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Afin d’être en mesure de sonder le « phénomène énarque », il convient d’abord de retracer la petite histoire de la très sibylline École nationale d’administration et d’expliquer les grands principes de son fonctionnement. Les embryons de l’ENA remontent à l’École d’administration fondée en mars 1848 par le ministre de l’Instruction publique Lazare Carnot — l’un de ses professeurs était alors Alphonse de Lamartine. Elle ferme cependant ses portes quelques mois plus tard au moment où Carnot doit quitter ses fonctions de ministre à la suite de la victoire électorale du camp conservateur. Il faut attendre l’année 1936 et l’accession au pouvoir du Front populaire pour voir renaître le projet, mais celui-ci est aussitôt arrêté par le Sénat. En 1940, l’École nationale des cadres d’Uriage est créée par le Régime de Vichy. Bien entendu, elle nourrissait des desseins radicalement divergents des tentatives qui l’avaient précédée : initialement, elle avait reçu pour mission de produire une nouvelle élite aristocratique capable de reconstruire la France dans le respect de l’esprit de la « Révolution nationale ». Mais, bientôt fréquentée par bon nombre d’intellectuels indépendants (Hubert Beuve-Méry, Joffre Dumazédier, Pierre Chombart de Lauwe), l’école d’Uriage se détache de la collaboration et se rallie dès septembre 1942 à la Résistance. Trois mois plus tard, Pierre Laval, alors chef du gouvernement de Vichy, ordonne sa fermeture.

Dans la forme définitive qu’elle prend à la Libération, l’École d’administration répond à un double impératif : la démocratisation de l’État et l’exaltation nationale d’un État fort. Le fait qu’historiquement, elle a été revendiquée tantôt par la gauche tantôt par la droite au cours de l’histoire, révèle l’ambiguïté originelle de l’institution. Qu’il s’agisse du système républicain, du Front populaire ou du Régime de Vichy, il ressort que toutes ces orientations politiques convergent vers l’idée de la grandeur de la France et vers l’affirmation de la puissance de l’État, indissociables l’une de l’autre. De Gaulle dira dans un discours prononcé le 28 janvier 1960 devant le Conseil d’État : « Il n’y a eu de France que grâce à l’État, la France ne peut se maintenir que par lui. »

Brève histoire de l’ENA

Comme l’indique la très brève rubrique historique du site Internet de l’ENA, celle-ci fut créée en 1945 par le général de Gaulle, alors président du Gouvernement provisoire de la République française (juin 1944–janvier 1946). Ce que le site omet de dire, c’est que l’École fut également créée par Maurice Thorez, non seulement ministre de la Fonction publique, mais aussi secrétaire général du Parti communiste français. La fondation de l’ENA au sortir de la guerre marque la conjonction forcée de la droite gaullienne et du Parti communiste, alors dans sa phase nationale. Ces deux groupes idéologiquement incompatibles trouvent temporairement un terrain d’entente dans la mise en place d’une institution telle que l’ENA, laquelle permet l’éradication des vichystes de la haute fonction publique et leur remplacement par des cadres issus de la Résistance gaulliste ou communiste[1], correspond au projet d’un état dirigiste et planificateur, et favorise la mise en place d’un système méritocratique pour le recrutement des agents de l’État — autant d’objectifs dans lesquels les gaullistes comme les communistes peuvent formellement se reconnaître.

L’ENA doit ainsi son existence à la situation historique de la France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : la responsabilité de la défaite de 1940 n’est pas seulement imputée aux chefs militaires, mais également aux hommes politiques et aux hauts fonctionnaires. Dans la fidélité à l’esprit de la Résistance, l’ENA doit incarner les valeurs républicaines et démocratiques françaises :

Préparée par la Mission provisoire de réforme de l’administration animée par Michel Debré, alors maître des requêtes au Conseil d’État, l’ordonnance du 9 octobre 1945 entendait « refondre la machine administrative française », principalement en démocratisant le recrutement des hauts fonctionnaires d’État, grâce à la mise en place d’un concours d’accès unique à la Fonction publique[2].

Avant la création de l’ENA, en dehors de l’École Polytechnique (1794) qui formait les ingénieurs de l’État et de l’École coloniale (1889) qui fournissait les administrateurs coloniaux, c’était l’École libre des sciences politiques (1871) qui alimentait en agents les grands corps de l’État et le corps diplomatique, le corps préfectoral et le ministère des Finances recrutant essentiellement des diplômés des facultés de droit.

