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L’expérience de l’invective se définit comme une activité d’expulsion dont le crachat montre déjà des affects singuliers. Dire-vomi, l’invective pousse vers le dehors ce que cache le dedans, mouvements d’humeur ou opinion excessive. C’est cet élément déclencheur de l’expression violente que Didier Girard et Jonathan Pollock nomment la « fonction gargouille » parce que son expression exorcise les maux que l’intérieur ne peut contenir : « tension interne, décharge externe[1] ». Il faut que ça sorte ! La force de l’invective est donc foncièrement centrifuge. Prendre la parole (violente) c’est livrer ses humeurs, originellement les fluides intimes, l’essence de l’intériorité. La crise est donc un moment particulièrement riche qui éclaire le sujet selon un angle oblique, mais non moins révélateur que le plan de front.

Au vu de ces considérations, on comprend que s’engager dans le combat, c’est bien prendre un engagement dont il faut mesurer les conséquences avant de s’emporter. S’inscrivant dans la tradition de la parole polémique[2], l’invective, la violence verbale, est en effet une énonciation dont les exigences supposent un engagement de la part du locuteur en colère parce que dévoilant ses affections, le sujet se dévoile, prend position. Faut-il pour autant considérer cette parole comme une parole engagée ? C’est la question à laquelle je me propose de répondre dans le présent article afin de situer l’invective par rapport aux autres modes d’expression littéraire en voyant comment elle est représentée de façon spécifique dans la fiction. La parole pamphlétaire nous servira ici de comparant, puisqu’il s’agit du premier lieu où s’engage la parole violente :

Peut-être n’y sent-on qu’une différence d’intensité, le pamphlet serait de la polémique particulièrement violente, « explosive ». Le polémiste établit sa position, réfute l’adversaire, marque les divergences en cherchant un terrain commun d’où il puisse déployer ses thèses. L’invective, s’il y en a, est subordonnée à la persuasion[3].

Mû par un « sentiment viscéral[4] », le pamphlétaire crée un discours intense. Et en ce sens, le fictionnel ne présente pas une intensité différente de celle du pamphlet, les codes émotifs passant aisément d’un genre à l’autre. L’invectiveur mis en scène dans la fiction se reconnaît dans la rhétorique de l’excès investie par le pamphlétaire. Leurs discours cependant ne se déploient pas de la même façon, puisque la parole fictionnelle n’est pas naturalisée, c’est-à-dire que la voix énonciative n’est pas unique et univoque, ce qui a des conséquences sur l’engagement du discours agonistique. La parole, polyphonique dans le contexte fictionnel, multiplie les actants de l’échange de sorte que l’acte d’énonciation fictionnel s’accompagne autant d’absences que de dédoublements matriciels. En somme, l’invective est dans la fiction en « liberté conditionnelle ». La prise de position n’est, certes, pas toujours réfléchie, mais si spontanée que soit l’explosion colérique, on attend de l’auteur d’invectives qu’il assume ses paroles.

Il est pourtant possible de déroger à ces conditions (de détention ?) en insultant à voix basse, en se cachant pour crier des bêtises ou en s’enfuyant après les avoir proférées. Lâches ou stratèges ? Qu’en est-il de ces locuteurs indisciplinés qui refusent de se conformer aux exigences de la querelle en bonne et due forme ? C’est à Réjean Ducharme que j’ai choisi de poser la question. Celui qui a su faire de la fuite son image de marque mérite d’être mis à l’épreuve. Dans les situations de conflit qu’il met en scène, l’auteur se dévoile-t-il ? Sinon, par quels détours parvient-il à éviter d’engager son discours violent ?

Il faut comprendre qu’il ne s’agira pas ici d’approfondir le rapport qu’entretiennent les romans de Ducharme avec la politique québécoise[5]. L’exemple de Ducharme servira plutôt à démontrer quelles sont les limites de l’engagement en régime fictionnel en regard d’une situation d’énonciation extrême, celle de la violence verbale. Je souhaite d’abord interpréter l’organisation de son écriture afin de déterminer comment le texte de fiction modifie les exigences de l’échange violent. J’analyserai donc l’écriture de Ducharme selon ses états les plus tendus afin de voir quelles directions prend le discours violent.

