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Les articles rassemblés dans ce numéro se proposent d’étudier les liens des Aventures de Tintin avec l’histoire, la société, la politique. Ce faisant, leurs auteurs ont été amenés à s’écarter quelque peu des types de lectures qu’a le plus souvent suscités le grand oeuvre d’Hergé (nom de plume de Georges Remi, 1907-1983) et qui tendent à vouloir y relever des indices, tantôt du « moi social » de RG, tantôt du « moi profond » de GR (pour reprendre la distinction faite par Proust dans Contre Sainte-Beuve). On sait que l’homme et l’oeuvre ont fait et continuent de faire les délices de la critique d’allégeance psychanalytique, de manière hélas pas toujours aussi fine et subtile que ce qu’avait proposé Jean-Marie Apostolidès dans Les métamorphoses de Tintin[1]. On sait aussi que certains albums, et tout particulièrement Les bijoux de la Castafiore, ont donné lieu à de brillantes analyses formelles qui portent la signature de Michel Serres[2], Pierre Fresnault-Deruelle[3], Benoît Peeters[4] ou Jan Baetens[5].

Or, la réussite de ces dernières dépendait en partie de la mise entre parenthèses de la socialité, soit la dimension même que les articles qui suivent tentent de réintroduire. Leurs auteurs ne traversent pas simplement les albums à la recherche d’un modèle dont ils seraient la copie ou le reflet, car cela reviendrait à les réduire à une fonction documentaire, mais s’enfoncent dans leur épaisseur formelle (textuelle et discursive, notamment) sans pour autant s’y enfermer. Vu la complexité des liens de Tintin avec le contexte socio-politique ou plus largement historique, il s’agit plus précisément d’objectiver les discours et les imaginaires sociaux qui pénètrent les albums et que ceux-ci relaient. Sans être pour autant « l’écho sonore » de leur siècle, les albums de Tintin portent souvent « la trace du moment où ils ont été dessinés », comme Hergé l’avouait dans une entrevue de 1974, où il se disait encore « très perméable, très influençable, et à ce titre un excellent médium[6]… ».

Ce n’est pas par hasard qu’Hergé a fait de son héros un reporter, à l’instar du Rouletabille de Gaston Leroux, qu’il affectionne manifestement. « Au tournant du [xxe] siècle, note Bernard Voyenne, la connotation du mot “reporter” a changé du tout au tout » ; le terme qui s’appliquait à « la plus humble catégorie des gens de presse » devient, « comme par une métamorphose à vue, l’un des plus prestigieux et des plus enviés[7] ». Le reporter est un passeur, c’est-à-dire un interprète de son époque : il sait voir ce qu’il faut voir et le communiquer. Dans une longue note manuscrite et confidentielle de 1952 à l’intention de Raymond Leblanc[8], Hergé critiquait sévèrement le travail des différents artistes donnant vie au journal Tintin, pour cette raison qu’ils ne « collaient » pas suffisamment selon lui à l’actualité. « On dirait que [notre journal] est fait pour des gens qui vivent en dehors des temps où nous vivons. » L’Alix de Jacques Martin, Cori le moussaillon de Bob De Moor ou Hassan et Kaddour de Jacques Laudy et Jacques Van Melkebeke plongeaient les jeunes lecteurs au coeur d’époques révolues, alors que, selon Hergé, « [l]es enfants sont imprégnés de l’époque dans laquelle ils vivent et désirent autre chose que de la fiction[9] ». De l’entre-deux-guerres à la postmodernité, en passant par l’Occupation, la Libération et la guerre froide, l’oeuvre d’Hergé a toujours été tant intemporelle (mythique) qu’actuelle (servant de caisse de résonance et de support iconique à l’actualité, à l’histoire qui se fait). Cette inscription du social dans la bande dessinée, les façons dont s’y trouvent réfractées les idéologies et autres scories du discours social, sont abordées dans la plupart des articles du présent numéro.

Chacun à sa manière, Guillaume Pinson et Ludovic Schuurman replacent l’aventure de Tintin dans un continuum interdiscursif qui dépasse le seul genre de la bande dessinée. Le premier privilégie l’axe diachronique, en rappelant l’évolution du statut du reporter dans la hiérarchie de la presse, évolution dont se fait l’écho la fiction romanesque avant que les premiers Tintin ne prennent le relais. Le deuxième travaille sur la synchronie, interrogeant des textes (au sens large : les oeuvres littéraires et paralittéraires, la presse, le cinéma) contemporains de la genèse de la première version de L’Île Noire (1938).

Jean Rime, quant à lui, voit l’articulation entre l’oeuvre et la société dans la double figure du reporter et du médium, deux visages possibles d’un personnage « Hergé » qui enjamberait les mondes réel et diégétique. Par sa profession de reporter, Tintin est censé exercer la fonction énonciative de ses aventures. Mais dès la première planche de Tintin au pays desSoviets, ce contrat de lecture est compromis au profit d’un scénario auctorial où Hergé se substitue à Tintin. La figure du médium, quant à elle, lui permet de problématiser son rapport à l’art et convoque un imaginaire paranormal (ou illusionniste). À l’image d’un Mik Ezdanitoff (« de la revue Comète », ce qui est un hommage au Jacques Bergier de la bien réelle revue Planète), le médium est, comme le narrateur, le relais d’un monde inconnaissable sans lui. Ce dernier personnage réapparaît dans l’article de Maxime Prévost, qui propose de lire Vol 714 pour Sydney à la lumière de la philosophie, de la politique, voire de l’esthétique véhiculée dans cette revue et en arrive à l’hypothèse que la quête de l’ailleurs est une façon d’éviter de parler du hic et nunc (et davantage encore du hic et heri, le passé récent étant particulièrement lourd à porter pour Georges Remi, qui, dans cet album, cherche à tourner la page sur la Seconde Guerre mondiale). L’étonnant nom d’Ezdanitoff enfin, qui n’a de russe que l’apparence[10], est une belle illustration de la manière dont Hergé met à contribution le substrat linguistique flamand commun aux Bruxellois de sa génération, sujet et procédé qui sont au centre de l’analyse de Rainier Grutman.