Dans l’ordonnance du 9 octobre 1945, Charles de Gaulle pose les principes d’un recrutement à vocation égalitaire : le concours de l’ENA devra être accessible aux étudiants parisiens et provinciaux, aux « étudiants aisés » et aux « jeunes sans fortune », ainsi qu’aux femmes, sous certaines conditions cependant. En outre, la même ordonnance précise que l’ENA rassemblera « deux catégories d’élèves […] recrutées par des concours distincts quoiqu’apparentés » : un concours externe pour les étudiants diplômés de l’enseignement supérieur et un concours interne pour les fonctionnaires déjà en place. Toutefois, de Gaulle stipule qu’« [u]ne fois le seuil [du concours] franchi, plus rien ne distinguera les élèves, quelle que soit leur origine ». Ces « machines à laver les origines » sont typiques des institutions françaises : une fois sorti de l’ENA, on ne serait plus fils de bourgeois parisien ou fils de petit fonctionnaire provincial, mais bien énarque[3].

Dès la seconde moitié du xixe siècle, le recrutement par concours s’était déjà généralisé dans l’administration française ; mais chaque corps ou ministère étant chargé d’organiser le sien selon ses propres règles, le système avait abouti non seulement au népotisme, mais également à une forte hétérogénéité au sein de la haute fonction publique, ce qui entamait son efficace. La particularité d’une institution telle que l’ENA réside dans la concentration en un concours et une formation uniques des différentes compétences et qualités requises pour intégrer la haute fonction publique française.

Selon la même ordonnance du 9 octobre 1945, par la formation des « fonctionnaires qui se destinent au Conseil d’État, à la Cour des comptes, aux carrières diplomatique ou préfectorale, à l’inspection générale des finances, au corps des administrateurs civils ainsi qu’à certains autres corps ou services déterminés par décret », l’ENA vise à fournir une « culture administrative et politique générale », à associer l’enseignement des « techniques de la vie administrative et politique » et l’expérience pratique par les stages, et à inculquer les « hauts devoirs » aux futurs serviteurs de l’État. Lors de l’allocution qu’il prononça à l’École nationale d’administration le 17 novembre 1959, de Gaulle déclara que le service de l’État était « la fonction la plus importante et la plus noble qui soit dans l’ordre temporel[4] ».

Enfin, l’École nationale d’administration accompagne et manifeste le processus de modernisation économique et sociale de la France entamé à la Libération. Le gaullisme politique en assure la recevabilité en l’inscrivant dans un discours de l’intérêt général contre les intérêts particuliers, discours lui-même rattaché à l’idée de maintien de la souveraineté nationale. En résumé, le général entend moderniser la France pour qu’elle conserve sa grandeur. Ces progrès seront de nature économique, scientifique et technique : c’est donc logiquement qu’ils seront assurés par une élite technocratique qui, si elle ne naît pas avec le gaullisme, s’impose avec lui. Cette technocratie est censée agir au nom d’une rationalité désidéologisée : la technique prétendrait ainsi prendre le pas sur la politique comme mode de gestion de la société. Ce discours assure l’émergence, dès les années 1960, d’une nouvelle génération d’énarques avide de prendre le pouvoir et symbolisée par Valéry Giscard d’Estaing : secrétaire d’État aux Finances à l’âge de 33 ans, ministre des Finances trois ans plus tard et président à seulement 48 ans (1974).

Bien que le site Internet de l’École nationale d’administration soutienne que « l’ENA a continuellement fait évoluer ses structures et ses enseignements afin de rester fidèle aux principes de 1945 », on a pu rapidement constater qu’il n’en était rien. Un des multiples exemples étant que les fonctionnaires simples bacheliers qui, dans un premier temps accédaient au concours interne, ont très vite été remplacés par des fonctionnaires généralement diplômés de l’enseignement supérieur.

Les représentations sociales de l’énarque

Immédiatement, l’ENA est devenue le symbole d’une excellence « à la française » basée sur des valeurs telles que l’ancrage culturel des grandes écoles, la valorisation de l’intellectualisme, l’étatisme, etc. L’importance prise par cette institution, non seulement dans la vie publique française, mais aussi dans l’imaginaire social national, est visible dans l’abondance des représentations qui accompagnent l’omniprésence de l’énarque sur la scène du pouvoir, économique et politique.

Nous avons dégagé une masse considérable de discours, essentiellement critiques, sur la question, lesquels peuvent être ventilés en trois catégories discursives majeures : le discours médiatique, la rumeur sociale et le discours littéraire.

