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Il y a quelque apparence de faire jugement d’un homme par les plus communs traits de sa vie ; mais, vu la naturelle instabilité de nos moeurs et opinions, il m’a semblé souvent que les bons auteurs mêmes ont tort de s’opiniâtrer à former de nous une constante et solide contexture.

Montaigne, Les essais[1]

De quoi tu te mêles ? Au plus étranger, la palme. L’Amérique vient à bout de tous les exilés.

Patrick Coppens, Venez nous serons seuls [2]

Le bonheur est ici ; qu’ailleurs se débrouille.

Patrick Coppens, Venez nous serons seuls [3]

Une parole engagée ?

L’engagement, s’il est volontiers associé à des causes de ralliement socialement débattues et ancrées historiquement, concerne en priorité l’individuel où il trouve sa source. C’est cet investissement, variable en force, en intensité, en motivations, qui m’intéressera particulièrement dans cette étude sur Frontières, ou Tableaux d’Amérique de Noël Audet[4]. L’implication de soi qui suppose une prise en charge plus ou moins grande de l’individu, un dévoilement qu’il veut rapide ou graduel, renvoie, d’une manière qu’il s’agira de préciser, à la force de conviction ainsi libérée, à la volonté de rendre manifestes ses prises de position et aux conséquences qu’une telle implication entraîne dans la relation entre interlocuteurs, dans leur rapport au monde. C’est donc dire que l’engagement s’appréhende, selon moi, par un biais pragmatique et rhétorique : comme une libération d’énergie vers l’action, contrepartie exécutrice de principes, de positions que le locuteur fait siennes de manière à ce que l’opinion ou le comportement d’autrui, ici le lecteur, en soit idéalement modifié. Cette pragmatique ne saurait s’appréhender sans que l’on fouille l’ancrage sémantique de ces configurations discursives qui façonnent le raisonnement ; c’est là que se révèle l’organisation du sens, même lorsqu’il prend un habillement figuratif. Tout en centrant l’analyse sur les positions énonciatives des énonciateurs marquées d’un arrière-plan sémantique déterminé, il convient de voir comment ces positions s’articulent en situation dans les rapports de force avec autrui, autrement dit, d’investiguer leur inscription rhétorique. Comme Meyer le soutient, la rhétorique puise ses effets dans la joute interactive :

La rhétorique est la négociation de la distance entre les sujets (ethos-pathos) sur une question donnée (logos). Le logos traduit toujours, qu’il soit -« logique » ou non, l’interrogativité de la pensée, et du même coup, ce qui peut diviser certains et rassembler d’autres[5].

L’engagement se détecte par la position énonciative du narrateur ou des personnages envers la « cause » soutenue. On peut, avec la même force et la même volonté de rallier, défendre une prise de position ou s’y opposer ; l’un et l’autre, être « en faveur » ou « contre », peuvent se déployer en engagement. Cependant, le choix d’un entre-deux où l’engagement lui-même, comme acte, est nié mérite qu’on lui accorde une attention particulière : c’est à lui que nous réserverons l’appellation de « désengagement ». Cette posture énonciative est celle d’une mise à l’écart assumée, d’un détachement pratiqué par le narrateur ou le personnage dans son rapport au monde. Le désengagement n’est pas un degré moindre d’engagement à l’égard d’une cause, mais une attitude marquée et construite par la trame narrative, par laquelle l’énonciateur — qu’il soit narrateur ou personnage — ne s’investit pas dans le rôle qui lui revient. Il se place en retrait dans un monde qui pourtant le construit et le justifie, défiant souvent les frontières de la fiction pour suggérer au lecteur le regard critique de l’auteur.

Tout lecteur familier avec l’oeuvre de Noël Audet apprécie les passerelles qu’il crée entre la vision intime du personnage et les représentations sociales, quand ce n’est pas la fresque politique du pays. Quand la voile faseille (1980) opère un retour sur des épisodes passés de Montréal à travers le parcours personnel de l’enfance, L’ombre de l’épervier (1988) réveille une vision du pays symbolique qui alerte d’un possible désastre. Dans L’eau blanche (1992), des liens sont tissés entre le Nord et le Sud qui mettent en confrontation des idéologies tout en favorisant l’alliance des cultures[6]. Il n’est pas, bien entendu, du rôle de la fiction de démontrer la validité d’une prise de position. Cependant, lorsque plusieurs moyens se déploient au service d’une vision, ils attestent d’une volonté à convaincre de cette vision qu’endosse le narrateur ou personnage, alter ego en quelque sorte de l’auteur. Il y a engagement. Et la pertinence de la vision, de l’approche, apparaîtra d’autant plus fortement qu’elle s’organise en points de convergence, comme si la conclusion s’imposait d’elle-même.

