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Dans Attentat, le sixième roman d’Amélie Nothomb, Épiphane Otos, narrateur et personnage principal, fait installer un télécopieur chez Ethel, sa bien-aimée, avant de partir en voyage. Ce geste qui, à la surface, paraît assez banal, devient beaucoup plus sinistre quand Épiphane explique son raisonnement :

Il faut vivre avec son temps. Au Moyen Âge je ne serais pas parti au loin sans enfermer ma bien-aimée dans sa tour ou dans une ceinture de chasteté, au xixe siècle je lui aurais acheté une camisole de force. À présent, au nom de la sotte liberté individuelle, on ne peut plus recourir à ces procédés sages et sûrs. Si l’on veut contrôler les gens à distance, on doit les bombarder de télécommunications[1].

Épiphane, cet homme hideux qui se déclare « l’être le plus laid » du monde (A, 9), souhaite surtout encourager Ethel, à travers un véritable déluge de fax, à rompre avec son amant, le bel artiste Xavier. Or Épiphane finit par envoyer un fax dans lequel il déclare sa flamme à Ethel ; quand elle le rejette à son retour, il la tue. Ce passage met clairement en relief le comportement d’Épiphane qui cherche toujours à contextualiser sa vie par rapport à l’histoire ou la littérature ; mais il me semble que cette citation fait beaucoup plus. En juxtaposant explicitement le Moyen Âge, le xixe siècle et l’époque moderne, cette citation fonctionne, en effet, comme une sorte de mise en abyme pour la construction narrative du récit entier.

Dès le premier paragraphe d’Attentat, Nothomb fait référence au roman qui sert d’hypotexte à son histoire d’un homme laid qui s’éprend d’une belle femme : il s’agit de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Le rapport entre Attentat et Notre-Dame de Paris est pourtant très nuancé car Nothomb s’amuse à déformer et à questionner cet antécédent littéraire. En effet, la réécriture du texte hugolien, ce grand texte canonique du xixe siècle, s’effectue sous l’égide de ce que Mikhaïl Bakhtine nomme l’esprit carnavalesque[2], et doit ainsi beaucoup à un autre antécédent littéraire : l’oeuvre de François Rabelais. À partir d’une description des rites du carnaval au Moyen Âge, Bakhtine constate le développement d’un principe carnavalesque qui se manifeste, à travers divers thèmes, images et stratégies rhétoriques, dans la littérature. Selon Bakhtine, cet esprit carnavalesque dans la littérature a connu son apogée durant la Renaissance et le meilleur exemple du carnavalesque littéraire se trouve dans l’oeuvre de Rabelais. Tout comme Rabelais, Nothomb puise dans la culture populaire du Moyen Âge (voir la citation ci-haut) afin de réaliser la réécriture de l’histoire de son Quasimodo moderne. C’est ce bricolage, très typique des romans de Nothomb, qui situe Attentat dans le contexte du postmodernisme littéraire[3]. L’écrivaine belge, en s’inspirant des oeuvres canoniques de la tradition littéraire, se sert ainsi de « procédés sages et sûrs » pour écrire son roman, mais le bombardement furieux de divers éléments tirés des oeuvres antérieures finit par créer un texte original, un récit hybride modelé sur le romantisme mais où règne un principe carnavalesque.

La première fois qu’Épiphane rencontre Ethel, il la regarde se faire maquiller puis se faire démaquiller et il lui dit : « Votre visage est un merveilleux palimpseste : recouvert d’abord des fards de Marguerite puis du barbouillage du réalisateur. Et le démaquillage ressemble à un travail d’archéologue » (A, 25). La présente étude propose de faire le même type de travail archéologique : à partir de l’étude de la couche supérieure de Notre-Dame de Paris, je traiterai le lien entre la réécriture et le postmodernisme et, ce faisant, j’accéderai à une source antérieure, l’oeuvre de Rabelais, car si Nothomb s’inspire de Hugo pour son intrigue, le style de l’écrivaine belge doit beaucoup à l’oeuvre de Rabelais. C’est ainsi que j’analyserai les éléments carnavalesques dans Attentat. Ce lien entre Hugo et Rabelais est moins arbitraire qu’il ne le paraît à première vue. Dans William Shakespeare, Hugo interprète le carnavalesque rabelaisien ; à son tour, Bakhtine, dans son élaboration des manifestations littéraires de l’esprit carnavalesque de la Renaissance au début du xxe siècle, évalue les commentaires de Hugo. Juxtaposer le jugement de Hugo à celui de Bakhtine m’aidera à réévaluer les réactions critiques envers Attentat et à mieux comprendre la tendance critique à voir dans Attentat la dégradation de son hypotexte romantique.

Réécriture et postmodernisme

Attentat se compose d’un pastiche d’intrigues tirées, entre autres, de Quo Vadis, Docteur Jivago, La chartreuse de Parme et Cyrano de Bergerac. Ces textes sont non seulement apparents pour le lecteur mais sont tous explicitement nommés dans le texte. À part ces références à la littérature classique, le texte est aussi parsemé de références à la culture populaire (la fable de la Belle et la Bête) et à la mythologie (le mythe du Minotaure ou celui d’Orphée et d’Eurydice). Toutes ces références littéraires se situent sous l’égide de ce que Gérard Genette définit comme l’intertextualité : « la présence effective d’un texte dans un autre », présence qui prend, le plus souvent, la forme de la citation ou de l’allusion[4]. Grâce à la surabondance de citations et d’allusions aux autres ouvrages, la construction narrative d’Attentat est manifestement intertextuelle.

