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Le présent dossier s’articule autour d’une problématique peu étudiée dans le champ des littératures francophones : les enjeux critiques et les modalités figuratives du corps. La francophonie dont il est question dans les réflexions en présence est celle que l’on situe généralement en dehors de l’espace occidental, tout en y incluant le Québec[1].

Souvent perçues comme de nouvelles littératures ou des littératures émergentes, les littératures francophones jouissent d’une considération critique et institutionnelle croissante, dont l’historiographie permet de voir qu’elles sont le résultat de plusieurs tentatives successives de délimitation et de détutélarisation par rapport notamment au champ littéraire français. Dans cet élan de délimitation et de spécification de productions littéraires en langue française, issues d’autres contextes géographiques, culturels et politiques, contextes marqués le plus souvent par un multilinguisme notoire, on observe que plusieurs paradigmes ont été convoqués, dont celui de l’identité et de l’altérité.

Cette approche identitaire des textes francophones a par exemple mis de l’avant le paradigme racial dans la forte orientation donnée par le mouvement de la négritude depuis les années 1940 jusqu’aux années 1970 du siècle dernier. C’est la présence avérée des liens — évidents dans le cas de la négritude — entre écritures francophones et corps d’une part, et leurs implications critiques et théoriques d’autre part, qui justifie les réflexions réunies dans le présent dossier.

Dans d’autres cadres disciplinaires et artistiques, le corps a fait l’objet d’études approfondies, ce qui n’est pas le cas de la recherche sur les littératures francophones. Sans vouloir faire l’inventaire des différentes approches de cet objet complexe — il faudra pour cela se référer entre autres aux contributions de ce numéro — il suffit de penser aux travaux sur le corps concentrationnaire par exemple, dans les textes portant sur l’holocauste, pour se rendre compte de la complexité, mais aussi des inépuisables ressources de cet objet d’étude. Les événements tragiques qui ont marqué le vingtième siècle ont suscité un intérêt très marqué pour les formes d’appréhension de la violence et du chaos[2]. Ces regards divers portés sur les ruines et décombres d’un siècle sanglant et tourmenté voient dans la violence un lieu de réflexion important. Cette violence qui, par moments, se décline dans un pluriel nécessaire à une appréhension différenciée des phénomènes en présence, est l’une des motivations lointaines des travaux qui ont abouti à la constitution du présent volume sur le corps.

En effet, les génocides et guerres de toutes sortes qui apparaissent de manière récurrente dans les textes de fiction et les critiques, s’attardent au corps pour en faire un lieu d’articulation de diverses convoitises. Si des théoriciens comme Michel Foucault et José Gil ont pensé le corps (dans ses liens avec le pouvoir), parallèlement à des travaux qui s’attachent à le décrypter, notamment dans le domaine littéraire, il faut noter que le récent débat sur les littératures francophones, tout en s’intéressant aux événements tragiques mentionnés ci-dessus, ignore quasiment les enjeux liés à la problématique dont il est ici question. Il faut souligner par ailleurs une inadéquation entre l’écriture du corps et la réflexion critique consacrée à celui-ci dans les oeuvres francophones. Cette inadéquation consiste dans le fait que les représentations du corps ne sont guère un tabou dans ces littératures, alors qu’une réflexion systématique sur le sujet reste à mener. Un survol même rapide de ces représentations du corps permet de voir qu’il apparaît comme le lieu par excellence de l’inscription d’expériences complexes — esclavage, colonisation, métissage, tensions politiques et sociales, etc. — et devient ainsi un lieu idéal de figuration de divers conflits.

C’est cette lacune que visent à combler les articles de ce numéro. Dans leurs orientations, singulièrement, elles disent chacune une manière de lire le corps, de le situer sur le plan esthétique, idéologique et éthique. Elles interrogent l’objet corps à partir de deux angles qui se complètent par moments. Il s’agit d’une part du corps comme objet d’écriture, de ses diverses mises en scène dans les textes ; ce regard théorique et analytique a pour objectif de saisir les fonctions du corps du point de vue du travail d’écriture. En quoi le corps, entier ou métonymique, féminin ou masculin, est-il une donnée importante dans l’écriture des oeuvres ? Comment une attention portée sur lui contribue-t-elle à une (re)lecture efficace et à une meilleure intelligibilité des oeuvres ? D’autre part, il s’agit, dans une bonne partie des réflexions qui suivent, de joindre à une écriture du corps comme objet de représentation, une considération de celui-ci comme paradigme critique : cette partie des travaux s’attache à la fonction du corps dans la critique et fait une lecture du texte francophone en métaphorisant le corps qui y est étudié.