Engagement de la part d’un énonciateur et adhésion sollicitée de la part du destinataire lecteur sont deux facettes d’une même pièce. Chez Audet, particulièrement dans le roman qui nous occupe, ces deux facettes ne se confondent pas, cependant, et même ne reçoivent pas toujours un traitement équivalent, ne sont pas toujours également mises en relief. Il importera parfois de les distinguer. Plusieurs procédés sont employés ici. L’objectif central que je me fixe dans cette étude consiste à démontrer les choix d’écriture responsables de l’effet d’engagement et de l’effet de désengagement qui se côtoient dans ce roman. Ils tiennent, semble-t-il, à une exploitation savante du fragmentaire et à l’utilisation, souvent complémentaire, d’une figure à incidence narrative, celle du déplacement.

Déambulation spatiale et position énonciative

Frontières, ou Tableaux d’Amérique, comme son titre le laisse supposer, donne à voir des aspects de vie qui se déroulent sur le continent américain. L’auteur en vient à brosser une image de coins de pays aux cultures différentes, chacun faisant partie d’un grand ensemble continental, si difficile à appréhender dans sa totalité. Le roman est composé de sept microrécits, comportant une héroïne principale, chacune ayant un prénom semblable aux autres, décliné en tant que variantes de Marie, et l’histoire de chacun des récits se déroulant en un point précis du continent américain, du Nord au Sud. Ces Marie rêvent d’un monde nouveau ; elles sont en quête du bonheur à partir de l’idée qu’elles s’en font.

Mary Two-Tals habite avec son père dans le Grand Nord. Elle est aux prises avec le modèle d’une mère ayant fui le domicile familial et celui qu’elle se forge alors qu’elle accepte les avances de son père dont elle devient l’amante. À Montréal, Marie Agnelle se débat avec les tourments de l’enfantement ; elle donne naissance à un fils, Jean, dont les problèmes de langage se modèlent aux humeurs de cette mère fragile, insatisfaite et finalement, malade. Dans les plaines de l’Ouest, Mary s’ennuie. Elle voit en Paul son prince charmant, mais finit par l’abandonner, attirée par un autre rêve : prenant la relève de son père, elle s’occupe avec acharnement de la terre. À New York, Mary et Ed vivent un coup de foudre, puis, devant la dérive où va leur union, ils cherchent des paradis artificiels. Quant à Mary Ann de New Orleans, elle est bourrée de complexes. Elle tente de se libérer du modèle maternel auquel elle fait constamment face. Dans le bar achalandé où elle travaille, Mary Ann rêve d’être une autre et de changer de réalité. Maria Moreno est métisse ; elle exerce le métier de couturière. Si les affaires vont bien pendant un temps, elle se retrouve au coeur de tensions avec son père et avec son amant. Le vol n’a pas de secret pour Maria Cristobal de Rio. Malmenée par des relations peu recommandables alors qu’elle croyait améliorer son sort, elle trouve une fin tragique au cours du Carnaval.

Sept destins défilent, abordant un aspect des relations interpersonnelles : les relations amoureuses, filiales ou d’amitié où l’individu lutte pour l’affirmation de son identité et surtout, pour la conquête du bonheur tel qu’il se présente en Amérique. L’engagement est évident, sur le plan des personnages, puisque chaque récit s’articule autour de choix personnels : le rapport entre les moyens et la fin intervient dans l’interprétation à porter sur ces exemples, au sens rhétorique d’exemplum, c’est-à-dire d’exemplification de choix de vie. Ainsi, l’acharnement de Mary Smith a provoqué son enlisement dans le champ et causé sa perte. Les orientations choisies devraient garantir les résultats obtenus. Cependant, ces histoires exemplaires ne sont pas sans soulever des questions : les intentions réelles du personnage étaient-elles aussi claires qu’elles en avaient l’air ? Celui-ci avait-t-il vraiment compris les gestes qu’il faisait ? Était-il responsable ? Ces questions, de même que toutes celles qui surgissent dans la lecture, font voir un autre aspect de l’oeuvre : la délibération.

