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L’une des raisons de la consécration du roman Allah n’est pas obligé par deux prestigieux prix littéraires est sans doute l’actualité et la portée morale du sujet traité qui interdit en quelque sorte au lecteur de rester indifférent. Comme le résume fort pertinemment Isaac Bazié : « Le fait de ne pas lire le roman ressemble désormais à une sorte de délit de non-assistance à personne en danger[1]. » Par ailleurs, on a su gré à Kourouma de rendre « lisible » un sujet aussi grave et réellement insupportable que les atrocités vécues par les enfants-soldats en confiant le récit à un narrateur enfant dont le regard naïf se double d’un langage rendu amusant par le recours incessant à quatre dictionnaires censés pallier les lacunes laissées par une éducation trop tôt interrompue. Or, un regard attentif porté sur cette astuce linguistique révèle que les liens entre cette écriture assez désinvolte (à première vue) et ce qui se lit comme un témoignage fictif mais émouvant conçu pour dénoncer l’inadmissible sont en fait plus étroits et plus complexes. Loin de ne servir qu’à distraire le lecteur (c’est-à-dire détourner son regard du tragique, lui permettant de se détendre le temps d’une parenthèse), cette mise en relief constante des difficultés du narrateur à trouver des mots « convenables » pour faire son récit illustre que la mémoire des temps présents est ici médiatisée par une mémoire des mots : mémoire des mots qui n’est pas simplement celle d’une langue maternelle autre, mais surtout celle des discours sociaux qui servent à occulter la mémoire des choses, des êtres et des événements. Dans les pages qui suivent, il s’agira donc de dégager certaines des traces des discours antérieurs (cotextuels) qui sont la matière même du roman à la fois sur le plan de l’écriture et celui d’une mémoire douloureuse, trop vite effacée de la conscience publique, après quelques brefs bruits et fureurs médiatiques. La « poétique de l’explication » qui caractérise le roman constitue ainsi une stratégie de dévoilement des rhétoriques fallacieuses destinées à rendre sensé l’insensé.

En deçà du dictionnaire

Tous les lecteurs de Kourouma connaissent aujourd’hui la saga de la publication de son premier roman, Les soleils des indépendances, refusé d’abord par les éditeurs pour cause de « mauvais français » et salué ensuite comme un chef-d’oeuvre marquant un point tournant dans la littérature africaine. Ainsi, l’on est sans doute peu surpris de lire la déclaration candide du narrateur d’Allah n’est pas obligé qui annonce sans ambages, dès les premières lignes de son « blablabla » : « Suis p’tit nègre parce que je parle mal le français. » (A, 9) Or, l’on sait aussi que la critique s’est ravisée en découvrant que ce n’était pas du « mauvais français » que Kourouma proposait au lecteur mais que, au contraire, son génie consistait à « écrire le malinké en français », comme on n’a cessé de le souligner depuis[2]. Le lecteur habitué à ce discours critique pourrait donc être porté à percevoir ce « p’tit nègre » de Birahima comme étant une autre version du « malinké en français », adapté pour rendre crédible le langage d’un narrateur enfant dont « l’école n’est pas arrivée très loin » (A, 9).

Une telle lecture soulève toutefois d’emblée plusieurs interrogations. S’il s’agit toujours « d’écrire le malinké en français », le recours du narrateur à ses quatre dictionnaires sous prétexte de rendre son récit plus accessible à « toute sorte de gens » (A, 11), n’aurait-il pas plutôt pour effet d’atténuer « l’authenticité », le substrat malinké du langage du narrateur ? Si c’est le cas, le français d’Allah n’est pas obligé serait-il plus « correct » que celui des Soleils des indépendances ? Si la « malinkicité » du style de Kourouma n’est pas touchée, comment la définir et quelle est alors la fonction des dictionnaires ? Autrement dit, que signifie « parler mal le français » et « écrire le malinké en français » ? Poser la question, c’est déjà y répondre, d’une certaine manière. En fait, de telles formules ne peuvent servir à décrire objectivement l’écriture de Kourouma ou le langage de son narrateur : ce sont des énoncés appartenant à des discours qui traduisent diverses conceptions du monde, du réel et de l’objet littéraire, et qui véhiculent par conséquent aussi des jugements de valeur. En littérature, en littérature africaine, est-il légitime ou non, « bien » ou « mal », d’employer du « mauvais français » ou du malinké ? La constitution même des champs littéraires se modifie, comme on le sait, en fonction des discours convoqués pour les définir.

Naturellement, la critique n’a pas manqué d’étudier de près les oeuvres de Kourouma pour circonscrire tout ce qui constitue un calque du malinké : syntaxe, vocabulaire, rythme, proverbes, etc.[3]. Cet examen minutieux de la langue de Kourouma a également mené bon nombre de fins lecteurs à constater que les romans publiés plus de vingt ans après le premier sont quelque peu moins « savoureux » que Les soleils des indépendances. Et de sommer l’écrivain de s’expliquer. Celui-ci, en toute modestie, en convient : au cours de ses longues années vécues loin du pays natal, il se serait aussi quelque peu éloigné de la langue maternelle[4]. Ceci n’empêche toutefois pas le créateur de continuer à forger son langage propre en exploitant à la fois les richesses du français et du malinké, stratégie affichée dans Allah n’est pas obligé par la référence constante aux dictionnaires. Ainsi, à la question des quatre dictionnaires qui posent d’emblée la langue comme enjeu, Kourouma répond :

Le français est une langue plurielle. Nous, Africains anciennement colonisés, en avons hérité, mais nous devons y forger notre propre territoire pour réussir à exprimer nos sentiments, notre réalité. […] Si Birahima possède quatre dictionnaires […], c’est parce qu’il s’adresse à tous ceux qui parlent français : les toubabs (qu’il appelle encore les colons, les Blancs, les racistes), les natives (ou nègres, Noirs sauvages, également racistes) et les francophones[5].

