Corps de l’article

En marge d’un essai intitulé « Le genre Michaux », Jacques Brault exprimait un certain agacement à l’endroit des classifications génériques : « La question des genres littéraires me hérisse. Ces étiquettes ne sont nécessaires qu’aux faiseurs de manuels et de comptes rendus critiques[1]. » Commentant sa première lecture d’Un certain plume, il dit que « le caractère inclassable des textes » le « jeta dans l’adhésion et la perplexité », et que depuis, il a « Michaux en travers de la gorge » (CF, 158). Celui-ci, tout comme Beckett qu’il aborde un peu plus loin, aurait non seulement attaqué les frontières des genres, mais également touché à la démarcation entre les usages littéraires et non littéraires du langage, en écrivant « comme on pense, comme on aime : comme ça » (CF, 160).

Les faiseurs de manuels s’entendent maintenant à peu près pour ranger les écrits de Michaux — du moins, ceux qui ne sont pas en vers et n’excèdent pas une certaine longueur — dans la catégorie du poème en prose. Voilà un genre que Brault, pour sa part, a peu pratiqué[2]. Seul Il n’y a plus de chemin présente une majorité de textes adoptant cette forme : le livre se compose de quatre parties comptant chacune sept poèmes en prose et deux poèmes en vers (d’une strophe), répartis différemment chaque fois ; toutes les sections sont précédées d’une encre et de deux exergues ; l’ensemble des quatre sections est encadré par deux strophes de vers et deux citations. En considérant la description que certains spécialistes font du poème en prose, on a l’impression que le genre aurait pu séduire Brault davantage, tant il semble avoir eu pour effet d’« arracher le langage à la fixité des compartimentations » (CF, 161). Selon Nathalie Vincent-Munnia par exemple, les premiers poèmes en prose ont acquis un statut de genre « dans une fonction méta-générique, et, en partie, comme non-genre », car ils abandonnent « la généricité fondée sur la notion de modèle, au profit d’un jeu de captation et de distanciation par rapport à des genres voisins », lequel s’accomplit « par des effets de miroirs, des processus de coïncidence, des phénomènes d’intertextualité[3] ». Dans une perspective différente, inspirée des travaux de Bakhtine, Jonathan Monroe donne une définition assez semblable : d’après lui, le poème en prose parodie d’autres genres, il dénude « le caractère conventionnel de leurs formes et de leurs langages[4] », se trouvant ainsi à remettre en question les « principes d’exclusion sur lesquels sont basées les identités et définitions génériques[5] ».

Dans la poésie québécoise des années 1980 et 1990, le poème en prose est une forme très courante, elle est utilisée presque aussi souvent que le vers libre. Si le genre n’a pas attiré Brault davantage, c’est peut-être tout simplement qu’il n’est plus spécialement celui qui pourrait « arracher le langage à la fixité des compartimentations » (CF, 161), qu’il a depuis longtemps perdu, ainsi que Monroe lui-même en convient, sa fonction de briseur de normes. Les « principes d’exclusion » ont rapidement été contestés ailleurs, comme l’observe Vincent-Munnia :

Alors que les premiers poèmes en prose n’étaient encore qu’un genre virtuel, le poème en prose devient rapidement un genre reposant sur des tendances devenues tellement évidentes pour la poétique moderne, qu’il est totalement absorbé par elle, d’autant que ces tendances coïncident aussi avec une subversion généralisée des genres[6].

Ainsi, au cours du xxe siècle, certains romans, comme ceux de Beckett, se sont mis à résister à l’intrigue, comme l’avait fait la poésie plusieurs décennies auparavant. Ainsi encore, le prosaïsme et la distance ironique, par lesquels le poème en prose avait voulu casser l’harmonie des vers, ont été maintes fois récupérés par ceux-ci. Les poèmes versifiés de Brault usent par exemple régulièrement de thèmes (la ville, la vie quotidienne) ou d’éléments de style (tournures empruntées au parlé, lieux communs) jadis considérés comme prosaïques. On y retrouve également des traits d’humour, d’ironie ou de raillerie : calembours et jeux de mots[7], clichés détournés[8], attributs poétiques tournés en dérision[9], épithètes et désignations péjoratives[10], comparaisons ou métaphores appariant des choses triviales au « je » ou au « nous »[11]. Ces éléments de distance sont toutefois beaucoup plus présents dans les essais de Brault que dans ses poèmes : d’ailleurs, dans son oeuvre, ce sont les essais qui s’éloignent le plus des « domaines clôturés[12] » (CF, 160), ils le font en tout cas davantage que les vers. Par contre, l’humour est omniprésent dans les poèmes en prose d’Il n’y a plus de chemin, dont l’énonciateur n’est pas le je lyrique habituel, mais un clochard qui monologue dans un style flirtant constamment avec la langue parlée.

Il semble donc que l’utilisation du poème en prose, atypique chez Brault, a été l’occasion de pousser plus loin certains aspects de son écriture. Elle lui a aussi permis de faire quelque chose de nouveau pour lui en poésie : en effet, ce livre se distingue encore des autres recueils par un trait : il raconte beaucoup plus qu’eux, et d’une manière toute différente.