La délibération se fait à coup de « promenades », ces portions d’arrière-plan dialogal, où le narrateur se questionne lui-même sur la signification du comportement des Marie et de leur entourage, quand il ne fait pas intervenir un pseudo dialogue entre lui et un douanier. On ne peut passer sous silence les interactions qu’a le voyageur avec ce personnage intrigant qui entre en scène dès l’amorce du parcours. Il lui donnera la répartie, le narrateur justifiant ses affirmations et prévoyant même ses objections :

[…] Car c’est bien vous l’étranger, non ?

Il ne faut jamais répondre qu’à demi aux douaniers. Je lui expliquerai donc que si les clients pratiquent la vulgarité sur une haute échelle au bar The Abbey, c’est justement par résistance à la bonne société…

FTA, 173

Dans la dispositio d’ensemble du roman, ces promenades suivent chacun des microrécits.

À la trame narrative succède l’argumentation, pourrait-on dire, puisque la délibération constitue une tentative de résoudre un problème en apportant une solution qui fasse l’unanimité. Cependant, des nuances s’imposent. D’abord, ces passages ne sont pas strictement argumentatifs au sens où arguments et conclusions se relaieraient sur le mode clair d’une vérité à apporter. Ici, l’aspect délibératif prend souvent la forme d’une exploration de la vérité sans que cette dernière n’acquière une forme définitive ; une dimension figurative, comme l’entend Fontanier, transparaît souvent : « La Délibération, qu’il ne faut pas confondre avec la Dubitation, consiste à feindre de mettre en question, pour en faire valoir les raisons et les motifs, ce qu’on a déjà décidé ou résolu d’une manière à peu près irrévocable[7] ». L’aller-retour entre les positions concurrentes est manifeste, de même parfois qu’une apparente indécision ou un désir de retarder la conclusion ; ailleurs, il prend l’aspect du paradoxe. Autrement dit, la rhétorique l’emporte souvent, donnant une mesure tout autre à l’engagement. Ensuite, ces réflexions ne sont pas limitées aux passages identifiés comme des « promenades » : les microrécits ne sont pas dénués d’évaluations, qui sont autant de soulignements du point de vue du narrateur. Dirons-nous que ce point de vue est omniscient ? Cela s’avère à peine pertinent dans notre discussion, tant l’omniscience a été présentée explicitement en exorde du roman par l’entremise du personnage voyageur, qui disait de lui-même, avec une pointe d’ironie, « j’invente des vies ». Ce rôle d’écrivain-voyageur lui confère alors le pouvoir de s’immiscer dans tous les aspects des histoires qu’il raconte, à plus forte raison de juger au fur et à mesure du récit, des caractéristiques qui ne vont pas sans rappeler l’art du conteur. Le roman se termine sur un court chapitre intitulé « Promenade finale », sorte de réunion d’adieux des Marie et de leurs amis à Rio avant que le narrateur-voyageur ne reprenne l’avion de retour vers le Québec. Cet ultime chapitre confirme l’imbrication de la diégèse avec le commentaire délibératif en les unissant.

En résumé, le roman de Noël Audet dresse des tableaux variés du mode de vie en Amérique et plus spécifiquement de la gestion du bonheur dans les projets de vie personnels. Le bonheur est toujours en tension entre un héritage familial et culturel, une influence du milieu et un rêve à poursuivre. On ne sait pas grand chose du narrateur‑voyageur sinon qu’il écrit un livre, comme il nous sera révélé explicitement à la fin, et que ses déplacements sur le continent à visiter ces Marie en divers lieux sont sources d’inspiration et de réflexion sur le monde. Ce livre constitue la mission « officielle » qu’il se donne et dont il se sert auprès du douanier pour justifier le passage des frontières.

