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En matière de publication, aucune oeuvre du xvie siècle n’a connu un destin aussi entravé que celle de Brantôme (1535-1614). Laissée manuscrite à sa mort et négligée par ses héritiers, elle ne fut imprimée pour la première fois qu’un demi-siècle plus tard, en 1665 et 1666[1]. Cette histoire éditoriale différée explique sans doute le peu d’attention accordée à la manière subtile dont l’auteur construit son public ou lectorat dans son oeuvre la plus connue, le Recueil des dames[2].

Réparti en deux volumes, que les éditeurs du xviie siècle intituleront respectivement « les dames illustres » et « les dames galantes », titres que nous reprendrons par commodité bien qu’ils ne soient pas de Brantôme, ce recueil cherche à rejoindre des lectorats apparemment fort différents d’un volume à l’autre. Cette apparente disparité est à l’image du choix des dédicataires, le premier volume étant dédié à la soeur de Henri III, Marguerite de Valois (1553-1615), le second à son frère, François d’Alençon (1555-1584), héritier présomptif du trône jusqu’à sa mort prématurée. L’écart apparent entre les deux volets est si grand que la majorité des éditeurs modernes furent tentés de gommer cette différence, en ne retenant qu’une seule partie, celle des dames galantes qui cadre si bien avec l’idée d’un Brantôme « gaulois ».

La première partie, les « dames illustres », se veut explicitement le prolongement du De claris mulieribus de Boccace, appliqué à la France et aux dames contemporaines, tandis que le second volet sur les dames galantes ne s’inscrit, lui, dans aucune tradition établie. Si, dans le premier volume, Brantôme fait un éloge parfois grandiloquent des reines et des princesses de France[3], dans le deuxième volume, les prouesses galantes des héroïnes obligent leur admirateur à taire leur identité et à passer leur nom sous silence, dans une sorte d’énigme où la contrainte est précisément de ne pas nommer la dame décrite. Il y a donc un fil conducteur évident qui fonde l’unité du recueil, l’éloge des dames, explicite pour les dames illustres, implicite pour les dames galantes.

L’intérêt de l’oeuvre tient surtout à ce qu’elle n’exclut pas que les dames illustres soient aussi galantes, le recueil nous donnant à voir les mêmes femmes, côté cour et côté alcôve. Ce qui expliquerait l’apparente disparité générique (au sens de gender) des publics lecteurs, les « dames illustres » s’adressant aux lectrices et étant destinées à leur servir de modèles, les « dames galantes » s’adressant à leurs amants dans une sorte d’Art d’aimer mis au goût du jour, ce qui n’empêche pas qu’hommes et femmes trouvent leur compte dans chacune des parties.

Cet article s’attachera d’abord à voir comment les éditions jusqu’à tout récemment ont rompu l’unité du Recueil des dames et passé sous silence les stratégies de construction du lectorat par la suppression partielle ou totale des dédicataires choisis par Brantôme. Nous mettrons ensuite en évidence la figure idéale de lecteur suggérée par les dédicataires respectifs des deux volumes. Enfin, il s’agira de voir que le recueil ne repose pas tant sur des lectorats sexuellement distincts que sur des lectures différenciées que tous, hommes comme femmes, sont invités à pratiquer.

L’unité rompue et les dédicaces supprimées du Recueil des dames de 1665 à 1991

Pour des raisons à la fois matérielles et éditoriales, l’oeuvre aujourd’hui connue sous le titre de Dames galantes a eu un succès d’autant plus phénoménal que ce texte, en tant que partie publiée de façon indépendante, est étranger au dessein de Brantôme. En réalité, son exceptionnelle fortune procède de la dénaturation du Recueil des dames dont il n’est que le second volume. Or, pendant plus de trois cents ans, la réception des Dames galantes a été marquée et continue d’être souvent marquée par la rupture de la composition en diptyque du Recueil des dames et par l’effacement total ou partiel des figures idéales de lecteur que constituent les dédicataires respectifs des deux volumes de ce Recueil.