Entendons-nous d’abord à définir ce discours. L’invective est souvent présentée comme un acte performatif qui implique un pathos ou un ethos agressifs[6]. Autrement dit, une invective est une parole intentionnellement agressive ou une parole entendue comme une agression. Filant la métaphore guerrière, on présente les mots comme de véritables mots-objets, des projectiles aussi efficaces que les armes. Pour ma part, m’intéressant à la violence verbale dans le contexte particulier de la fiction, je la définis d’abord comme le lieu d’un événement, comportant une phase explosive dont le déroulement même représente l’action. Son dire est tout entier au service de l’événement agressif — comme l’est le coup de poing ou le tir de revolver — de sorte que la décharge produit l’événement invective. Aussi, l’envisageai-je comme une performance (selon la définition qu’en donne également l’art contemporain) parce que sa production est une force qui fait de l’ostentatoire une dynamique d’élocution et de réception. Je souhaite ainsi respecter davantage les qualités spectaculaires de la violence dans le littéraire.

1) Les sujets chauds

Il est des sujets qui fâchent. Ceux là, la bienséance exige qu’on évite de les aborder sauf en cas d’absolue nécessité. Pendant un dîner par exemple, on ne doit pas parler argent, politique, religion ou sexe puisque cela déclenchera à tout coup un débat qui gâchera le repas. On parle donc de la pluie et du beau temps. Réjean Ducharme n’a rien contre ce genre de babillages, étant lui-même sensible aux gargarismes (« écumes » abjectes) de la littérature comme aux « fleurs de rhétorique[7] », il se plaît à explorer l’expansion et l’ennui : « je pourrais continuer ainsi pendant deux cents pages » (NV, 54), se vante le sujet ducharmien[8]. Ce penchant pour le babil n’empêche pourtant pas ce mauvais garçon de la littérature québécoise d’aborder les sujets chauds, mais il le fait comme on aborde une femme dans la rue : c’est-à-dire que l’adresse est vite insultante ! Selon Micheline Cambron, « Ducharme n’a esquivé aucun des sujets polémiques de l’époque : la drogue, le Parti québécois, l’Art, “le p’tit Québécois de la base”, la révolution sexuelle[9] ». Il est vrai que les romans de Ducharme se situent majoritairement dans la conjoncture des années soixante et soixante-dix, soit lorsque la Révolution tranquille tire à sa fin. Pendant cette période, l’« absence du maître », pour reprendre l’expression de Michel Biron[10], est souvent comblée dans la littérature par l’objet politique qui offre à l’auteur la possibilité d’une prise de position. Le statut revendiqué par les romans de Ducharme est de ce point de vue éclairant quant au projet d’écriture : Le nez qui voque s’annonçant comme une « chronique » (NV, 12) et Les enfantômes comme des « Mémoires[11] ». Dans la province du « Je me souviens[12] », les personnages luttent contre l’amnésie générale, ânonnent des « je m’en souviens très bien » (E, 9) comme un leitmotiv ironique. Et les romans de Ducharme ne se gênent pas pour traiter de l’actualité de la Révolution tranquille. Mais de quoi la traitent-ils exactement ? De « chauvinistes masochistes » (E, 210), de « cocus crottés contents » (E, 210), de « bande de gueuleurs, de quêteurs de baveurs de slogans, de chieurs de pancartes[13] », de « con élitiste fédéraste dégoûtant[14] », d’« engagés enragés », (HF, 107), de « con d’idéaliste » (HF, 30), d’« intellectuelle de gauche » (HF, 30) ! En colère, le sujet ducharmien laisse son babil dériver vers des matières exigeantes, mais les modalités entourant le discours violent déclinent toute forme d’engagement, étant entendu que cela amène à les refuser et à les étoiler à la fois. Mais voyons plutôt.

Se libérer ? Oui, comment donc ! Mais pas sans le joug protecteur des Squeezeleft, Pushpull, Coldsucker, pas kession ! Quel esprit de clocher penché, de bateliers du Golgotha ! Quels chauvinistes masochistes ! Ils m’ont fait brûler ce que j’aimais : eux. Je n’ai jamais pardonné cet échec à cette bande de cocus crottés contents. Aujourd’hui encore j’ai le moins affaire à eux que je peux.