L’Amérique

Le titre Frontières, ou Tableaux d’Amérique, ajouté à la thématique du voyage qui est présente du début à la fin du roman, laisse croire que des pans de culture seront déployés. Il est indéniable que chaque microrécit construit la vraisemblance d’un milieu de vie. Le Grand Nord et tout le registre lexical, celui des dénominations, sans parler des moeurs évoquées, ne sont évidemment pas ceux du bord de mer tropical de Rio de Janeiro. Ceci n’est cependant pas la matière dominante du roman. Tout en ancrant les personnages sur le sol américain, le propos s’ouvre sur une dimension ontologique, la part universelle des sentiments et passions logés en chacun des individus. De l’Amérique comme continent, on glisse vers une idée de l’Amérique, une vision mythique du continent. Elle habite chacun des personnages.

Les Marie recherchent le bonheur dans l’accomplissement d’un rêve différent pour chacune, mais qu’elles entretiennent toutes, celui de fuir la vie qu’elles mènent ou de se prémunir contre un modèle qu’elles refusent d’endosser. Plutôt que de considérer le réel, elles cultivent un rêve, un avenir qui leur semble idéal, avec des relents de rêve américain.

Ce rêve américain d’un nouveau continent chargé de promesses, Audet en prendra le contre-pied à plusieurs reprises, comme il le fera d’autres mythes — celui du double, du Paradis perdu, de Prométhée — joués en conjonction.

Il y a déplacement du concret, le sol américain parcouru lors du voyage, vers l’abstrait, le rêve américain entretenu par les personnages. Leur recherche du bonheur est une quête ; or, le sens du mot fait appel à l’idée, elle aussi, d’un déplacement vers un objectif au cours d’une certaine durée. Un passage clé au début du roman lie la fascination aux promesses qui engendrent des attentes, mais qui ne seront pas tenues :

Peut-être à cause de son espace ouvert et lâché, du lisse indéfini de ses glaciers blancs, du vertige de ses canyons jusqu’à l’horreur de ses villes en contre-plongée, en passant par la mornitude de ses plaines, le continent américain propose plus d’objets de fascination qu’il ne peut tenir de promesses. Mais nous l’habitons ce continent, comme des chercheurs d’or aux mains pleines d’engelures, comme des croyants devant une bouche silencieuse. Et nous sommes particulièrement déchirés entre nos rêves et les objets coupants qui nous sont proposés comme moyens d’y accéder.

FTA, 19

Le mythe de l’Amérique prend une grande importance dans le roman et Noël Audet s’engage systématiquement à en montrer les failles en autant de situations de vie qu’il y a de microrécits. C’est un élément essentiel de l’engagement qu’il poursuit dans cette entreprise romanesque. Ajoutons que l’insertion compositionnelle du mythe dans le roman permet de faire apparaître un trait important du contenu et de la forme.

L’espace joue le rôle d’un topos rhétorique. La thématique, mais aussi la structure du roman dans son ensemble, s’appuient sur l’exploitation spatiale, tant sur le plan connotatif que cognitif en ravivant des configurations de sens liées à nos formes communes de conceptualisation. Il m’apparaît essentiel d’insister sur la connivence entre la sémantique et la rhétorique afin de mieux comprendre le déclenchement des effets sur lesquels mise une telle écriture. Mon approche s’inspire des travaux de sémantique cognitive effectués dans la lignée de ceux de George Lakoff et poursuit un traitement que j’ai déjà amorcé dans mes recherches, notamment dans Figures de pensée, figures de discours[8]. Dans ce cadre sémantique et rhétorique, des configurations reconnaissables, sous forme de figures par exemple, font appel à nos domaines d’expérience pour construire le sens en condensé, avec une valeur persuasive. Ces biais sémantiques se fondent sur nos perceptions, nos conceptualisations orientées culturellement et créent des associations pouvant tenir lieu de raisonnements, se plaçant sous le sceau de l’évidence.

Ainsi « déplacement sur le continent » équivaut à « quête du bonheur ». Autre association engendrée : cette recherche ou exploration devient un « parcours outre‑frontières » (évoqué, notamment, à partir du titre), non seulement au sens concret de déplacement transnational, mais aussi au sens de dépassement personnel : chercher à aller au-delà de ses limites, des normes sociales dressées. Ailleurs, ce déplacement au-delà des limites personnelles s’exprimera par « l’envol », une manière de filer le sens figuratif de l’espace à parcourir : « Mary Ann ne peut pas expliquer à sa mère qu’elle se sent comme morte. Elle n’a jamais réussi à s’agripper aux rêves qui passaient à sa portée. Elle s’est toujours retrouvée face contre terre malgré ses désirs d’envol » (FTA, 174). Ce dépassement ne se fait pas sans heurt ; ainsi en va-t-il de Mary Smith qui se voit dans la peau de Sisyphe :