Même si la « socialité » désigne le statut du social dans le texte davantage que le statut du texte dans la société, on ne saurait faire abstraction des effets de retour que les albums de Tintin ont pu avoir sur cette dernière. Pierre Assouline observe avec pertinence :

Les aventures de Tintin et de ses amis ne représentent pas seulement un univers avec son histoire et sa géographie, une société avec ses codes et ses rituels. Elles constituent aussi un langage international et c’est là leur grande victoire. Je dirais même plus : leur grande victoire ! Combien d’auteurs peuvent-ils s’enorgueillir d’avoir ainsi affecté notre imaginaire au point de modifier nos réflexes et nos références quotidiennes[11] ?

C’est ainsi que Marc Angenot parle dans son article de la « tintinisation » de la géopolitique pour décrire la vision du monde, sans doute tributaire de lectures répétées des Aventures de Tintin à l’âge de la formation intellectuelle, qu’ont plusieurs commentateurs de la chose politique. Il paraît qu’Alexandre Dumas et Jules Verne ont inspiré une foule de vocations d’historiens et de géographes ; qui nous dira combien de touristes ont atterri en Chine, au Pérou, en Belgique parce que Tintin leur en avait insufflé l’envie ? Combien de jeunes lecteurs curieux ont développé un intérêt pour l’anthropologie, la paléontologie, la rhétorique, voire le spiritisme grâce aux injures du capitaine Haddock ? (Anthropopithèque ! Diplodocus ! Catachrèse ! Ectoplasme ! — pour ne pas parler des nombreuses passions suscitées pour le whisky par ce même personnage.) C’est pourquoi Bertrand Portevin, parmi d’autres commentateurs de l’oeuvre d’Hergé, voit dans les Aventures de Tintin « une mythologie moderne en aval de ces mythologies fondatrices, une nouvelle mythologie pour les jeunes de 7 à 77 ans[12] ».

On ne saurait pas non plus négliger les nombreux échos que continuent à avoir les albums de Tintin plus d’un quart de siècle après la mort de leur créateur, ni les débats qu’ils soulèvent à l’occasion. Évoquons ici la grande variété et la richesse parfois étonnante des albums apocryphes, c’est-à-dire entièrement ou en grande partie confectionnés à l’aide de cases dessinées par Hergé. Le plus connu en dehors des cercles d’initiés est sans aucun doute Tintin en Irak, centon respectueusement parodique qui fit fureur sur Internet en 2003, après l’invasion de ce pays par les États-Unis, mais Tintin a également été récupéré par des écologistes, par des féministes et (il fallait s’y attendre) par des pornographes. Plus récemment, et dans un autre ordre d’idées, le deuxième album de la série, Tintin au Congo (1931), a fait la une à cause des attaques dont il est la cible, notamment dans le monde anglo-saxon : cela va du procès pour racisme en Grande-Bretagne en 2007, qui poussa plusieurs librairies (la chaîne Borders) et bibliothèques (celle de Brooklyn[13]) à retirer le livre des rayons accessibles aux enfants, à son absence pure et simple de la toute nouvelle édition américaine des Adventures of Tintin (parue chez Little, Brown & Co en 2009).

En réalité, toutes ces formes de postérité, de l’hommage au procès et de la parodie à la censure, soulignent encore et toujours le caractère polyvalent de Tintin, à la fois détaché et très lié au contexte qui fut le sien : celui de la Belgique francophone dans un premier temps (Hergé avouait à Numa Sadoul « que [s]es livres de jeunesse étaient typiques de la mentalité bourgeoise belge d’alors : c’étaient des livres “belgicains[14]” !… »), celui de l’Europe entière au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Vu de l’Hexagone et, plus largement, du monde francophone, Tintin apparaît comme l’un des grands mythes du xxe siècle. L’atteste encore la boutade attribuée au général de Gaulle, qui aurait confié à Malraux à la fin de sa vie : « Au fond, vous savez, mon seul rival international, c’est Tintin[15] ! »

Pour The Economist, Tintin demeure néanmoins « a very European hero[16] ». Les Américains ont en effet résisté jusqu’ici, préférant les muscles de Superman et autres Batman (deux créations des années 1930) au cerveau du petit reporter bruxellois — et, soit dit en passant, à celui du petit Gaulois Astérix. Tintin est cependant le seul personnage d’expression française à pouvoir rivaliser avec Luke Skywalker, Spiderman ou James Bond, sur le plan symbolique comme sur le plan commercial. Si Hergé dut attendre jusqu’en 1948 pour vendre 1 million d’exemplaires des Aventures de Tintin, il en écoulera autant par an à partir de 1960 et le cap des 200 millions d’exemplaires, toutes langues confondues, est désormais atteint. Grâce aux studios de Steven Spielberg, dont la série des Indiana Jones trahissait déjà un faible pour les bandes dessinées d’Hergé[17], Tintin pourrait effectivement arriver « en Amérique ». Nous dirions même plus : la survie du mythe de Tintin, reporter d’un siècle désormais révolu, en dépend.