Le discours médiatique trouve son support dans le pamphlet d’une part, dans le discours journalistique d’autre part. C’est l’ouvrage de Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane et Alain Gomez, intitulé L’énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise et publié en 1967 sous le pseudonyme de Jacques Mandrin[5], qui ouvre la veine critique du discours sur l’énarque[6]. Le trésor de la langue française attribue la première attestation du terme « énarque » au périodique L’Express du 4 décembre 1967 : celle-ci trouve sans doute son origine dans l’ouvrage précité, lequel forge en outre le concept d’« énarchie », qui désigne une oligarchie où tous les hauts postes sont détenus par les diplômés de l’ENA. Ensuite, l’énarque trouve également une place dans le discours journalistique. Il apparaît toutefois qu’il s’agit, du moins avant les années 1980, d’un discours strictement informatif sur l’école plutôt que d’une analyse de la figure de l’énarque : la presse écrite publie les noms de chaque nouvelle promotion, le calendrier et le compte rendu des grands évènements mondains qui se déroulent au sein de l’institution, etc. Le discours journalistique de nature polémique est quant à lui plutôt contemporain. Ainsi, on trouve essentiellement des articles caustiques à l’égard d’énarques devenus des personnalités politiques de haut rang (Ségolène Royal par exemple) : l’idée générale qui en ressort est que l’on ne peut pas sincèrement être de gauche, ni du côté des opprimés, encore moins du juste, lorsqu’on est énarque, ce qui constitue un renversement radical par rapport aux objectifs initiaux de l’ENA. Des exceptions se rencontrent cependant dans les articles qui relatent des trajectoires atypiques : l’histoire d’une ancienne SDF, mère de deux petites filles, devenue énarque à la sueur de son front, ou l’histoire d’un énarque devenu sous-préfet à la Réunion, qui prend le parti des Réunionnais expropriés contre un promoteur immobilier et devient ainsi contre toute attente le défenseur des faibles contre les puissants.

Circule aussi dans l’espace discursif une rumeur sociale sur l’énarque, qui se manifeste surtout par des aphorismes et des blagues. Internet est une mine d’or pour le recensement de ce type de discours. Il s’y trouve par exemple un « Petit “best of” anti-ENA » qui propose une liste d’aphorismes et d’énoncés acrimonieux tels que « L’ENA, c’est incontestablement le génie de la France. Sauf que maintenant faudrait peut-être penser à faire bouillir[7]. » L’énarque est également un sujet de débat sur les blogues et les forums, qui sont les lieux par excellence où se donne à lire la rumeur sociale. La tendance dominante de cette veine, plutôt humoristique que réellement critique, dote l’énarque non seulement d’une vanité outrancière, mais surtout d’une incapacité multiple : il est piètre séducteur, mauvais amant, médiocre sportif, faussement intelligent, etc. La blague suivante enrobe cette impéritie d’ironie :

En 1994, eut lieu un challenge d’aviron entre l’équipe des rameurs de l’ENA et ceux d’une université de province. Les rameurs de l’université brillèrent dès le départ et arrivèrent avec une heure d’avance sur l’équipe énarque. De retour dans les locaux de l’ENA, un Comité consultatif se réunit pour analyser les raisons d’un résultat aussi déconcertant. Ses conclusions furent les suivantes : l’équipe universitaire était formée d’un chef d’équipe et de dix rameurs ; l’équipe de l’ENA était constituée d’un rameur et de dix chefs d’équipe. La décision fut laissée à la Sphère de Planification stratégique qui adopta, pour l’année suivante, une réforme importante dont les effets devaient se faire sentir à tous les niveaux de la compétition. En 1995, lors du départ du nouveau challenge, l’équipe universitaire reprit une fulgurante avance. Cette fois-là, l’équipe énarque arriva avec deux heures de retard. Analysant les résultats, le Comité consultatif rendit les conclusions suivantes : dans l’équipe universitaire, il y avait un chef et dix rameurs. L’équipe de l’ENA, suite aux réformes, comprenait : un chef d’équipe, deux assistants au chef d’équipe, sept chefs de section, un rameur. La conclusion du Comité fut lapidaire : « ce rameur est un bon à rien[8] ».

Un poujadisme latent hante aussi une large part de cette rumeur sociale : l’énarque incarne alors le fonctionnaire paresseux, profiteur, dépourvu de bon sens. S’il se targue au surplus d’être un intellectuel, il devient alors totalement insupportable. Les blagues se font alors plus acides à l’exemple de celle-ci : « Truman Compote a écrit : “Je croyais pourtant que c’était par une longue pratique du Trivial Pursuit qu’on s’entraînait à briller au grand oral de l’ENA ? Quinquin fait partie des énarques qui ont toujours confondu le Trivial Pursuit avec un autre jeu : La Bonne Paye.”[9] »

L’énarque littéraire

Dans le domaine littéraire, il faut distinguer la pratique littéraire d’énarques écrivains et la présence de la figure de l’énarque dans la littérature.

