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Si elle est sue depuis longtemps, la nouvelle demande bien sûr à ne pas être ébruitée car elle plongerait aussitôt dans la plus complète consternation tout ce qui, à Paris et ailleurs, fait profession de penser. Pourtant, il paraîtrait que le plus grand des philosophes allemands, celui de la tête duquel la sagesse du siècle dernier est sortie tout armée et qui prétendait en finir purement et simplement avec la métaphysique, ait eu pour livre préféré l’ouvrage d’un romancier français désormais si démodé qu’on ne le considère plus bon qu’à faire lire aux enfants. Il y a eu Héraclite, Parménide, Hölderlin, Nietzsche, et puis Junger ou Char. Oui, bien sûr. Mais, que voulez-vous, il y a Saint-Exupéry aussi. Bien que reconnaissant toute l’importance de son oeuvre, et en ayant fait l’effort assez admirable d’en avoir lu l’essentiel, on peut ne s’intéresser que médiocrement à Heidegger (c’est mon cas), mais considérer tout à coup avec une sympathie nouvelle l’auteur de Sein und Zeit (c’est mon cas également) dès lors que l’on apprend que celui-ci plaçait Le Petit Prince[1] au-dessus de toute la littérature de son temps.

Pourquoi ? On n’en sait rien. L’Histoire ne le dit pas. La question reste ouverte à l’intention de tous les chercheurs qui souhaiteraient interpréter la minuscule fable composée par Saint-Exupéry à la lumière des concepts majuscules construits par Heidegger. Ou bien l’inverse : car il n’y pas de raison que ce soit toujours la philosophie qui explique la littérature et non le contraire. Un mouton, une rose et un renard, un serpent et quelques baobabs ont peut-être leur mot à dire quant à l’interprétation juste du Dasein. Comment ? On doit souhaiter que quelqu’un vienne et nous l’explique. Cela changerait un peu, en tout cas, de toute la prolixe et assez indigente prose de catéchisme à laquelle se limite, à part quelques exceptions, la littérature critique consacrée à l’auteur du Petit Prince. Et cela changerait aussi de l’assez hautaine et ésotérique glose qui considère qu’il lui incombe d’ajouter cérémonieusement de l’obscur à l’obscur dès lors qu’il s’agit du penseur de Sein und Zeit.

Le propos qui suit n’a pas une telle ambition. Il vise simplement à prendre un peu au sérieux Saint-Exupéry et à aller chercher dans son oeuvre de quoi réfléchir à nouveau la très vieille question des relations entre éthique et esthétique, en ne considérant plus que ces deux domaines sont tout à fait étrangers l’un à l’autre, mais qu’au contraire, ils relèvent d’une même et exclusive méditation sur l’énigme de la responsabilité. L’explication viendra dans Citadelle[2] et dans Le Petit Prince, mais c’est dans Pilote de guerre qu’on lit : « Chacun est responsable. Chacun est seul responsable. Chacun est seul responsable de tous » (OCII, 213). Et la formule, sous son apparence de fausse simplicité, est assez puissante pour que s’y loge la complexité d’une pensée attachée à lier les éléments épars du monde de manière à ce que tout se noue sans fin autour d’une même exigence de vérité.

Une pensée partagée

Il y a en effet chez Saint-Exupéry toute une réflexion sur la responsabilité qui se développe de livre en livre et dont on peut suivre sans vraie difficulté la trace. Elle s’exprime un peu partout, mais d’abord dans Terre des hommes où Saint-Exupéry évoque l’aventure de Guillaumet, perdu avec son appareil parmi les Andes, survivant contre toute vraisemblance, accomplissant ce qu’aucune bête n’aurait fait :

Sa grandeur c’est de se sentir responsable. Responsable de lui, du courrier et des camarades qui espèrent. Il tient dans ses mains leur peine ou leur joie. Responsable de ce qui se bâtit de neuf, là-bas, chez les vivants, à quoi il doit participer. Responsable un peu du destin des hommes, dans la mesure de son travail. Il fait partie des êtres larges qui acceptent de couvrir de larges horizons de leur feuillage. Être homme, c’est précisément être responsable. C’est connaître la honte en face d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. C’est être fier d’une victoire que les camarades ont remportée. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde.

