Corps de l’article

Le parallèle entre le huguenot Henri Lancelot Voisin de La Popelinière, surnommé par Numa Broc « le chantre français de l’Antarctide[1] », et Marc Lescarbot, le poète de l’Acadie, peut paraître a priori inattendu. Toutefois, pour peu que l’on examine le cheminement des deux auteurs, plusieurs points de convergence frappent aussitôt. Juristes de formation dotés d’une solide érudition et fervents partisans des expéditions d’outre-mer, les deux historiens prennent la plume pour réveiller les désirs de conquête et d’exploration de leurs compatriotes, refroidis depuis les échecs de Villegagnon, de Laudonnière et finalement de Jacques Cartier qui entamèrent cruellement le rêve d’empire du Roi Très Chrétien. Malgré la distance géographique qui sépare leurs terres d’élection, Les trois mondes de La Popelinière et l’Histoire de la Nouvelle-France de Marc Lescarbot constituent de véritables traités de colonisation. Le premier propose à ses compatriotes le modèle portugais axé sur le commerce et les rapports harmonieux avec les indigènes, le second forgé à partir d’une vision messianique de la France, « nourrice des lettres[2] » et gardienne de la chrétienté, tente d’aiguillonner les sentiments patriotiques et la fierté des descendants des valeureux Gaulois, autrefois « maîtres de la mer[3] ». Mais dans cette perspective, il fallait d’abord convaincre les Français, enclins aux plaisirs mondains et soucieux de leur confort, de prendre le large. Visée d’autant plus malaisée que la navigation hauturière alimentait encore bien des frayeurs à l’époque.

Notre enquête portera sur la dialectique du voyage et de la fixité telle qu’elle se présente dans l’oeuvre « géographique » des deux humanistes élaborée au déclin de la Renaissance, soit Les trois mondes de La Popelinière, publiés en 1581[4], et l’Histoire de la Nouvelle-France de Marc Lescarbot, dont la première édition date de 1609[5].

Le modèle viatique à la Renaissance

Avant d’aborder ces deux plaidoyers en faveur de la colonisation française, j’aimerais dire un mot sur la perception du voyageur à l’époque des grandes découvertes. Précisons d’emblée que ceux qui courent le monde sont loin d’avoir une image toujours positive. Ces perpétuels exilés suscitent méfiance et suspicion. Pourtant il se trouve plus d’un auteur à faire l’éloge des séjours en pays lointains. Encore ne valorisent-ils pas tous les types de pérégrinations. Pour Théodore de Bry, éditeur de multiples comptes rendus d’explorations, l’expérience viatique est profitable dans la mesure où elle répercute des « choses nouvelles[6] ». Si le voyage érudit acquiert respect et dignité en ce qu’il permet « un énorme accroissement du savoir[7] », les entreprises commerciales ou diplomatiques menées au-delà des mers exercent moins d’attrait parmi les lettrés. Rabelais, lecteur présumé de relations authentiques[8], oppose aux expéditions mercantiles l’exploration du monde mue par la seule quête du savoir. En vertu des mobiles nobles de son odyssée, Pantagruel crut jouir de la protection divine, comme en témoigne la réponse qu’il fit au vieux Macrobe :

le hault Servateur avoit eu esguard à la simplicité et syncere affection de ses gens, lesquelz ne voyageoient pour gain ne traficque de marchandise. Une et seule cause les avoit en mer mis, sçavoir est studieux désir de veoir, apprendre, congnoistre, visiter l’oracle de Bacbuc et avoir le mot de la Bouteille, sus quelques difficultéz proposées par quelqu’un de la compaignie. Toutesfoys ce ne avoit esté sans grande affliction et dangier évident de naufraige[9].

Montaigne affiche un mépris analogue pour le voyage mercantile, décriant ouvertement l’avidité des Espagnols « costoyant la mer à la queste de leurs mines[10] », comme en témoigne ce jugement sur la mauvaise fortune de leurs recherches :

Dieu a meritoirement permis que ces grands pillages se soient absorbez par la mer en les transportant, ou par les guerres intestines dequoy ils se sont entremangez entre eux, et la plus part s’enterrerent sur les lieux, sans aucun fruict de leur victoire[11].

Au contraire, la mobilité inspirée par une quête épistémologique trouve grâce à ses yeux. L’essayiste valorise les pérégrinations du promeneur bénévole. Dans « De la vanité », Montaigne vante les vertus pédagogiques des déplacements qui flattent son tempérament et sa curiosité :

le voyager me semble un exercice profitable. L’ame y a une continuelle exercitation à remarquer les choses incogneuës et nouvelles ; et je ne sçache point meilleure escolle, comme j’ay dict souvent, à former la vie que de luy proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantaisies et usances, et luy faire gouster une si perpetuelle varieté de formes de notre nature. Le corps n’y est ny oisif ny travaillé et cette moderée agitation le met en haleine[12].