Erik Neveu et Christian Le Bart se sont intéressés aux romans des sept « énarques écrivains » les plus médiatisés, parmi lesquels figurent Françoise Chandernagor et Marc Lambron[10]. Ils dégagent quatre grands traits convergents dans les écrits romanesques de ces énarques : une ostentation de la culture la plus légitime ; « un point de vue d’énarque », qui correspond à une position narrative de surplomb assimilable à celle d’un quasi-historien ; une intrigue toujours directement liée à l’Histoire et au Pouvoir ; un désenchantement face à une élite politico-administrative arriviste et cynique, qui aboutit à un « hymne envieux à la création », lieu qui échappe à la corruption et à l’épreuve du temps. L’étude de Neveu et Le Bart montre que tout le mal-être de l’énarque — lié à la rigidité et à la neutralité de sa fonction, ainsi qu’à la censure des affects qu’elle implique — laisse des traces visibles dans sa production littéraire : la volonté de s’inscrire dans la sphère de production culturelle apparaît comme le moyen privilégié pour compenser les frustrations liées au statut d’énarque, qu’elles soient personnelles ou professionnelles, de rompre l’anonymat du haut fonctionnaire, et de substituer à une consécration interne, d’ordre politico-administratif, une consécration externe, d’ordre culturel ou intellectuel.

Ce malaise apparent de l’énarque explique sans doute l’existence en ses environs d’une « quasi gender littérature ». Il existe en effet une série de romans, soit écrits par des énarques homosexuels comme Guillaume Dustan, homosexuel séropositif dont les romans Dans ma chambre (POL, 1996), Je sors ce soir (POL, 1997) et Plus fort que moi (POL, 1998) créèrent la polémique, soit relatant une histoire d’amour avec un ou une énarque homosexuel(le), à l’instar du Bulletin rose (Éditions Gaies et Lesbiennes, 2005) de Cy Jung, qui raconte une histoire d’amour entre « l’énarque hétéro des villes » et « la lesbienne des champs », reconduisant en outre l’opposition Paris-province. La censure des émotions évoquée ci-dessus se manifeste aussi dans le fait que l’ensemble du corpus romanesque mettant en scène un énarque a pour intrigue ou toile de fond une histoire d’amour : entre une journaliste et un énarque aux dents longues (La sandale rouge de Guy Jacquemelle, Ramsay, 2008), entre une jeune énarque provinciale et un clandestin (Clandestin de Éliette Abécassis, Albin Michel, 2003). Dans le même ordre d’idées, Monsieur Malaussène (Gallimard, 1995) de Daniel Pennac opère un renversement parodique des représentations habituelles, puisque le héros panique à l’idée que sa soeur épouse un énarque plutôt qu’un truand maghrébin ; le roman joue ici sur une double opposition, celle de l’incarnation de l’État contre l’illégalité et celle de l’identité française contre l’immigration.

De manière générale, l’énarque est cependant une figure absente de la littérature française. Si son personnage fait quelques rares apparitions dans le roman, principalement à partir des années 1980, c’est presque toujours dans des genres mineurs. Le genre narratif ésotérique accueille des textes comme Les ponts, le diable et le viaduc de Jacques Godfrain (Éditions Le Jardin des Livres, 2003). Le roman policier humoristique n’est pas en reste : Meurtres à l’E.N.A. (Calmann-Lévy, 1987), de l’énarque Camille Dubac, décrit le parcours d’une promotion d’énarques durant leurs études ; Moi, président (2007, chez l’Auteur), de Daniel Gauthier, raconte l’histoire loufoque d’un énarque, candidat à la présidence de la République, qui poursuit un éditeur de jeux vidéo au moyen d’allégations mensongères.

