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Explorer : « Parcourir (un pays mal connu) en l’étudiant avec soin. Approfondir, étudier. Sonder. Ausculter. »

« Zola, explorateur des marges ». Le titre de ce numéro nous a été soufflé par Colette Becker[1], dont le travail ne cesse de souligner cette particularité propre à l’auteur des Rougon-Macquart. Pour certains, ce titre fera référence à l’auteur qui a scruté les régions obscures de la société tout autant que celles de l’être, pour d’autres, qui voient (encore) en Zola un écrivain de la norme, un recopieur de fiches peu soucieux de l’écart[2], la formule pourra apparaître non fondée. Ce numéro s’adresse aux premiers autant qu’aux seconds, car de quelles marges sociales — biologiques, spatiales, scientifiques, philosophiques, morales, narratives — s’agit-il ? La définition que donne Colette Becker du romancier doit justement sa vigueur au nombre de marges (et de questions) qu’elle charrie. Chacune d’entre elles a été explorée, d’une manière ou d’une autre, par cet écrivain soucieux d’« étudi[er] l’humanité […] dans ses plus intimes rouages[3] ». En effet, depuis Villon, Zola est sans doute, faut-il le redire, un des premiers en littérature à s’être intéressé de si près aux populations déclassées et aux phénomènes limites ou marginaux. D’ailleurs, cet intérêt du romancier pour les marges physiologiques et sociales (les premières ne sont-elles pas toujours liées aux secondes ?) s’est rapidement avéré la source et le ferment de ses détracteurs. En dévoilant par le biais privé et en soi marginal (l’histoire d’une famille) les aspects cachés de la société du Second Empire, Émile Zola pointe les ressorts, mais aussi — et surtout — les failles d’une société qui est encore la sienne (le premier roman des Rougon-Macquart a été écrit en pleine Commune). Car la marge est en étroite relation avec la norme, elle en est le rejet tout autant que le cadre : explorer l’une, c’est s’attaquer à l’autre.

Zola, en digne héritier de Balzac, a très tôt compris que pour une telle exploration, le roman est désormais, comme il l’écrit lui-même, « l’arme du siècle[4] ». Arme redoutable, puisqu’elle tord et plie les lignes droites de la morale sociale en auscultant ses mécanismes — ce qui n’empêche pas Zola de reconduire certains de ses fondements, notamment dans ses oeuvres de jeunesse et dans Les Évangiles, comme le montre ici Jacques Pelletier au sujet de la femme et du peuple qui se rejoignent dans certaines de leurs représentations : la maturité de la première est souvent contestée, celle du second n’est pas encore advenue. Dans les deux cas leur pouvoir politique et social demeure marginal.

Des nombreuses marges citées ci-dessus, ce numéro ne refera pas la synthèse, il voudrait plutôt déplacer le regard. Puisque la fiction ordonne de « recréer » cette étonnante matière appelée le « réel » (« on doit créer ou plutôt recréer les personnages et le milieu » dit Zola[5]), il nous a semblé nécessaire et pertinent d’explorer les marges qu’Émile Zola imagine alors qu’il travaille à saisir celles de son temps. À cet égard, l’exemple de la langue dans L’assommoir est éclairant et a valeur de symbole : en marge de la parole vive de l’ouvrier et de l’expression attestée par le lexicologue se loge le « savoir-dire » des personnages, dont la texture riche et colorée provient de l’audacieux mélange du savant et du négligé. Cette hardiesse dans le style qui marie rigidité et arabesque contorsionne jusqu’aux corps des personnages. La claudication de Gervaise à laquelle elle doit une part de sa séduction rompt avec la régularité de la beauté classique des Salons. Gervaise est une Vénus de lavoir en marge des canons esthétiques. Sa beauté particulière dit bien (comme toute marge d’ailleurs et, cela, Zola l’a senti) que la beauté est labile — sinon pourquoi vouloir la soumettre à la norme ? Telle est la question que nous nous sommes personnellement posée.