Le rapport entre Notre-Dame de Paris et Attentat dépasse de loin le royaume de l’intertexte pour se situer sous l’égide de l’« hypertextualité », phénomène littéraire que Genette définit comme tout « texte dérivé d’un autre texte préexistant[5] ». L’hypertexte se greffe ainsi sur le texte antérieur, l’hypotexte. Dès les premières pages d’Attentat, le lecteur se rend compte qu’il est en train de lire une réécriture du texte hugolien, surtout à cause de l’identification étroite entre les personnages principaux des deux ouvrages. Épiphane explique que le sobriquet « Quasimodo » s’est attaché à lui à l’âge de six ans (A, 9), puis il souligne sa propre appropriation de cette identité en déclarant : « Quasimodo, c’est moi » (A, 13). D’une part, cette superposition d’identités sert à situer l’histoire d’Épiphane dans la tradition littéraire, lui donnant ainsi une certaine valeur et légitimité. D’autre part, elle sert à remettre en question les conventions littéraires de cette tradition, par exemple, quand Épiphane déclare :

Dès qu’il y a Quasimodo, il y a Esméralda. C’est comme ça. Pas d’Épiphane sans Ethel. Je jure que je ne me suis pas dit : « Je suis l’homme le plus laid du monde, je vais donc aimer la plus belle d’entre les belles, histoire de rester dans les grands classiques. »

A, 15

C’est ainsi qu’Épiphane démasque l’idéologie implicite de ces « grands classiques » et attire notre attention sur l’hypocrisie des conventions romanesques. Il se demande :

pourquoi attendrait-on plus de justice de la part d’Esméralda que de Quasimodo ? Qu’a-t-il fait d’autre, lui, que s’arrêter à l’aspect extérieur de la créature ? Il est censé nous montrer la supériorité de la beauté intérieure par rapport à la beauté visible. En ce cas, il devrait tomber amoureux d’une vieille édentée : c’est alors qu’il serait crédible.

A, 12-13

Grâce à cette remise en question de son hypotexte, Attentat fait preuve d’une certaine réflexion autoréférentielle sur son statut en tant qu’oeuvre littéraire[6].

Nothomb souligne également la vulgarisation des grands classiques de la littérature à travers la culture populaire. S’il est vrai que les enfants nomment Épiphane « Quasimodo », il est aussi clair, selon notre héros, qu’« aucun d’entre eux n’avait jamais entendu parler de Victor Hugo » (A, 9) ; ce nom, détaché de son contexte littéraire, est devenu tout simplement synonyme de laideur. Comme le démontre Catherine Rodgers, le jeu de Nothomb est très subtil car l’écrivaine évoque les versions simplifiées des histoires qui circulent dans la culture populaire[7]. De même, Isabelle Constant soutient que Nothomb joue avec « l’horizon d’attente de ses lecteurs » habitués à certains codes littéraires. C’est ainsi que Constant déclare qu’Attentat « constitue avant tout un commentaire sur la littérature, une herméneutique postmoderne[8] ». Dans cette même veine, Andrea Oberhuber entreprend une analyse du récit féminin postmoderne et met à l’étude deux textes de Nothomb, Mercure et Métaphysique des tubes, afin de définir une pratique de la réécriture au féminin, et conclut que :

En reprenant les plus « grands » textes de notre culture occidentale, en les détournant systématiquement sur le mode ironique vers d’autres objets pour leur donner une autre signification, Amélie Nothomb, parmi tant d’autres romancières, se fait entendre en contrechant dans le canon des textes (con)sacrés[9].

Oberhuber insiste sur la « désacralisation » comme force motivante et organisatrice dans les ouvrages de Nothomb. Dans le cas d’Attentat, il s’agit en effet de la désacralisation de Notre-Dame de Paris, ce monument de la littérature française. C’est justement le lien étroit entre la réécriture, le postmodernisme et cette notion de transgression des normes canoniques qui surgit à la lecture du roman de Nothomb.