La littérature plus légitime, quant à elle, semble indifférente à l’énarque : c’est en fait la technocratie, au sens large, qui investit le roman[11]. Des technocrates se croisent chez Georges Perec (Les choses, Julliard, 1965), Simone de Beauvoir (Les belles images, Gallimard, 1966), Christiane Rochefort (Les stances à Sophie, Grasset, 1963 ; Une rose pour Morisson, Grasset, 1970). Généralement, ces romans mettent en scène un couple en crise et la technocratie y est figurée par des personnages secondaires : le mari de l’héroïne, les amis du couple, la société elle-même. Kristin Ross définit ces technocrates comme suit :

À un certain niveau, les couples dépeints à travers les romans de Simone de Beauvoir, de Georges Perec et de Christiane Rochefort s’avèrent interchangeables, parce qu’en fait ce sont les mêmes ; ce sont tous de jeunes cadres, représentant avec allant et dynamisme la nouvelle classe moyenne, reprofilée afin de constituer le fer de lance de la modernisation entreprise à travers toute la France : en deux mots, la génération technocratique[12].

Il y a donc bien une confusion entre technocrates, cadres et énarques, tous rassemblés sous la même étiquette de « technocratie ». Cette simplification peut s’expliquer d’au moins deux façons. Premièrement, par le flou qui entoure ces professions nouvelles, et qui est renforcé par l’omniprésence de ces agents dans toutes les sphères du pouvoir confondues. Deuxièmement, l’énarque, au sens strict, ne semble posséder aucun attribut romanesque : il apparaît comme une figure terne, non problématique, dépourvue d’émotions et d’engagements politiques ou culturels. Là où la figure du technocrate, au sens large, peut apparaître plus scénarisable dans la mesure où elle incarne une forme d’action, puisque l’ingénieur, le publicitaire, le planificateur sont chargés de la modernisation de la France, le haut fonctionnaire, lui, se réduit à l’image du rhéteur et du rédacteur de paperasses.

Il ressort de ce panorama que, malgré l’attachement et la fierté des Français envers l’institution, la figure de l’énarque, non seulement est constamment tirée vers le stéréotype ou la caricature, mais est aussi systématiquement l’objet d’accusations et de critiques virulentes. Il convient surtout de remarquer que la construction de cette figure passe par une série d’oppositions qui se distribuent en trois catégories très visibles : l’énarque opposé aux « primitifs » (le berger, l’enfant, le provincial, le paysan) ; l’énarque opposé aux « hors-norme » (l’homosexuel, l’agitateur, le voyou, le clandestin, le SDF) ; l’énarque opposé aux autres modèles élitaires (le self-made-man, l’universitaire). Ces oppositions sont les manifestations claires de la nature idéologique de ces discours. Il est remarquable que les figures qui se profilent derrière celle de l’énarque sont autant de variantes de celles du « Français moyen » et que, par leur biais, se profilent les ambivalences du rapport des Français au pouvoir depuis l’époque gaullienne. Tout concourt ainsi à indiquer qu’il existe un écart problématique entre les objectifs louables affichés lors de la création de l’ENA et des discours contemporains dont la teneur critique est unanime et convergente. C’est entre ces deux bornes que nous situerons la lecture d’un roman de Frédéric Rey intitulé L’énarque et le voyou[13].

Le roman de l’énarque

L’histoire raconte la rencontre entre Marc, un jeune homme qui habite dans une HLM de la banlieue parisienne avec ses parents et ses deux soeurs, et Alexandre, haut fonctionnaire qui habite seul un appartement au sommet d’un immeuble situé dans un quartier chic de Paris. Alexandre entreprend bientôt l’éducation de Marc : il lui apprend à se soigner et se vêtir, le fait travailler pour le Bac, l’emmène au théâtre, lui fait découvrir les plaisirs de la table, l’éveille aux arts, etc. Durant une année, le jeune homme, non sans peine, suit les conseils de son ami et fait des progrès visibles. C’est qu’il voit dans cette rencontre l’opportunité d’échapper à sa condition et d’accéder à une vie plus intéressante. Pourtant, lorsque Alexandre part en mission à l’étranger pour quelques mois, Marc retombe brusquement dans tous ses travers : il ne prend plus aucun soin de sa personne, a des rapports sexuels frénétiques avec toutes les filles qu’il croise, n’envoie aucune des lettres promises à Alexandre. Mais un soir, alors qu’il se morfond dans sa chambre depuis plusieurs semaines, il assiste à une scène décisive : il voit son père frapper violemment son grand-père, parce que ce dernier s’est légèrement enivré. Il décide alors de quitter définitivement l’appartement de ses parents et de rompre avec sa famille. L’histoire s’achève avec l’attente du jeune homme sur le paillasson d’Alexandre. Et Marc de conclure le roman par ces mots : « Une seule chose était sûre : si Alexandre me laissait tomber à son tour j’étais un type foutu » (LEELV, 249).