À ce moment-là elle ressemble à Sisyphe la première fois qu’il poussait son rocher vers le sommet. Elle se plaint pourtant déjà que les choses se répètent inlassablement — repas, vaisselle, saisons, devoirs —, que c’est toujours la première heure, celle où tout paraît toujours recommencer. Alors elle ressemble à Sisyphe après un nombre indéterminé d’ascensions, suffisamment nombreuses pour lui faire comprendre qu’il ne déplace ni ne conquiert rien d’autre que son propre mouvement.

FTA, 84

Les mythes mis en jeu dans le roman vont contribuer à l’interprétation des récits et plus généralement des comportements humains. Rarement seront-ils transposés de manière figée, mais plutôt adaptés, renouvelés, quand ils ne seront pas critiqués ouvertement comme c’est le cas du mythe de l’Amérique[9]. Un dernier élément, mais non le moindre, complète le recours au topos de l’espace : celui des promenades, que nous avons mentionné précédemment. Ce type de segment textuel est un rappel de l’oeuvre du compositeur Modest Petrovitch Moussorgski (1839-1881), axée sur la mouvance des états d’âme, plus particulièrement des Tableaux d’une exposition (1874). Cette pièce a manifestement inspiré la composition du roman, où alternent tableaux et promenades, c’est-à-dire ces moments d’échanges et de réflexion entre deux récits. Les questionnements que font surgir les situations de vie des Marie sont donnés comme des promenades de l’esprit qui cherche à comprendre. Dans notre imaginaire, « comprendre », et donc avoir accès au savoir, est généralement appréhendé comme une exploration, un déplacement vers la vérité : ne dit-on pas « accompagner » ou « suivre » un raisonnement ? Aussi est-il aisé pour le lecteur d’associer ces promenades à la délibération que contiennent ces segments textuels : le narrateur revient sur certains points demeurés obscurs, reprend une conclusion possible du douanier pour mieux y répondre et, ce faisant, il dévoile toujours un peu plus de ces « tableaux » de vie.

Le passage récurrent des valeurs concrètes aux valeurs abstraites, où le figuré est sollicité, constitue une caractéristique incontournable du roman. Le topos spatial se répartit en couches d’intelligibilité : le territoire de l’Amérique, la quête d’un savoir et le dépassement personnel. Fusion, pourrait-on dire, qui facilite l’interprétation, mais aussi déplacement de sens, quand il influence l’écriture et déstabilise nos points de repère.

Convergence et décentrement

On s’attendrait à ce que les microrécits dont se compose le roman — et au-delà, sur un plan plus large, les milieux culturels mis en oeuvre à chaque arrêt du voyageur le long du continent —, puissent être réunis autour d’un projet, d’une intention : il s’agirait d’un point d’intelligibilité du roman, mais aussi d’un vecteur d’engagement dans le propos romanesque. Cette unité existe bel et bien ; cependant, elle se trouve constamment renégociée au cours de la lecture du roman. Les particularités structurelles de ce dernier en sont responsables, ainsi que les échos qu’elles trouvent dans l’écriture. Fond et forme s’appuient l’un sur l’autre pour créer une déroute, que j’appellerai un déplacement, pour rester dans le sillon du topos rhétorique de l’espace parcouru duquel il relève. Le déplacement puise au sens propre l’idée d’un parcours sur le plan spatial, mais renvoie aussi au sens figuré et dérivé de décentrement. Pratiquer un déplacement, c’est conduire le sens sur une voie semblable mais différente de celle ordinaire et attendue, sans perdre de vue cette dernière. Le déplacement devient une figure exploitée dans la texture tant narrative qu’énonciative, comme nous le verrons, et finit par contaminer l’écriture. Le prénom semblable de chacun des personnages principaux de ces microrécits nous met sur la piste : ces Marie sont les facettes d’un même être. Comme le dévoile le narrateur lui‑même : elles ont la même âme. Cependant, le rapprochement a beau être explicité — une clé que l’on dévoile —, il reste à en assembler véritablement les points de convergence. C’est à la fois le narratif qui est sollicité pour cette opération (qu’arrive-t-il aux personnages ?) et l’argumentatif (que défend l’auteur/le narrateur ?) obligeant ainsi à revoir l’inventio et la dispositio en rapport avec la trame narrative.