Ce que cette déclaration peu soucieuse de la « rectitude politique » révèle en reproduisant le procédé des parenthèses largement exploité dans Allah n’est pas obligé, c’est que Birahima, le narrateur, tout en s’adressant à « tous ceux qui parlent français », s’adresse plus particulièrement à des Blancs colons, des Noirs sauvages et aux racistes… indépendamment de leur couleur ou de leur langue. Autrement dit, ce n’est pas tant la langue, au sens de langue naturelle — français ou malinké — qui travaille l’écriture de Kourouma et qu’il travaille, mais les langages, ces discours que la société forge pour organiser ses savoirs, exprimer ses sentiments, ses ressentiments et ses préjugés.

Or, cela signifie aussi que ce dont la critique n’a peut-être pas suffisamment tenu compte, c’est que le malinké aussi est pluriel : un enfant de la rue ne s’exprime pas de la même façon qu’un savant féticheur ou un marchand, ou un « grand quelqu’un » de la médecine ou des hautes sphères de la politique, ni en malinké, ni en français, ni en aucune langue. Le génie d’un écrivain n’est pas de penser en telle ou telle langue, mais bien de penser le langage particulier de chacun de ses personnages et de chacun des discours qu’il introduit dans son oeuvre, et nombreux sont ceux qui, avant Kourouma, ont tenté de faire valoir ce « principe créateur » auprès de la critique. Interrogé pour la nième fois sur sa délinquance linguistique, Kourouma s’explique :

D’aucuns m’ont reproché de « casser », de « malinkiser » le français. […] Quoi que les gens disent, je ne cherche pas à changer le français. Ce qui m’intéresse, c’est de reproduire la façon d’être et de penser de mes personnages, dans leur totalité et dans toutes leurs dimensions. […] Je le répète, mon objectif n’est pas formel, ou linguistique[6].

Et pour le lecteur qui n’en serait pas encore convaincu, l’usage des dictionnaires dans Allah n’est pas obligé viendra confirmer largement cette mise au point de l’auteur.

En effet, il suffit de lire quelques pages du roman pour s’apercevoir que les dictionnaires de Birahima ne l’empêchent nullement de parler mal. Le recours à quatre dictionnaires n’amène pas le narrateur à employer une langue qui serait plus « correcte » que le « p’tit nègre » dont il se réclame, mais une langue plus hétérogène, hétérogénéité soulignée par la définition fournie pour les multiples « gros mots » (A, 11) qui émaillent le langage de Birahima. Ainsi, celui-ci n’a rien de « réaliste », car en parlant le langage de tous, cet enfant-soldat « insolent, incorrect comme barbe d’un bouc » (A, 10) parle en fait le langage de personne ; il parle en « polyphonie », une espèce d’espéranto discursif où tous les registres de langue, tous les langages et jargons de la société se côtoient et se bousculent. Chaque phrase, chaque paragraphe l’illustre :

Brusquement on entendit un cri venant d’une profondeur insondable. Ça annonçait l’entrée du colonel Papa le bon dans la danse, l’entrée du chef de la cérémonie dans le cercle. Tout le monde se leva et se décoiffa parce que c’était lui le chef, le patron des lieux. Et on vit le colonel Papa le bon complètement transformé. Complètement alors ! Walahé ! C’est vrai.

A, 63

« Brusquement », « profondeur insondable », « cérémonie », « se décoiffa », « patron des lieux », « complètement », narration au passé simple : tout cela appartient aux conventions du langage littéraire « sérieux », soutenu — mais font irruption les démonstratifs (« ça », « c’était »), les répétitions et les exclamations de la langue parlée, populaire, de l’enfant de la rue. Qui parle à qui de quoi ? En fait, le texte expose ici en quelques lignes le langage « insondable » (caricaturé par la métonymie du cri) de ce chef de guerre qui se veut à la fois prophète, homme du peuple, libérateur, figure paternelle, guide spirituel et colonel.

Le roman se lit ainsi comme une illustration concrète, ligne par ligne, page par page, du principe à la base des théories développées par Bakhtine et la sociocritique : l’énoncé ne porte pas seulement sur un objet ; tout énoncé est l’énoncé de quelqu’un s’adressant à quelqu’un. Et le locuteur ne puise pas ses mots dans un dictionnaire (sauf exception), mais bien dans les discours sociaux de son milieu de vie[7]. C’est également ce qu’a souligné la néo-rhétorique plus récemment : pour faire l’analyse des tropes et de tout énoncé qui en use (en l’occurrence le texte littéraire), il ne suffit pas d’avoir recours au dictionnaire et à la science linguistique. Il faut se rapporter aussi à cette « encyclopédie » que constitue l’ensemble des « discours tenus sur le monde » et qui se situe « en deçà du dictionnaire »[8]. « Devant les apories que fait surgir l’analyse rhétorique, seules deux solutions sont possibles : soit rejeter purement et simplement les énoncés rhétoriques, comme tératologiques ou “bizarres” […], soit se donner les moyens de rendre compte de la présence des traces du discours antérieur dans les représentations sémantiques », précise Jean-Marie Klinkenberg[9]. Ainsi, ce qui fait sans doute la particularité du roman Allah n’est pas obligé, c’est que ces « traces du discours antérieur » subsistent même dans les multiples définitions et explications attribuées aux quatre dictionnaires du narrateur ; ce sont ces traces qui inscrivent dans le texte littéraire la pluralité du français et du malinké et qui font toute la richesse et la dynamique « savoureuse » de l’écriture de Kourouma. Car l’on constate en effet que la fonction des dictionnaires de Birahima n’est pas purement linguistique, permettant à un enfant de la rue de « chercher les gros mots, […] vérifier les gros mots et surtout […] les expliquer » (A, 11). Ils servent bien davantage à confronter les discours afin de faire ressortir les non-dits, les préjugés, sinon le vide des discours au moyen desquels les uns et les autres justifient leurs actions.