Prendre la route répond aussi à un désir de rompre la monotonie du quotidien et l’ennui que suscite une vie trop casanière, comme le confie humblement le Gascon : « La seule variété me paye, et la possession de la diversité, au moins si aucune chose me paye. A voyager, cela mesme me nourrit que je me puis arrester sans interests, et que j’ay où m’en divertir commodéement[13] ». Montaigne désigne ainsi son impérieuse quête de nouveauté comme un noble délassement salutaire autant pour le corps que pour l’esprit. Plus enthousiaste encore, André Thevet, cosmographe du roi, ayant pris part à plusieurs expéditions maritimes, renchérit sur les bienfaits du voyage, envisageant la navigation comme le moyen pour l’homme d’acquérir à la fois une « vertu heroïque & science tressolide[14] ». Mais quels que soient les bénéfices des pérégrinations en pays étrangers, ni Rabelais, ni Montaigne, ni même André Thevet n’en font un enjeu national. Il en ira bien sûr fort différemment chez La Popelinière et Lescarbot, fervents partisans de la colonisation française des pays d’outre-mer.

Honnis soient les poltrons et les douillets

Au plus fort de la course aux possessions vers le Nouveau Monde, susciter la curiosité touristique des lecteurs peut paraître hors de saison. Il ne s’agit pas tant de valoriser un mode de vie individuel, que d’inspirer un rêve collectif. Dans cet effort de persuasion, les deux historiens emploient toute leur rhétorique pour convaincre les Français de renoncer à leur existence casanière qui les prive de tant de connaissances. Ainsi, dans son traité des Trois mondes, La Popelinière décrit la vie de la plupart des « gens de lettres » comme « contemplative, morne, chagrine & sedentaire » (TM, 76). À ces hommes de cabinet, le huguenot oppose, conformément à la doxa du temps, le voyageur, l’homme d’action, citant en exemple le « courageux exploit » (TM, 77) de Christophe Colomb, qui lui valut une gloire immortelle et « plus de richesses que tous les roys ses devanciers » (TM, 76)[15]. Un tel éloge chez un érudit confiné à sa table de travail peut en effet sembler étonnant. C’est qu’aux yeux du géographe, la découverte du monde répond à une obligation morale : « Or comme la terre est estrangement grande : la paresse, la couardise & indiscretion des hommes telle, qu’ils ne veulent en descouvrir davantage que leurs vieux peres leur en ont tracé par escrit » (TM, 77). Laisser dans l’oubli une aussi « longue & large estendue » (TM, 77) de terre que le troisième monde, équivaudrait à un refus de connaître et de contempler la création divine. Paraphrasant Pline, il reproche aux Romains leur manque de curiosité « ne pensans les aveugles & insensez, dict-il, à aultre chose qu’à l’avarice » (TM, 112)[16]. Entre les approches du monde, « sçavoir la theorique & practique, c’est à dire la science d’autruy & l’experience de son particulier », le géographe ne balance guère, privilégiant sans hésiter la deuxième, basée sur l’autopsie (TM, 138). Le refus du voyage, si fréquent à l’âge classique, est à ses yeux un symptôme de dépravation morale. L’ancien militaire de carrière se gausse ainsi à quelques reprises de « la jeunesse dormante & peu soigneuse », peu encline à « effectuer les vrayement beaux exploicts » (TM, 79) ainsi que des « François trop endormis sous le voile des plaisirs mondains » (TM, 70) pour suivre l’exemple des découvreurs. La mollesse de son siècle résistant à toute entreprise glorieuse le rebute. Incompatible avec le goût de la facilité si répandu dans le monde, la découverte de nouvelles contrées exige force sacrifices et tribulations :

Les secretz ne se vulgarisent, ains sont reserrez &, comme les plus cheres marchandises, arrengez en l’arriere boutique […] Mais quand les belles choses viennent lachement & à grande difficulté en nostre pouvoir, mesmement à paresseux ou qui preferent leur plaisir à choses si rares, ne se faut fascher toutesfois de descouvrir si tard choses si cachees, ny de tirer en haute lumiere secrets si bas enterrez ?