E, 210

Les récriminations de Vincent, narrateur des Enfantômes, contre la politique québécoise sont surdéterminées par le travail poétique de la langue[15]. Les politiciens sont d’abord affublés de pseudonymes évocateurs. Selon une pratique reconnue[16], le surnom est motivé : on comprend avec les « noms-valises » « Squeezeleft », « Pushpull » et « Coldsucker » que le personnage considère que la politique au Québec, incitative et racoleuse, est toujours sous la domination du Canada anglais. La tonalité agressive de la séquence est mise en scène par une ponctuation exclamative et une syntaxe lacunaire qui produisent une vitesse d’énonciation heurtée. Cette rythmique repose également sur les effets sonores : la rime (chauvinistes masochistes) confond les appartenances pour dénoncer l’équivalence des engagements et l’allitération de la consonne sourde [k] (« kession », « Quels », « Quel », « cocus crottés contents ») fait résonner le texte pour montrer l’effet du rabâchage politique. Amené à brûler ses idoles, le personnage marque sa différence par son éloquence, laissant ainsi entendre qu’il a choisi son camp : le poétique plutôt que le politique. L’invective en ce sens est donc entendue comme un dire d’opinion et comme le vecteur (vectum) d’une créativité verbale.

2) L’incarnation

La subordination est cependant momentanée chez Ducharme, car elle suppose toujours un exutoire :

Dieu, dans quel trou m’avez-vous mis ?

Dieu, dans quel désordre m’avez-vous mis ?

Dieu, n’y a-t-il ici que des capitalistes

Et des communistes ?

Dieu, tu m’as mis dans une bande de gueuleurs, de quêteurs

De baveurs de slogans, de chieurs de pancartes !

FCC, 196

L’énonciateur de ce discours est le personnage de l’auteur, incarné lors des digressions dans La fille de Christophe Colomb. L’adresse parodie la parole christique, mais elle conserve le vouvoiement respectueux de la prière. Par un effet autoreprésentatif, la parole romanesque exhibe sa condition : la Sainte-Trinité ici, ce sont Ducharme (le Saint-Esprit), le narrateur (le Père) et le personnage de l’auteur (le fils). Cette incarnation s’avère une stratégie qui permet à Ducharme de haranguer sous le couvert d’une instance supérieure, et ainsi toujours plus insaisissable, offerte par les qualités de la fiction. Ici, entrent en collision le discours religieux et le discours politique, et de ce heurt résulte une double prise de position. Au nom du Père, du fils et du Saint-Esprit, il apparaît que les nouvelles valeurs de la Révolution tranquille ne valent guère mieux que les traditionnelles, puisque la politique est menée par « une bande de gueuleurs, de quêteurs / De baveurs de slogans, de chieurs de pancartes ». Représentés en publicitaires, les politiciens sacrifient aux beaux discours les tâches pour lesquelles ils sont mandatés. Toutefois, le discours se prend ici à son propre piège puisque la parole violente se laisse elle-même tenter par les formules chocs : « bande de gueuleurs », « baveurs de slogans » ou « chieurs de pancartes ». Proches du slogan, ces étiquettes figurent la parole du révolutionnaire, elles inventent de nouveaux amalgames insultants dont la rhétorique n’est pas étrangère à celle du discours publicitaire ou révolutionnaire (la confusion étant admise ici), pour rendre la trajectoire de l’invective dangereusement circulaire.

Dans le même esprit de circularité, Ducharme recycle également les calembours politiques qui circulent à l’époque. Ainsi, dans L’hiver de force, le fédéraliste est « fédéraste » : « Autant que ma mère est cool autant que mon père est con. Con élitiste fédéraste dégoûtant » (HF, 221). C’est Catherine, dite La Toune — l’idole des deux héros — qui s’approprie l’expression usée confirmant ainsi sa personnalité influençable, représentative de la société révolutionnaire caricaturée. Le lieu commun est un autre espace de fuite pour celui qui se rallie à l’opinion publique. Et, inspiré par le « fédéraste », sujet politique pervers et redoutable, Ducharme extrapole le lien entre le sexuel et le politique dans Les enfantômes :

Les trottoirs étaient bondés de patriotes qui sexytaient en attendant le défilé (la parade, pour dire comme eux). Ils s’attroupaient en vagues qui ne déferlaient jamais du côté qu’on s’attendait (sans chefs ni haut-parleurs, ils se sentaient perdus, incapables de former des projets d’aucune sorte). Ça dégringolait sur Fériée et ça la frappait si fort que le coup qu’elle me donnait en retombant sur moi (un coup d’elle) me brisait.