Gervaise demeure habitée par des rêves de réussite. Chacune de ses tentatives d’intégration dans une sphère sociale supérieure (dont son propre commerce doit être l’aboutissement) l’oblige à franchir des seuils réels et symboliques. Jean-Pierre Leduc-Adine insiste sur l’enjeu social de ces passages et sur l’importance de ne pas confondre l’avant et l’après, le public et le privé, soi et les autres. Gervaise, qui ne distingue pas toujours les limites de ce jeu de société (elle qui rêve de se distinguer !), retournera à la case départ. Sa détermination ne viendra pas à bout de sa nature profondément marginale : la marge peut aussi être identitaire. Saisie par cette force centrifuge, la lingère finira au fond de l’entonnoir social. C’est que Gervaise a de qui tenir. Dans ses veines coule le sang de l’aïeule tante Dide. Comme le rappelle Colette Becker, la transgression est, pour cette figure emblématique entre toutes de la marge, un choix délibéré, alors qu’elle s’impose à Gervaise comme une fatalité. Ce choix préside à la destinée de toute la lignée des Rougon-Macquart. C’est aussi pourquoi la question de la marge hante tout le cycle des Rougon-Macquart et se situe en son coeur. Dans un mouvement de circumduction, certains membres de la famille s’en approchent dangereusement (les Macquart), d’autres la tiennent à distance (les Rougon), mais aucun n’y échappe véritablement, car la marge est une origine, voire l’Origine. L’aire Saint-Mittre de La fortune des Rougon, défini par Zola comme le roman des Origines, en représente le berceau géographique et le théâtre métaphorique — Colette Becker en fait une ample démonstration.

« Le dictionnaire abrégé pour servir à la lecture et à l’étude de l’oeuvre d’Émile Zola », que livre ici Alain Pagès, offre une lecture nouvelle et marginale de l’oeuvre zolienne qui rend hommage à Zola et au travail de Ferdinand Chastanet. Ce précurseur conçut, en 1901, le premier répertoire des personnages des Rougon-Macquart. Le dictionnaire que propose Alain Pagès traverse, lui, l’ensemble des romans zoliens, de La confession de Claude à Vérité. Sa classification de type social et psychologique aurait plu à n’en pas douter au romancier lui-même, farouche lecteur de dictionnaires, amoureux de taxinomie, tant est vivante la nature du classement retenu. En effet, ce dictionnaire réactive tout un personnel zolien en marge de notre mémoire puisqu’il éclaire d’une lumière identique les personnages de premier, deuxième et troisième ordres qui partagent la même entrée. Dans ces unités se déploie parfois une étonnante promiscuité ; il n’est pas rare que le pur voisine avec l’interlope : l’honnête Caroline Hamelin (L’argent) et la sombre Mme Faujas (La conquête de Plassans) cohabitent sous l’entrée « Veuve ». Un tel inventaire, et ce n’est pas le moindre de ses avantages, sape les a priori et les jugements à l’emporte-pièce. Certains seront étonnés d’apprendre que, chez Zola, les prêtres (sans compter les Frères et les prélats) supplantent nettement les courtisanes : 45 contre 26 !

Finalement, pour clore ce numéro qui célèbre le centenaire de la mort de Zola, il nous a semblé approprié de republier l’« Hommage à Zola » prononcé par Louis-Ferdinand Céline à Medan le 1er octobre 1933. Hommage étonnant, complexe, qui pose la question du genre de l’hommage d’un écrivain par un autre écrivain et celle de l’héritage et de la filiation. Il semble, à suivre la lecture que propose Martine Léonard en guise d’introduction à ce texte de Céline, que tout soit affaire de rupture. De cet hommage, ainsi que des nombreux textes de Zola sur Balzac, sur Flaubert ou les Goncourt et sur d’autres encore, on pourrait tirer l’enseignement suivant : la rupture n’est jamais complète, il s’agit plutôt de « différences » (ce mot appartient au vocabulaire de Zola), inscrites en marge de l’oeuvre à dépasser — ce qui indique sa modernité.