La question du récit — de son intégration et de sa subversion — est importante dans les travaux qui traitent du poème en prose[13], sans doute parce que celui-ci, au xixe siècle, enfreignait, en narrant, ce qui était devenu dans le mode lyrique un interdit[14]. Même si le caractère méta-générique du poème en prose s’est quelque peu annulé, nombre de poèmes se refusent encore à relater des histoires, alors que la majorité des romans et nouvelles le font toujours. Les poèmes qui racontent sans tout à fait le faire comme des romans sont donc à mon sens toujours susceptibles d’effectuer un travail sur des valeurs culturelles associées au raconter lui-même d’un côté, et au discours poétique de l’autre. C’est du moins à partir de cette hypothèse que j’essaierai, après avoir analysé le fonctionnement de leur narration, de situer les poèmes en prose d’Il n’y a plus de chemin dans la poétique de Jacques Brault.

Il y avait, il n’y a plus

Les proses d’Il n’y a plus de chemin racontent principalement au passé. Énoncées par un personnage qui dit je, parfois nous, parfois on, elles recourent aux temps verbaux du « discours », mêlant aux imparfaits les passés composés[15]. Dans certains poèmes, ces derniers forment de véritables anecdotes, que l’on peut résumer malgré le caractère elliptique et discontinu du texte qui les présente : « la semaine dernière », le je a passé proche de se faire aplatir par un camion et le chauffeur l’a engueulé, soutenant qu’il n’avait pas d’affaire là (IPC, 37) ; un midi, le je a entendu un gaillard hurler « au foleur », ça lui fait « lâcher la poubelle du déjeuner » parce que le mot « foleur » lui rappelait un compagnon de voyage, « François, fol et voleur » (IPC, 23) ; un jour de pluie, je est allé au cimetière pour un enterrement, son lacet gauche était cassé, il est arrivé à cloche-pied au bord de la fosse, s’est fait renvoyer par les croque-morts et est reparti sa « chaussure pleurante à la main » (IPC, 46). Les textes qui forment de telles histoires singulières et complètes sont relativement rares. Mais plusieurs comportent une narration embryonnaire. On trouve par exemple des passages à l’imparfait qui relatent des bribes de souvenirs, des événements répétés d’une époque passée de la vie du narrateur : les « jeux d’enfance », où il « avançai[t] à reculons » (IPC, 15), la visite du « guenillou » (IPC, 49), le passage « mélodieux » du « marchand de glace » et de « l’aiguiseur de couteaux » (IPC, 63), le trajet de la « rue Saint-Zotique », qui le menait, « presque encore enfant », au travail (IPC, 32), les longues nuits de lecture à s’« arracher les yeux », suivies, « aux aurores », de sorties dans les rues (IPC, 36) ; les glissades vers la « Côte-des-Neiges », où il errait « autour d’un impossible » (IPC, 33) ; les échanges d’adresses et de paroles, « avec pertes et profits » (IPC, 19).

Dans la suite des proses, de nombreux verbes renvoient au moment de l’énonciation, mais ils ont peu tendance à former un récit, du moins à l’intérieur d’un poème. On trouve bien une anecdote au présent, curieusement énoncée à la deuxième personne du singulier : « Du pied, machinalement, tu envoies valser une boîte de conserve rouillée » (IPC, 58) ; mais il s’agit d’un présent du passé, car la fin ramène l’imparfait : « Cela se passait dans une impasse » (IPC, 58). Quelques pages proposent un sommaire d’existence, mais le présent y prend alors une valeur historique ou gnomique : « Alors, au fil des routes, on laisse des morceaux. On traîne sa carcasse et un peu d’espace. On se met en ménage avec l’angoisse, avec la solitude. Deux sangsues qui ventousent le petit reste. On s’hébête. On cloche » (IPC, 50). Parmi les verbes qui renvoient au moment de l’énonciation, plusieurs décrivent des états du sujet (« Je suis tellement fatigué », IPC, 16), ou du monde extérieur (« La nuit descend », IPC, 30) ; d’autres désignent des actes perceptifs ou cognitifs : apercevoir, entendre, imaginer, se souvenir (IPC, 18, 47, 18 et 62) ; d’autres encore renvoient à l’acte de parole lui-même (« Je dis des secrets », « Je parle », IPC, 21). Nombre de ces états ou actes sont modalisés par l’incertitude ou frappés de négation (« Je ne vis pas, je ne meurs pas », « je ne sais pas qui ou quoi », IPC, 44 et 34). Les rares verbes au présent qui relatent des actions physiques (« je m’assois », IPC, 18) sont généralement seuls de leur espèce dans un même texte, ils n’y forment pas de récit. Pourtant, dans plusieurs poèmes, le discours sur la condition actuelle du je domine la relation de faits passés, laquelle peut même être totalement absente. On pourrait en conclure, tout simplement, que ces textes ne sont pas narratifs. Mais il y a encore autre chose : le dispositif grammatical et sémantique des verbes oppose un il n’y a plus à un il y avait, et ce, non seulement à l’intérieur d’une même page, mais d’un poème à l’autre ; une ritournelle introduite par le titre, qui associe le mot « chemin(s) » à des présentatifs positifs (« c’étaient », « il y avait ») et négatifs (« il n’y a plus »), vient en outre ressasser cette opposition dans presque tous les textes. Or, ce contraste est à la source d’une histoire dont la suite entière constitue le développement, et que l’on peut schématiser à l’aide de programmes narratifs[16]. Les verbes au présent d’énonciation désignent des actes et des états liés à ces programmes, formant un récit à l’échelle du recueil.