Les portions narratives ou micro récits entrent en contraste frappant avec les promenades. Dans le premier chapitre, où nous est présenté le malheur de Mary Two-Tals, l’évaluation de la situation se manifeste différemment dans l’une et l’autre composantes. La portion narrative se termine par un jugement sous-jacent qui s’intègre aux pensées mêmes du personnage : la jeune fille entrevoit les limites d’une vie, qui finalement dérive vers la mort : « Elle ne pleure pas, elle sait qu’elle ressemble à une bête que le couteau ouvre dans l’ombre, tout l’espace de son corps sacrifié » (FTA, 38).

Suit la première promenade, identifiée comme telle par le titre. Le narrateur se livre d’emblée à un questionnement. Il voudrait « comprendre », nous dit-il. Autrement dit, sans s’autoriser à juger des moeurs sexuelles et de l’amour filial impliqué, il veut tout savoir des motivations de Mary et de son père. L’approche est, à première vue, celle d’un philosophe, sorte de médiateur entre la science et l’expérience. On attend de lui une réflexion empreinte de raison et sans parti pris qui puisse en aveugler les conclusions. Toutefois, on s’aperçoit que l’approche et le mode énonciatif sont empreints de subjectivité. En effet, au-delà de ce topos du savoir/déambulation qu’active le terme « promenade », il y a l’écriture qui change de registre, adoptant un régime énonciatif dialogique. Non seulement l’oralité s’immisce, mais des voix autres s’ajoutent. Le narrateur se prémunit contre les objections possibles du douanier — sorte d’objecteur de conscience et de rabat-joie dans les élans idéalistes qu’il manifeste. C’est sous forme de discours fictifs que les énoncés du douanier nous parviennent. Ils font écho à d’autres procédés d’objectivation pratiqués par celui qui veut comprendre : des hypothèses sur ce qu’auraient pu dire ou faire les personnages, autrement que dans le récit livré précédemment. Ainsi, le questionnement est une occasion de mise en scène :

Il est vrai que Mary Two-Tals aurait pu également, un soir d’extrême lucidité qui n’appartient pas à son âge, planter son couteau dans le coeur d’Idoua Sequaluk et s’étonner ensuite qu’il n’y ait pas plus de bruit dans sa bouche, et si peu de sang sur sa poitrine.

FTA, 44

Ce régime énonciatif sur fond d’hypothèses permet à la narration de prendre pied, redonnant une nouvelle impulsion aux états d’âme de Mary Two-Tals et à leur dévoilement : « Et Mary se demande au même moment “Il est où le Paradis promis ? Au Sud certainement puisqu’il n’y a ici que de la glace !” » (FTA, 45).

Les promenades ne pratiquent pas de manière systématique la réflexion à partir d’une extériorité qui serait celle de celui qui n’est pas impliqué et qui reste à l’abri des émotions. Elles entremêlent extériorité et subjectivité, délibération et narration, ceci étant cautionné par un régime énonciatif qui est bien différent des portions narratives en début de chapitres. Les pistes de l’engagement en sont brouillées d’autant.

Le narrateur, plutôt que d’adopter complètement le rôle du philosophe, opte davantage pour la créativité que procure le rôle de l’écrivain[10]. Ses préoccupations, alors, se déplacent : il entrevoit les réactions possibles d’un lecteur. Plus désarçonnant encore : au lieu d’adapter les conclusions aux situations et aux comportements discutés, il pousse l’audace jusqu’à modifier le scénario pour en apprécier les conséquences. Le pouvoir de l’écrivain qui « invente des vies », tel qu’il souhaiterait le dire au douanier, est à prendre au pied de la lettre :

Je ne peux tout de même pas lui avouer qu’en fait je suis un inventeur de vies virtuelles, que ces vies-là valent bien mieux que la sienne et la mienne réunies, parce qu’elles sont plus significatives, puisqu’elles sont justement faites pour ça, et que la seule façon d’y avoir réellement accès c’est de les inventer. Il ne comprendrait pas.