C’est l’imprimeur Jean Sambix qui le premier, en 1665 et 1666, fit paraître à Leyde le contenu du Recueil des dames, tout en imposant le découpage en deux entités distinctes, sans lien entre elles, et le titre sous lequel les deux volumes originels seront dès lors connus. Il publia en effet, en 1665, un premier tome intitulé Les Vies des Dames Illustres de France de son temps, puis, en 1666, deux volumes intitulés Les Vies des Dames Galantes de son temps, tome premier et tome II. Même si une tomaison continue aurait permis de présenter ces trois volumes comme une série et une suite, il n’en est rien. Si les trois tomes se présentent comme faisant partie des Memoires de Messire Pierre de Bourdeille, Seigneur de Brantome, ce titre général est aussi employé pour les Vies des hommes illustres et grands capitaines françois et les Vies des hommes illustres et grands capitaines étrangers, si bien que le premier éditeur a ainsi délibérément rompu l’unité et gommé la spécificité du Recueil des dames. Pareil choix éditorial n’est pas sans incidence sur le lecteur idéal inscrit dans l’oeuvre, puisque, présentées comme des séries distinctes, les Vies des Dames galantes ne présupposent plus la lecture des Vies des Dames illustres. Le lecteur devient ainsi libre de lire à sa guise l’un ou l’autre des deux volumes originels du Recueil des dames et, si d’aventure il se prend au jeu et décide de les lire tous deux, aucun ordre séquentiel ne lui est proposé par le péritexte.

La première édition des Vies des Dames illustres et des Vies des Dames galantes ne se contente pas seulement de détacher les deux volets indissociables du recueil originel, mais prend aussi le parti de supprimer les dédicaces que Brantôme avait placées en tête des deux volumes du Recueil des dames. Ainsi, l’édition de 1665 des Vies des Dames illustres s’ouvre sur un avis au lecteur qui est l’oeuvre de l’imprimeur, et non de l’auteur, et qui cherche à montrer l’exhaustivité de l’édition par rapport aux extraits publiés auparavant[4] :

Les Memoires de Messire Pierre du [sic] Bourdeille, Seigneur de Brantome, contenans des particularitez de l’Histoire de son temps, qui ne se trouvent point autre part, j’ay crû les devoir donner au public. Vous les trouverez plus amples et plus fideles que ceux qu’on voit dans les Cabinets des Curieux ; le volume des Femmes ayant esté presque augmenté de la moitié. Le favorable accueil que vous avez fait jusques à cette heure à tout ce que je vous ay donné me fait esperer que vous ne desapprouverez pas mon dessein, et que vous recevrez cét ouvrage comme il le merite. Quelque diligence qu’on ait pû faire, il a esté impossible d’empescher qu’il ne se soit glissé quelques fautes, que je vous supplie de vouloir excuser, et de croire que je rechercheray avec soin tout ce que je croiray pouvoir contenter votre curiosité[5].

Or, cet avis remplace la préface de la deuxième rédaction des oeuvres, conservée dans le manuscrit 6694 de la Bibliothèque nationale de France et dans laquelle Brantôme précise le contenu du Recueil des Dames et les dédicataires de chacun des deux volumes :

Pour le Recueil des Dames, il est aussi redigé en deux grands volumes ;

Le premier est dedié aussi à nostre susdite Reyne Marguerite, qui contient plusieurs longs et grands discours. [suit leur description sommaire]

Le 2e volume est dedié à Monsieur le Duc d’Alançon, de Brabant, et Conte de Flandres ; qui contient aussi plusieurs beaux discours. [suit leur description sommaire]

RD, 3 et 4

Par ailleurs, l’édition de 1666 du tome premier des Vies des Dames galantes s’ouvre directement sur le « Discours premier, Sur les femmes qui font l’amour ». Or, dans la première comme dans la seconde rédaction, Brantôme avait prévu une préface dédiée à François d’Alençon en tête de ce second volume conçu comme le prolongement écrit de conversations avec le dédicataire :

Monseigneur d’autant que vous m’avez fait cet honneur souvent à la Cour de causer avec moy fort privement de plusieurs bons mots et contes, qui vous sont si familiers et assidus qu’on diroit qu’ils vous naissent à veuë d’oeil dans la bouche, tant vous avez l’esprit grand, prompt et subtil, et le dire de mesme et très-beau, je me suis mis à composer ces discours tels quels, et au mieux que j’ay peu, afin que si aucuns y en a qui vous plaisent, vous fassent autant passer le temps et vous ressouvenir de moy parmy vos causeries, desquelles m’avez honnoré autant que gentilhomme de la Cour.