L’interruption de la marche et la poursuite de la parole

L’opposition apparaît dès la première page de prose, qui présente une transformation : le sujet décide de rester, d’interrompre sa marche :

À quoi bon continuer comme ça ? Il paraît que lorsqu’on avance, l’horizon recule. Pourquoi ça me fait penser aux écrevisses ? Jeux d’enfance, moi aussi j’avançais en reculant, et autres saletés de souvenirs. Tu finiras par tomber, fichu horizon. On t’acculera, un de ces jours, à quoi, je ne sais pas, mais on te passera dessus. Je n’aimerais pas me terminer en horizon. Finir chien couché. En arrière, les traces à mesure s’effacent. C’est fait exprès. Aller encore, mais où donc ? Je devine qu’après il y a du rien ; et encore du rien. Je reste. D’ailleurs, il n’y a plus de chemin. Angoisse et solitude il y a ; une de trop.

IPC, 15

Plusieurs verbes au présent actualisent et prolongent ce programme d’immobilisation au cours de la suite : « je m’assois » (IPC, 18), « Je vais boire un coup » (IPC, 23), « On va se mettre au chaud et au silence » (IPC, 30), « Je mâchonne des tiges de folle avoine » (IPC, 44), « Je détresse des fils nattés » (IPC, 51), « on se paye une sieste », « On boit jusqu’à sécheresse[17] » (IPC, 60). L’arrêt du mouvement présuppose un changement modal[18], la perte du désir d’avancer, qui est déclenchée, ou simplement confortée, par une argumentation du locuteur. Celui-ci exprime d’abord un doute sur la finalité du déplacement (« À quoi bon… ? »), un doute que renforcent ensuite des considérations sur l’inaccessibilité de la destination (dans le lieu commun : « Il paraît que… ») et sur son absence possible (« Aller encore, mais où donc ? »). L’objet est ainsi frappé de négativité : il n’a plus d’existence, si bien que la poursuite de la quête perd toute valeur et entraîne la défaite du vouloir. Celle-ci se double de toute façon d’une annulation du pouvoir, puisque le moyen de se rendre quelque part, le chemin, n’existe plus. Le récit de la suite s’engendre donc à partir d’un « il n’y a plus » qui est une disparition du sens, entendu à la fois comme direction dans l’espace et comme justification d’existence, raison d’être : « Non, plus de chemin. Plus de sens » (IPC, 57). Il faut remarquer que les scènes narrées à l’imparfait s’accompagnent généralement, elles, du leitmotiv du chemin dans une forme affirmative :

C’est comme une petite fille qu’on a eue par surprise et qui n’a pas grandi. Marelle, corde à danser, chansonnette sur l’oreiller. C’était des chemins, ça aussi. Regarde mes mains. De plus près. Elles ont connu la joue et la tresse. Cornées, crasseuses maintenant, juste bonnes à laisser là, entre les chardons et les craquelats. La petite rirait. Comme l’eau toute claire des rigoles après la pluie. Ça me mettait, ce rire en clochettes, une boule dans la gorge.

IPC, 21

Dans les deux poèmes de la fin, une nouvelle transformation s’annonce, qui pourrait venir inverser la première. L’avant-dernier texte commence par l’expression d’un devoir ou d’un désir : « Il faudrait quand même partir. Quitter cette bonne odeur d’herbe grillée. Si tu as envie, Personne, de faire l’élastique, tu ouvriras la marche » (IPC, 64). On ne sait pas plus d’où vient cette nécessité de repartir qu’on ne connaissait la cause de la perte initiale du sens. Dans la dernière prose, l’injonction revient, cette fois clairement assumée par le sujet : « Et allons-y, à ce nulle part » (IPC, 65). Une transformation modale est survenue, elle aussi accompagnée d’une argumentation :

On ne cherche rien, et rien ne nous attend. On trouvera bien. Un espace vide. Un temps mort. Une espèce d’illumination, qui sait ? L’important, c’est de partir. Qu’ils disaient. Recommencer. Sans but ; sans raison.

IPC, 64

Ce n’est plus le moment de gober les mouches. Le départ nous prend au corps. Ça fourmille de partout, le non-sens. Et allons-y, à ce nulle part.