OCI, 197

La conviction exprimée dans Pilote de guerre est exactement la même lorsque Saint-Exupéry médite sur le désastre de la défaite à laquelle il assiste, constatant que c’est précisément le sens de cette responsabilité partagée qui, s’il permit à Guillaumet de survivre, a fait défaut au monde en guerre quand il aurait été nécessaire à son salut :

La communauté spirituelle des hommes dans le monde n’a pas joué en notre faveur. Mais, en fondant cette communauté des hommes dans le monde, nous eussions sauvé le monde et nous-mêmes. Nous avons failli à cette tâche. Chacun est responsable de tous. Chacun est seul responsable. Chacun est seul responsable de tous. Je comprends pour la première fois l’un des mystères de la religion dont est sortie la civilisation que je revendique comme mienne : « Porter les péchés des hommes… » Et chacun porte tous les péchés de tous les hommes.

OCII, 213

Je cite ces deux passages non sans un certain embarras car ils montrent à quel point la pensée de Saint-Exupéry est une pensée partagée sur laquelle s’exercent les influences contradictoires de la philosophie et de la religion de son temps. D’un côté, et s’exprimant particulièrement dans Vol de nuit[3], une pensée marquée au sceau d’un nietzschéisme de convention tel que celui-ci dominait souvent les esprits d’alors et qui investit, avec Saint-Exupéry, la mythologie naissante de l’aéronautique pour faire du pilote la figure même du surhomme, affranchi de toute soumission à la morale commune, forgeant souverainement ses valeurs par l’affirmation propre d’une pure « volonté de puissance » qui le situe au-dessus, à tous les sens, de l’humanité ordinaire. Et il est vrai qu’exaltant les vertus du maître, du chef, de l’autorité, tout un imaginaire de la virilité, de la camaraderie, du combat collectif livré contre soi-même et contre le monde, l’oeuvre de Saint-Exupéry participe souvent d’une rhétorique à la fois douteuse et datée qui la lie à ce que la culture de son milieu a produit de plus idéologiquement condamnable et de plus philosophiquement fastidieux. Avec, d’un autre côté, et s’affirmant cette fois dans Pilote de guerre, une pensée revendiquant au contraire tout l’héritage du christianisme et conduisant à un credo dont les maîtres mots sont sacrifice et charité : « Ma civilisation, héritière de Dieu, a fait chacun responsable de tous les hommes, et tous les hommes responsables de chacun » (OCII, 219). Et cette fois, outre qu’elle donne l’impression de regagner régressivement le lit d’une foi d’enfance, l’oeuvre de Saint-Exupéry n’échappe pas non plus à une autre rhétorique d’époque, à laquelle on sait que la débâcle de mai 1940 a donné une très pernicieuse consistance politique, rhétorique qui lit l’Histoire en termes doloristes, pénitentiels et en appelle à la nécessité d’une expiation collective, autant dire d’une révolution nationale. Si bien que, s’il ne fut ni fasciste ni pétainiste et qu’il compte même au nombre des rares écrivains authentiquement démocrates que l’on puisse fournir en exemple, il est exact également que Saint-Exupéry s’est trouvé deux fois un peu compromis avec ce que l’idéologie de son temps a produit de pire. Je me garderais bien de suggérer, naturellement, que vienne de là la prédilection marquée par l’auteur de Sein und Zeit pour celui du Petit Prince.

Humanisme et nihilisme

Une telle dualité — qui place le propos de Saint-Exupéry sous le signe de deux exigences morales inconciliables —, un critique d’autrefois très injustement oublié — il s’agit de Pierre-Henri Simon — la repère avec une grande perspicacité, écrivant :

Heureusement, Saint-Exupéry sera sauvé, là encore, par les contradictions de sa nature. Alors que son tempérament d’architecte le pousse vers une morale seigneuriale de la qualité, qui menace la dignité de l’infirme et de l’infime, un coeur de générosité, de bienveillance et de pitié ne cesse de battre dans sa poitrine. Suspendu entre la force et l’amour, on le voit, de Vol de nuit à Terre des hommes, passer d’un humanisme héroïque à un humanisme plus simplement humain, où le service des autres, l’instinct fraternel, le progrès, le bonheur de la foule orientent l’activité de l’homme supérieur[4].