Le carnavalesque à l’époque postmoderne

Pour Linda Hutcheon, le roman postmoderne se caractérise par sa remise en question de l’acte d’écrire, par son intertextualité délirante, et par son style parodique[10]. La définition de la parodie proposée par Hutcheon dans son ouvrage A Theory of Parody doit beaucoup au concept de l’esprit carnavalesque de Bakhtine. Hutcheon se demande, en effet, si nous n’assistons pas aujourd’hui à une revalorisation de la parodie comparable à son rôle central au Moyen Âge et sous la Renaissance, telle qu’elle est constatée par Bakhtine. Hutcheon soutient ainsi que la définition bakhtinienne d’un principe carnavalesque pourrait être fort utile dans l’analyse des textes modernes : « Bon nombre des observations théoriques de Bakhtine sur les débuts du carnaval sont étonnamment appropriées et éclairantes en ce qui concerne les situations esthétique et sociale contemporaines[11]. » Rappelons quelques traits de l’esprit carnavalesque tel qu’il est défini par Bakhtine dans son livre sur Rabelais. Tout d’abord, les fêtes du carnaval au Moyen Âge signalent l’abolition « de tous les rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous » (R, 18) ; il s’agit ainsi de libérer les gens « des règles courantes de l’étiquette et de la décence ». Il s’agit aussi d’un phénomène esthétique que Bakhtine nomme le « réalisme grotesque » (R, 28). Le réalisme grotesque est marqué surtout par « le rabaissement, c’est-à-dire le transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel, celui de la terre et du corps dans leur indissoluble unité » (R, 29). Selon Bakhtine, cette rupture des normes sociales et ce nouveau principe esthétique ont « donné naissance au style du langage carnavalesque de la place publique dont nous trouverons d’abondants échantillons chez Rabelais » (R, 19). Bakhtine voit donc chez Rabelais et d’autres auteurs de la Renaissance l’assimilation, par la littérature, de la culture comique populaire du Moyen Âge. Selon le critique russe, l’« épanouissement du réalisme grotesque est le système des images dans la culture populaire du Moyen Âge, et son épopée artistique est la littérature de la Renaissance » (R, 41) ; le carnaval proprement dit cède ainsi sa place à une manifestation littéraire de ce sentiment de liberté et de fête joyeuse : l’esprit carnavalesque.

Dans sa forme de fête populaire aussi bien que dans sa manifestation littéraire, le carnaval remet en question l’idéologie dominante d’une société en proposant un « monde à l’envers » dans lequel, par exemple, on couronne un roi-bouffon (R, 19). Cela dit, il ne s’agit pas de formes d’expression particulièrement innovatrices. La plupart des formes carnavalesques sont greffées sur les cérémonies et rites religieux dont on détourne les structures et conventions. C’est ainsi que Hutcheon voit l’importance du carnavalesque dans une conceptualisation du fonctionnement de la parodie. Comme le carnavalesque, la parodie repose sur un principe double d’identification et de déformation ; nous devons pouvoir reconnaître les conventions qui servent d’hypotexte pour le nouveau texte parodique : « La parodie énonce, comme une condition préalable à son existence même, une certaine institutionnalisation esthétique qui entraîne la reconnaissance des formes et des conventions stables[12] ». Autrement dit, le paradoxe inhérent dans toute carnavalisation littéraire, c’est le fait que la parodie préserve le texte de départ (ses personnages, ses conventions, etc.) et les normes génériques tout en les travestissant. La parodie nous renvoie ainsi à un texte de départ, à l’hypotexte sur lequel se greffe l’hypertexte. Pour Hutcheon, il y a donc un lien à faire entre l’esprit carnavalesque tel qu’il est défini par Bakhtine et le roman postmoderne :

comme au seizième siècle, l’époque postmoderne est marquée par la prolifération de la parodie comme un des modes d’autoréférence esthétique et positif et de moquerie conservatrice. Peut-être la parodie est-elle aujourd’hui en plein essor parce que nous vivons dans un monde technologique où la culture a remplacé la nature comme sujet de l’art […] Un trait commun de ces deux périodes tellement éloignées […] est donc le sens de l’instabilité idéologique, la remise en question des normes[13].

Cette instabilité idéologique est très clairement mise en valeur dans Attentat. Se trouvant dans une situation précaire peu reluisante, Épiphane tente un coup audacieux et explique aux représentants d’une agence de mannequins que, dans les défilés et les campagnes publicitaires, sa présence aux côtés de leurs mannequins vedettes pourrait produire un effet de contraste qui valoriserait davantage la beauté des jeunes filles. Il réussit alors à se faire embaucher comme un mannequin d’un genre nouveau, le « repoussoir » (A, 51). Le roman met en scène un monde tellement à l’envers que l’homme le plus laid du monde devient un mannequin vedette adulé, événement comparable au couronnement du roi-bouffon durant les fêtes carnavalesques.

Bakhtine lui-même s’intéresse à tracer l’évolution des formes carnavalesques dans la littérature moderne. Il le fait en détaillant l’évolution de la notion de « grotesque ». Le chercheur russe remonte aux origines du terme dans la peinture, et note que le grotesque signale la violation des frontières ; dans la peinture, il s’agit ainsi d’un « jeu insolite, fantaisiste et libre des formes végétales, animales et humaines qui passaient de l’une à l’autre, se transformaient de l’une en l’autre » (R, 41). Selon Bakhtine, cette transgression de normes se manifeste dans d’autres moyens d’expression artistique, telle que la commedia dell’arte ou les romans de Voltaire et de Diderot où le grotesque

permet d’associer des éléments hétérogènes, de rapprocher ce qui est éloigné, aide à s’affranchir du point de vue prédominant sur le monde, de toute convention, des vérités courantes, de tout ce qui est banal, coutumier, communément admis ; elle permet enfin de jeter un regard nouveau sur l’univers, de sentir à quel point tout ce qui existe est relatif et que, par conséquent, un ordre du monde totalement différent est possible.