IPC, 65

Le lieu commun invoqué ici (« L’important, c’est de partir ») inverse l’orientation du raisonnement initial : la valeur n’est plus investie dans le but, mais dans l’avancée elle-même. Plus encore, le « rien », l’« espace vide », le « nulle part » sont revalorisés, ils peuvent être le lieu d’une « illumination ». Paradoxalement, le non-sens, qui était au début le motif de l’arrêt, devient ici celui de la remise en route : il « fourmille de partout », il « prend au corps » comme le départ.

Ce départ cependant — si toutefois il a lieu — ne correspond pas à un renversement de l’arrêt initial, il conduit plutôt à une immobilisation définitive. Le je ne semble pas être capable de reprendre sa marche :

Bondieu, je n’arrive plus à me lever. Où sont mes bottines, mon chapeau, mon sac ? C’est vrai, il n’y a plus de chemin. Bof ! on l’inventera ; c’était une idée comme ça, de continuer. Donnez-moi la main. Attendez-moi. Il n’y a vraiment personne ? On imagine, on s’enroule dans une image, on s’invente une autre vie. Façon de mourir en douce, à petites secousses. […] Maintenant, ça y est, je vais me mettre au trou avec la sombre vagabonde.

IPC, 65

Ce n’est pas seulement l’incapacité physique, ni même le défaut de chemin qui empêchent le recommencement et mènent à la décision de se « mettre au trou », mais surtout l’absence de compagnie, ainsi que le refus ou l’inutilité, désormais, d’« imaginer » celle-ci, ou encore, de s’« inventer une autre vie ». En effet, inventer n’est qu’une façon de « mourir en douce », c’est-à-dire sans trop de douleur certes, mais aussi furtivement, sans que cela se voie, y compris par celui qui meurt ainsi, enroulé « dans une image ». Une façon, donc, de s’illusionner.

La mise au trou vient parachever l’interruption initiale, comme si celle-ci n’était pas encore totale, que quelque chose avait continué malgré tout, et que « maintenant », « ça » y était, que la décision s’était affermie. Or ce qui se poursuit après le premier arrêt, et cesse après la dernière résolution, c’est la parole. Après le constat de perte, le locuteur ne se tait pas, contrairement à une promesse qu’il s’était faite jadis :

Je m’étais promis, quand ça arriverait, de me taire. Voilà, c’est arrivé ; je ne me tais pas. Personne, pourtant, aux alentours. […] Et si Personne n’était pas personne ? J’aurais au moins un semblant de moi. On se dirait ou pas, on se tairait ou pas, il y aurait un peut-être. Une chance.

IPC, 16

Comment justifie-t-il cette entorse à son propre engagement ? Il fait l’hypothèse que « Personne » n’est pas personne, il s’invente un interlocuteur, ce qui crée une possibilité d’existence, un choix de continuer ou pas. Cette ouverture est certes présentée sur le mode hypothétique, et aussitôt refermée par la réitération de la perte et de la décision : « […] il y aurait un peut-être. Une chance. De quoi, je me-te demande. J’allais oublier : il n’y a plus de chemin. Rester là » (IPC, 16). Mais il en demeure quelque chose jusqu’à la fin, puisque le je, après avoir inventé Personne, poursuit son monologue à défaut de sa marche, en s’adressant à son nouveau « compagnon », et que la dernière prose s’achève sur l’espérance : « J’espérais, malgré tout. Disparaître en un petit chemin, avec un souffle de quelqu’un tout près ; une vieille bonté comme au premier instant. Mon espérance, ne meurs pas avec moi » (IPC, 65).

Ce monologue, en plus de rapporter le peu qui se passe dans le nouvel état du personnage (s’asseoir, se souvenir, etc.), accomplit donc lui-même, en tant que discours, un programme narratif. Celui-ci est paradoxal, il oscille entre le désenchantement et l’espérance. D’un côté, le sujet parle pour se convaincre de « rester », de composer avec l’inéluctable, il se répète régulièrement qu’« il n’y a plus de chemin », comme s’il voulait se rappeler à l’ordre, s’interdire toute illusion. De l’autre, il cause pour continuer d’espérer, gagner du temps et éviter, peut-être, de « finir chien couché », hors des chemins et sans compagnie.

Poème en prose et récit : l’unité débordée et la quête négative

Avec son double programme narratif qui subordonne les anecdotes, descriptions et réflexions des pages individuelles à une fable globale, Il n’y a plus de chemin constitue un cas particulier d’utilisation du récit dans le poème en prose, car il met en péril la fameuse « unité » organique des poèmes, celle qu’avait privilégiée Baudelaire dans son Spleen de Paris où « tout est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement[19] », et que la plupart des commentateurs voient comme un trait définitoire du genre : ceux-ci affirment en effet que les textes « doivent être lus isolément plutôt qu’en relation à un tout qui les inclurait[20] ». Il n’y a plus de chemin compose plutôt une dialectique entre l’autonomie des proses (chacune est centrée autour d’un noyau isotopique ou anecdotique) et la totalité qu’elles forment.