Tout lecteur s’aperçoit rapidement que l’emploi des dictionnaires dans Allah n’est pas obligé est en fait assez fantaisiste ; le choix des « gros mots » à expliquer semble plutôt aléatoire. Alors que certains mots qui ne relèvent manifestement pas des compétences d’un enfant peu scolarisé ne font l’objet d’aucune explication (« insondable », par exemple, dans l’extrait cité plus haut), d’autres, qui pourtant ne paraissent pas si « gros » bénéficient d’explications plus ou moins longues et précises : « épreuve » (A, 18), « hésitant » (A, 56), « avouer » (A,66), « jaser » (A, 103), « risque » (A, 144-145), « horreur » (A, 159), « tendresse » (A, 211), etc. Il apparaît même que cette « manie » des explications n’est nullement restreinte aux multiples parenthèses qui les signalent souvent, elle envahit en fait entièrement le récit de Birahima qui ne cesse d’employer des formulations telles que « c’est comme ça on appelle… », « on les appelle », « on dit que », « Balla m’expliquait » (A, 20), « Grand-mère a expliqué » (A, 28), etc., notamment au début du roman où la fréquence de tels énoncés ne peut passer inaperçue. L’on note également que certaines explications et définitions sont attribuées à un dictionnaire précis (Larousse, Petit Robert, Harrap’s ou l’Inventaire des particularités lexicales du français d’Afrique), alors que le plus souvent Birahima renonce à citer la source de son « savoir », allant jusqu’à prendre en charge lui-même la définition fournie ; par exemple, commentant l’action des troupes d’interposition censées empêcher les différentes factions de la guerre civile au Libéria de s’entretuer, le narrateur ironise : « Ces forces ne s’interposèrent pas ; elles ne prirent aucun risque inutile. (J’explique aux Africains noirs indigènes le mot risque. Il signifie danger, inconvénient possible) » (A, 144-145). Il apparaît clairement ici que la fonction de ces dictionnaires n’est pas réellement linguistique, qu’il s’agit en bonne partie d’une feinte, d’une stratégie qui vise à exposer la construction et la déconstruction du sens par ceux qui manipulent les discours à leurs propres fins. Manifestement, ce n’est pas le sens du mot « risque » qui est en cause ici ; Birahima lui-même ou un dictionnaire en fournit la définition : c’est l’hypocrisie du discours de la communauté internationale qui est mise en relief, la langue de bois qui camoufle l’indifférence et l’action inefficace derrière la rhétorique du « risque inutile », alors que tout Africain sait pertinemment quels « risques », « dangers » et « inconvénients possibles » l’attendent.

Les « gros mots » et la mémoire du sujet

Le texte de Kourouma rappelle ainsi sans cesse que tout « gros mot » porte en lui la mémoire de quelque « gros discours », ce que le jeu de mots en soi cherche manifestement à souligner. Les dictionnaires eux-mêmes ne peuvent effacer les traces des discours antérieurs ni fixer le sens des mots de manière à empêcher que tout un chacun puisse les manipuler à sa guise[10]. L’usage très approximatif que fait Birahima lui-même des ces « explications » en est d’ailleurs la première illustration, puisque ce sont rarement de véritables citations des dictionnaires que nous lisons, lorsque le narrateur suspend son récit pour préciser le sens d’un mot. Dans un premier temps, on note que le texte de Kourouma restitue souvent ce que les dictionnaires, dans un souci d’objectivité, suppriment : le sujet énonciateur. Ainsi, l’une des « véritables » définitions du mot « milieu », par exemple, est formulée comme suit dans le dictionnaire : « Ensemble des conditions extérieures dans lesquelles vit et se développe un individu humain[11]. » Dans le roman de Kourouma, en introduction au récit des mésaventures de Birahima devenu enfant-soldat, nous lisons cette description de son « milieu » :

Il y avait dans la case toutes les puanteurs. Le pet, la merde, le pipi, l’infection de l’ulcère, l’âcre de la fumée. Et les odeurs du guérisseur Balla. Mais moi je ne les sentais pas, ça ne me faisait pas vomir. Toutes les odeurs de ma maman et de Balla avaient du bon pour moi. J’en avais l’habitude. C’est dans ces odeurs que j’ai mieux mangé, mieux dormi. C’est ce qu’on appelle le milieu naturel dans lequel chaque espèce vit ; la case de maman avec ses odeurs a été mon milieu naturel.

A, 18, nous soulignons

Alors que le dictionnaire n’incite pas celui qui le consulte à se poser des questions sur le discours antérieur en fonction duquel la définition est formulée, l’énoncé attribué à Birahima rend cette interrogation essentielle : qui est ce « on » qui « appelle » une case emplie de toutes les puanteurs le « milieu naturel » ? Dans quel but ? Ne s’agit-il pas du déplacement d’un discours biologique sur un milieu humain, où il est justement déplacé ? Alors pourquoi employer ce discours déplacé, sinon pour se servir de la scientificité du langage pour masquer des attitudes beaucoup moins acceptables… par exemple, l’idée que l’Africain est très heureux dans sa pauvreté, sa misère et qu’il n’y a donc pas lieu d’intervenir pour y mettre fin ? Ainsi, restituer un sujet, même impersonnel, permet ici au texte de démasquer les préjugés que véhicule le « gros discours » auquel renvoie le « gros mot » qui fait l’objet de cette explication d’un vocabulaire qui n’a rien de la neutralité à laquelle les dictionnaires voudraient faire croire.