R, 44

Selon Bakhtine, le xixe siècle marque un point tournant pour le grotesque littéraire. Grâce à la place primordiale accordée à une vision individuelle et subjective du monde, les traces de l’esprit carnavalesque public et partagé se transforment en un « carnaval que l’individu vit dans la solitude, avec la conscience aiguë de son isolement » ; de même, le rire joyeux de la fête carnavalesque se revêt d’une forme « diminué[e] » en se limitant à l’ironie et au sarcasme (R, 47). De cette façon, « l’aspect régénérateur et positif du principe du rire est réduit au minimum » (R, 47). Soutenant que, « dès la seconde moitié du xixe siècle, l’intérêt pour le grotesque s’affaiblit brutalement, tant dans la littérature que dans l’histoire littéraire » (R, 54), le critique russe constate néanmoins qu’« on assiste au xxe siècle à une nouvelle et puissante renaissance du grotesque » (R, 55). Il trace ensuite deux courants de cette manifestation moderne de l’esprit carnavalesque : « le grotesque réaliste », représenté par Thomas Mann, Bertolt Brecht et Pablo Neruda, « qui reprend les traditions du réalisme grotesque et de la culture populaire » et « le grotesque moderniste », représenté par Alfred Jarry et les surréalistes, qui « reprend (à des degrés divers) les traditions du grotesque romantique » (R, 55).

Étant donné que Notre-Dame de Paris fonctionne comme un hypotexte pour Attentat, il est clair que cet ouvrage se situe dans ce deuxième courant moderne qui cherche à réanimer le grotesque romantique. Cela dit, le roman de Nothomb fait pourtant preuve d’une exagération des descriptions grotesques qui dépasse de loin le grotesque romantique de son hypotexte hugolien ; à vrai dire, quelques passages dans le texte paraissent presque surréels dans l’accumulation de détails grotesques. Il est ainsi intéressant de noter quelques commentaires de Nothomb au sujet de sa position relative dans la tradition littéraire. Dans un entretien[14], Nothomb dénonce « la question tarte à la crème » des étudiants qui viennent la visiter et qui lui demandent : « À quel courant littéraire vous rattachez-vous ? » Elle avoue ne pas savoir comment y répondre parce que, selon elle, aujourd’hui « il n’y a plus vraiment de courants littéraires ». Elle explique alors que, pour ne pas décevoir, elle répond toujours : « le surréalisme belge », puis ajoute, « peut-être que d’autres gens ont de meilleures réponses à me fournir ». Malgré le ton moqueur, cette réponse paraît convenir admirablement bien — le surréalisme étant, selon Bakhtine, la continuation moderne de la tradition carnavalesque en littérature, tradition qui se manifeste de nos jours, me semble-t-il, dans le courant du postmodernisme. Or, comme l’explique Hutcheon, il serait possible de rapprocher l’esprit carnavalesque des caractéristiques du roman postmoderne :

L’époque médiévale et le monde moderne ne sont peut-être pas aussi fondamentalement différents qu’on aimerait bien le croire. L’inversion carnavalesque des normes pourrait bien partager une source commune avec la métafiction et la subversion des conventions romanesques qu’elle suppose : un sentiment de précarité face à la nature et à l’ordre social[15].

En proposant l’oeuvre de Rabelais comme un hypotexte possible pour Attentat, je souhaite faire ressortir un principe d’inversion carnavalesque qui dépasse de loin le grotesque réaliste de Notre-Dame de Paris pour opérer une mise en question postmoderne, voire une désacralisation de l’hypotexte hugolien.

Il convient ici de faire une distinction entre la façon dont Attentat se greffe sur ces deux hypotextes. Dans le cas de Notre-Dame de Paris, il s’agit de ce que Genette appelle l’hypertextualité « massive » et « déclarée[16] » ; autrement dit, le rapport entre les deux textes est très explicite. Dans le cas de l’oeuvre de Rabelais, il ne s’agit pas d’un hypertexte dérivé entièrement d’un hypotexte bien identifié. Selon Genette, « [m]oins l’hypertextualité d’une oeuvre est massive et déclarée, plus son analyse dépend d’un jugement constitutif, voire d’une décision interprétative du lecteur[17] ». On court cependant le danger de trouver « dans n’importe quelle oeuvre les échos partiels, localisés et fugitifs de n’importe quelle autre, antérieure ou postérieure », et on risque de « verser toute la littérature universelle dans le champ de l’hypertextualité », accordant en même temps une importance démesurée à « l’activité herméneutique du lecteur[18] ». M’appuyant sur le rapport qu’établit Hutcheon entre le roman postmoderne et l’esprit carnavalesque, je soutiens pourtant que, même s’il ne s’agit pas de trouver des correspondances directes entre Attentat et l’oeuvre de Rabelais (par exemple sur le plan des personnages), il serait tout de même possible de faire ressortir une hypertextualité stylistique qui relie les deux ouvrages. Il s’agit ainsi de repérer un certain style carnavalesque dans Attentat que je qualifierai de « rabelaisien ». En ce qui concerne l’importance exagérée du rôle du lecteur dans ce processus, comme nous allons le voir, Nothomb admet volontiers qu’elle parsème ses textes de références intertextuelles à moitié cachées afin d’inciter ses lecteurs à entrer dans le jeu de lecture qui caractérise le roman postmoderne.