En favorisant l’indépendance des tronçons, Baudelaire voulait éviter de suspendre « la volonté rétive [du lecteur] au fil interminable d’une intrigue superflue[21] » : s’il réintègre des éléments narratifs, c’est donc de manière ponctuelle, limitée. De l’avis de plusieurs, le poème en prose aurait conservé un rapport critique avec le récit, il n’adopterait « la forme des genres narratifs que pour mieux les subvertir, comme si une incompatibilité subsistait, malgré tout, entre le pur récit obéissant à ses lois propres et un texte visant à l’effet poétique[22] ». Les commentateurs[23] recensent plusieurs formes de cette « dénarrativisation » : absence ou imprécision des références spatiales et temporelles, ruptures dans l’enchaînement thématique, ellipses de divers ordres, répétitions qui annulent la progression, etc. Il n’y a plus de chemin, sur ce plan, s’inscrit dans la tendance générique, car les proses présentent plusieurs de ces traits qui perturbent la saisie des histoires de chaque poème et de « l’intrigue » d’ensemble. Cependant, du fait même de la présence de cette dernière, le livre présente une variante originale de résistance au récit : celle-ci ne se fait pas seulement par des ressources textuelles, « poétiques », elle passe également par la reprise et la négation d’un prototype de logique narrative.

L’intrigue réduite que nous avons dégagée reprend les éléments d’un moule stéréotypé, celui que les sémioticiens ont appelé « schéma narratif » : ce schéma est décrit comme « une grille d’organisation » transculturelle, « où vient s’inscrire une représentation imaginaire du “sens de la vie”[24] ». Le sujet passe des « contrats » avec lui-même (ancienne promesse de se taire ; résolution de rester, puis de se mettre au trou), par le biais d’une « (auto)-manipulation », d’une argumentation qui affecte ses « compétences » (vouloir, devoir, etc.) et entraîne des « performances », lesquelles respectent (arrêt initial, immobilisation finale) ou non (parole) les contrats. La rupture de la promesse de « se taire », justifiée par l’invention de Personne, donne lieu à la fin à une « sanction » (inventer c’est mourir en douce). Toute cette histoire avait d’ailleurs commencé avec une sanction : « plus on avance, plus l’horizon recule », « en arrière, les traces à mesure s’effacent » et « d’ailleurs, il n’y a plus de chemin ».

Les proses ne reprennent toutefois le schéma que pour le nier, du moins dans sa version la plus canonique, qui consiste à représenter « le sens de la vie » comme une quête dans laquelle le sujet, modalisé par un vouloir (ou un devoir), vise un objet, c’est ce qui le pousse à avancer. Or, le récit de Brault est une interruption de quête : il s’amorce à partir de la perte de valeur de l’objet, de la défaillance du vouloir, du pouvoir ou du croire. Les étapes de la quête sont présentées dans un versant négatif : la « qualification du sujet » n’introduit pas celui-ci « dans la vie », elle le prépare à la mort ; sa « réalisation » ne passe pas d’abord par « quelque chose qu’il “fait” », mais par un ne plus avancer qui le déréalise ; la « sanction » ne reconnaît pas « le sens de ses actes » : face à la solitude et à la mort, elle consacre le non-sens de l’action et l’inutilité de l’invention « d’une autre vie ».

La quête négative et la poétique de Brault

Il y a lieu cependant de nuancer tout cela, car la quête, on l’a vu, comporte certains paradoxes, tout n’y est pas que désenchantement. Le sujet cesse de marcher, mais il parle et il se construit comme sujet de récit par cette parole, qui elle-même entretient l’espérance. Peu avant la fin des proses, la valeur du non-sens paraît un moment s’inverser, devenir mobile de mouvement plutôt que d’arrêt ; provisoirement, le fait qu’il n’y ait plus de chemin semble accessoire : « Bof ! on l’inventera […] » (IPC, 65). Certes, il s’agit là d’une boutade, cette possibilité se révèle aussitôt être un mirage, dont la dissipation entraîne la cessation du monologue. Mais après que le personnage a prononcé sa dernière phrase, dans laquelle il enjoint d’ailleurs son espérance à lui survivre, les vers viennent prendre le relais pour affirmer à leur tour la nécessité de repartir :

Ne pas manquer à Montréal

ou ailleurs la longue rue

droite désir désert

à l’odeur de ciment frais

au bruit de vivre nul

et ce qui naît du néant

IPC, 67

Et c’est l’« à quoi bon ? », le constat d’absence de raison d’être, de perte du chemin qui enclenche le programme narratif de parole qu’accomplissent les poèmes en prose. Les vers liminaires du recueil, qui annoncent le sifflement d’un « petit air ancien » et la présence d’une âme où chante « l’ombre de qui n’est plus », forment une sorte de prélude au récit fondé sur la perte :

Voici qu’on siffle un petit air

ancien de mal à l’âme

a-t-on idée d’avoir une âme

et qui a mal en plus

où chante sans en avoir l’air

l’ombre de qui n’est plus

IPC, 9

Toute cette organisation établit un lien étroit entre la déperdition du chemin, du sens, de la compagnie et la parole, la poésie.