Les « explications » fournies par Birahima se caractérisent ainsi, le plus souvent, par cette insertion des mots dans un discours dont le sujet est plus ou moins identifiable et qui oblige toujours le lecteur à s’interroger sur les significations non pas du mot ciblé, mais bien du discours auquel il renvoie en l’occurrence et dont les significations essentielles s’étalent davantage entre les mots, dans le non-dit ou l’inter-dit. Quelques exemples. « Même si on est grand, même vieux, même arabe, chinois, blanc, russe, même américain ; si on parle mal le français, on dit on parle p’tit nègre, on est p’tit nègre quand même » (A, 9). Ce premier « on dit » du texte renvoie manifestement au discours colonial et donne le ton du roman en soulignant, par la remarque faussement naïve qui suit, que les préjugés de ce « discours antérieur », loin de s’estomper à l’époque dite « postcoloniale », se sont répandus et généralisés à travers les discours les plus courants du quotidien : « Ça, c’est la loi du français de tous les jours qui veut ça » (A, 9). « Je dormais partout, chapardais tout et partout pour manger. Grand-mère me cherchait des jours et des jours : c’est ce qu’on appelle un enfant de la rue » (A, 13, nous soulignons), propos que nous pourrions analyser de la même manière que celui sur le « milieu naturel ». « Les Bambaras sont parfois aussi appelés Lobis, Sénoufos, Kabiès, etc. Ils étaient nus avant la colonisation. On les appelait les hommes nus » (A, 22, nous soulignons). Ici, ce sont vraisemblablement tous les discours qui établissent une hiérarchie entre les nations et les peuples qui sont visés : ceux qui déclarent supérieurs les humains « civilisés » par rapport aux « primitifs », ces « hommes nus », ceux qui permettent à certains de se prévaloir de droits « légitimes » arrogés à d’autres, etc.[12]. Le roman ne manque pas d’ailleurs de faire nettement ressortir le fait que toutes les sociétés génèrent de tels discours discriminatoires dont se servent tous les « on » cherchant à se hisser au-dessus des autres, comme le suggère aussi Kourouma dans son entretien avec Catherine Argand[13].

Le gyo est la langue des nègres noirs indigènes africains de là-bas, du patelin. Les Malinkés les appellent les bushmen, des sauvages, des anthropophages… Parce qu’ils ne parlent pas malinké comme nous et ne sont pas musulmans comme nous. Les Malinkés sous leurs grands boubous paraissent gentils et accueillants alors que ce sont des salopards de racistes.

A, 61, nous soulignons

Le langage décapant du jeune narrateur « insolent » permet ici d’aller droit au but pour replacer des mots tels que « bushmen » et « sauvages » dans la bouche des locuteurs qui dissimulent racisme et idées reçues sous de « grands boubous » et de grands discours de type religieux ou nationaliste. Ailleurs dans le roman, c’est l’ironie qui signale le non-sens qui résulte du déplacement des mots dans un contexte socio-discursif où ils n’ont aucune pertinence : « Partout dans le monde une femme ne doit pas quitter le lit de son mari même si le mari injurie, frappe et menace la femme. Elle a toujours tort. C’est ce qu’on appelle les droits de la femme » (A, 33, nous soulignons). L’on peut noter en effet que Birahima s’arrête régulièrement pour « expliquer » ainsi les « gros mots » de la langue de bois des politiciens qui sert à masquer les injustices que subissent les plus faibles de la société (ce qui révèle en même temps que l’expression « les gros mots », telle qu’elle est employée par Birahima, ne constitue pas un jeu de mots gratuit car cette rhétorique fallacieuse est effectivement « grossière » et choquante, moralement indécente) : « Les troupes de l’ecomog opèrent maintenant partout au Liberia et même en Sierra Leone, au nom de l’ingérence humanitaire, massacrant comme bon leur semble. On dit que ça fait interposition entre les factions rivales » (A, 132, nous soulignons).

Souvent, les explications que Birahima fournit (avec ou sans référence à ses dictionnaires) signalent simplement les divergences entre les conceptions du monde qui distinguent différentes sociétés ; ainsi, à l’intention des « Noirs nègres indigènes d’Afrique », il précise le sens du mot « oncle » (« c’est comme ça on appelle le frère de son père », A, 29), et au lecteur non malinké, il explique : « Le conseil des vieux a annoncé à grand-père et grand-mère que je ne pouvais pas quitter le village parce que j’étais un bilakoro. On appelle bilakoro un garçon qui n’est pas encore circoncis et initié » (A, 35, nous soulignons). Dans ce cas, bien que le mot soit malinké, la difficulté relève non pas de la langue mais du fait qu’il appartient au domaine de certaines pratiques et croyances traditionnelles qui ne sont pas connues de tous. C’est donc une véritable encyclopédie des discours sociaux, africains et occidentaux, qui est ainsi inscrite dans le texte de Kourouma par ce procédé d’explication des énoncés dont le sujet prend souvent la forme du pronom personnel indéfini « on » (et dont le lecteur devra interpréter le sens selon ses compétences), mais qui peut être aussi explicitement identifié : « C’est pourquoi on dit, les historiens disent que la guerre tribale arriva au Liberia ce soir de Noël 1989 » (A, 104-105, nous soulignons).