E, 117

La caricature montre que « parad[ant] » comme des clowns, « attroup[és] » comme des moutons ou « déferlant » comme des nuées d’insectes ravageurs, les politisés sont un groupe risible mais dangereux aux yeux de Vincent. Les nationalistes sont pour lui des enfants perdus sans leur hochet-haut-parleur, sans chef pour les materner, qui néanmoins dans leur égarement peuvent « frapp[er] fort » avec ce puéril instrument. L’excitation que procure la fête nationale lui semble également masturbatoire, aussi le plaisir de la bonne cause apparaît-il essentiellement égoïste dans ce discours violent. L’opinion est dévoilée, mais c’est sur les personnages que cela « retomb[e] » ! Et particulièrement sur André, narrateur de L’hiver de force, qui comprend à ses dépens que la politique est une appartenance risquée, une voie glissante : « La politique, on trouvait ça cheap and heavy, grazéviskeux » (HF, 198), affirme André. Le mot-valise « grazéviskeux » laisse entendre que la politique fusionnelle du Québec englue, que l’engagé s’y enfonce et s’y retrouve rapidement pris au piège. En effet, l’appartenance, et même la non-appartenance politique, peuvent devenir des armes qui se retournent contre l’individu :

Mais quand c’est arrivé, quand je l’ai lu, le fameux P. Q. mon Q, la pression était trop grande, j’ai perdu mon jugement, je suis parti au galop sur une piste complètement fausse. Je trouvais sympathique que ces engagés enragés se moquent grivoisement de leur apostolat, et j’ai vu l’occasion de désarmer mes trop fortes tendances réactionnaires…

– Province de Québec mon cul ! Ah c’est bon ! Ah je suis bien d’accord !

Ah qu’ils ne l’ont pas trouvé drôle ! Ah quel froid ça a jeté !

Ils ont observé une minute de silence, comme après la mort du président Kennedy. Seule Nicole avait compris que je n’avais pas fait exprès de confondre Province de Québec et Parti québécois.

HF, 107

Est résumé ici, un certain investissement du politique chez Ducharme. L’erreur d’André, confondant Province de Québec et Parti québécois dans l’abréviation P. Q., est reçue comme une injure par les « engagés enragés », puisque le nom illégitime est compris comme un affront. Cette anecdote montre que la politique crée son propre jargon, son langage d’initiés, qu’il faut savoir maîtriser, au risque d’énoncer des infamies. L’hiver de force met en scène le discours commun de la société québécoise de la Révolution tranquille et montre les risques que comporte l’indépendance de pensée. Ducharme, comme André, se rit des appartenances, « se moqu[e] grivoisement de leur apostolat », et il se met ainsi en marge de l’espace québécois vu comme un lieu d’appartenance clos.

3) L’outrage

Ducharme met en scène l’idéologie et le discours commun nationalistes selon des modes parodiques à la limite de l’outrage. Le défilé des patriotes ou le froid jeté par André ne respectent pas les conditions pragmatiques de l’invective : aucune altercation n’est ici rapportée. Pourtant, les impressions de Vincent et d’André sont incontestablement insultantes pour qui se reconnaît « engag[é] enrag[é] » ou « patrillot[e] », pour reprendre l’orthographe de Vincent qui « associe le sentiment national aux papillotes et à la guillotine[17] », précise Élisabeth Nardout-Lafarge. Et ces passages rendent cohérentes des violences repérées dans des situations plus proprement conflictuelles :

– C’est un autre con d’idéaliste. Un coup de main, dans son vocabulaire, c’est Che Guevara qui perd goutte à goutte dans un vieux labo le reste de la vie, qu’il a donnée à la Bolivie. Moins que ça, ça vaut pas le cul, c’est pire que rien, c’est dégueulasse.

