ce milieu et y ont développé des sensibilités, des habitudes de vie, de travail et de loisirs. Perdre l’accès au site, à la ressource, s’en éloigner ou y devenir étrangers peuvent provoquer des pertes de revenus ou de services, des traumatismes, des résistances et même de la violence. Des problèmes de ce genre ont ainsi surgi à la suite d’interventions du gouvernement central sur plusieurs sites de La Selle, selon les informateurs. Réclamer davantage de présence étatique n’écarte donc pas le développement d’une gouvernance inclusive et participative impliquant les riverains.

Cette demande de plus d’État doit également tenir compte des enjeux locaux ou des particularités démographiques, culturelles et politiques locales. Celles-ci diffèrent d’une communauté à l’autre. Suivant les enquêtes, certains sites sont difficiles d’accès ou confrontés au banditisme. Certaines aires protégées chevauchent plusieurs communautés, chacune cherchant à profiter des ressources. Les riverains ont rapporté des cas d’initiatives conçues et mises en oeuvre sans eux, donc détachées de leurs réalités, savoir-faire et pratiques. Ferdinand (2015) attribue d’ailleurs cette approche de la conservation de la biodiversité à l’écologie coloniale[35], laquelle conçoit la protection et la réhabilitation des écosystèmes en dehors des communautés qui les habitent ou qui ont développé des relations « intimes », voire « sensibles », avec ces milieux.

Dans la logique de la Convention de 2005, article 1g, et selon Turgeon (2010), les écosystèmes, activités, biens et services culturels sont porteurs d’identité, d’habitudes, de valeurs et de sens. Donc, tout processus de conservation des sites devrait tenir compte de leur signification et de leur valeur pour les communautés qui les utilisent et qui sont directement affectées par les changements écosystémiques. La dégradation de n’importe quel écosystème « érode le sens identitaire d’une communauté et peut interrompre la transmission des traditions, pratiques, connaissances et savoir-faire » (Duvelle 2014). Deux études sur des sites patrimoniaux, conduites par Schaaf et al. (2016) et McInnes et al. (2017), conseillent l’adéquation entre la préservation de la biodiversité, la protection des traditions culturelles et l’amélioration de la prospérité et des moyens d’existence des communautés locales.

En outre, à cause du manque de ressources au niveau local, l’État doit de toute façon encadrer et fournir les moyens nécessaires. Cela suppose une redéfinition du cadre légal et juridique, y compris de la Constitution. Spécifiquement, les alliances locales demandent de :

  • redéfinir la gouvernance des aires protégées et les concepts d’application, bien articuler les relations d’autorité, de communication et de collaboration entre les entités concernées (organismes centraux, collectivités territoriales, Justice, Police, direction des aires protégées, élus locaux, directions départementales, entités communales, structures de surveillance et d’éducation environnementale, etc.). Ces dispositions pourraient prévenir les éventuels conflits et complicités ;

  • revoir la surveillance environnementale en fonction de l’évolution de la technologie (qui privilégie caméras, drones, communication satellitaire, par exemple) ;

  • prévoir une structure de gestion transfrontalière avec la République Dominicaine pour harmoniser les actions avec des enjeux et défis locaux différents.

Une gouvernance par le bas, supportée par l’État

En attendant cet éventuel cadre institutionnel de gouvernance centrale, les communautés de La Selle s’organisent, créent des alliances locales, prennent des engagements, affichent leur volonté, contestent, et entreprennent des actions. Elles s’activent dans la réhabilitation des écosystèmes, l’éducation et la sensibilisation, la production, la distribution et l’épargne-investissement, selon nos enquêtes.

L’une des communautés expérimente le programme « Reboisement par l’éducation ». Cette initiative consiste à réhabiliter une forêt d’arbres endémiques afin de réduire les risques d’inondation sur le centre urbain en contrebas, de lutter contre le changement climatique et de forger des alternatives socioéconomiques durables. Comment ce programme fonctionne-t-il ? L’organisation locale en charge mobilise des ressources externes pour le reboisement et les investit dans le paiement des frais de scolarité des enfants de la communauté. En contrepartie, pour chaque enfant, sa famille prépare et met en terre 300 plants au cours de l’année scolaire. L’initiative, qui a commencé en 2007, couvre au moment des enquêtes les frais d’éducation de plus de 500 enfants de la communauté. La famille qui dépasse le quota demandé cumule un surplus. Sinon, l’organisation se charge des coûts supplémentaires. Avec cette entente locale, le souci des frais de scolarité disparaît.