L’interprétation : l’inadéquation des mots et des choses

Qu’il s’agisse bien de l’interrogation d’une multiplicité de discours sur le monde apparaît également dans le fait que, même lorsque Birahima ne restitue pas le sujet des « gros mots » qu’il commente, ses définitions se présentent rarement comme de simples transcriptions de celles qui figurent réellement dans les dictionnaires. Elles se lisent souvent comme une vulgarisation du langage « savant » des dictionnaires, comme une interprétation que fournit Birahima en retraduisant l’énoncé du dictionnaire dans un registre de langue censé être plus approprié soit à l’enfant soldat, soit à ses interlocuteurs. Ainsi, le texte propose souvent au lecteur des parodies ou simulacres de définitions d’où ressort, à nouveau, le non-dit ou le non-sens de bon nombre de discours sur le monde. La définition de « démoraliser » dans le Petit Robert, par exemple, est : « ôter le moral, le courage à[14] », alors que celle de Birahima est passablement plus désinvolte et propre à être comprise par « le commun des mortels » : « Démoraliser signifie ne plus avoir le coeur à l’ouvrage, ne plus vouloir rien foutre » (A, 127). C’est aussi le cas du mot « oecuménique » : « Le colonel Papa le bon organise une messe oecuménique. (Dans mon Larousse, oecuménique signifie une messe dans laquelle ça parle de Jésus-Christ, de Mahomet et de Bouddha) » (A, 55). Ce « réalisme » de l’enfant de la rue motive manifestement aussi son explication du verbe « se défendre » : « Se défendre, pour une fille, c’est aller d’un point à un autre, c’est se prostituer » (A, 108). Ailleurs, c’est à nouveau le caractère fallacieux du langage des puissants qui est mis en relief : « Un monsieur […] se présenta, gentil et compatissant. (Compatissant, c’est-à-dire faisant semblant de prendre part aux maux de Sarah) » (A, 92). À d’autres moments, Birahima déclare lui-même, ouvertement, que la signification proposée dans le dictionnaire est « impertinente » et il en fournit une plus « juste » :

Les prisons n’étaient pas de véritables prisons. C’était un centre de rééducation. (Dans le Petit Robert, rééducation signifie action de rééduquer, c’est-à-dire la rééducation. Walahé ! Parfois le Petit Robert aussi se fout du monde.) Dans ce centre, le colonel Papa le bon enlevait à un mangeur d’âmes sa sorcellerie. Un centre pour désensorceler.

A, 71

Le narrateur se fait effectivement interprète, signalant à la fois la manipulation politique des discours et l’impossibilité de « transférer » simplement certains concepts d’une culture vers une autre : même pour les croyants sincères, « rééduquer » peut signifier « désensorceler ».

Encore ici, il apparaît clairement qu’il s’agit moins de définir des mots que de juxtaposer des discours sur le monde afin de faire ressortir leur mouvance, leur malléabilité et leur non-coïncidence, lorsqu’il s’agit du regard de différentes cultures sur des phénomènes du vécu censés être « mêmes » (dans l’exemple précédent, la notion de « rééducation »). Autrement dit, Kourouma procède à une mise en évidence de la fabrication des discours pour la « bonne compréhension » de tel ou tel destinataire et, en cela, il ne fait que raffiner et étendre à l’ensemble du roman Allah n’est pas obligé une stratégie d’écriture déjà largement mise en oeuvre dans les précédents romans, notamment Monnè, outrages et défis. L’on se souvient du rôle primordial que joue l’interprète Soumaré dans ce roman situé à l’époque de la conquête coloniale. Ce sont les « interprétations » de Soumaré qui permettent aux Blancs installés au Kébi de « comprendre » le roi Djigui et à celui-ci d’être initié au monde du colonisateur ; plus : ce sont les interprétations très approximatives des propos des uns et des autres que fournit Soumaré qui permettent à Djigui de conserver son pouvoir un certain temps malgré la présence du Blanc. Ainsi la pratique de l’interprétation/explication attribuée à Birahima est en fait du même ordre, sauf que ses destinataires ne sont pas les personnages « toubabs » et « nègres noirs indigènes » de la diégèse, mais les lecteurs, installés dans les rôles que jouaient le roi Djigui (et les habitants de Soba) et les agents de la colonisation dans Monnè, outrageset défis. Et, bien qu’il s’agisse naturellement du lecteur in fabula[15], le lecteur réel ne peut que se sentir directement impliqué du fait que toutes les définitions plus ou moins « exactes » fournies par Birahima s’adressent en premier lieu aux lecteurs que nous sommes. L’on se souvient également que Soumaré, en tant que maître de la parole, de toutes les formes de parole, selon le code de chacun, devient « faiseur de rois » ; l’ultime pouvoir lui appartient[16]. C’est aussi le cas de Birahima, à cette différence près que Soumaré, à l’époque du monnè, incarne une certaine élite, alors que Birahima, l’enfant-soldat, représente plutôt le peuple, le plus « petit peuple », entraîné malgré lui dans la guerre des « grands ». Ainsi, avec ses dictionnaires et ses kalachnikovs, Birahima détient symboliquement un double pouvoir, celui des armes et celui de la parole, et le fait de privilégier, finalement, la parole constitue alors la dimension didactique du roman, puisque cette parole, si elle est sans doute moins immédiatement efficiente que les « kalachs », est aussi moins destructrice et moins auto-destructrice[17]. Toutefois, ceci vaut uniquement pour les choix politiques dont disposent les peuples sur le plan de l’usage quotidien, le roman de Kourouma ne postule certes pas une toute-puissance de la parole. Il invite plutôt le lecteur à se faire lui aussi interprète, à peser toujours la mémoire des mots qui lui sont adressés pour faire la part du sensé et de l’insensé.