Le carnavalesque dans Attentat

Au fur et à mesure que le récit avance, Épiphane, le mannequin vedette « repoussoir », devient tellement célèbre qu’il se voit obligé de « se composer un personnage » (A, 57) et de se raconter aux journalistes. Épiphane invente alors plusieurs versions du récit de sa naissance, s’inspirant parfois de Hugo (il s’agira des bohémiens) ; mais ces histoires inventées deviennent de plus en plus grotesques et de plus en plus farfelues. Par exemple, Épiphane raconte qu’en le voyant pour la première fois, sa mère l’a trouvé si laid qu’elle l’a jeté aux ordures ; élevé par un éboueur, il a fugué pour rejoindre un groupe de bohémiens cheminant de foire en foire. Dans une autre version, il raconte plutôt que ses parents étaient frère et soeur, comme l’étaient aussi leurs parents, ce qui explique sa laideur ; ou bien, il dit aux journalistes que sa mère était médecin, « oto-rhino-laryngologiste », et qu’à force de passer ses journées à contempler les corps malades elle a donné naissance à un enfant difforme (A, 58). Le côté ridicule de ces histoires, qui associent naissance, exagération et grotesque, les relie à l’oeuvre de Rabelais. Bakhtine constate que, dans l’esprit carnavalesque de la Renaissance, « les excréments étaient indissolublement liés à la fécondité » (R, 152). Attentat montre ainsi sa parenté avec le modèle générique rabelaisien dans un passage qui rappelle la description de l’accouchement de Gargamelle après avoir mangé trop de tripes : Épiphane explique que sa mère avait mal au ventre pendant des mois et que « ses entrailles se vidèrent de tout ce qu’elles contenaient, y compris d’un embryon prématuré dont je vous laisse deviner l’identité, laid comme la diarrhée qui l’avait engendré » (A, 58). Épiphane raconte qu’il est né « le jour de la fête des Rois mages » et que, puisque ses parents « ne parvenaient pas à se décider entre Gaspard, Melchior et Balthazar », ils ont choisi de donner à leur fils un « prénom qu’ils tenaient pour la somme des trois » (A, 11). Les résonances carnavalesques prennent une réelle ampleur ici, surtout dans le détournement de la fête officielle à travers l’apparition de l’enfant difforme au nom à la fois saint et ridicule. De même, quand Épiphane essaie de cerner son identité, l’énumération rabelaisienne de ses expériences rappelle les descriptions des investigations de Gargantua, y compris son penchant pour la « science numérale[19] » :

Je consultai de nombreuses instances : l’encyclopédie, mon sexe, Sade, le dictionnaire médical, La chartreuse de Parme, les films X, ma dentition, Jérôme Bosch, Pierre Louÿs, les petites annonces, les lignes de la main. Je méditai Bataille : « L’érotisme est l’approbation de la vie jusque dans la mort. » Il devait y avoir du vrai là-dedans, mais quoi ? J’essayai de démontrer cela par écrit comme en mathématiques. Le résultat fut d’une incontestable élégance.

A, 26

De même, les descriptions du corps d’Épiphane doivent beaucoup au style rabelaisien.

Selon Bakhtine, le corps rabelaisien se manifeste surtout dans les descriptions topographiques : « l’image grotesque ignore la superficie (la surface) du corps et ne s’occupe que des saillies, excroissances, bourgeons et orifices […] Montagnes et abîmes, tel est le relief du corps grotesque » (R, 316). Pour sa part, Épiphane déclare que les traits de son visage « ne correspondent à aucun relief facial connu » (A, 10). Il décrit son dos en « langage volcanologique », parlant d’une « effervescence grouillante » pour faire le portrait de l’acné qui l’afflige (A, 14). Puisque cette acné se limite à son dos, il en trouve l’effet « beaucoup plus réussi », car comme il l’explique : « Si la nuisance avait recouvert ma carcasse entière, elle eut été moins impressionnante. Semblablement, si le corps humain comportait vint-cinq sexes au lieu d’un, il perdrait beaucoup de son pouvoir érotique. Ce qui fascine, ce sont les îlots » (A, 15). Ses épaules deviennent ainsi « une oasis de pure atrocité » (A, 15). Dans un passage qui souligne le lien entre le grotesque et le comique, Épiphane observe également que « tant de hideur a quelque chose de drôle » (A, 9).

Comme chez Rabelais, nous trouvons également une série de scènes qui célèbrent le fonctionnement grotesque du corps et qui, en même temps, nous font rire. Ainsi, lors d’un voyage en avion, Épiphane est assis à côté d’une femme qui « rot[e] ». Celle-ci lui explique « sans la moindre gêne que son plus grand plaisir [est] de boire de l’eau gazeuse en avion ! [Car l]a pression, différente de celle du plancher des vaches, y déclench[e] des renvois ahurissants » (A, 144). Une autre fois, quand il est en tournée à Montréal, Épiphane dîne dans un restaurant japonais avec un mannequin vedette auquel il offre de verser du saké. Quand la femme refuse, il pense qu’elle ne veut pas en boire pour ne pas s’enivrer, mais elle lui explique la vraie raison comme suit : « J’ai surtout peur de pisser sur ma chaise. C’est ce qui m’est arrivé la dernière fois. Le saké, c’est diurétique » (A, 62). Tout comme Rabelais, Nothomb n’hésite pas à évoquer une scène de compissage. Le mannequin essaie, en fait, de séduire Épiphane, lui expliquant que l’image d’un corps hideux couchant avec un corps beau « sous l’angle érotique, c’est piquant en diable » (A, 66). Épiphane finit par lui montrer l’acné sur ses épaules, elle s’évanouit en criant. Tous les autres clients du restaurant commencent à hurler et Épiphane confie que, face à ce fracas, « un genre d’orgasme [lui] parcour[ut] les reins » (A, 67). Cet étalage du corps grotesque tient directement de la nature partagée de l’expérience des fêtes carnavalesques sur la place publique, fêtes qui, selon Bakhtine, ne connaissent pas de frontières et ne distinguent pas entre participants et public. C’est ainsi que nous voyons Épiphane se promener à travers Paris, expliquant qu’il s’abstient de se masturber car, en montrant sa laideur aux gens qu’il croisent et en observant leurs réactions, il éprouve « l’illusion d’un contact, l’impondérable sensation du toucher » (A, 34).