En 2020, certains habitants de ces localités concèdent leurs terres disponibles au Programme de reboisement. Cela était impensable en 2007, parce qu’alors la communauté considérait l’arbre sélectionné pour le reboisement, le pinus occidentalis, comme un ennemi, a rapporté l’alliance locale. Les individus craignaient de perdre leurs terrains s’ils plantaient cette espèce endémique, dite protégée par l’État. Ils ont changé de comportement parce qu’au-delà des frais de scolarité, cette espèce offre des services écosystémiques durables. Cet arbre facilite la réhabilitation des terres dégradées et les rend cultivables, contribue à réduire les risques de crues et d’inondations pour les communautés en aval, fait l’objet d’une exploitation durable après une dizaine d’années, fournit entre-temps des branches pour la combustion et constitue une logistique pour des pratiques culturelles et éducatives.

« Est-il possible d’envisager une élaboration ascendante de l’intérêt général à partir de la diversité des intérêts particuliers en présence dans les communautés-territoires (approche bottom up) ? » (Jacquier 2011). Cette forme de stratégie locale de survie était partie d’une idée : si l’on veut résoudre le problème de toute une communauté, il faut commencer par identifier et considérer le problème personnel de chaque membre de cette communauté, ou de chaque ménage. Aider à résoudre un problème personnel, de l’avis des leaders locaux, peut amener l’individu concerné à s’intéresser au défi auquel sa communauté est confrontée. Les frais de scolarité représentaient un casse-tête pour les ménages, qui recouraient à la coupe des arbres pour survivre. L’organisation locale a alors mis en oeuvre l’initiative « Reboisement par l’éducation », comme décrit plus haut. La communauté y voit un plan doublement bénéfique : l’écosystème est en réhabilitation, et les enfants ont accès à l’éducation.

De 2007 à 2020, la communauté est passée d’un comportement écocide à une attitude favorable à la biodiversité. L’État central n’a pourtant pas accompagné cette stratégie communautaire. L’organisation locale évolue, en effet, avec de maigres ressources venant de partenaires non étatiques, a-t-elle confié. D’autres alliances locales abordent les problématiques de l’épargne-investissement, de la production, de la transformation et de la distribution de denrées. Des groupes autogérés de 15 à 30 personnes épargnent et mettent en commun leur argent, entretiennent un fonds de solidarité et se distribuent des prêts. Ils investissent, paient l’éducation de leurs enfants ou répondent à d’autres besoins individuels ou communautaires. Ils fixent leurs propres priorités et exercent un contrôle sur les biens publics qu’ils construisent et sur le capital et les intérêts nécessaires à leur développement. Cette tendance prend de l’ampleur et vise plusieurs objectifs : i) contourner l’assistanat et les taux d’intérêts exorbitants des institutions externes aux communautés ; ii) sortir de la pauvreté ; iii) préserver les écosystèmes en créant d’autres activités durables de création de revenus.

Ces stratégies de résolution des défis collectifs par le bas prennent du temps. Boiteuses et incertaines (les fonds n’arrivent pas toujours), elles devront bénéficier d’apports externes pour se maintenir et se renforcer. Les deux expériences citées datent d’une vingtaine d’années et n’ont pas eu de grands résultats. De plus, ces dynamiques locales se heurtent parfois aux intérêts et à la vision du haut. Les communautés adoptent alors des postures de résistance active[36]. Elles feignent de s’accommoder des actions externes pour tirer leur épingle du jeu. Mais le donateur une fois parti, elles reviennent à leurs pratiques traditionnelles.