HF, 80

Claude Gervais s’est inscrit le même jour que Laïnou et nous aux Beaux-Arts. En classe, on s’assoyait ensemble ; on s’entendait bien. Il a abandonné après quelques mois ; il trouvait les profs trop cons, les cours trop dégueulasses, comme il y en a tant. Il passe pour le premier contestataire de la deuxième vague de contestation artistique québécoise, la première vague remontant au Manifeste global des Automartyrs [Note. Automatistes] (on s’est assez fait rebattre les oreilles avec leurs histoires pour avoir le privilège de déformer leur nom).

HF, 182-183

Chipie ! Intellectuelle de gauche ! Poufiasse ! Bûcheronne ! Avionne ! Toune ! Reine des Tounes !

HF, 30

Adeptes du Che ou de Borduas, politiques ou intellectuels, tous se trouvent démobilisés dans le discours ducharmien, chacun apparaissant plus ou moins comme un « autre con d’idéaliste ». « Intellectuelle de gauche » devient un titre péjoratif selon le même parti pris pouvant caricaturer les signataires du Refus global en « Automartyrs ». Niveler les différences et créer de curieuses équivalences permet à l’auteur d’esquiver toute position politique, selon une morale de la table rase, dont le geste de révolte ne propose pas de valeur de remplacement. Les engagements sociaux, tous autant qu’ils sont, apparaissent comme des lubies, passagères et changeantes, de sorte que toutes les convictions viennent à s’équivaloir ; ce que le discours donne même à entendre selon une allitération de la consonne voisée [v] : « […] pendant que les bavasseux bavassent les vivants vivent la vie que les bavasseux leur ont bavassée en attendant qu’ils leur en bavassent une autre : communiste, fasciste, nudiste… » (HF, 199). Motivée par les signifiants, la proposition vrombissante fait entendre le babil pour rendre cohérent le signifié. Selon une argumentation de la « preuve par l’exemple », la politique est appréhendée comme un boniment.

Ainsi, avec André qui se définit contre :

Nous disons du mal des bons livres, lus pas lus, des bons films, vus pas vus, des bonnes idées, des bons petits travailleurs et de leurs beaux grands sauveurs (ils les sauvent en mettant tout le monde, excepté eux et leurs petits amis, aux travaux forcés), de tous les hippies, artistes, journalistes, taoïstes, nudistes, de tous ceux qui nous aiment (comme faisant partie du gros tas de braves petits crottés qui forment l’humanité), qui savent où est notre bien (parce qu’ils sont intelligents eux), qui veulent absolument qui nous quittions l’angoisse de nos chaises pour nous embarquer dans leur jumbo-bateau garanti tout confort jusqu’à la prochaine vague.

HF, 15

Avec lui, les personnages ducharmiens, d’une même voix, « dis[ent] du mal » de tout et de tous, fusillent tous les clans, n’hésitant pas à « se tirer dans le pied », de sorte qu’il est difficile de se faire une idée arrêtée de la politique défendue. Dans l’aveu d’André, la syntaxe produit une polyphonie où, de concert, s’entendent l’auteur, le personnage et le lecteur, la voix du « nous » composant une harmonie qui produit l’effet d’un accord. Nous sommes tout à fait d’accord avec Renée Leduc-Park, lorsqu’elle observe que :

[…] le sujet du discours ne s’attaque pas seulement à l’ordre déjà établi, mais, par un revirement de son entreprise de dévalorisation des systèmes, il pousse le nihilisme jusqu’à démolir les organismes et mouvements qui sont eux-mêmes contestataires des institutions traditionnelles. […] L’esprit révolutionnaire n’échappe pas non plus à la caricature[18].

Par une ruse stratégique, le discours de Ducharme s’oppose aux opposants, puisqu’il s’attaque autant aux systèmes traditionnels qu’aux systèmes protestataires défendus par la littérature de la modernité québécoise. Cette « rouerie » établit un rapport antagonique avec la littérature moderne et nationaliste. De fait, tout porte à croire[19] que Ducharme appartient à cette communauté intellectuelle de la gauche québécoise qu’il se plaît à agacer. Mais, observer une rhétorique du conflit d’intérêts représente une sorte de parti pris pour l’écriture ducharmienne. Je rappelle cette propagande agressive du Nez qui voque :

Allons faire un stage à la Sorbonne. Fréquentons les désuniversités françaises et ayons honte de n’avoir fréquenté que la désuniversité de Montréal. Cachons-nous, si nous n’avons fréquenté qu’une école technique. Laissons-nous pousser la barbe et ne la rasons pas. Car ils croiront que nous sommes des désintellectuels quand nous passerons sur le trottoir comme des péripatéticiennes.