Ailleurs, dans une autre élaboration de l’esprit carnavalesque, Bakhtine décèle plusieurs séries thématiques (du corps, du sexe, du rire, du manger, du boire et des excréments) et fait remarquer que la technique littéraire de Rabelais se résume, souvent, dans l’exagération descriptive d’une série particulière ou dans la juxtaposition inattendue de ces champs thématiques[20]. L’esprit carnavalesque d’Attentat se trouve aussi dans l’entrecroisement de semblables réseaux thématiques. Considérons, par exemple, la juxtaposition des séries du corps et de la mort dans la scène d’expérimentation où Épiphane s’achète des boules Quies pour se murer en soi. Couché dans son lit, son drap devient alors « linceul », il a le sentiment d’avoir été « enterré vivant » et il se concentre sur l’expérience pure de son corps dans tous ses fonctionnements :

j’analysai avec passion les fracas de mon estomac, la cadence de ma circulation sanguine et d’autres sons incompréhensibles, aussi insolites que des portes qui claquaient. Mon coeur battait comme une bombe à retardement. Il me semble n’avoir jamais rien vécu de si intéressant que cette incarcération volontaire.

A, 99

Cet entrecroisement de champs thématiques est flagrant dans une scène cruciale qui relie le grotesque à la sexualité, à la mort et au manger, prépare le chemin pour la scène finale du roman, et renvoie également à la notion de palimpseste et de réécriture. En effet, à l’âge de onze ans, Épiphane a sa première expérience sexuelle. Inspiré par le roman qu’il vient de lire, Quo Vadis, le jeune Épiphane imagine la scène où Lygie, la belle chrétienne, sera livrée au taureau, mais se retrouve sauvée par son amant romain. Dans son fantasme, Épiphane déforme les événements romanesques. Il se met à la place du taureau et s’imagine tuant Lygie en la pénétrant de ses cornes puis en l’écrasant sous ses sabots. La description de cette scène imaginée est d’un grotesque surprenant. Le corps de la jeune fille est décrit comme une « bouillie informe » ou « un fruit éclaté ». Épiphane explique qu’il épargne pourtant le visage de sa victime pour que sa beauté puisse toujours briller : « [E]n martelant ta carcasse avec les sabots, j’ai fait remonter toute ta splendeur vers ta tête, comme s’il s’était agi d’un tube de dentifrice » (A, 32). La scène est choquante, mais aussi tellement exagérée qu’elle souligne encore une fois le rapprochement entre le dégoût et le rire. La grande déception du jeune Épiphane situe également cette scène sous l’égide du grotesque carnavalesque : « J’ai joui si fort que je dois être devenu beau : je cours vérifier cette conviction dans le miroir. Je regarde mon reflet et j’éclate de rire : je n’ai jamais était aussi laid » (A, 33). En se souvenant de son fantasme, Épiphane met le doigt sur l’importance de cette carnavalisation d’une histoire connue : « L’érotisme [est] nécessairement grotesque : pas de désir sans transgression — et quelle transgression plus délectable que celle du bon goût ? » (A, 27) ; ou encore : « Il y a une loi dans l’univers : tout ce qui est trop pur doit être sali, tout ce qui est sacré doit être profané. Mets-toi à la place du profanateur : quel intérêt y aurait-il à profaner ce qui n’est pas sacré ? » (A, 30)

Considérons maintenant l’importance de la série du manger et du boire dans la conception bakhtinienne de l’esprit carnavalesque, série que nous retrouvons dans Attentat. Bakhtine constate le rôle central des « images de banquet » chez Rabelais, images qui sont, par l’abondance des descriptions et par leur caractère partagé et public, liées non pas au manger et au boire quotidiens mais plutôt aux fêtes du carnaval (R, 277). Dans Attentat, les images de banquet prennent la forme de dîners publics : au restaurant, dans le train, dans l’avion. Dans toutes ces scènes, l’abondance des plats est soulignée : par exemple, Épiphane s’étonne des « rations pour bûcherons québécois » et des sushis « gros comme des muffins » dans le restaurant montréalais (A, 62). Toutefois, le banquet perpétuel du monde occidental semble avoir perdu sa qualité joyeuse ; la fête cède au devoir. Épiphane et Ethel sont les seuls qui paraissent aimer la nourriture et qui sont en même temps capables d’en refuser. Lors d’un voyage en train, Épiphane ne prend pas de repas, notant à propos des autres passagers :

Leur visage, loin d’exprimer la délectation ou du moins la satisfaction, suintait le dégoût. S’ils avaient été forcés de mâcher des ordures, ils n’auraient pas tiré une tête différente. Pourtant, ce n’était pas la qualité des mets qui était en question. Non, il était clair qu’ils détestaient manger.