Il faut s’inscrire cependant en faux contre une aussi édifiante interprétation qui lie le parcours de Saint-Exupéry à l’expérience d’une conversion morale et au passage d’une conception héroïque et aristocratique de l’existence à une autre, illuminée par les valeurs de la charité et de la compassion. Car une telle conversion n’eut jamais lieu. Et comme en témoigne Citadelle, le monument posthume par lequel elle s’achève, l’oeuvre de Saint-Exupéry n’a jamais cessé de parler ces deux langages opposés, faisant successivement et simultanément l’éloge du maître et celui de l’esclave, s’exprimant tour à tour avec des accents empruntés au philosophe de la volonté de puissance et à l’évangéliste du Sermon sur la Montagne. Il y a donc lieu de penser cette contradiction jusqu’au bout. Et l’on ne peut y parvenir qu’à la condition de prendre acte de la conscience radicale qui fut celle de Saint-Exupéry et fait de lui un authentique écrivain moderne au même titre que Malraux, Camus ou Sartre — dont Pierre-Henri Simon le rapproche justement — mais également de Breton, d’Aragon ou de Bataille — dont il est moins loin qu’on ne le pense d’habitude.

Comme celles de tous ces grands écrivains auxquels l’histoire littéraire accorde désormais davantage de crédit, l’oeuvre de Saint-Exupéry travaille à prendre en charge la monumentale question du nihilisme. Elle suppose, pour parler avec les mots d’Heidegger, la conscience prise du retrait du divin, et la nécessité découverte, en temps de détresse, pour le poète, de chanter la trace des dieux enfuis. Les carnets de Saint-Exupéry abondent en notations en ce sens. Mais une telle conception s’exprime surtout dans Pilote de guerre, ce roman dont il faudrait se souvenir que, paru en 1942, il est strictement contemporain du Mythe de Sisyphe et de L’étranger. Envoyé vers Arras pour une mission de reconnaissance absolument inutile, mission qui a toutes les apparences d’une opération suicide et dont il revient pourtant miraculeusement vivant aux commandes de son appareil, assistant à une débâcle par laquelle c’est toute signification qui se défait sous ses yeux, très lucidement averti qu’il est désormais « semblable au chrétien que la grâce a abandonné » (OCII, 120), célébrant « le service d’un dieu mort » (OCII, 124), Saint-Exupéry développe dans ce grand roman de guerre, qui ne le cède en rien devant ceux de Claude Simon par exemple, une philosophie de l’absurde qui vaut certainement celle de Camus — à laquelle d’ailleurs, par tant de traits, elle ressemble souvent à s’y méprendre.

Si, comme le veut Sartre — encore que la phrase ait pour lui une signification différente —, « toute technique renvoie à une métaphysique », la technique aéronautique est, pour Saint-Exupéry, le lieu d’une perception proprement métaphysique du monde. Et c’est pourquoi avant même Pilote de guerre, Terre des hommes et surtout Vol de nuit demanderaient à être lus, plutôt que comme des témoignages documentant l’aventure révolue de l’aviation, à la manière d’authentiques romans philosophiques parlant pour tout présent. Le pilotage est corps à corps avec le monde, appréhension physique de celui-ci par lequel l’aviateur fait essentiellement l’expérience d’une déconstruction de toutes les formes de la réalité, d’une catastrophe cosmique : « Tout se décompose, et l’on glisse dans un délabrement universel […] » (OCI, 192). C’est pourquoi une telle expérience exige la nuit pour parvenir à son régime radical, l’obscurcissement généralisé au sein duquel se perdent tous les repères, et que l’on navigue dans une épaisseur opaque entre deux miroirs presque éteints, la terre réfléchissant enfin le ciel, avec quelques clartés apparaissant au sol qui prennent pour l’oeil l’apparence paradoxale des étoiles brillant vaguement dans le bleu et l’encre du firmament. Lorsque le soir tombe, une vraie phénoménologie de l’univers se révèle, qui en manifeste l’unité à mesure que le noir s’approprie toutes les choses vivantes et les rend à leur vérité : « Cette mort du monde se fait lentement. Et c’est peu à peu que me manque la lumière. La terre et le ciel se confondent peu à peu » (OCI, 239). Oui, l’expérience est celle d’un monde rendu au chaos d’avant la division du haut et du bas, du visible et de l’invisible, avant le partage des éléments. Et c’est bien en son sein qu’il faut tracer sa voie, reconstruisant tout, réinventant par soi-même la possibilité d’une genèse sans dieu, dessinant dans l’espace la droite d’une ligne (celle du pilote) reliant les points épars du monde afin qu’une communication (celle du courrier) circule malgré tout de l’un à l’autre de ces points que l’on nomme des escales. Cela revient à dire qu’autant que n’importe lequel des très grands écrivains au rang desquels on ne le compte plus, Saint-Exupéry cherche à penser la possibilité même d’une conduite à tenir dans le grand néant au sein duquel s’éveille la conscience moderne.