FTA, 15

Ce pouvoir nous est placé ironiquement devant les yeux au fur et à mesure que le roman avance. S’il peut nous arracher, à nous lecteurs, un sourire, nous en retirons aussi l’impression d’une tricherie dont nous sommes les victimes. Et pourquoi s’attendrir sur le sort de ces Marie, si elles sortent ainsi du chapeau du magicien ? Le conteur apparaît avec ses hyperboles et ses artifices qu’il cache à peine :

Revenons à Mary. Je crois que j’ai exagéré un brin pour boucler mon histoire et lui donner le sens tragique sans lequel il n’y a pas d’histoire. Car on ne s’embarrasse pas des petits drames intimes qui font l’ordinaire de nos vies, sauf quand ils sont portés à l’attention des masses et deviennent exemplaires du destin de tous.

FTA, 148

Il n’y a pas vraiment tromperie, mais déplacement ironique par cette mise en abîme du rôle de l’écrivain narré et narrant tout à la fois, les deux niveaux étant rendus nécessaires et pertinents dans la dispositio ainsi élaborée à coup de microrécits et de promenades, deux modes énonciatifs en parallèle qui s’adressent au lecteur.

Au chapitre IV, le narrateur se dissocie du douanier, qui disait avoir prédit le comportement de Mary, par des traits ironiques. « Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! », s’exclamera-t-il, avant d’enchaîner sur un constat sévère empruntant au fonds génétique : « Je ne serais pas surpris que les douaniers naissent du croisement d’un flic et d’un juge, à voir à quel point ils sont dépourvus du sens de l’analyse » (FTA, 141). Cependant, la suite immédiate est amenée de manière déroutante. On se serait attendu à ce que le narrateur substitue à cette vision prétendue erronée du douanier sa propre vision, cette fois empreinte de bon sens, mais ce n’est pas le cas : « Pour ma part, je comprends que Mary prend de la drogue parce qu’elle n’en a pas besoin — ou plus justement parce qu’elle n’a pas d’autres besoins, puisqu’elle possède tout le reste » (FTA, 141).

Le paradoxe est une forme qu’Audet affectionne. Ce procédé réalise un choc de sens, en même temps qu’il bouscule les attentes du lecteur, créant ainsi un double effet à la lecture : sémantique et pragmatique, c’est-à-dire heurtant la logique et déstabilisant l’interprétation. Le narrateur ne se prive pas du paradoxe, enfreignant volontiers les règles qu’il défend et ce pour quoi il prêche. En restera-t-on dans ce non-sens qui nous empêche de délimiter l’engagement réel de l’énonciateur ? Non, dans l’exemple ci-dessus, car les prochains énoncés tisseront une intelligibilité entre les versants de cette rupture, comme l’annonce d’ailleurs le segment parenthétique qui prend figure de commentaire, amorcé par le tiret.

Il y a une symbolique quasi universellement reconnue qui veut que « passer des frontières » signifie « aller au-delà d’un domaine », quel qu’il soit, mais conçu comme étant délimité. Cette symbolique est partout présente dans le roman. Mais dans Frontières, ou Tableaux d’Amérique, l’aspect symbolique est, parfois, récupéré par la diégèse : la connotation est expliquée, en situation, de façon à bien faire apparaître la clef de l’interprétation, mais aussi, me semble-t-il, pour souligner l’engagement du narrateur vis‑à‑vis elle ; ainsi dira-t-il : « Mary se drogue pour passer outre, pour donner plus d’intensité à sa beauté, elle se défonce pour traverser la frontière » (FTA, 142). Le verbe « passer outre » possède une connotation qui est réinvestie dans le concret du déplacement, ainsi que le confirme la substitution par « traverser la frontière ». Une métaphore est obtenue qui rattache la situation particulière au sens global, bien sûr, mais surtout qui sert d’évidence aux propos soutenus par le narrateur : elle a un effet persuasif, ce qui confirme qu’une thèse est bel et bien construite par le narrateur qui a choisi de louvoyer plus que d’affirmer.