On trouve d’ailleurs l’expression explicite d’un tel lien dans un texte plus ancien de Brault, où l’effacement des routes et traces du passé est loin d’avoir une valeur négative, car il procure un silence propice à l’écriture, à la reprise d’un autre chemin :

Maintenant, il n’y a plus de chemin, toutes les traces derrière moi sont effacées, je ne trouve devant moi que silence — silence qui me fait signe d’écrire à n’en plus finir — je me retrouve sans aucun commencement, fils de personne, enfant toujours, et solitaire. Écrivain : qui écrit (façon de parler, de se taire) à quelqu’un, à toi, afin qu’ensemble nous nous prenions pour un autre. Maintenant (1973), au-delà de mon âge médian, je reprends le chemin par d’autres chemins, et je souhaite vieillir et mourir à la tâche, en cette enfance qui dure plus que la vie.

CF, 193

Ce texte est la notule d’un essai antérieur, « Chaque jour » (1967), qui expose la renonciation à un désir — ou l’impossibilité de sa réalisation. Le poète y affirme au début qu’il n’écrira jamais, comme il se l’était promis, « ces pages où rêvant à Zone d’Apollinaire [il] allai[t] revisiter […] une enfance dévoyée en jeunesse douloureuse » (CF, 191). Brault poursuit pourtant avec des souvenirs, et explique vers la fin pourquoi il voulait « revisiter » l’enfance :

[…] comme chacun est seul et pourtant habité de plusieurs lorsqu’aux matins comme celui-ci la promesse de poésie rachète à l’avance les vies perdues les vies vendues les souillures de l’avenir les crimes à naître […] je me trouve au présent avec vous tous qui n’existez qu’au passé je consens à la poésie par vous mon père ma mère et pour vous ma femme ma fille entrevues devinées un soir de mes vingt ans par vous pour vous nourris écoeurés de morne prose, moi baigné ce matin de votre nuit, non vous voyez bien je ne vous ai pas quittées mes amours mortes, en vous je suis resté rêvant encore rêvant toujours au départ qui nous rassemblera tous pour ici comme en ce matin de larmes et de poésie, portant le meilleur et le pire pour bagages […].

CF, 193

Il rêvait d’une poésie capable de « racheter » les vies perdues, les crimes passés et futurs, la misère de l’existence des proches. Ce rêve fait penser à la « quête initiatique » qui, selon Jacques Paquin, se manifeste dans les premiers recueils de Brault[25], en particulier dans « Visitation » (M, 23-31), « Suite fraternelle » (M, 59-70) et « Mémoire » (M, 75-92), des poèmes amples dédiés respectivement à l’ami, au frère et au père disparus. Cette quête se rattache au voeu de transcender une situation d’aliénation sociale, qui est un thème récurrent dans la poésie québécoise de l’époque. Dans Mémoire, la mort des proches fait prendre conscience au sujet d’une mort collective ; les poèmes « sont construits à partir d’une absence, qui peut être comprise comme un manque que tente de combler le locuteur en se référant aux morts pour retrouver la communauté des vivants[26] » ; pour lui, « revenir sur les traces de la mémoire équivaut […] à tenter de retrouver une identité qui ne peut être assumée que par un rite de passage dans le royaume des morts[27] ». Plus d’une fois en effet, le sujet de Mémoire nomme les morts pour les arracher à l’oubli, comme si ce geste pouvait redonner une existence à sa collectivité de « bâtards sans noms » (M, 63) :

Je me souviens de toi    Gilles    mon frère oublié dans la

terre de Sicile

M, 63

J’ai mémoire de toi    père    et voici que je t’accorde

 enfin ce nom comme un aveu

M, 75

Comme le mentionne encore Paquin, l’oeuvre de Brault s’éloigne rapidement de cette recherche d’identité associée à la mémoire ; le tournant apparaîtrait dans L’en-dessous l’admirable, un recueil paru en 1975 :

Le poème, loin de s’accomplir, s’est comme déréalisé. Et l’espérance, collective et personnelle, gueulée à tous les vents ou à la chaleur du secret, sociale et politique ou intime et amoureuse, l’espérance de lendemains meilleurs s’est démasquée : leurre, illusion, fumisterie.

EDA, 39

« Chaque jour » annonçait déjà un tel changement ; l’annotation de 1973 le marque nettement, elle qui substitue à l’ancienne invocation « j’ai mémoire de toi / père » l’affirmation « je me retrouve sans commencement, fils de personne, enfant toujours et solitaire », pour faire de la solitude et du silence que procure l’effacement des traces une condition de l’écriture. Par le paradoxe des chemins qui ne sont plus et du chemin à reprendre, la poésie se trouve associée au recommencement perpétuel, à l’errance ; elle est d’ailleurs souvent comparée à l’exil et au vagabondage dans les essais[28].