Départager le bien du mal

La question à laquelle mène et sur laquelle bute toute méditation, une fois la mesure prise du nihilisme, concerne en effet l’attitude à adopter dans un monde où Dieu étant mort, tout devient permis et où plus rien, du coup, ne paraît possible. Elle relève donc bien d’une éthique de l’expérience — si « l’éthique » est, comme le dit le dictionnaire, « l’art de diriger la conduite » et si « l’expérience », au sens que Georges Bataille donne à ce mot, signifie bien l’accès souverain à cet « impossible » où s’éprouve le défaut du divin. Cette question, si elle est sans doute de tous les temps, lisible déjà dans la déploration tragique ou dans le drame de la déréliction, un grand romancier du xixe siècle lui donne toute sa dimension. Il s’agit bien sûr de Dostoïevski. Comme chez Malraux ou Camus, le dialogue que Saint-Exupéry entretient avec lui-même et où s’affrontent l’héroïsme démiurgique du surhomme et la parole réconciliatrice du chrétien est celui-là même dans lequel s’opposent les personnages des Possédés ou ceux des Frères Karamazov. Et il est significatif que la formule à laquelle aboutit l’auteur de Pilote de guerre soit littéralement démarquée de celle par laquelle, chez le romancier russe, le starets Zosime parvient à la révélation et accède à la foi : « Chacun est coupable devant tous pour tous, seulement les hommes l’ignorent : s’ils l’apprenaient, ce serait aussitôt le paradis. »

L’écroulement de la défaite vient toutefois conférer une urgence nouvelle à un tel questionnement. L’épreuve de l’Histoire fait du nihilisme davantage qu’un objet un peu abstrait de spéculation intellectuelle pour donner à celui-ci une consistance spectaculaire qui soit à la mesure du choc collectif et individuel éprouvé. L’heure est à la formulation d’une morale qui puisse fonder une possible résistance au déchaînement de la barbarie. Or la difficulté théorique est grande à construire une telle morale lorsqu’on le fait sur la base d’une pensée qui a d’abord pris acte de l’évanouissement de toutes les valeurs qui pourraient donner à celle-ci un contenu positif. C’est cette difficulté à laquelle se trouvent notamment confrontés Sartre et Camus au moment de la guerre et à laquelle ils entreprendront de trouver une solution avec les thèses de L’existentialisme est un humanisme ou bien de L’homme révolté.

La démarche de Saint-Exupéry est strictement comparable et tourne dans un cercle semblable qu’elle tente également de briser. Elle part de la conscience prise de l’absurde — qu’elle partage avec Malraux et Camus — et ne recule pas devant les conséquences d’un tel parti pris qui implique, comme l’écrit très souvent Saint-Exupéry, qu’« il n’y a point de vérité » (OCII, 468). Dans ces conditions, comme on le lit encore dans Citadelle, « [b]ien sage qui saurait départager le bien du mal. Tu cherches un sens à la vie quand le sens est d’abord de devenir soi-même […] » (OCII, 490). La valeur morale ne se déduit pas d’une vérité qui n’existe pas. C’est plutôt la vérité qui naît de la valeur que l’on se donne à soi-même et qui se mesure à la capacité qu’elle offre à l’individu de s’affirmer souverainement et tel qu’en lui-même. Le raisonnement n’est pas fondamentalement différent de celui auquel s’en remettra Sartre dans L’existentialisme est un humanisme et il n’échappe pas aux mêmes objections dans la mesure où il interdit qu’on discrimine entre le bien et le mal dès lors que l’individu invente authentiquement et pour lui-même la vérité singulière et impartageable à l’aune de laquelle son existence demandera à être jugée.

La thèse est pourtant indéfendable sauf à consentir à ce que chaque conscience s’accomplisse solitairement par l’affirmation exclusive de sa propre singularité. Et Saint-Exupéry le sait bien. C’est précisément pourquoi il développe aussi toute une pensée contraire qui vise à sortir l’individu de l’isolement radical auquel le condamnerait un tel relativisme et à renouer ainsi les liens qui l’unissent au monde et à autrui en faisant que chacun soit seul responsable de tous.