RD, 235

Pour l’essentiel, la construction du public lecteur chez Brantôme passe par la dédicace et par la composition en diptyque du Recueil des dames, puisque le second volume dit des « Dames galantes » ne prend tout son sens qu’à la lumière du premier volume dit des « Dames illustres ».

L’édition Sambix, qui déforme et dénature le projet de Brantôme en ce qui a trait au Recueil des dames, aura une diffusion exceptionnelle et détermine encore aujourd’hui, dans une large mesure, la perception que les lecteurs ont de Brantôme, en tant qu’auteur réduit à une seule oeuvre, Les Dames galantes, dont il n’est même pas au sens strict l’auteur, du moins sous cette forme amputée, puisqu’il s’agit d’une construction d’éditeur. À ce titre, le nombre de rééditions est éloquent[6]. Sur la cinquantaine d’éditions séparées dont ont fait l’objet différentes oeuvres de Brantôme, une bonne quarantaine sont des éditions des Dames galantes, y compris en traduction anglaise et espagnole, avec parfois la dédicace à François d’Alençon, parfois non. À titre de comparaison, le premier volume, Les Dames illustres, n’aura connu, lui, que deux éditions, dont une en suédois. Avant la première édition critique de l’intégralité du Recueil des dames publiée dans la Bibliothèque de la Pléiade en 1991, seules trois éditions avaient donné des extraits tirés des deux volumes. Par ailleurs, il est révélateur que l’édition Folio des Dames galantes[7] prétende offrir un « texte intégral », alors que, bien évidemment, tel ne peut pas être le cas en l’absence du premier volume. Et encore en 2010, le journal Le Monde proposait en supplément à ses lecteurs une série de volumes reprenant les grands classiques de la littérature libertine, parmi lesquels on trouvait, au tome 17, encore et toujours les seules Vies des Dames galantes.

Évidemment, même si la postérité de l’édition Sambix sera longue et féconde, on trouvera, dès le xixe siècle, des éditions plus rigoureuses sur le plan philologique, qui s’appuieront sur les manuscrits de Brantôme, sans qu’aucune ne soit toutefois critique au sens strict. On peut citer ici le cas de l’édition de Ludovic Lalanne qui, publiée entre 1864 et 1882 en 11 volumes, fait toujours autorité à l’heure actuelle. Cette édition a le grand mérite de restituer l’unité et le titre du Recueil des dames, la dédicace du deuxième volume à François d’Alençon, mais omet cependant la dédicace du premier volume à Marguerite de Valois. En outre, elle a le défaut de noyer l’oeuvre parmi d’autres et de la disséminer matériellement sur trois volumes (les tomes VII à IX), si bien que, même dans cette édition, il est impossible d’étudier la manière dont Brantôme, par ses dédicaces, cherche à construire son public lecteur.

Toute étude du public lecteur doit prendre pour point de départ l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade, la première à restituer le texte conformément aux intentions formulées par Brantôme dans la seconde rédaction, en rétablissant le titre, l’unité et les dédicataires du Recueil des dames, le tout en un seul volume.