A, 73-74

Plus tard, à bord de l’avion l’amenant au Japon, il note que les passagers, auxquels on a servi « du carton à la sauce au carton », « ont l’air de trouver ça infect » (A, 118) ; mais ils persistent à manger parce que, tout comme l’amant détesté d’Ethel, ils sont « de la race de ceux qui bouffent leur plateau-repas pour cette raison que c’est mangeable, que c’est du solide, qu’ils y ont droit et qu’il faudrait être con pour ne pas prendre ce à quoi on a droit » (A, 119). Épiphane voit très lucidement que, dans notre société de consommation, tout, y compris une belle jeune femme, devient « comestible » (A, 119). En effet, Épiphane réussit à se faire embaucher comme mannequin parce qu’il explique aux agents que les clients des couturiers ont « l’oeil aussi gavé qu’un estomac occidental » et que, pour attirer leur attention, il faut les choquer : « Comment rendre sa virginité à ce spectateur surnourri ? Il lui faut une purge : ce sera moi. Je serai le vomitorium du regard » (A, 53). Ce qu’Épiphane est en train de proposer, à travers cette image grotesque, c’est la juxtaposition du beau et du laid, du sacré et du profane, qui se trouve au coeur de l’esprit carnavalesque. Il se montrera aux côtés des belles, il s’offrira comme une sorte de « sacrifice » : l’homme laid mis en spectacle lors d’un défilé, exposé aux regards et aux rires cruels. De cette manière, cette parodie grotesque d’un mannequin vedette restituera l’intégrité des mannequins traditionnels. La laideur même d’Épiphane deviendra ainsi une sorte d’hypertexte qui renforcera l’hégémonie de l’hypotexte sur lequel elle s’inscrit, celui de la beauté.

Hugo et Rabelais

Étant donné toutes les références explicites à Notre-Dame de Paris dans Attentat, ce chef-d’oeuvre de Hugo est considéré comme l’hypotexte-clé du roman de Nothomb. En effet, l’hypotexte rabelaisien que je viens de proposer est étroitement lié à la coprésence de l’oeuvre hugolienne. Quel est alors le rapport entre Rabelais et Hugo ? Il est intéressant de noter que, dans son livre William Shakespeare (1864), Hugo fait le portrait des écrivains de génie[21], y compris Rabelais, qui se distinguent par l’importance accordée à l’esprit carnavalesque dans leurs ouvrages : « On dénote chez les souverains génies le même défaut : l’exagération. Ces génies sont outrés : exagération, ténèbres, obscurité, monstruosité[22]. » Pour Hugo, tout écrivain de génie fait une trouvaille : il découvre une sorte de vérité universelle jusqu’alors passée inaperçue. Dans le cas de Rabelais, il s’agit de la découverte du ventre. Or comme l’explique Hugo, « le serpent est dans l’homme, c’est l’intestin » (WS, 95). Hugo continue en soulignant le lien entre le ventre et le rire, soutenant que du ventre découlent « dans la vie la corruption et dans l’art la comédie » (WS, 96). L’idée de la parodie ou du travestissement artistique est également évoquée par Hugo : « Que l’hymne puisse s’aviner, que la strophe se déforme en couplet, c’est triste. Cela tient à la bête qui est dans l’homme. Le ventre est essentiellement cette bête. La dégradation semble être sa loi » (WS, 96-97). Dans la dénonciation de la société moderne prononcée par Épiphane, Nothomb semble évoquer le mépris de Hugo pour toute société où la « consommation charnelle absorbe tout » (WS, 98) et qui risque d’être entraînée dans la dégradation par ses appétits : « Le ventre est pour l’humanité un poids redoutable ; il rompt à chaque instant l’équilibre entre l’âme et le corps. Il emplit l’histoire. Il est responsable presque de tous les crimes. Il est l’outre des vices » (WS97). Pour Hugo, le génie de Rabelais réside donc dans son audace car il n’hésite pas à montrer la dégradation et la désacralisation de la théocratie dominante afin de provoquer une réévaluation critique de la culture hégémonique.

S’il est vrai que Bakhtine, dans une discussion de la perception de l’esprit carnavalesque à l’époque romantique, admet que Victor Hugo « a exprimé la compréhension la plus complète et la plus profonde de Rabelais » (R, 130), il est aussi évident que, pour Bakhtine, Hugo n’a qu’une appréciation partielle de Rabelais. Son choix de vocabulaire (« défaut », « serpent », « bête », etc.) montre à quel point Hugo ne reconnaît dans le rire et le grotesque de Rabelais qu’« un principe dénigrant, rabaissant, anéantissant », tandis qu’il ignore « l’optimisme particulier du rire rabelaisien » (R, 132). L’observation la plus pertinente de Bakhtine dans cette étude du grotesque à l’époque romantique se trouve dans sa constatation que les caractéristiques que Hugo considère comme étant les signes du génie reflètent une époque en mutation où les « écrivains ont affaire à un monde inachevé et en transformation, empli d’un passé en voie de décomposition et d’un avenir en voie de formation » (R, 132). De cette façon, la « monstruosité apparente » de ces ouvrages, c’est-à-dire, « leur non-conformité aux canons et normes de toutes les époques achevées, autoritaires, dogmatiques », est due à une sorte d’instabilité générique (R, 132). Bakhtine voit clairement l’ambiguïté et les multiples sens possibles des textes produits aux moments de réflexion et de réévaluation de la littérature et des formes littéraires. Le critique russe explique ainsi que, tout en saisissant l’importance thématique de la topographie corporelle chez Rabelais, Hugo « se trompe en l’interprétant, car il s’efforce de lui donner un caractère moral et philosophique abstrait » (R, 131).