La première chose qui frappe à la lecture du roman est qu’il n’est fait à aucun moment mention du terme « énarque », lequel apparaît uniquement dans le titre. Cette absence est significative, puisque tout porte à identifier Alexandre comme tel. Nous l’avons dit : l’énarque idéal doit être neutre et anonyme. Et ce n’est d’ailleurs sans doute pas sans raison si aucune notice biographique relative à l’auteur même du roman, Frédéric Rey, ne figure dans les manuels de littérature, dans les catalogues des éditeurs ou sur Internet. Si Alexandre est — une seule fois — explicitement désigné par l’expression « haut fonctionnaire », il n’en est pas moins un fonctionnaire atypique, en tout cas selon le point de vue de Marc, qui le décrit ainsi : « Il est vraiment direct et bien dans sa peau et d’accès facile pour un haut fonctionnaire » (LEELV, 117). Autrement dit, la représentation habituelle du haut fonctionnaire est bien celle d’un homme peu sincère, frustré et condescendant, conformément à la série d’idées reçues répertoriées ci-dessus.

L’énarque et le voyou est traversé de signes qui construisent un ethos de l’énarque. D’un point de vue discursif, Alexandre prend en permanence ce que Neveu et Le Bart nomment une « position de surplomb » (voir supra). Face à chaque situation, il adopte une attitude qui est celle de la connaissance et de l’analyse ; il a un avis précis et argumenté sur chaque chose et emporte toujours l’adhésion de son interlocuteur, en l’occurrence Marc. Ensuite, trait caractéristique de la rhétorique enseignée à l’ENA, le jeune Marc observe que le raisonnement de son ami est toujours construit en deux parties[14]. Dans le pamphlet de Jacques Mandrin, cette rhétorique est largement exposée et stigmatisée :

En trois années, le bachelier frais émoulu de son lycée se pénétrera des deux commandements qui doivent devenir les données structurelles de sa conscience : la manie de la forme et la technique du balancement circonspect. Que l’attachement à la démonstration par degrés, le culte de la clarté, le goût du raisonnement logique soient des traits éminents de notre culture n’est pas contestable ; mais la religion du plan, telle qu’elle est pratiquée rue Saint-Guillaume a d’autres justifications que celle de l’efficacité opératoire. Comme autrefois le latin dans l’enseignement secondaire, l’agilité verbale est ici devenue une fin en soi de l’enseignement parce qu’elle est un critère et un attribut social[15].

Cette logique argumentative doit également servir à exclure tout contenu idéologique ou politique du discours. En effet, le mythe de la « neutralité administrative » est au centre de la formation des énarques. Dans le roman, Alexandre tente en permanence de se situer en dehors de toute appartenance à un parti politique et d’adopter une vision dépolitisée des choses. Lors d’un affrontement entre les deux hommes, à la suite de l’adhésion de Marc au Parti marxiste auquel est affilié son père, Alexandre se livre à une critique du marxisme et de la gauche en général. La discussion est éloquente :

Je [Marc] lui dis : « Tu es comme les taureaux, féroce devant une seule couleur. — Penses-tu ! Je vois rouge avec les rouges, mais la rigolade est aussi intense quand je suis avec des gens de droite ou des gens d’église ! » Pas si sûr, Alexandre, pas si sûr ! Tu t’y efforces peut-être, mais ta meurtrissure vient de gauche et c’est à la gauche que tu en veux. Je te comprends, tant d’espoirs trahis…

LEELV, 162

L’adhésion de Marc à la prétendue déception de son ami n’est que prétexte à une critique permanente de la gauche, et en particulier de Mai 68 : tout au long du roman, chaque dysfonctionnement de la société, et de l’école en particulier, est attribué à l’esprit de Mai. Ce passage est la trace du désenchantement face au monde politique que soulignent Neveu et Le Bart, mais ce désenchantement est ici spécialement dirigé contre la gauche militante. C’est bien du côté d’une droite, statique et qui n’a pas besoin de se déclarer, que se range l’énarque. Ce qui se dit dès lors implicitement, c’est que s’insérer dans les sphères du pouvoir implique encore à cette époque une appartenance de droite.