TM, 414-415

Marc Lescarbot, « enclos » le plus souvent en son « étude[17] », selon l’autoportrait qu’il nous livre, abonde lui aussi dans ce sens, vilipendant la « poltronnerie du temps d’aujourd’huy[18] » qui retient ses contemporains au foyer. De manière non équivoque, il dénonce « la tourbe des gens oisifs » dont la France regorge, languissant « au repos d’un calme ennuieux[19] ». Est-il question de ces citadins qui craignent les périls de la navigation, le chroniqueur ne rate jamais une occasion de se moquer d’eux. Nombre des considérations de son Histoire s’adressent d’ailleurs plus particulièrement aux mariniers, qui constituent à ses yeux des lecteurs privilégiés. Qu’on en juge par ce passage consacré au voyage de Jacques Cartier :

Plusieurs sedentaires, & autres gens qui ont leur vie arretée és villes, trouveront, paravanture cette curiosité superfluë de mettre ici tant d’iles, passages, ports, bancs, & autres particularitez, comme si la côte d’une terre git Est-Nordest & Ouest-Surouest, ou autrement. Ce que j’avois promis d’abbreger au commencement du premier livre de cette histoire. Mais ayant depuis considéré que ce seroit frustrer les mariniers & Terre-neuviers de ce qui leur est plus necessaire, […] j’ay pensé qu’il valoit mieux en cet endroit changer d’avis[20].

Le chroniqueur de la colonisation acadienne réitère à quelques reprises son mépris des « cazaniers[21] » dont il n’a que faire des critiques. Ici on le voit encore ironiser sur les objections soulevées par le lecteur :

Plusieurs qui ne sçavent que c’est de la marine pensent que l’établissement d’une habitation en terre inconuë soit chose facile, mais par le discours de ce voyage, & autres suivans, ilz trouveront qu’il est beaucoup plus aisé de dire que de faire.

HNF, 491-492

Saluant avec chaleur la conduite de Nicolas Aubry qui s’embarqua pour le Nouveau Continent « contre le gré de ses parens » (HNF, 438), l’avocat-écrivain prévient les critiques par ce commentaire : « Car si en beaucoup de choses on suivoit l’avis des gens sedentaires, on perdroit maintes belles occasions de bien faire » (HNF, 438). Au reste, la fuite du prêtre séculier n’est pas sans rappeler le départ précipité de l’auteur, qui s’embarqua à bord du Jonas sans même avertir sa mère. Mais là encore, le « chantre de l’Acadie » n’a que faire des reproches :

n’ayant à repondre à personne en ce regard, je ne me soucie des discours que les gens oisifs, ou ceux qui ne me peuvent ou veulent ayder, pourroient faire, ayant mon contentement en moy-méme, & étant prét de rendre service à Dieu & au Roy és terres d’outre mer qui porteront le nom de France, si ma fortune, ou condition m’y pouvait appeler.

HNF, 502-503

Cependant, La Popelinière et Lescarbot ne font preuve ici d’aucune audace particulière, puisque le voyageur, être mobile, n’a de cesse de se démarquer des pantouflards. On se souviendra de la célèbre diatribe de Jean de Léry contre ceux qui répugnent à quitter leur demeure :

Que dites-vous la dessus, messieurs les delicats, qui estans un peu pressez de chaut, après avoir changé de chemise, et vous estre bien testonner, aimez tant non seulement d’estre à requoy en la belle salle fraische, assis dans une chaire, ou sur un lict verd : mais aussi ne sauriez prendre vos repas, sinon que la vaisselle soit bien luisante, le verre bien fringué, les serviettes blanches comme neige, le pain bien chapplé, la viande quelque delicate qu’elle soit bien proprement apprestée et servie, et le vin ou autre bruvage clair comme Emeraude ? Voulez-vous vous aller embarquer pour vivre de telle façon ? Comme je ne le vous conseille pas, et qu’il vous en prendra encores moins d’envie quand vous aurez entendu ce qui nous advint à nostre retour : aussi vous voudrois-je bien prier, que quand on parle de la mer, et sur tout de tels voyages, vous n’en sachans autre chose que par les livres, ou qui pis est, en ayant seulement ouy parler à ceux qui n’en revindrent jamais[22].