De même, les critiques contemporains du style grotesque de Nothomb, en privilégiant l’hypotexte hugolien dans Attentat, soulignent le côté destructif de sa réécriture de textes connus. Par exemple, Catherine Rodgers parle de la « déconstruction » ou de « la condamnation » des normes proposées par les textes de départ[23], tandis qu’Isabelle Constant affirme que Nothomb « maltraite » ses sources[24]. Cette dernière poursuit en déclarant que « Nothomb cite pour subvertir et ridiculiser les mythes hugoliens[25] », puis souligne le double sens du titre, « “attentat” contre la littérature et littéralement crime[26] ». Pour Constant, le style intertextuel et acerbe de Nothomb sert à attirer notre attention sur la virtuosité de l’auteure jusqu’au point où « ce qui compte reste finalement le métatexte, plus que le texte lui-même, la critique du texte premier, de l’hypotexte[27] ». Il est vrai que le style de Nothomb attire notre attention sur l’acte d’écrire et fait ainsi d’Attentat un excellent exemple de ce que Hutcheon appelle « the narcissistic narrative » : un texte littéraire qui attire notre attention sur son statut en tant que création littéraire[28]. Le caractère autoréférentiel d’Attentat se manifeste surtout à la fin du texte quand, une fois « en réclusion pour assassinat », Épiphane consacre son temps à écrire ; il devient alors « indispensable » pour Ethel car il peut lui « rendre la vie » à travers l’acte d’écrire (A, 153). Il n’est donc pas surprenant que la dernière référence intertextuelle dans Attentat soit le mythe d’Orphée et d’Eurydice. Mais le mythe du poète-musicien qui perd son désir de chanter à la mort de sa femme et qui, plus tard, ne réussit pas à la sortir des Enfers, se retrouve grotesquement parodié : « Si Orphée avait été l’assassin d’Eurydice, peut-être aurait-il réussi à la ramener des Enfers » (A, 153). Avoir tué la bien-aimée aurait ainsi pu donner libre cours à la voix du poète pour ranimer la défunte à travers la création artistique. Dans l’univers postmoderne de Nothomb, le roi-bouffon n’est pas tout à fait découronné car la littérature devient son royaume.

Il convient ici de souligner encore une fois la nature ambivalente de la parodie qui préserve le texte de départ en même temps qu’il le détourne. La réécriture carnavalesque des textes antérieurs, tout en les déformant, leur garantit une nouvelle vie ; ainsi Eurydice, assassinée, est ramenée des Enfers. Si la réécriture nothombienne se moque des conventions romanesques, elle est cependant aussi en train de les fêter. Considérons, par exemple, la réponse de l’écrivaine, lors d’un entretien, à une question au sujet des nombreuses citations littéraires dans ses livres :

La citation, pour moi, et c’est la Japonaise qui parle, c’est de l’humilité : au Japon on m’a assez appris la reconnaissance envers les maîtres, je sais ce que je dois à mes maîtres, et simplement, plutôt que d’inventer que c’est moi qui ai inventé ça, ce qui est tout à fait faux, je dis d’où ça vient. Si cela peut jeter mes lecteurs dans le grand jeu de piste de la littérature, tant mieux. La littérature est un tel bonheur[29] !

Elle continue en commentant la qualité intertextuelle de son écriture :

C’est un moyen de manifester la reconnaissance et ma gratitude. Parfois il y a des intertextes plus discrets dans mon oeuvre, comme lorsque je cite les auteurs sans dire leur nom […] C’est un peu de nouveau dans le jeu de piste : autant titiller le lecteur, et qu’il aille trouver par lui-même[30] !

Les ouvrages de Nothomb pourraient ainsi signaler beaucoup plus que la déconstruction ou l’anéantissement de leurs sources littéraires. Dans Attentat, même si la parodie brise les conventions de la bienséance des romans « classiques » et nous encourage à réévaluer des textes bien connus, il est aussi vrai qu’elle les réactive en tant que modèles génériques qui déterminent toujours notre horizon d’attente lors de la lecture. En nous faisant réfléchir aux textes de départ, Nothomb nous encourage aussi à les relire, ou peut-être à les lire pour la première fois. Elle nous encourage à remonter la piste de la littérature. Comme le souligne Hutcheon, la parodie a une double fonction à la fois moqueuse et régénératrice :

Même en se moquant, la parodie sert à renforcer les normes ; en termes formels, elle porte en elle l’inscription des conventions tournées en dérision, leur garantissant ainsi une existence continue. C’est dans ce sens que la parodie est la gardienne de l’héritage artistique ; elle définit non seulement l’état actuel de l’art mais aussi son parcours historique[31].

C’est ainsi que, loin de signaler l’anéantissement de la tradition littérature, le style tout à fait rabelaisien de l’oeuvre postmoderne de Nothomb signale plutôt sa « renaissance ».