Le premier volume des « Princesses illustres » et la reine Marguerite

À la différence de la dédicace du second volume à François d’Alençon, celle du premier volume à la « Reyne de France et de Navarre » n’est pas assortie d’un texte dans lequel l’auteur motive le choix de sa dédicataire. Cette dédicace n’apparaît que dans la deuxième rédaction à une époque où Marguerite de Valois est la seule survivante de sa dynastie. Cela étant, le fait que la reine Marguerite soit encore vivante au moment de cette rédaction n’explique pas tout, car, comme nous le verrons, l’auteur maintient la dédicace du second volume à François d’Alençon même après sa mort survenue en 1584. En fait, Marguerite de Valois occupe une place de choix dans l’oeuvre de Brantôme, puisque la seconde rédaction prévoit de placer sous son nom non seulement le premier volume du Recueil des dames, mais aussi les deux volumes des Vies des hommes illustres et des grands capitaines. La préface de la seconde rédaction présente la dédicataire avec une emphase qui n’est pas sans faire penser au ton du discours que lui consacre Brantôme dans ce premier volume : « la plus belle, la plus noble, la plus grande, la plus genereuse, la plus magnanime et la plus accomplie Princesse du monde, Madame Marguerite de France, fille et seur restée unique de nos Roys de Valois, derniers trespasssez » (RD, 3).

En dédiant le premier volume du Recueil des dames à Marguerite de Valois, Brantôme suscite certaines attentes, en instituant la dédicataire en figure de lecteur idéal de son oeuvre. En faisant de la plus parfaite princesse de son temps une destinataire privilégiée, il confère une crédibilité certaine à la valeur et à la qualité des princesses évoquées dans sa galerie de dames illustres, jugées et évaluées à l’aune du parangon d’entre elles, avec ce qui semble, aux yeux du lecteur, la caution et l’assentiment de la reine Marguerite elle-même.

Il est intéressant, par ailleurs, de relever que c’est à une femme que l’auteur dédie la première partie de son diptyque, consacrée à la vie politique et publique des grandes princesses de la Maison de France, alors que la seconde partie, relevant des secrets d’alcôve et de la sphère plus intime et privée (pour autant que ces catégories s’appliquent à la haute noblesse sous l’Ancien Régime), est placée sous la protection d’un homme. Si ce type de distinction sur la base du sexe peut parfois prêter à des lectures anachroniques, en raison des différences marquées selon les états sociaux à l’époque, il reste que cette différenciation est tout à fait pertinente dans ce cas-ci, puisque les dédicataires sont frère et soeur, issus de la même famille, royale de surcroît. Dans la France de la loi salique, une telle répartition des dédicataires n’est certes pas gratuite et prend à rebours les attentes des lecteurs de l’époque, naturellement portés à voir dans l’exercice de l’autorité politique une prérogative masculine et à associer les femmes, « reines du foyer », y compris dans la haute noblesse, à la sphère domestique. Le choix des dédicataires renverse cette perspective, en suggérant que les destinataires privilégiés du premier volume seraient des femmes, à qui les vies des princesses illustres seraient données à lire comme un substitut laïc aux vies des saintes, et que les lecteurs privilégiés du second volume seraient d’abord des hommes, promus (ou déchus) au rang de « rois de l’alcôve ou de la ruelle ».

Marguerite de Valois ne fait d’ailleurs pas seulement figure de lecteur idéal. Elle a été parmi les premières lectrices effectives du Recueil des dames et, qui plus est, une lectrice fort attentive[8]. C’est d’ailleurs la lecture de la vie que lui consacre Brantôme, dans le premier volume, qui lui inspira la rédaction de ses propres Mémoires, écrits de 1593 à 1603 et publiés en 1628. Bien que, par modestie, la dernière des Valois prétende ne pas se reconnaître dans le portrait brossé par Brantôme, en particulier en ce qui a trait à sa beauté physique, c’est surtout pour rectifier cinq ou six événements historiques et l’interprétation politique qu’en donne son admirateur qu’elle aurait entrepris ce qui n’était d’abord qu’un prolongement du Recueil des dames et qui donnera lieu en réalité à l’invention d’un nouveau genre, celui des Mémoires :

Je louerais davantage votre oeuvre, si elle ne me louait tant […]. Je tiens […] à beaucoup de gloire qu’un si honnête homme que vous m’ait voulu peindre d’un si riche pinceau. À ce portrait, l’ornement du tableau surpasse de beaucoup l’excellence de la figure que vous en avez voulu rendre le sujet. […]