L’invitation au voyage

Sur ce procès impitoyable de la sédentarité vient se greffer, dans les deux oeuvres, une vision épique de la navigation au long cours. Mais quels sont les motifs du voyage auquel on convie les Français ? La question mérite qu’on s’y attarde. À l’instar de Rabelais ou de Montaigne, La Popelinière comme Lescarbot récusent les expéditions mercantiles axées sur l’appât du gain. Le fossé se creuse entre les pérégrinations des « pauvres navigans » (TM, 112) de l’empire romain, comme le huguenot les appelle, et celles des véritables voyageurs inspirées par le goût de la découverte et de l’aventure : parcourent-ils « la Getulie, Numidie & autres régions d’Affrique […] qu’ils en rechercherent les forests seulement pour y trouver citronniers & dents d’elefans pour en faire des meubles & orner leurs maisons » (TM, 112). Mais davantage que les hommes de l’Antiquité, ce sont les Castillans qui reçoivent ses foudres. Répercutant les griefs traditionnels, La Popelinière les accuse par leur « avarice », « ambition & paillardise » d’avoir donné « prompte fin à la première peuplade des chrestiens aux isles de l’Amerique » (TM, 237). Les conquistadors incarnent à ses yeux un repoussoir du voyageur modèle, désintéressé et magnanime.

Cette antinomie paraît plus évidente encore à travers les mailles de l’Histoire de la Nouvelle-France. Nul mieux peut-être que le Vervinois ne rejette le mercantilisme des premiers « viateurs », animés par le seul intérêt pécuniaire[23]. Ainsi lance-t-il à son tour l’anathème contre les cupides colonisateurs de l’Amérique du Sud en quête perpétuelle de trésors :

La méme convoitise a eté l’aiguillon qui depuis six-vints ans a poussé les Portugais, Hespagnols, & autres peuples de l’Europe à se hazarder sur l’Ocean, chercher des nouveaux mondes deça & dela l’Equateur, & en un mot environner la terre ; laquelle aujourd’hui se trouve toute reconuë par l’obstinée et infatigable avidité de l’homme, excepté quelques cotes antarctiques, & quelques-unes à l’Occident outre l’Amerique, léquelles ont eté negligées, parce qu’il n’y avait rien à butiner.

HNF, 2-3

Quoique méprisé, le voyage marchand interfère à plusieurs reprises comme faire-valoir aux pérégrinations des pionniers de la Nouvelle-France. Ainsi Lescarbot oppose-t-il vigoureusement les expéditions des morutiers et des trafiquants aux nobles périples accomplis par le clan De Monts-Poutrincourt en Acadie, lesquels ont bénéficié de la grâce divine :

combien qu’en ces navigations se soient presentez mille dangers, toutefois il ne s’est jamais perdu un seul homme par mer, jaçoit que de ceux qui vont tant seulement pour les Moruës, & le traffic des pelleteries, il y en demeure assez souvent […] : Dieu voulant que nous reconoissions tenir ce benefice de lui, & manifester sa gloire de cette façon, afin que sensiblement on voye que c’est lui qui est autheur de ces saintes entreprises, lesquelles ne se font par avarice, ni par l’injuste effusion du sang, mais par un zele d’établir son nom, & sa grandeur parmi les peuples qui ne le conoissent point.

HNF, 571-572

Le providentialisme qui transparaît ici s’accompagne d’une mise en valeur des épreuves de la traversée. Y affleure ce que l’on pourrait appeler une mystique de la navigation hauturière. L’homo viator, qui brave les fureurs de Neptune et fait face à la famine pour fonder des colonies, se trouve magnifié tel un héros invincible[24]. Le Tout-Puissant se dresse non seulement comme le protecteur bienveillant, mais encore comme celui qui anime le grand branlement des flots pour rehausser la valeur de ses serviteurs, ainsi que le note encore Marc Lescarbot :

Dieu veut éprouver la constance de ceux qui combattent pour son nom, et voir s’ilz ne branleront point : il les meine jusques à la porte de l’enfer, c’est à dire du sepulchre, & neantmoins les tient par la main, afin qu’ilz ne tombent dans la fosse.

HNF, 571

En ce qu’il connaît une issue heureuse, le récit de Marc Lescarbot se distingue nettement de la floraison aux histoires tragico-maritimes popularisées par les auteurs portugais. Selon Paolo Carile, ces relations, qui tournent au drame et à la catastrophe, auraient nourri par l’entremise de traductions une production analogue en France. Par son intention glorificatrice avouée, l’écrivain de Vervins prend le contrepied de ces mésaventures transocéaniques et souvent satiriques[25]. Je passerai rapidement sur les nombreux procédés d’héroïsation que comporte le récit de la traversée en mer de l’avocat, ayant traité de ce sujet dans une autre étude déjà mentionnée[26]. Qu’il me suffise de rappeler l’identification de l’auteur aux mariniers dont il adopte volontiers le point de vue et calque souvent les expressions, citées comme autorité. À bord du Jonas, le compagnon de Poutrincourt s’enthousiasme pour les prouesses des hommes d’équipage, comme en témoigne son éloge :

Mais je ne puis laisser en arriere l’asseurance merveilleuse qu’ont les bons matelots en ces conflicts de vents, orages, & tempétes, lors qu’un navire étant porté sur des montagnes d’eaux, & de la glissé comme aux profonds abymes du monde, ilz grimpent parmi les cordages non seulement à la hune, & au bout du grand mast, mais aussi, sans degrez, au sommet d’un autre mast qui est enté sur le premier, soutenus seulement de la force de leurs bras & piés entortillés à-l’entour des plus hauts cordages.