L’auteur exploite de grosses ficelles narratives qui consistent à naturaliser et à authentifier les positions idéologiques du roman en les attribuant au personnage le moins susceptible de les endosser a priori (Marc), ce qui conduit à leur donner un caractère d’évidence et de vérité. Ce procédé narratif s’applique à l’ensemble du texte puisque le jeune voyou en est le narrateur autodiégétique. Ce mécanisme est également visible dans les rapports de force qui se nouent à travers les dialogues : d’une part, l’énarque fait autorité en ce qu’il a naturellement l’avantage sur le voyou ; d’autre part, ce dernier lui voue une admiration et une reconnaissance sans bornes qui accentuent le processus de naturalisation de l’autorité discursive de l’énarque. Ces deux effets trouvent leur efficace dans le fait qu’il s’agit de deux personnages à contre-emploi. Tout le récit repose sur un art de la conversation, typiquement français et hérité de l’aristocratie du xviie siècle : la tonalité de la prose est à la fois très policée et très cinglante, l’énarque pratiquant à foison l’art de la pointe, du bon mot et du paradoxe. Enfin, l’aptitude à entrer dans le point de vue de l’autre indique une maîtrise de tous les points de vue et n’est rien d’autre qu’une omniscience narrative renversée, puisqu’elle n’est pas celle du narrateur-voyou, mais bien celle de l’énarque.

L’énarque et le voyou est une sorte de roman de formation, au sens littéral du terme. Le plus juste serait de le qualifier de « roman d’éducation » puisque l’énarque entend bien éduquer, au sens strict, le voyou. Il est intéressant de constater que l’une des sections du pamphlet de Mandrin s’intitule « L’énarchisant ou comment civiliser l’adolescence[16] » : il s’y lit que l’ENA enseigne « un minimum de savoir-faire aux enfants des beaux quartiers » et « un maximum de savoir-vivre aux fils de la petite bourgeoisie bénéficiaires de la “démocratisation de l’enseignement”[17] ». Le roman reconduit cette ambition jusqu’à l’excès, d’une part en l’appliquant à la personne la moins susceptible d’en bénéficier et de l’intégrer, d’autre part en prétendant lui inculquer la forme idéale de la culture selon l’énarque, celle d’une culture aristocratique :

— La première fois que je t’ai vu j’ai pensé que tu n’étais pas le fils de tes parents. On percevait trop la race sous le laisser-aller. Tu te conduisais comme un voyou mais moi qui ai l’oeil pour ces choses-là, j’ai aperçu un prince sous le vaurien. Le laid et le mauvais ne sont que posés sur toi, pas même greffés, simplement posés. Mon rôle est de dégager le prince.

LEELV, 141

Les références culturelles de l’énarque ciblent étroitement le classicisme français, et c’est de manière innée que le jeune voyou s’y reconnaît : Marc préfère Racine à Vian ou Camus ; il aime la musique éolienne des xvie et xviie siècles qu’Alexandre lui fait découvrir ; tous deux s’entendent à dénigrer Braque face à une oeuvre aussi exceptionnelle que celle de Jacopo Bassano ; etc.

Dans le roman de Frédéric Rey, l’énarque s’impose avant tout comme une présence discursive. Il n’est en effet jamais mis en scène à son travail, même si le voyou le décrit toujours fatigué, affairé, perpétuellement entouré d’une masse de paperasses au contenu anonyme. Alexandre engage d’ailleurs Marc pour dactylographier un nombre considérable de documents administratifs et économiques dont le jeune homme ignore la nature et l’usage. La description du bureau de l’énarque est à ce titre très significative :

Je [Marc] retourne dans le couloir pour pénétrer dans la dernière pièce de l’appartement, celle qu’il vient de quitter, son bureau. Très sévère. Pas le genre de pièce où l’on se promène avec plaisir en slip ou en pyjama. Meubles sombres aux lignes droites, appliques et pieds en bronze verdi. Un grand tableau : création du Conseil d’État. Je connais, de nom. Incapable d’en donner une définition même approximative. Le mot État, toujours écrit en majuscules, m’impressionne. Sur le bureau, l’autre téléphone noir et une garniture de cuir vert foncé. Des dossiers impeccablement rangés dans des chemises en carton glissées dans d’autres chemises en cuir vert. Des livres de droit dans la bibliothèque. Deux fauteuils en face du bureau. Seule note alexandrine : à l’angle droit du bureau un tube d’argent très moderne contenant une unique rose rouge très fraîche. J’aimerais le voir à cette place. Pourquoi ne m’y a-t-il pas reçu ? Je m’assieds dans un des fauteuils avec l’envie d’aller m’asseoir derrière le bureau, envie craintive mais cuisante. Finalement je le fais et je suis aussitôt saisi d’une exaltation extraordinaire. Ce fauteuil fait lever en moi quelque chose comme une ambition démente, une volonté de puissance et de bonheur terrible. J’empoigne les accoudoirs de mon trône, je me tiens droit (chose rare) et raide comme la Justice, et je regarde le mur d’en face comme je le ferais d’un avenir glorieux. Ah ! si je pouvais rester toujours sur ces hauteurs.