De ce point de vue, la « poétique de l’explication » qui caractérise Allah n’est pas obligé comporte deux dimensions également significatives. D’une part, le texte sensibilise le lecteur au fait que chaque mot, chaque énoncé a un autre poids dans la bouche de chaque énonciateur, selon le langage qui est le sien. D’autre part, les mots peuvent n’avoir aucun poids, ils peuvent être tout à fait impuissants à dire le vécu, celui de l’enfant de la rue qui assiste à l’agonie prolongée de sa mère, celui de l’enfant-soldat qui tue pour manger.

Tout le roman se lit ainsi comme un enchaînement d’explications auxquelles se livre le narrateur en traduisant non pas des langues, mais des langages[18]. Comme le faisait Soumaré pour permettre au roi Djigui de bien saisir les enjeux de la seconde guerre mondiale, par exemple[19], Birahima « traduit » le langage « savant » des historiens et les propos souvent faussement objectifs des médias en un langage populaire qui se passe de circonlocutions, mettant à la portée de tous les événements complexes de la guerre du Libéria. Voici, en guise d’illustration, comment Birahima explique à ses lecteurs le renversement du gouvernement en place qui déclenche la guerre civile :

Les deux natives, les deux nègres noirs africains indigènes qui montèrent ce complot s’appelaient Samuel Doe, un Krahn, et Thomas Quionkpa, un Gyo. Les Krahns et les Gyos sont les deux principales tribus nègres noires africaines du Liberia. C’est pourquoi on dit que c’était tout le Liberia indépendant qui s’était révolté contre ses Afro-Américains colonialistes et arrogants colons.

Heureusement pour eux (les révoltés), ou par sacrifices exaucés pour eux, le complot a pleinement réussi. (Sacrifices exaucés signifie, d’après Inventaire, les nègres noirs africains font plein de sacrifices sanglants pour avoir la chance. C’est quand leurs sacrifices sont exaucés qu’ils ont la chance.) Après la réussite du complot, les deux révoltés allèrent avec leurs partisans tirer du lit, au petit matin, tous les notables, tous les sénateurs afro-américains. Ils les amenèrent sur la plage. Sur la plage, les mirent en caleçon, les attachèrent à des poteaux. Au lever du jour, devant la presse internationale, les fusillèrent comme des lapins. Puis les comploteurs retournèrent dans la ville. Dans la ville, ils massacrèrent les femmes et les enfants des fusillés et firent une grande fête avec plein de boucan, plein de fantasia, avec plein de soûlerie, etc.

Après, les deux chefs comploteurs s’embrassèrent sur les lèvres, comme des gens corrects, se félicitèrent mutuellement.

A, 100

L’extrait présente, clairement, un point de vue subjectif défavorable aux rebelles, devenus des « comploteurs » qui ne s’embarrassent guère d’entretenir les apparences auprès de la communauté internationale. Le vocabulaire de la description de la fête (« avec plein de boucan, plein de fantasia, avec plein de soûlerie, etc. ») et de l’évocation de la joie des « comploteurs » n’est certes pas celui du langage des historiens. Ce langage très informel de Birahima ne discrédite pourtant nullement la « version » des faits qui est présentée ; au contraire, il rappelle au lecteur que tout récit des « faits » est inéluctablement partial et que tout langage qui prétend à une explication impartiale est un langage trompeur.

La divergence des discours sur le monde et des valeurs véhiculées est par ailleurs soulignée ici par la juxtaposition des expressions censées être synonymes de « chance » : « heureusement pour eux » et « par sacrifices exaucés pour eux ». Celui qui croit à la chance a certainement une tout autre conception du monde que celui qui pratique de multiples « sacrifices sanglants » en espérant qu’ils seront exaucés. Ainsi, aucune définition, aucune explication, aucun récit des « faits » n’est rigoureusement exact ; il n’y a jamais d’adéquation entre les mots et les choses ; le signifié de tout énoncé dépend de son contexte discursif, de cette mémoire discursive en deçà des dictionnaires. Pour celui qui pratique des sacrifices, parler de chance est insensé et vice versa.

Le procédé de juxtaposition de plusieurs syntagmes qu’on pourrait croire synonymes n’a donc rien d’anodin. Il ne s’agit pas en fait de juxtapositions d’une série de mots parce qu’ils signifient la même chose, mais bien de mieux faire ressortir qu’ils ne signifient pas la même chose ; chaque lexème comporte ses propres sèmes latéraux. Si cela va de soi pour le sémioticien, dans la sphère des communications réelles, le poids des mots n’est pas sans conséquence, comme nul ne l’ignore. Kourouma en avait déjà fait une brillante illustration dans le titre même de son roman Monnè, outrages et défis. En effet, pour expliquer l’inclusion d’un mot malinké dans le titre, le texte précise qu’il signifie « outrages, défis, mépris, injures, humiliations, colère rageuse, tous ces mots à la fois sans qu’aucun le traduise véritablement » (M, 9). Tout en désignant une même réalité, ces mots ne sont manifestement pas synonymes et ne suffisent pas à évoquer l’ampleur du désastre que représentait la colonisation pour les peuples africains. C’est même l’ensemble du roman qui se lit comme la suite de cette définition de monnè, laquelle demeure insuffisante malgré le nombre de mots qui se succèdent pour susciter un signifié approximatif dans l’esprit du lecteur. Par ailleurs, ici encore, l’on constate que l’usage que fait Kourouma de cette juxtaposition de mots se rapportant à un même référent n’est pas strictement linguistique, et la « manie explicative » du jeune Birahima ne fait que généraliser ce procédé de « soupèsement » (ou relativisation) des mots illustré dans le titre du roman de 1990. Il convient sans doute de noter aussi que cette technique de définition « par synonymie », qui est également propre aux dictionnaires et qui deviendra partie intégrante de la stratégie narrative de Birahima (« Sékou avait été obligé de quitter Abidjan […] à cause d’une sombre affaire […] (sombre affaire signifie déplorable, lamentable affaire, d’après le Petit Robert) » [A, 48]), n’est pas empruntée aux dictionnaires mais à ce que Kourouma perçoit comme l’une des caractéristiques des langues africaines. Lorsqu’il est invité par René Lefort et Mauro Rosi à décrire la langue malinké, Kourouma soutient : « Elles [les langues africaines] disposent d’un grand éventail de mots pour désigner une même chose, de nombreuses expressions pour évoquer une même sentiment, et de multiples mécanismes permettent la création de néologismes[20]. » Cette remarque suggère que Kourouma élargit en quelque sorte une propriété de la langue, la transformant pour en faire une poétique qui se présente comme un corps à corps constant avec les limites des langues et des discours sur le monde.