HNF, 522

Les grandes expéditions enflamment l’esprit de Lescarbot, non seulement en tant qu’elles permettent à l’homme d’afficher sa générosité dans sa lutte contre les éléments, mais en le privant du superflu, elles lui fournissent une ascèse indispensable à son ascension morale. De surcroît, le nomadisme, si souvent décrié par les missionnaires de la Nouvelle-France comme une entrave au christianisme, ne le choque nullement. Bien au contraire, il y voit une école où l’on apprend le renoncement. Dans cette perspective, il vante le mode de vie et les pérégrinations incessantes des Armouchiquois :

Or font-ils aussi des voyages par terre aussi bien que par mer, & entreprendront (chose incroyable) d’aller vingt, trente, & quarante lieuës par les bois, sans rencontrer ni sentier, ni hôtellerie, & sans porter aucuns vivres, fors du Petun, & un fusil, avec l’arc au poin, le carquois sur le dos. Et nous en France sommes bien empechez quand nous sommes tant soit peu égarez dans quelque grande forét.

HNF, 865

Le contraste à nouveau établi entre les routiers et les sédentaires tourne derechef à l’avantage des premiers. Cette conception héroïque du voyage, on la retrouve à quelques variantes près chez La Popelinière qui, au moment de rédiger son traité, n’avait pourtant jamais quitté l’Europe. En militaire de carrière qu’il était, il ne pouvait manquer de s’enthousiasmer devant la « vaillance, dexterité d’esprit & autres moyens necessaires à l’execution de si hauts desseins » que manifestaient les Espagnols en tentant « d’assubjectir tant de provinces » (TM, 168). L’épopée du voyage d’autrefois se double d’une comparaison militaire : l’ancien soldat apparie les épreuves endurées au cours des longues expéditions maritimes aux souffrances des hommes de guerre :

Non seulement les particuliers, mais les estats memes de ce temps se travaillent si fort pour gangner une bataille, pour forcer une ville, domter un petit pays, en somme pour se moyenner un advantage qui en fin se treuve de peu de duree & malasseuré.

TM, 417

S’il réprouve la cupidité des conquistadors, il aimerait néanmoins voir ses compatriotes inspirés par leur élan et leur esprit d’aventure. Il prend plaisir, dans la perspective épique qui est la sienne, à rappeler leurs « longs hasards » et leurs « peines infinies » (TM, 244) durant leur périple maritime. Qu’il adopte le point de vue et le langage des mariniers paraît dans un tel contexte tout naturel[27].

Son plaidoyer en faveur des navigations hauturières s’appuie sur une longue tradition maritime. Comment inviter ses compatriotes à prendre la mer, sinon en leur proposant des modèles antiques dignes d’admiration ? Dans la majeure partie de son traité, La Popelinière s’emploie à retracer les périples des premiers navigateurs depuis Noé, panorama qui verse d’ailleurs le plus souvent dans le panégyrique. Ainsi, il s’émerveille devant les exploits d’Hannon le Carthaginois et des autres grands navigateurs d’autrefois pour lesquels la mer n’avait guère de secrets (TM, 1er livre). Bien qu’on n’y retrouve aucune allusion explicite aux écrits du huguenot, l’Histoire de la Nouvelle-France emprunte un canevas diachronique semblable à celui qu’on retrouve dans Les trois mondes. En effet, l’ouvrage s’ouvre sur un rappel des voyages « transmarins[28] » depuis l’Antiquité. Si La Popelinière s’attache aux périples antiques sans égard à la nationalité, survolant avec la même ivresse les conquêtes des Perses, des Romains, des Grecs ou des premiers habitants de la Gaule, Marc Lescarbot, beaucoup plus nationaliste, privilégie les navigations des « vieux Gaullois, qui conquirent l’Asie & l’Italie, & y occuperent les provinces appellées de leur nom » (HNF, 9). Le souvenir des pérégrinations celtiques n’a du reste rien pour nous étonner[29]. Afin d’étayer la proximité qui s’établit dans son esprit entre la nouvelle et l’ancienne France, Marc Lescarbot attribue, à la suite de Guillaume Postel, la découverte du Grand Banc de Terre-Neuve aux Gaulois :

Je mettray encore ici le témoignage de Postel que j’ay extrait de sa Charte geographique en ces mots : Terra haec ob lucrosissimam piscationis utilitatem summa litterarum memoria à Gallis adiri solita, & ante mille sexcentos annos frequentari solita est : sed eò quòd sit urbibus inculta & vasta, spreta est.