L’article qui ouvre le dossier (Isaac Bazié) propose une analyse des métadiscours et modes d’appréhension du corps dans les littératures francophones, africaines notamment. C’est un survol des lieux de la critique qui aboutit à l’analyse d’une oeuvre singulière, celle de l’auteur ivoirien Ahmadou Kourouma. Les exemples examinés montrent que le corps, chez Kourouma, est très connoté culturellement ; il s’agit d’une figuration du corps qui, comme à l’opposé de celle qu’on retrouve chez Sony Labou Tansi — auteur congolais étudié ailleurs dans le dossier —, joue plus ou moins explicitement avec les codes et les référents culturels disponibles. Ghizlaine Laghzaoui analyse quant à elle les « états » du corps initiatique chez Ahmadou Kourouma et Camara Laye. Elle montre comment l’initiation, dans ses différentes étapes et sa finalité sociale, vise le corps mis en scène, infantilisé et travesti, purifié et mutilé. L’une des fonctions de ce corps amputé est celle d’entretenir et de transmettre une certaine mémoire garante de la socialité. Katell Colin-Thébaudeau fait pour sa part une lecture de René Depestre dans laquelle elle met en évidence les liens entre corps et terre à partir de la perspective d’exil depuis laquelle le roman analysé a été écrit. On se rend alors compte qu’une fois de plus, la mise en scène du corps passe par des lieux communs où exotisme rime avec érotisme. Stéphane Martelly quant à elle réfléchit sur la tension existant entre corps et sujet à partir des poèmes de Magloire-Saint-Aude, pour mettre en évidence la présence d’un corps figuré sous différentes formes, mais difficile à appréhender et à réduire dans le processus scripturaire. Le lien entre le corps et la quête ou l’ébauche du sujet poétique devient ici un passage obligé qui permet alors de faire dialoguer le morcellement d’un objet figuré avec l’opacité d’un sujet poétique changeant et voué à l’évanescence. La contribution de Françoise Naudillon s’inscrit dans la suite de ces approches du corps avec un regard diachronique sur les représentations de la femme noire — figure prépondérante dans la poésie senghorienne par exemple. Ayant mis en évidence des idéalisations et des my(s)thifications masculines du corps féminin, Naudillon s’attarde aux oeuvres d’écrivaines telles Marie-Célie Agnant et Gisèle Pineau, dans lesquelles elle relève un travail sur des topoï déjà investis par les représentations masculines, mais qui prennent une allure de chemin de croix et de retour à soi sous la plume de ces auteures. Eugène Nshimiyimana se penche dans sa réflexion sur les enjeux mémoriels d’un corps a priori insaisissable, celui mis en scène par Sony Labou Tansi. L’analyse de Nshimiyimana, basée sur deux romans de cet auteur, met à nu un corps perçu comme le lieu d’une rencontre triadique : celle du temps, de l’écriture et de la mémoire, dans un processus de figuration qui fait de l’ambiguïté un programme.

Justin K. Bisanswa propose, pour clore le dossier, une réflexion sur le lien entre un corps écrit et le projet d’écriture lui-même dans le contexte francophone africain. Cette contribution de Bisanswa joue un rôle charnière dans l’ensemble des perspectives développées par les différents auteurs : en partant d’un corps représenté, c’est surtout le corps du texte et la pratique scripturaire qui intéresse Bisanswa et lui permet ici de rappeler que l’objet d’étude s’inscrit dans une pratique de textualisation obéissant aux règles d’un art de l’écriture qui sait jouer avec les figures et les formes. Ce faisant, nous passons d’une conception sociale, anthropologique du corps dans le cadre certes de l’écriture, donc aussi d’une poétique du corps, à une conception du texte et de sa genèse, décrit avec des nuances inspirées par le corps objet.

En lisant les contributions constituant ce volume, on se rendra donc compte que la complexité et la diversité des points de vue sont liées à la nature même de l’objet d’étude en présence. Cette variété des propos critiques vient entériner la nécessité d’une réflexion sur le corps, qui tout en restant un travail sur le texte (francophone), s’ouvre à des considérations théoriques, textuelles et culturelles dont on commence à tenir compte de plus en plus.