Rhétoriques du non-sens pour masquer l’indicible

Dans Allah n’est pas obligé, cette écriture par pluralisation des désignations du même permettra à Kourouma de conjuguer humour, critique sociale et une interrogation sans doute plus philosophique sur le sens de la vie, ou plus exactement sur le non-sens[21]. En dehors de tout recours aux dictionnaires, c’est en effet l’accumulation des mots et expressions désignant un même référent qui caractérise le récit de Birahima. Comme dans le cas des définitions de mots attribuées aux dictionnaires, l’effet est généralement satirique, dévoilant les apories de la rhétorique des discours officiels : « Nous (c’est-à-dire le bandit boiteux, le multiplicateur de billets de banque, le féticheur musulman, et moi, Birahima, l’enfant de la rue sans peur ni reproche, the small-soldier), nous allions vers le sud » (A, 131) ; voici nos deux personnages en sujets pluriels. « La seule chose qu’elle [la mère supérieure] demandait à tout Libérien digne de ce nom, c’était un peu d’aumône, un peu de miséricorde. Elle n’avait pas à prendre partie. / Ce n’était pas une réponse, c’était un rejet. C’était une foutaise, un affront » (A, 148) : autant de désignations pour signifier que la « réponse » n’est pas du goût du destinataire. Dans ces exemples (qu’on pourrait multiplier à volonté), l’on reconnaît aisément le procédé de précision de sens illimitée illustré dans le titre de Monnè, outrages et défis, procédé insatisfaisant, en dernière analyse, puisqu’il sous-entend toujours « tout cela à la fois et plus encore », sans que rien ne puisse rendre parfaitement le sens recherché.

En un mot : Kourouma et ses lecteurs se heurtent ici à l’indicible. Or, l’on pourrait objecter que cela n’a rien de nouveau, que le phénomène est fort connu et motive même la lecture de textes littéraires, censés, justement, être en mesure de faire quelques incursions dans la sphère de l’indicible — que le lecteur risque donc de se lasser de ce rappel incessant de la futilité de toute tentative de trouver des mots adéquats susceptibles de dire « la vérité », toute la vérité sur le réel, tout le réel. Ce procédé de la désignation multiple des choses ne serait-il pas devenu quelque peu artificiel dans Allah n’est pas obligé ?

Si l’on considère l’ensemble de la dynamique de ce roman, cette récurrence des « pseudo-définitions » des mots ne paraît pourtant pas gratuite. En fait, tout le récit de Birahima se lit comme une longue suite d’explications et, en définitive, ce n’est pas tant le sens des mots qu’il tente d’expliquer à ses divers lecteurs virtuels que celui de sa vie d’enfant-soldat. À l’instar de la juxtaposition des mots et des expressions, les récits s’enchaînent comme pour appréhender, quelque part en fin de parcours, un discours satisfaisant qui puisse « dédommager » l’enfant-soldat « sans peur ni reproche » des atrocités vécues, mais qui demeure finalement insaisissable. Ainsi, dans cette « poétique de l’explication », les multiples précisions fournies (le plus souvent) entre parenthèses fonctionnent comme des cellules ou « unités minimales », des « micro-explications » qui doivent servir à la construction d’explications plus importantes, plus compréhensives, pour aboutir à cette magistrale « macro-explication », ce « discours de vérité » définitif dont le titre du roman est l’abrégé : « Allah n’est pas obligé, n’a pas besoin d’être juste dans toutes ses choses, dans toutes ses créations, dans tous ses actes ici-bas » (A, 97).

Cette explication ultime intervient en effet à plusieurs reprises dans le roman, lorsque Birahima ou d’autres personnages sont à court de « ressources explicatives » plus « logiques » ou circonstancielles. Le plus souvent, Birahima puise ses explications dans les « faits » ou les discours « savants », dans ses efforts acharnés de tout faire comprendre à toute espèce de lecteur : pourquoi sa mère est morte d’un ulcère à la jambe, pourquoi sa tante Mahan s’est enfuie au Libéria, ce qu’est un « mangeur d’âme » (A, 134), comment un bandit ou un homme d’église devient chef de guerre (A, 68 et 136-137), comment Sarah, Johnny et Siponni sont devenus enfants-soldats (A, 90-92, 184-185 et 204-206), pourquoi les fétiches n’ont pas protégé les enfants qui les portaient (A, 116), le rôle des créoles au Sierra Leone (A, 164), qui est le caporal Foday et comment il devient vice-président (A, 166-177), etc. — et finalement comment il en est venu à raconter sa propre histoire à l’aide de quatre dictionnaires. Or, lorsqu’on s’attache à identifier les divers discours sur le monde (et ceux qui les incarnent) qui informent le récit de Birahima « en deçà » de ses dictionnaires, comme une mémoire en palimpseste, ce sont, en premier lieu, les discours de la société africaine dite traditionnelle qui apparaissent dans le texte.