LEELV, 131

Il serait difficile de mieux donner à voir la mise en scène du statut de haut fonctionnaire, étroitement associé au pouvoir. Le registre de l’élévation se complète du registre de la rigidité (se tenir droit, raide comme la Justice, le mur). Tout cet univers aseptisé de virilité austère, de retenue, est cependant compensé dans le roman par un rapport permanent au corps : Marc et Alexandre se montrent très tactiles l’un envers l’autre et plusieurs scènes décrivent le bain et l’habillement du jeune homme. Il advient même qu’Alexandre fasse une scène de jalousie à Marc :

J’avais ressorti un lewis bleu clair, bien blanchi aux endroits où la main se pose. Pourtant ce n’étaient pas des mains qui l’avaient blanchi mais des traitements savants dans la lessiveuse d’un copain. Comme j’avais un peu forci il m’allait extra. Je ne l’avais pas mis d’une dizaine de mois parce qu’Alexandre, un jour où je m’étais ainsi présenté, avait sursauté : « Très bien ton falzar, de dos, de face, de profil, c’est quelque chose ! » Puis, comme souvent chez lui dont le raisonnement s’ordonne en deux parties, après un silence : « Mais l’idée que tu te promènes là-dedans me dérange… (il cherchait ce qu’il ressentait) me blesse. Tu me comprends ? J’imagine toutes les réactions, notamment toutes les convoitises que tu éveilles. Cette idée m’est insupportable, pourquoi ne te le dirais-je pas ? »

LEELV, 232

Le célibat d’Alexandre et la forte charge érotique de la relation qu’il noue avec Marc portent à croire que leur relation prétendument amicale est une parade amoureuse dissimulée et cache un désir homosexuel. L’amour d’un homme plus âgé, riche et puissant, pour un éphèbe appartient à la fantasmatique homosexuelle classique. Dans l’optique qui est la nôtre, il faut essayer de comprendre pourquoi cela s’applique à un énarque.

La raison en est sans doute que le roman joue sur plusieurs poncifs : d’une part, l’aspect quasi désincarné de l’énarque, souvent lié dans l’imaginaire social à l’impuissance sexuelle ou à l’homosexualité ; d’autre part, la jouissance autarcique que procure l’exercice du pouvoir. À cela se rattachent deux types de compensation. D’abord, comme nous venons de le voir, le statut de l’énarque est virilisé à travers les attributs du pouvoir qui lui sont attachés. Mais on observe surtout un déplacement de la transmission, qui n’est plus familiale ni scolaire, mais fondée sur l’élection. Marc est véritablement désigné par Alexandre, qui reconnaît en lui leur « race » commune (LEELV, 141). À une logique de classes à laquelle prétendait échapper l’École nationale d’administration dans ses ambitions initiales se substitue une logique de castes, celle-ci s’ornant d’un caractère d’évidence et de pureté puisqu’elle se place sur un fond d’ordre quasi biologique, à tout le moins naturel, et qu’elle rétablit une forme de transmission — en l’occurrence celle de la lignée aristocratique. C’est bien d’élitisme au sens strict dont il est alors question, élitisme renforcé par la référence obsédante à la culture classique et par l’homosexualité implicite de l’énarque en tant qu’elle symbolise le milieu fermé de l’élite et sa volonté d’autoreproduction. Nul ne s’étonnera d’apprendre que la femme énarque est singulièrement absente des représentations romanesques et plus largement des discours circulant sur l’énarque ; son apparition est tardive et reste confinée au discours féminin, voire lesbien pour le roman.

La maladresse assez perceptible des procédés romanesques montre combien l’auteur est en réalité très embarrassé par la figure de l’énarque. En cela, l’ectoplasmique Frédéric Rey possède une écriture proche de celle des « énarques écrivains » : elle charrie les stéréotypes en grand nombre — hésitant sans cesse entre leur reconduction et leur contestation —, est sursaturée de références culturelles et historiques légitimes, se montre volontiers didactique[18]. C’est probablement que l’écriture et le roman de Rey cherchent chez le lecteur un admirateur aussi docile et prompt que Marc à reconduire le mythe de l’énarque. L’énarque et le voyou est à cet égard à l’image des Français qui ne savent que faire de leurs énarques, les admirant parce qu’ils incarnent l’exception française, les dénigrant car ils sont malgré tout une exception dans la France.