Analysant ces expériences, la plupart des informateurs estiment qu’une gouvernance communautaire, locale, par le bas, serait possible. Mais elle demanderait cependant un encadrement fort et durable de l’État central. Ils en reviennent au « penser global, agir local ». Ils conseillent un engagement citoyen à partir du niveau local, une vision pour la municipalité, des plans, la mobilisation de ressources, de volontariats et de partenariats (à partir de la diaspora) et la mise à profit des nouvelles technologies. Ils proposent aussi des compétitions entre les municipalités afin de créer et de documenter des modèles de conservation des biocultures, et de les offrir en exemple à d’autres communautés.

Pour les enquêtés, la gouvernance par le bas se construirait à partir des ressources locales, les valoriserait, sans imposer une solution d’en haut. Il faudrait encadrer, favoriser un leadership, une vision qui partirait du bas et donnerait à rêver au niveau local. Mais le bas, confronté à tellement de limitations, risque de ne pas émerger.

Aux yeux des enquêtés, l’État pourrait diminuer la pression sur les biocultures en subventionnant les dépenses d’éducation ou d’autres stratégies de lutte contre la pauvreté, comme les petits commerces, le gaz pour les besoins domestiques et les alliances locales d’épargne-investissement. Un programme d’éducation relatif à l’environnement pourrait induire des comportements favorisant la réhabilitation et la protection des ressources bioculturelles, ce qui pourrait consolider les résultats au niveau local, croient les informateurs.

Pour enclencher la complexe gouvernance décentralisée

De l’avis des enquêtés institutionnels, la gouvernance par le bas peut se heurter à tellement de défis et de limitations qu’il faudrait, de préférence, une gouvernance mixte, hybride, décentralisée et participative. Pour eux, il faudrait trouver une synergie avec les communautés, en partant du local, d’en bas. Cela pourrait tout aussi bien partir du haut, descendre et remonter avec le bas. Mais si le haut dicte au bas ce qu’il doit faire, le bas peut se refuser à monter.

Cette démarche ramène à un type de stratégie qui prendrait en compte, de manière parallèle et équitable, les besoins, pratiques de conservation et préoccupations du bas ainsi que la vision du haut. Schaaf et al. (2016) et McInnes et al. (2017) ont recommandé, en effet, des approches aussi bien « ascendantes » que « descendantes », susceptibles de garantir une participation équilibrée des communautés et des parties prenantes. Il faudrait documenter, respecter, intégrer le savoir traditionnel, les innovations et les pratiques des peuples autochtones et des communautés locales à la gouvernance et la gestion durable des biocultures[37]. Une approche collaborative et participative permettrait, en effet, une gouvernance améliorée et une conservation plus efficace (McInnes et al. 2017 : 15-17).

Depuis les années 1980, des chercheurs s’orientent vers les systèmes de connaissance et de gestion écologiques traditionnels. Ils font état de liens inséparables entre diversité culturelle et diversité biologique. Ils se basent sur « les cartes mondiales représentant le recoupement géographique entre les zones de forte biodiversité et les zones de grande diversité linguistique, sur la richesse biologique des sites sacrés, ou encore les pratiques de gestion de la diversité cultivée » (Demeulenaere 2016). Ils constatent également que la plupart des peuples indigènes vivent dans les zones de grandes ressources génétiques (Duvelle 2014 ; Convention sur la biodiversité 2019). Leurs recherches ont montré que l’action humaine a modifié les trois quarts de l’environnement terrestre et environ 66% du milieu marin, et que les peuples autochtones détiennent traditionnellement, gèrent, exploitent et occupent au moins un quart de la superficie terrestre mondiale, dont environ 35% des aires protégées.