HNF, 228-229[30]

Cette hypothèse controversée lui permet en quelque sorte de réhabiliter l’honneur des Français, tenus à l’écart des grandes découvertes. Sans être aussi explicite, La Popelinière évoquait lui aussi les vestiges de ces navigations gauloises pour mousser l’ardeur de ses compatriotes.

Malgré ces similitudes, la conception du voyage exprimée par les deux écrivains s’oppose au même titre que le laïc se distingue du religieux. Alors que le voyage est essentiellement séculier chez La Popelinière, il revêt une signification quasi mystique sous la plume de Lescarbot. À la trajectoire horizontale du découvreur, le poète superpose le regard vertical de l’homo viator, en quête de signes divins. À ses yeux, la sublimation du voyage va de pair avec une exaltation de la mission salvatrice dont le publiciste investit le chef de l’expédition en Acadie :

Aprés beaucoup de perils (que je ne veux comparer à ceux d’Ulysses, ni d’Aeneas, pour ne souïller noz voyages saints parmi l’impureté), le sieur de Pourtrincourt arriva au Port-Royal.

HNF, 572

On pourrait être tenté de ne voir dans cette affirmation qu’un indice de propagande religieuse. Mais ce serait en fait méconnaître la vive spiritualité de l’écrivain qui dispensa en Acadie des leçons de catéchisme aux jeunes Amérindiens :

je ne seray honteux de dire qu’ayant eté prié par le sieur de Poutrincourt nôtre chef de donner quelques heures de mon industrie à enseigner Chrétiennement nôtre petit peuple, pour ne vivre en bétes, & pour donner exemple de nôtre façon de vivre aux Sauvages, je l’ay fait en la necessité, & en étant requis, par chacun Dimanche […] Et vint bien à point que j’avoy porté ma Bible & quelques livres.

HNF, 475

Marc Lescarbot, comme nombre de voyageurs en Nouvelle-France, qu’ils soient laïcs ou missionnaires, donne à son odyssée outre-Atlantique une portée messianique.

La fuite vers le Nouveau Monde, qui instaure une rupture avec une existence facile et confortable, répond à une volonté de détachement spirituel. De la sublimation de l’altérité, on passe à la découverte de l’absolu. Il ne s’agit plus seulement de valoriser à la manière de Michel de Montaigne et de plusieurs humanistes de la Renaissance la valeur formatrice du voyage en ce qu’elle favorise une prise de conscience de la diversité humaine et ethnologique. Comme l’a montré Normand Doiron, tout un discours théorique faisait à l’époque la promotion de la valeur instructive du déplacement[31]. L’originalité de La Popelinière et de Lescarbot tient à une sublimation de l’aventure viatique en tant que geste héroïque et expérience patriotique dans laquelle ils invitent toute la collectivité à se mirer par procuration.

Au terme de ce périple naval, la Terra Australis se dresse tel un territoire aussi prometteur que l’Amérique dont les Espagnols ont privé les Français : « Voila un monde qui ne peut estre remply que de toutes sortes de biens & choses tres excellentes. Il ne faut que le descouvrir […] Car il ne peut estre qu’aussi beau & autant riche que l’Amerique » (TM, 416-417). Ce n’est pas que La Popelinère veuille, à l’instar de plusieurs de ses coreligionnaires, fonder au loin un refuge pour les minorités persécutées. Il imagine plutôt que ce continent pourrait « recevoir la purgation de ce royaume » (TM, 417) de France, c’est-à-dire servir de terre d’asile à tous les indésirables. Au surplus, par l’exode vers ce troisième monde, il souhaite remédier à la surpopulation qui afflige la France : « laquelle peult mettre hors la cinquiesme partie des siens sans aucune incommodité » (TM, 77). Bien que moins précis sur l’origine des pionniers français, Lescarbot voit pareillement dans l’Acadie une « retraite tant agreable » (HNF, 22) et une solution au surplus démographique, de même qu’à la pauvreté qui mine la France envahie par des « gueux, & Mendians de toutes espèces » (HNF, 500). Ce désir de chercher un havre de paix qui paraît presque aller de soi chez un huguenot, même modéré comme La Popelinière[32], surprend quelque peu chez l’historien de la Nouvelle-France dont on ne remet plus en question l’attachement au catholicisme[33]. En effet, Lescarbot déçu par les attaques personnelles dont il a été l’objet[34] projette sur les environs de Port-Royal le désir exprimé par plusieurs calvinistes de créer une France parallèle, à l’abri des querelles. La convergence de points de vue se justifie selon Frank Lestringant par une filiation historiographique : « Marc Lescarbot […] hérite du “corpus huguenot des textes sur l’Amérique” et le récupère au nom d’un projet national et oecuménique avant la lettre [35]. » L’émigration dans l’un et l’autre cas marque non pas un déracinement mais une régénération. Revigorer cette France divisée et affaiblie moralement par des revers coloniaux successifs en annexant une terre jumelle que la puissance espagnole ne lui disputera pas, tel est le défi lancé à la jeunesse par les deux juristes.