Avant d’acquérir ses quatre dictionnaires, ce sont Balla, le féticheur, ou sa grand-mère que Birahima consulte pour obtenir des explications lui permettant de comprendre le sens des événements de son quotidien. Ainsi, devant l’énigme posée par la grand-mère qui aime profondément sa fille sans pour autant connaître sa date de naissance, « Balla m’expliquait que cela n’avait pas d’importance et n’intéressait personne de connaître sa date et son jour de naissance vu que nous sommes tous nés un jour ou un autre et dans un lieu ou un autre et que nous allons tous mourir un jour ou un autre » (A, 20). Naturellement, il reviendra alors aussi à ces figures d’autorité d’expliquer la mort prématurée des parents de Birahima :

Grand-mère a dit que mon père est mort malgré tout le bien qu’il faisait sur la terre parce que personne ne connaîtra jamais les lois d’Allah et que le Tout-Puissant du ciel s’en fout, il fait ce qu’il veut, il n’est pas obligé de faire toujours juste tout ce qu’il décide de réaliser sur terre ici-bas.

Ma maman est morte pour la raison que Allah l’a voulu. Le croyant musulman ne peut rien dire ou reprocher à Allah, a dit l’imam.

A, 31

Nous reconnaissons ici l’une des premières versions de cette formule de « sagesse » qui fournira le titre du roman et l’on peut se demander s’il ne s’agit pas, d’emblée, d’une parodie du discours religieux visant à le discréditer. Il s’avère en effet que cette « macro-explication » est reprise par Birahima le plus souvent lors de la mort d’un proche parent ou d’un de ses camarades et que le ton en devient de plus en plus ironique et acerbe : en expliquant les circonstances de la mort de Kik, Birahima conclut : « Nous l’avons abandonné mourant dans un après-midi, dans un foutu village, à la vindicte des villageois. […] À la vindicte populaire parce que c’est comme ça Allah a voulu que le pauvre garçon termine sur terre. » (A, 97) Birahima semble de moins en moins disposé à se contenter de cette « vérité » voulant que même les réalités les plus injustes soient conformes à la volonté d’Allah. Toutefois, l’incessante quête d’explications dont est fait son récit révèle que ce n’est pas la validité des discours incarnés par Balla, l’imam ou la grand-mère qui est en cause : confrontés à l’inexplicable, tous les discours se valent et sont pareillement impuissants à rendre compte du réel, y compris ceux qui se veulent plus rationnels ou scientifiques.

En effet, si, après avoir parcouru et juxtaposé une multitude de discours sur le monde — d’ordre politique, religieux, historique, économique, ethnologique, etc. —, Birahima reproduit finalement la formule de sa grand-mère face à la mort, c’est qu’en dernière analyse rien ne peut expliquer l’inexplicable. Et si l’on doit sans doute se résigner au caractère inexplicable de la mort dite naturelle, tel n’est pas le cas face à toutes les souffrances, injustices et morts provoquées par les guerres ou les autres manifestations de la violence humaine. Or, que faire lorsqu’on est plongé malgré soi dans l’indicible de ces violences ? Le roman de Kourouma, par le biais de cette poétique de l’explication qui mobilise une mémoire discursive « encyclopédique », met de l’avant deux attitudes possibles. Soit l’on nie le caractère insensé (l’inexplicable) de ce vécu : c’est ce que fait Birahima en multipliant les explications de tout et de rien, faisant de cette attitude permanente, « explicative », une sorte de rempart derrière lequel il croit pouvoir repousser le non-sens de la réalité des guerres et des enfants-soldats. Tout expliquer, même fort médiocrement, constitue une tactique de dernier recours pour tenir le non-sens à bout de bras ; c’est se livrer à une course en avant pour ne pas succomber à la folie qui guette celui qui doit en permanence se mesurer à l’insensé[22].

Soit l’on dénonce toute tentative rhétorique, toutes les manipulations des discours sociaux destinées à rendre sensé l’insensé. C’est ce que fait Kourouma dans ce roman à travers ses caricatures et parodies des « gros mots » employés par les uns et les autres pour justifier l’injustifiable, camoufler l’inacceptable : « C’est la guerre tribale qui veut ça » (A, 111) ; « C’est ce que Dieu a dit : quand des gens te font trop de mal, tu les tues moins mais tu les laisses dans l’état où ils sont arrivés sur terre » (A, 64) ; etc. Rien ne sert de faire croire que le sort d’un enfant-soldat ou les horreurs de la guerre puissent avoir quelque sens. Plus vite on cessera d’inventer des langages pour expliquer l’inexplicable, occulter l’inadmissible, plus vite on devra faire face à la nécessité non pas d’expliquer mais de faire cesser les pratiques et comportements humains qu’aucun discours sur le monde ne pourra, ultimement, rendre sensé. Ayant pris connaissance du récit de Birahima, le lecteur ne sera donc sans doute pas du même avis que ce jeune « insolent, incorrect comme barbe d’un bouc et [qui] parle comme un salopard » (A, 10) : Birahima ne parle pas si mal le français ; il parle certainement plus clairement et humainement que tous ceux qui parlent avec une grande expertise cette langue de bois si apte à effacer la mémoire des mots et des temps présents.