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Alors que les romanciers, lorsqu’ils parlent de leur art, ne cessent depuis Balzac de s’interroger sur cette instance mystérieuse et cependant centrale à leur réflexion qu’est le personnage (pensons à Proust, Woolf, Mauriac, Sarraute, Butor), ce dernier, fort étonnamment, constitue l’une des « inventions » littéraires les moins étudiées par la critique. Les travaux portant sur tel héros ou telle catégorie de héros — personnage balzacien, héros dostoïevskien — ne manquent évidemment pas, mais l’idée qu’il existe des personnages essentiellement romanesques, dont la nature ne puisse se confondre avec aucune autre et qui pose ses difficultés propres, reste une hypothèse peu explorée[1]. Pourtant, le personnage de roman constitue, pour l’imaginaire et la pensée modernes, l’une des métaphores les plus fortes ou, si l’on préfère, l’un des outils les plus opératoires pour décrire et explorer l’existence humaine. Il l’est dans ses cas spécifiques, que la mémoire convoque comme autant de figures exemplaires — on pense à Deslauriers, dans L’éducation sentimentale, qui cherche à attiser les ambitions de Frédéric Moreau en l’invitant à « se souvenir » de Rastignac —, mais aussi dans l’hypothèse générale qu’il constitue et rend disponible : le personnage romanesque s’offre comme un réservoir infini d’aventures et de destins possibles, infinité qui est celle-là même à laquelle aspire la conscience moderne, de sorte que l’on peut proposer que, de tous les êtres de fiction, le personnage de roman est l’un des plus étroitement liés à l’expression de cette conscience.

Mais comment définir le personnage romanesque ? Dans la plupart des études qui portent sur le roman, à commencer par celles, fondatrices, de Georg Lukács et de Mikhaïl Bakhtine, le personnage est abordé comme une figure héroïque. C’est en tant qu’il s’oppose à des forces adverses plus grandes que lui (société, famille, groupe), que son parcours s’identifie à une quête inscrite dans un temps orienté et non problématique et qui le mène sinon à une révélation, du moins à un certain savoir, que le personnage de roman, le plus souvent, se trouve caractérisé. Ce modèle héroïque devient cependant de plus en plus problématique à mesure que l’on avance dans le xxe siècle et que le roman voit ses personnages perdre en « qualités ». Or, face à cette perte, ou à ce qui en n’est peut-être que l’illusion, on a peu tenté de comprendre à nouveau la spécificité du personnage romanesque, soit dans ce qu’il est devenu, soit dans ce qu’il a toujours été, mais que son héroïsme recouvrait. Cette absence relative d’interrogation s’explique en partie par le doute qui a longtemps plané, dans la foulée du Nouveau Roman, sur l’entité même de personnage, perçu comme un artifice désuet. Pourtant, comme l’a très bien montré Thomas Pavel, le roman, en tant qu’il « réfléchit, comme l’avaient fait avant lui l’épopée et la tragédie, au rôle du destin dans le monde humain et aux rapports entre l’homme et ses semblables[2]  » est inséparable de ses personnages, de leurs désirs et de leurs idéaux. Partir du personnage romanesque et de ce qui le conditionne, de ce avec quoi et contre quoi il mène ses combats, c’est donc aussi définir le roman, non pas bien sûr comme genre ou comme forme (c’est bien là que le personnage risque de s’effacer), mais comme un espace de la pensée.

Ce n’est sans doute pas un hasard si les études réunies ici abordent toutes le personnage romanesque à partir de la question de sa naissance ou de sa mort, de sa naissance et de sa mort ontologiques s’entend. Le personnage de roman semble bien exister pour poser lui-même cette question, comme si sa tâche infinie était justement d’éviter les écueils, les soustractions, les mises au ban ou les résolutions qui le feraient dévier de son existence. Pour se tenir ainsi entre mort et naissance, quelles qualités le personnage romanesque doit-il posséder et, surtout, quelles bornes le définissent ? Et qu’arrive-t-il lorsque disparaissent ces qualités ou que se trouvent franchies ces limites ? À ces questions posées en ouverture, Michel Biron offre une première réponse par l’étude des personnages de Michel Houellebecq, dont le propre est de « déjà envisager leur mort », confrontés qu’ils sont à un monde non conflictuel, où ils sont condamnés à s’effacer. Les personnages du monde contemporain ne sont pas seuls à se trouver privés de combat, repoussés aux bords du roman, en attente d’adversaires. Le personnage secondaire, dont Tiphaine Samoyault relève chez Kafka quelques-uns des exemples les plus emblématiques de tout le roman moderne, se tient lui aussi, et depuis toujours, au plus près des bornes de l’existence romanesque. Ni pleinement dans la fiction, ni en dehors, être de passage, tenu à l’écart par ceux qui ne l’accueillent pas dans leur histoire, le personnage secondaire n’en peuple pas moins les romans de sa présence innombrable, au point où l’on serait tenté d’ajouter qu’il en constitue l’un des principes ou l’une des clés. Jacques Neefs montre lui aussi l’importance du regard et donc de la décision d’autrui dans la naissance du personnage romanesque, tributaire de l’observateur qui viendra, ou non, le détacher de l’arrière-fond où il n’est pas encore tout à fait un personnage mais où sa disponibilité est inépuisable.

S’il est difficile et aléatoire, pour le personnage romanesque, de naître, ne pas mourir est une tâche peut-être encore plus grande et plus définitoire. Au plus fort, dans le registre de la survie, le personnage peut entrer au répertoire des figures mémorables, manière absolue de ne jamais mourir, de ne pas être emporté par le temps qui passe et menace sa fragilité ; du moins était-ce le destin rêvé par Balzac pour ses héros, dont la lutte la plus acharnée, ainsi que le propose Christophe Pradeau, était peut-être celle qu’ils livraient contre l’oubli. Au plus discret, comme au plus essentiel, la survie des personnages tient cependant à la façon dont le romancier maintient ses créatures dans un « équilibre délicat » (Yannick Roy) et étroit entre le désir et la conscience de l’illusion romanesque, l’aveuglement et la possibilité de réveil. Entre sa naissance et sa mort, entre les conditions ontologiques dont il émerge et celles qui le feraient disparaître, entre le monde dont il s’est détaché et celui où il viendrait s’effacer, le personnage de roman n’a peut-être pas tant de marge de manoeuvre que l’on croit.