Certes le Vervinois, comme le Poitevin, n’exclut pas tout à fait la dimension cognitive visant l’intégration d’un savoir déjà rencontré en chambre. Il suffit de se reporter au motif qui inspire le départ de l’écrivain pour s’en convaincre. Au quatrième livre de son Histoire, il justifie sa décision de suivre Monsieur de Poutrincourt par son désir « de reconoitre la terre oculairement » (HNF, 502). Se trouve affirmée dans cet aveu la finalité épistémologique du déplacement vers d’autres cieux[36]. Ailleurs, avouant sa curiosité pour le pays, il renchérit sur la nécessité de l’observation directe : « j’avoy desir de reconoitre la terre par ma propre experience » (HNF, 474)[37]. Là où le voyage, selon Lescarbot, est essentiellement reconnaissance, ou plus exactement vérification ou approfondissement du savoir livresque, il est, pour La Popelinière, l’exploration, le franchissement d’espaces inconnus. Si l’Amérique le laisse à peu près indifférent, c’est en définitive qu’elle n’offre plus rien de bien nouveau, du moins le croit-il. Les expéditions qu’il préconise en tant que géographe sont essentiellement des actes de découverte : elles doivent s’accompagner de la récompense de la primauté. Afin de dissiper « la faute » que les « premiers princes firent de mespriser les beaux advis que Colom Genevois [sic] leur doüoit d’envoyer descouvrir les isles & terres occidentales » (TM, 417), il se tourne vers la Terra Australis dont personne n’a encore foulé le sol. Ainsi, la reprise de ce mythe géographique permet de racheter l’honneur de la France, laissé pour compte dans la course au partage du Nouveau Monde.

À la suite de ce qu’il convient d’appeler les revers coloniaux des Français, les deux juristes ressassent inlassablement leur déception devant la décadence de leur siècle où « les delices ont appoltronni & l’un & l’autre sexe » (HNF, 22), selon la formule de Lescarbot. Le militaire de carrière qu’était La Popelinière ne peut que déplorer l’alanguissement de ses contemporains sous le couvert des plaisirs, gardant en mémoire les hauts faits des premiers navigateurs :

nous n’avons pas ces beaux eguilons de vertu qui poussaient les anciens & mesmement les payens pour entreprendre toutes choses hautes : & plus mal-aises ils les trouvoient, plus s’eschauffoient ils à la poursuitte.

TM, 416-417[38]

Rêves d’espaces et de conquêtes

Dans la promotion de projets expansionnistes, l’un et l’autre panégyristes ont compris quel profit ils pouvaient tirer en magnifiant les premiers marins. Par cette idéalisation passéiste, ils espèrent tous deux donner un second souffle aux expéditions d’outre-mer. La culture historique se conjugue à une vision futuriste, voire progressiste du monde, coïncidant avec la cartographie de toutes les contrées et l’instruction de tous les peuples. Mais l’épopée des voyageurs ne vise pas tant à mousser le goût de l’aventure qu’à favoriser « l’établissement d’un Royaume nouveau » (HNF, 4) en Amérique septentrionale ou dans l’Antarctide. Plus qu’à une volonté d’héroïsation, la valorisation de la mobilité se dessine plutôt comme le fer de lance de tout un programme colonial. Convaincre les Français, peu enclins à émigrer, de quitter leur patrie, tel était le point névralgique de l’exposé des deux avocats pour assurer l’hégémonie culturelle de la France, lourdement concurrencée par les Anglais et les Ibériques. Mais on ne saurait mieux exposer que La Popelinière le « dessein » de son traité :

Je ne me suis proposé autre fin que de faire entendre à noz riere-neveux les merveilles des jugemens de Dieu en la descouverte des Indes Orientales & Occidentales, par les plus estranges effects que la nature produit jamais : & avec la tant louable gaillardise des Italiens, Portugais & Espagnols si curieusement hardis de s’exposer à tant de mors [de manière à faire ressortir] la pauvre pauvreté du François qui n’a jusques icy osé tenter si louable ny pareille entreprise.