NV, 34

Le cliché de l’intellectuel québécois mitraille (aussi au sens photographique[20] du terme) l’auteur, selon une raillerie qui participe aussi de l’autodérision. Et il faut voir que l’invective dresse aussi le portrait d’un certain lecteur de Ducharme. Capable d’apprécier les jeux de mots et les effets de caricature du style ducharmien, le lecteur intellectuel est invectivé dans ses propres registres, d’où la perversité de l’attaque, qui séduit le destinataire tout en l’anéantissant. Rejetant ce qu’il désire le plus, le sujet ducharmien observe une morale sévère, qu’éclaire cet apprentissage de Bérénice : « J’apprends à dédaigner ce qui d’abord me plaît. Je m’exerce à rechercher ce qui d’abord me porte à chercher ailleurs[21]. »

Conclusion : L(e r)avalement

Le politique est un sujet envahissant auquel il est difficile d’échapper au Québec, la vie « sauciale » (E, 143) exigeant qu’on se mouille. Pourtant, la position de Ducharme est constamment esquivée, modalisée en des discours oxymoriques, métaphorisés en divers jeux de renvois et de miroirs.

Le sujet politique se prête bien à la lutte verbale, il s’agit de penser à sa représentation dans le genre pamphlétaire et dans les formes imprimées de la propagande. L’invective a cependant, en ces lieux, ses propres règles et ses propres exigences, la première étant de s’engager. Chez Ducharme, les règles ne tiennent plus : non seulement il refuse de se taire, mais ce faisant, il s’engage dans le débat sans dévoiler ses convictions. En effet, il charge les sujets polémiques de la Révolution tranquille (étant entendu qu’il les prend d’assaut et les gonfle jusqu’à la caricature), mais il refuse farouchement de prendre position face à ces discours. Défiant à la fois les codes de la bienséance et ceux du discours engagé, il revendique une position risquée et expose son discours à toutes les controverses.

L’esquive après l’invective est peut-être le mouvement le plus outrageant de la logique pragmatique de Ducharme. Et, sur ce point, l’objet politique est révélateur. Vu l’injonction de l’engagement dans cet espace de la parole, le parti pris de la fuite reporte sur l’interlocuteur-lecteur le devoir d’interpréter la violence. Le rire joue alors un rôle primordial : « Riez ! Riez ! » (FCC, 102), ordonne l’auteur. L’humour apparaît comme un facteur de conciliation, un espace de partage ; il gagne la confiance des lecteurs qu’il réunit en une communauté complice, comme le rire de Constance Chlore qui est communicatif : « Son rire, chuintement rapide et saccadé, me contamine. Son rire, sifflement de marmotte, prend mon rire par la main et l’emporte dans sa folle course » (AA, 201). Le régime de l’équivoque mesure cette complicité, puisqu’il laisse au lecteur le soin de se prononcer sur le statut du discours, et de décider (à sa guise) la nature du propos. L’invective établit autour du motif politique une rencontre pragmatique fusionnelle selon laquelle le lecteur est sommé de se placer aux côtés (variables) du révolté, auquel cas il se constitue ennemi. La violence est donc intimement liée à une demande de connivence chez Ducharme. Et ironiquement, la stratégie de séduction ne paraît pas ici très différente de celle du politicien.

Il y a incontestablement un ras le bol, un trop plein, chez Ducharme, mais la nausée n’est pas exprimée jusqu’au bout. L’expulsion n’advient pas puisque le dire-vomi est ravalé. C’est le reflux qui constitue donc le premier vecteur de l’engagement de cette écriture violente dont la force s’avère centripète contrairement aux attentes de l’invective. Cela dit, il faut se rappeler que chez Ducharme on « renifle comme une gifle[22] ».