Responsable de ce que tu as apprivoisé

Cette morale de la responsabilité, on en trouve donc des fragments épars et contradictoires dans tous les textes de Saint-Exupéry. Leur totalisation au sein d’un système éthique s’avérerait particulièrement problématique s’il n’était un livre dans lequel cette morale ne se trouve enfin énoncée en toute simplicité. Qu’une fable pour enfants — unanimement considérée avec la condescendance qui va aux oeuvres jugées puériles, naïves et sentimentales — constitue également le plus grand livre de philosophie morale du siècle passé, celui par lequel la pensée relève en toute humilité le défi majuscule du nihilisme, passerait bien naturellement pour un indéfendable paradoxe ou, du moins, pour une insignifiante provocation s’il n’était possible ici de produire opportunément l’incontestable — mais au fond assez inutile — caution d’un Martin Heidegger.

Le Petit Prince développe, en effet, toute une pensée de la responsabilité qui se dévoile selon la logique des contes. Le problème existentiel et philosophique auquel se trouve confronté le héros de Saint-Exupéry est celui de l’isolement même de la conscience au sein d’un univers atomisé (les astéroïdes dans le ciel) et vide (le désert sur la terre) où manque toute possibilité de relation. Sortir de cette solitude suppose, selon la célèbre leçon prodiguée au Prince par le Renard, qu’on apprivoise autrui, c’est-à-dire que l’on crée des liens avec lui. Telle est la définition même de la responsabilité (« Tu deviens pour toujours responsable de ce que tu as apprivoisé » [OCII, 300]). Mais la morale du Petit Prince — morale particulièrement douce et amère à la fois, qui désarme et bouleverse toute lecture — va plus loin. Elle ne concerne pas seulement le lien de soi à autrui qu’établit l’amour. Elle étend, elle élargit à l’univers tout entier la relation ainsi établie. Et cela suppose que l’objet aimé soit à la fois possédé et perdu. Car c’est son absence qui investit de valeur et de sens tout le monde à l’entour. Il faut que l’objet aimé se dérobe dans le mouvement même où il s’offre pour que se révèle le mystère même par lequel tout se met à converser enfin dans le vide rendu soudainement dense des phénomènes. Le blond des blés, la clarté des étoiles, la fraîcheur de l’eau prise au puits n’existeront que dans la mesure où elles rappelleront les qualités semblables de l’être aimé. Et ils ne pourront les rappeler qu’à la condition que celui-ci ait disparu. Si l’essentiel est invisible aux yeux, ce n’est pas en ceci qu’il exigerait la conversion banalement platonicienne d’un regard passant de l’ombre à la lumière et accédant enfin au monde vrai des Idées. Non, si l’essentiel est invisible, la raison en est que celui-ci est fondamentalement et toujours manquant et n’existe qu’à la manière d’un creux, d’un vide, d’une absence à partir desquels seulement l’univers prend son sens.

De telle sorte, et de telle sorte seulement, doit être entendue la notion de « sacrifice », afin que celle-ci soit soustraite à l’économie doloriste et rédemptrice d’un certain christianisme. Car le sacrifice de l’amour est essentiellement épreuve de l’impossible possession. Cela s’entend également au sens de l’érotique — quand Proust, par exemple, parle de l’acte de possession physique dans lequel on ne possède jamais rien. Et c’est bien pourquoi cette notion dépend fondamentalement d’une expérience du désir et du deuil, qui sont semblablement rapport amoureux à un objet irrémédiablement manquant. À la fin du conte, le petit prince disparaît de son plein gré — il se retire, s’évanouit, en un sens : il se tue — afin que par sa disparition même, tout l’univers soit rendu à autrui et qu’il ne soit plus rien dont nous ne nous sentions irrémédiablement responsables. Son absence restitue au monde la présence qui autrement lui ferait défaut.

La morale du Petit Prince, ainsi, ne repose strictement sur rien. Elle ne se trouve gagée sur aucune caution transcendante : ni Dieu, ni l’Homme ni aucun des simulacres qu’on leur substitue d’ordinaire et pas même l’Être lui-même. Ou plutôt, ce sur quoi elle repose est très exactement le réel qui est le rien, qui n’existe qu’à proportion qu’il manque, qui donc n’est pas le divin mais son défaut, non pas l’objet aimé — sinon en ceci qu’il est interdit —, finalement : ce vertige au sein duquel désir et deuil s’appellent et se nouent extatiquement l’un à l’autre afin que dans l’épreuve du rien, tout nous soit malgré tout rendu.