Dans la réserve de biosphère La Selle, les enquêtes ethnographiques ont révélé que les sites les moins dégradés sont l’objet de cosmogonies et de pratiques culturelles entretenues par les communautés locales. Les informateurs ont évoqué les grottes (sites de pratiques cultuelles), les plantes médicinales utilisées localement et vendues, des sources d’eau, et certains arbres considérés comme hébergeant des entités mythiques. Par exemple, la communauté exploitant l’écosystème humide dénommé Source Zabeth ne le perçoit pas comme un milieu naturel. Dans l’imaginaire des riverains, cette collection de sources d’eau douce leur a été léguée par leur ancêtre lointaine Elizabeth (dont le diminutif affectueux est « Zabeth »). Dès lors, ce milieu se transforme en lieu de rituels, de pratiques cultuelles et de pèlerinage, au même titre que les services traditionnels que rend une zone humide : faune, flore, eau potable, agriculture, lessive, bains, etc.[38] Les habitants de l’endroit n’entendent pas perdre ce patrimoine. Ces interactions entre la communauté et cet écosystème ont contribué à le conserver. Mais des pressions (dues au manque d’éducation, à l’absence de mécanismes de protection et à la pauvreté) dégradent parallèlement le site.

Valorisant ces contributions locales, la Convention sur la Diversité biologique de 1992[39], article 8.j, postule que chaque État

  • respecte, préserve et maintient les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique et en favorise l’application sur une plus grande échelle, avec l’accord et la participation des dépositaires de ces connaissances, innovations et pratiques et encourage le partage équitable des avantages découlant de l’utilisation de ces connaissances, innovations et pratiques.

Sur cette base, les informateurs ont suggéré de conserver les acquis constitutionnels d’une gouvernance décentralisée. Mais, à leur avis, la décentralisation demeure très complexe. Elle suppose

  • un travail d’institutionnalisation en termes d’élaboration du cadre juridique et légal, des normes et lois d’application relatives au recrutement des compétences, à la fixation des rôles et responsabilités, à la reddition de comptes et aux limites de juridiction. Par exemple, en ce qui concerne les communes hébergeant des douanes, leurs députés et sénateurs pourraient proposer une loi réclamant un pourcentage des recettes au bénéfice de la municipalité ;

  • une restructuration du système administratif prenant en compte les réalités et besoins locaux. À cet effet, comme l’entend la Constitution de 1987 en vigueur, il faudrait faciliter l’autonomie juridique et financière des municipalités en répartissant de manière équitable pouvoirs et ressources entre le central et le local. Il reviendrait alors aux autorités locales la responsabilité des services de base et des plans de développement, en relation avec le niveau central (Progressio et ICCO 2011 : 10-11) ;

  • l’application et le respect des normes et des lois ;

  • une formation continue pour les élus et fonctionnaires locaux ;

  • la mise en oeuvre de l’intercommunalité : regrouper deux ou plusieurs municipalités pour des actions communes dans des domaines d’intérêt commun ;

  • la redéfinition du cadre d’intervention des ONG.

Conclusion

Face au défi majeur de mettre fin à la précarité en même temps que de conserver les biocultures, les communautés locales de la réserve La Selle en Haïti font l’expérience de plusieurs approches de gouvernance. En une soixantaine d’années, elles ont connu une gouvernance centralisée et autoritaire, suivie d’une déficience de gouvernance tout court, à base théorique inachevée de décentralisation. Dans les deux cas, l’environnement, avec tout ce qu’il comporte de potentialités bioculturelles, s’est dégradé. Les habitants des localités concernées ont conscience de se débattre seuls, exclus des sphères de décisions, dans une quasi-absence d’institutions de services, d’éducation, de santé et de sécurité. Il devient alors complexe pour les communautés d’agencer conservation de patrimoines et développement socioculturel et économique durable.

Dans ces conditions, les communautés locales se replient sur des stratégies incertaines de développement dans le but de contourner l’abandon de l’État central et le jeu abusif et intrigant des organisations non gouvernementales internationales. Si les pratiques culturelles et les dynamiques de sortie des communautés restent bien vivantes, elles manquent de densité, de robustesse et d’impulsion pour espérer un développement durable. Avec l’instabilité politique ambiante, un long chemin reste donc à parcourir entre plus d’État, une gouvernance par le bas et une gouvernance décentralisée. Les communautés locales entrevoient alors, au milieu de ce vide complexe, une gouvernance hybride ajustant leurs dynamiques propres à la vision de l’État central dans une perspective décentralisée.