TM, 69

Dans une optique similaire, Lescarbot invite ses compatriotes, dès la dédicace au roi Louis XIII, « à étendre leur domination outre l’Ocean, & y former à peu de frais des Empires nouveaux par des voyes justes & legitimes » (HNF, 3-4).

Mais d’où vient que les appels lancés par La Popelinière et Lescarbot n’aient été entendus que d’une poignée de lettrés ? Si pressants qu’ils furent, ils ne se traduirent pas par une émigration massive de leurs compatriotes. Sans doute la philosophie stoïcienne et l’ascétisme qui émanent de leur conception du voyage avaient de quoi effrayer les éventuelles recrues. En dramatisant, à l’instar de tant de relationnaires, la traversée outre-Atlantique, les deux historiens ne furent pas tout à fait étrangers à leur échec. De plus, c’est une chose de partir à la découverte de nouveaux horizons pour quelques mois, mais c’est bien autre chose de quitter ses parents et ses amis pour s’enraciner dans un pays lointain sans espoir de revoir sa patrie. On ne saurait demander à des hommes chérissant leur pays de rompre définitivement les amarres, sous peine de soulever la désapprobation générale. Dans son enquête sur les guides de voyage, Normand Doiron a souligné la nécessité du retour, qui, à l’âge classique, « écarte la menace du nomadisme[39] ». S’établir au loin serait contraire à l’éthique du déplacement bien ordonné dont le parachèvement suppose un ressourcement géographique dans la terre d’origine. Et faut-il encore rappeler que La Popelinière et Lescarbot n’ont pu eux-mêmes accomplir le modèle viatique qu’ils préconisaient tous deux ? Le huguenot, au terme du seul périple maritime qu’il aurait fait, n’atteignit jamais la Terre australe[40], tandis que le Vervinois dut, à son grand regret, quitter la retraite de Port-Royal où il aurait souhaité finir ses jours « pour y vivre en repos par un travail agreable » (HNF, 503).

Au reste, le poète de l’Acadie mesure lui-même la singularité de sa fuite et la difficulté de la rupture imposée par le départ. S’expatrier n’est pas une décision naturelle, concède-t-il, le commun des mortels ne s’y résigne que par nécessité :

Trois choses volontiers induisent les hommes à rechercher les païs lointains, & quitter leurs habitations natureles & le lieu de leur naissance. La première est l’espoir de mieux : La seconde, quand une province est tellement inondée de peuple, qu’il faut qu’elle déborde […] La troisiéme chose qui fait sortir les peuples hors de leur païs & s’y déplaire, c’est la division, les quereles, les procés.

HNF, 139-141

C’est dire que l’émigration va de pair avec l’insatisfaction, qu’elle soit individuelle ou collective. Les tensions religieuses s’étant quelque peu apaisées depuis la signature de l’édit de Nantes, le Vervinois devait convaincre ses compatriotes que la Nouvelle-France était une sorte de terre promise destinée à une France surpeuplée et appauvrie. Cet argument socioéconomique avait d’ailleurs été mis de l’avant par La Popelinière. Par l’exode vers la Terra Australis, celui-ci souhaitait soulager la France de la surpopulation qui l’affectait, « laquelle peult mettre hors la cinquiesme partie des siens sans aucune incommodité » (TM, 77). Le tableau des plus sombres du royaume, brossé dans l’un et l’autre ouvrages par opposition à la représentation édénique de l’Acadie ou de l’Antarctide, ne parviendra pas à insuffler aux descendants des valeureux Gaulois le désir de quitter leur terroir. Les lecteurs, s’ils prisèrent ces deux ouvrages plusieurs fois réédités, ne se laisseront pas séduire par les promesses qu’ils contiennent. Depuis les entreprises avortées de l’île de Sable et de la France Antarctique, le temps n’est plus aux utopies. Si fervente soit-elle, cette invitation au voyage restera lettre morte dans la patrie de Montaigne. Toutefois, par une curieuse ironie du sort, l’exhortation des deux historiens des navigations hauturières résonnera favorablement de l’autre côté de la Manche par l’intermédiaire de Hakluyt et stimulera la lancée des expéditions anglaises outre-Atlantique[41].