Devant le ciel étoilé

On doit entendre ces paroles qui disent comment c’est par l’abîme ouvert au sein des choses que toutes ces choses communiquent enfin : « Les étoiles sont belles, à cause d’une fleur que l’on ne voit pas […] ». Il faut ce vide afin qu’en lui tout corresponde. Telle est la signification du testament que le petit prince laisse alors qu’il se retire :

Tu regarderas, la nuit, les étoiles. C’est trop petit chez moi pour que je te montre où se trouve la mienne. C’est mieux comme ça. Mon étoile, ça sera pour toi une des étoiles. Alors, toutes les étoiles, tu aimeras les regarder… Elles seront toutes tes amies. Et puis je vais te faire un cadeau… […] Quand tu regarderas le ciel, la nuit, puisque j’habiterais dans l’une d’elles, puisque je rirais dans l’une d’elles, alors ce sera pour toi comme si riaient toutes les étoiles.

OCII, 313

Que les étoiles rient dans la nuit, Dante, étrangement, le dit aussi. Mais puisque son histoire est aussi une fable de désir et de deuil, il n’y a rien là d’étonnant au fond.

On voudrait que Le Petit Prince soit un conte édifiant conforme à la loi commune du « happy end ». Bizarrement, la plupart des lecteurs ont oublié comment le récit se termine. Ou plutôt : ils préfèrent ne pas s’en souvenir. C’est pourtant dans la mélancolie du propos que gît sa vérité. L’enfant mort ou reparti vers le ciel, on reste seul, un peu consolé bien sûr (c’est la vie comme on dit), mais inquiet malgré tout à l’idée qu’on aurait oublié de dessiner aussi la muselière qui aurait préservé la rose de la morsure du mouton. Il n’y a plus que les étoiles brillant au-dessus de ce qui est « le plus beau et le plus triste paysage du monde » (OCII, 321). Pourtant, ces étoiles rient. L’épitaphe que laissa un autre philosophe allemand et qui figure, paraît-il, sur sa tombe, dit que deux choses seulement existent qui méritent notre admiration : la loi morale à nos côtés, et au-dessus de nous le ciel étoilé. Il fallait un romancier français pour que nous comprenions qu’elles ne sont qu’une et que la morale n’est rien d’autre que la fidélité en nous qui nous lie, malgré tout, à la clarté lointaine où se réfléchit à l’infini l’expérience de notre affection la plus vraie, par laquelle nous nous trouvons unis à tout.

Cela, Citadelle l’exprime aussi dans l’emphase propre de sa langue :

Car là est le mystère qu’il m’a été donné d’entendre. De même que tu fondes ce dont tu t’occupes, que tu luttes pour, ou contre — et c’est pourquoi tu combats par simple haine du dieu de ton ennemi et qu’il te faut, pour accepter la mort, combattre d’abord pour l’amour du tien —, de même tu es éclairé, allaité et augmenté par cela même que tu regrettes, désires, ou pleures, tout autant que par ta capture. Et la mère au visage craquelé en qui le deuil, en prenant sens, s’est fait sourire, vit du souvenir de l’enfant mort.

OCII, 756

Mais à quoi bon une telle emphase, mobilisant les vieux mots de l’arrogante littérature et de la prétentieuse philosophie, quand ceux du conte le plus enfantin disent autant et même davantage ? J’aurais aimé avoir assez de talent pour y parvenir aussi.

Si le mépris des écrivains, non celui des lecteurs, — et même une certaine haine — vont aujourd’hui à Saint-Exupéry, la raison en est qu’il n’accorde aucun privilège à la littérature tout en manifestant mieux que la plupart ce dont celle-ci est capable. Tout homme est seul responsable de tous. Et cette vérité vaut aussi bien pour le pilote de ligne, le mécanicien, le jardinier ou l’artisan que pour le plus grand des poètes, à condition que chacun d’eux agisse de telle sorte que la conscience pathétique qu’il prend du néant se renverse mystérieusement sur elle-même, que par elle il se trouve uni à la lointaine et scintillante vérité du monde et qu’il conforme à son enseignement le plus modeste de ses gestes. La littérature — si elle se veut responsable, et il le faut — ne doit pas se contenter de répondre au réel ou même de répondre de lui, elle doit appeler de lui une réponse en retour. Il ne lui faut pas seulement témoigner passivement, extatiquement de l’impossible, mais vouloir également que sa parole parle en faveur et aux côtés de toute expérience qui agisse dans le monde selon l’impossible leçon du vrai, de telle sorte qu’existe cette communauté dont Citadelle dit : « Il en était quelques-uns semblables à des sentinelles, face à la nuit comme face à la mer. […] Nous sommes quelques-uns à veiller sur les hommes, auxquels les étoiles doivent leur réponse » (OCII449).