Ainsi, toute objectivation annoncée par les promenades est susceptible d’être contrecarrée par un ton autre et inattendu : ici, celui d’une spontanéité de l’oral qui doit être rectifié peu à peu dans la pratique de précision de la pensée. La surprise est tant énonciative que logico-sémantique ; mais elle se déploie non pas tant sur l’arrangement diégétique (ce qu’il advient des personnages) que sur le dispositif énonciatif, les jeux de rôles entre les personnages et entre narrateur et lecteur et l’organisation narrative qui prétend céder le pas à l’argumentatif. Il y a déviation des éléments mis en place par le dispositif du roman qui nous oblige à nous recentrer constamment afin d’en arriver à une cohérence globale.

Conclusion

Devant le spectacle du monde, le narrateur-écrivain organise ses idées et interprète. Il met en place le domaine du savoir afin de comprendre de manière éclairée. En même temps, il atteste le rôle de l’écrivain — moins rigoureux peut-être dans son mode de gestion des concepts et dans les mises en relation que ne l’est le philosophe, mais plus puissant, car il exerce toute sa liberté. Celle de mettre en place des réalités qui sont autant de mondes « meublés » pour reprendre l’expression d’Umberto Eco[11]. Il y a aussi celle de ne pas tenir ses promesses, de semer le doute sur les engagements avancés. On pourrait même aller plus loin et voir, dans Frontières, ou Tableaux d’Amérique, l’exercice de la liberté à travers une écriture séduite par le désengagement : une autre voie que la dichotomie du pour ou contre, celle qui se développe par accrocs à la linéarité, par déplacement. Ce dernier exige du lecteur un changement de niveau — du concret vers l’abstrait, ou du général vers le particulier, ou encore du dénoté vers le connoté, le figuratif — et donc un effort supplémentaire d’interprétation qui requiert toute son attention. Le sens n’est plus linéaire et continu, ce qui fait que recomposer la position énonciative du narrateur, y compris celle de son engagement, devient problématique.

Chaque aventure d’une Marie, en un lieu précis de l’Amérique, fait l’objet d’une réflexion, lors des « promenades ». Bien qu’il s’en défende, le narrateur émet des jugements et fait mine de répondre à ceux du douanier. Le plan narratif gagne alors en expansion au moyen d’hypothèses et de modifications du scénario original. Cela ne va pas sans répercussions sur le plan argumentatif qui s’en trouve influencé : on pousse à bout des raisonnements et, du même coup, on remet en cause l’édifice des valeurs à partir desquelles se fondent nos jugements, une source indéniable de déstabilisation du lecteur. Cette délibération où mythes et idées reçues sont mis sur la sellette prend pour prétexte des récits de vie pour tisser une réflexion sur le bonheur. Le narrateur — alter ego de l’auteur — ne semble pas prêt à admettre n’importe quelle assertion sur le bonheur, ni à cautionner n’importe quel comportement. Cependant, et c’est sûrement l’une des manoeuvres les plus au point du roman, le sujet n’est jamais clos et le narrateur semble toujours se dérober, en dépit des solutions qu’il met de l’avant.

Ses questionnements sont rarement suivis de réponses claires et définitives. L’écriture, comme nous avons cherché à le montrer, entretient cette fluctuation dans des positions énonciatives basées sur l’implicite, le figuré, sur une subjectivité qui dit s’exprimer à l’abri de la morale et de ses schémas figés et récurrents. Ces procédés relèvent plutôt du désengagement, qui ne se fait ni en faveur d’un tracé vers le bonheur ni contre, pour laisser venir, plutôt la fluctuation des situations, l’imprévu du présent. À quoi sert de rêver, comme semblent l’intimer le mythe de l’Eldorado, les promesses de l’Amérique ? Les figements dans l’espace sont remplacés par des déambulations au gré des événements qui ne manquent pas de survenir, les fixations sur l’avenir présumé meilleur sont remplacées par la mouvance et l’adaptation qui trouvent leur pendant dans l’imprévisibilité d’une écriture activant la figure du déplacement. Après tout, n’est-ce pas le propre de la fiction ? Même la fin du roman laissera subtilement le lecteur sur son appétit : malgré le retour à la case départ du voyage, malgré l’oeuvre de l’écrivain-voyageur écrite et complétée, le narrateur ne rapporte pas de recette sur le bonheur. L’oeuvre produite au cours de ce périple porte plutôt sur « la recherche du bonheur » (FTA, 262). Il reste toujours cette quête qui n’en finit pas, ne garantissant aucun succès ; d’où l’importance du présent et de la fascination, comme rencontre exaltante des possibles.