Avec son clochard anonyme et esseulé, dont le récit commence par la perte des chemins, Il n’y a plus de chemin s’inscrit assez logiquement dans ce parcours ; il redit combien est vain l’ancien rêve de donner sens à l’existence par une traversée de la mémoire. Il faut néanmoins préciser un peu ce que vise la négation de quête, parce que la mémoire est centrale dans cette fiction. Une bonne partie du monologue est consacrée aux souvenirs du locuteur ; si les événements que rapportent ces récits sont en apparence anodins, ils sont lestés d’une forte charge sensorielle ou émotionnelle ; la présence de la forme affirmative de la ritournelle montre que ces expériences — souvent vécues avec autrui — conféraient un sentiment d’existence, une raison d’être au personnage :

Je parlotais souvent alors, il y avait toutes sortes de chemins. Je quêtais une adresse par-ci, j’en offrais une par-là. On échangeait, avec pertes et profits. C’était gai, c’était triste. […] D’un coup, lentement plutôt, ça s’est en allé. Je suis comme toi, Personne, et muet. En dedans. Ça fait mal. J’aimais les chemins ; les petits, dérobés, tout croches et empêtrés. Avec eux, je ne demandais pas où, quand, et toutes ces choses.

IPC, 19

Quand c’est le plein hiver, tu croques un oignon en fermant les yeux. Et soudain ça chante dans la bouche, comme le chant du merle aux soirs de juillet. Bondieu, c’était un beau bout de chemin ; et aussi quand l’idiot du voisinage venait tout doux s’égarer dans mon regard.

IPC, 29

En fait, la parole du clochard est tributaire des souvenirs : « Je parle, Personne, de choses perdues. Sans ça, je ne parlerais plus » (IPC, 21).

Pour préciser la valeur du mode de narration qu’emprunte la suite, je ferai un détour par une hypothèse que Walter Benjamin expose dans « Le narrateur ». Selon le philosophe, l’une des premières fonctions du roman aurait été d’inviter « le lecteur à réfléchir sur le sens d’une vie[29] », en cristallisant celle-ci dans une « mémorialisation[30] ». Contrairement à l’épopée ou au récit oral, qui s’attachent à « des faits multiples et dispersés », mettent en relation de nombreuses histoires, le roman s’intéresse au singulier, il « se voue à un seul héros, à un seul voyage, à une seule guerre[31] », il met en relief « ce qui, dans une vie, est sans commune mesure[32] », car il naît de la solitude de l’individu, « qui ne peut plus traduire sous forme exemplaire ce qui est en lui de plus essentiel, car il ne reçoit plus de conseils, et ne peut plus en donner[33] ». Benjamin s’inspire d’une réflexion de Lukács, laquelle associe l’apparition du roman à la fracture de l’unité qui nouait le dieu chrétien au monde, le sens à l’être, et l’éternité au temps humain. Le monde extérieur, « détaché de son paradoxal ancrage dans l’au-delà actuellement présent, est désormais livré à l’immanence de son propre non-sens[34] ». L’homme doit donc trouver en lui-même du sens ; il peut surmonter cette séparation entre son intériorité et le monde « s’il considère l’unité organique de sa vie entière comme l’avènement progressif de son présent vivant à partir d’un passé dont le souvenir condense le flux[35] », parce que cette unité « devient pressentiment et saisie intuitive du sens non atteint et par conséquent inexprimable de la vie, le noyau révélé de toutes les actions[36] ». Pour Benjamin, le roman fournit cette intuition d’unité parce qu’il finit, qu’on ne peut en espérer de suite. Le philosophe explique cela par l’exemple de la « mort du héros », en citant une formule de Maurice Heimann : « Un homme qui meurt à trente-cinq ans […] est, à chaque moment de sa vie, un homme qui meurt à trente-cinq ans[37]. » Il juge la formule absurde au plan de la vie réelle, mais juste dans le temps rétrospectif du roman, où le héros mort à tel âge apparaîtra en effet, à chaque point de sa vie, comme celui qui devait mourir à cet âge. La fin permet de donner à une série d’événements un sens particulier parce qu’elle crée, comme l’explique Frank Kermode[38], un « artifice d’éternité » : le point final se situe en effet hors du mouvement temporel, si bien que les moments antérieurs semblent converger vers lui, qui leur donne à rebours leur signification particulière, « sans commune mesure ».

Il n’y a plus de chemin dénude et met à mal l’illusion de la « mémorialisation », celle qui consiste à croire qu’on puisse sceller, à l’aide d’un sens, le caractère unique d’une destinée. Son traitement du récit trahit un profond scepticisme face à la possibilité ou à la pertinence de saisir, grâce à une intrigue dotée d’un « point final », « l’unité [d’une] vie entière », le noyau qui en éclaire les actions. Si le recueil fait appel aux souvenirs, il ne les condense pas en un « flux », mais les fait surgir ça et là dans les narrations fragmentaires des poèmes particuliers. Les chemins qu’ils étaient ne se sont pas liés pour former un parcours unique. Au contraire, ces épisodes du passé se découpent sur le fond d’une vie qui, prise dans son ensemble, se réduit à l’insignifiance, comme en témoigne ce sommaire que fait le clochard à l’approche de sa fin : « Naître idiot ; lot commun. Avoir du génie ; éclair d’une enfance. Avant de finir crétin, on se normalise, on se fait aimer, on s’habille de cicatrices. Autobiographie, qu’ils disaient » (IPC, 51). Enserrée entre l’idiotie et le crétinisme, entre deux états où le langage n’a pas cours, la vie d’un homme, considérée dans sa totalité, bascule dans le médiocre, la commune mesure.

Il est significatif que l’« humour blessé » du clochard s’en prenne ici à l’autobiographie. Cela paraît aller de soi, parce que le personnage rapporte ses souvenirs, réfléchit à sa propre vie en parlant, comme le ferait un autobiographe en écrivant. Mais cette fiction de récit de soi, justement, n’est pas indifférente : ce n’est pas à n’importe quel héros, c’est au moi que la négation de quête refuse le secours d’un mémorial, la satisfaction de voir son existence dotée d’un sens singulier. « Autobiographie dites-vous ; peut-être, mais de qui au juste ? » (AFJ, 130), lit-on dans un essai récent de Brault, où le poète se met parfois à parler comme son clochard, lui empruntant quelques-uns de ses infinitifs et de ses on :

L’écriture autobiographique naît d’un malentendu qu’en retour elle entretient comme à plaisir. S’analyser ? Se connaître à juste distance ? Se survivre ? Illusions, et on ne l’ignore pas. Mourir sa vie est le lot du commun. On vient au monde chiffon sanglant, on le quitte éponge d’humeurs ; entre les deux, on a laissé ici et là ses os.

AFJ, 129

Ce qui est dit ici de la connaissance de soi rappelle étrangement quelque chose que Brault écrivait dans « Sagesse de la poésie » (1985), alors qu’il rapprochait la poésie de l’exil et du vagabondage :

Oiseau sans cesse migrateur et qui ne vit pas longtemps dans l’évidence du ciel, la poésie ne se connaît pas pour la raison qu’elle ne se savoure pas elle-même. Sa patrie, c’est l’exil. Son état de grâce, une transmigration. Sans feu ni lieu, la poésie vagante [sic] et coupable d’innocence nous donne abri et chaleur et nous indemnise de nos manques. Mais pour elle, point de profit.

PC, 226

Dans un essai bien antérieur, « Quelque chose de simple » (1965), il faisait une comparaison proche, alors qu’il mettait en parallèle la poésie non pas avec l’autobiographie, mais avec sa vie : « […] je considère que la poésie, pas plus que mon existence, ne se justifie » (CF, 13). Le constat lucide d’une absence de justification de sa « destinée » fonde la parole du clochard dans Il n’y a plus de chemin. Plus encore : il s’agit d’une narration sur le caractère dérisoire d’une telle destinée qui recourt à la dérision dans sa construction même. La parole du clochard — qui fait de lui le sujet du récit — ne se justifie en effet que de la mise en scène d’une situation d’interlocution qui est artifice, un « leurre démasqué » : l’invention de « Personne ». Si le sujet, comme le disait Benveniste, ne se construit que dans l’interlocution, la pseudo-interlocution, ici, n’en donnera qu’un semblant : « Et si Personne n’était pas personne ? J’aurais au moins un semblant de moi. On se dirait ou pas, on se tairait ou pas, il y aurait un peut-être » (CF, 16).

Ce que les poèmes en prose font du récit nous dit quelque chose sur le récit, mais aussi sur la poésie, ai-je proposé en commençant. Par sa référence à l’autobiographie — référence fictive, certes, mais on pourrait faire des recoupements entre quelques-uns des souvenirs du clochard et ceux qui sont racontés dans des essais —, Il n’y a plus de chemin se rattache lointainement à un courant de la poésie québécoise qui a beaucoup eu recours au poème en prose pour renouer avec le récit : celui de l’intimisme. Brault, qui n’est guère friand des étiquettes, ne désavouerait sans doute pas celle-ci, puisqu’il a consacré un recueil d’essais, Au fond du jardin, à « des voix venues de lectures rêvées », des « voix lointaines et que rapproche leur tonalité intimiste[39] ». Cependant, le récit du clochard est assez éloigné de ce courant dominant, par sa distance et son humour noir : on pourrait dire de lui ce que Brault écrivait du « vieux Sam » : « Il a rejoint la région du plus intime, l’anonymat » (AFJ, 117). Il n’y a plus de chemin s’inscrit plutôt dans une lointaine tradition de désacralisation de la poésie, qui a pris son essor avec Le spleen de Paris — même si elle se poursuit maintenant dans d’autres formes que le poème en prose. Yves Charnet écrit que l’urgence, pour la poésie française d’aujourd’hui, serait de se dégager des « impostures missionnaires » dont l’avait affublée le romantisme, de « réapprendre à articuler une langue enfin déliée de tout impératif de témoigner d’un contact avec la Transcendance, de révéler le secret des Symboles ou de prophétiser le sens de l’Histoire[40] ». Brault me semble partager ce souci d’arracher le poète à ses divers rôles d’élection. Dans Il n’y a plus de chemin, il démystifie en tout cas l’un des plus tenaces : celui de Narcisse.