Mais comme l’on se plaît à lire la destruction de Troie, la grandeur d’Athènes, et de telles puissantes villes lorsqu’elles florissaient, bien que les vestiges en soient si petits qu’à peine peut-on remarquer où elles ont été, ainsi vous plaisez-vous à décrire l’excellence d’une beauté, bien qu’il n’en reste autre vestige ni témoignage que vos écrits. Si vous l’aviez fait pour représenter le contraste de la Nature et de la Fortune, plus beau sujet ne pouviez-vous choisir, les deux y ayant à l’envi fait essai de l’effort de leur puissance. En celui de la Nature, en ayant été témoin oculaire, vous n’y avez besoin d’instruction. Mais en celui de la Fortune, ne le pouvant décrire que par rapport […], j’estime que recevrez plaisir d’en avoir les mémoires de qui le peut mieux savoir, et de qui a plus d’intérêt à la véritable description de ce sujet. J’y ai aussi été conviée par cinq ou six remarques que j’ai faites en votre Discours […][9].

En faisant de Marguerite de Valois la lectrice par excellence de la première moitié du Recueil des dames, Brantôme oblige son lecteur empirique à se modeler sur cette figure idéale et à épouser, entre autres, les préoccupations et la sensibilité politiques de celle qui a été la soeur des derniers rois Valois (François II, Charles IX et Henri III) et la première épouse du premier roi Bourbon (Henri IV). Du coup, on comprend que l’imprimeur Sambix ait voulu supprimer pareille dédicace, dans la mesure où semblable visée politique n’était assurément plus d’actualité, peut-être même incompréhensible, pour un lecteur du règne de Louis XIV. De ce point de vue, l’auteur amène insensiblement son public lecteur à dégager de la masse de détails biographiques des vies des princesses illustres l’un des fils conducteurs sous-jacents, à savoir la contestation du bien-fondé de la loi salique[10]. Bien que cet élément soit le plus souvent implicite, mais néanmoins constamment démontré par le rôle politique crucial de toutes les princesses illustres choisies par Brantôme, il est formulé de façon explicite dans la vie de Marguerite de Valois. C’est à la reine mère que, par prudence, l’auteur attribue la contestation la plus directe de cette loi « qui n’est nullement juste, et par consequant viollable » (RD, 135), contestation qu’il finit toutefois par reprendre à son compte, en invoquant l’autorité de la Bible : « […] ceste [loy] salicque de Pharamond, elle est injuste et contre la loy de Dieu, car il est dict au Vieux Testament, et au vingt cinquiesme chapitre des Nombres : “Les enfans masles succederont premierement, puis, en leur deffaut, les filles” » (RD, 135).

On aurait tort cependant de ne voir dans ce souci qu’une préoccupation abstraite d’ordre juridique ou moral. En fait, l’enjeu est bien concret et bien réel au moment où Brantôme entreprend la rédaction du Recueil des dames vers 1582, dans la mesure où l’absence d’héritier de Henri III alimente l’extrémisme des Ligueurs qui culminera avec la mort en 1584 de François d’Alençon, héritier présomptif de la couronne, disparition qui ouvrira la voie au huguenot Henri de Navarre. Or, pour Brantôme, la solution à la crise politique semble évidente et passe par l’abrogation de la loi salique, et du moins du vivant de Henri III, par l’accession de Marguerite de Valois au trône, seule fille de France encore vivante au moment de la crise de succession. D’ailleurs, la comparaison que Brantôme établit entre les fils et les filles de Henri II et Catherine de Médicis est en réalité un cinglant désaveu des derniers rois Valois :

Je vouldrois bien sçavoir en quoy noz derniers Roys ont surpassé noz trois filles de France dernieres, Elizabet, Claude et Marguerite ; que si elles fussent venues à estre Reynes de France, qu’elles ne l’eussent aussi bien gouverné (sans que je veuille pourtant taxer leur suffisance et Regence, car elle a esté très-grande et très-sage), aussi bien que leurs freres. J’ay ouy dire à beaucoup de grands personnages bien entendus et bien prevoyans, que possible n’eussions-nous heu les malheurs que nous avons heu, que nous avons et que nous aurons encor’ : et en alleguoient des raisons qui seroient trop longues à mettre icy. Mais voilà ce dit le commun et sot vulgayre : « Il faut observer la loy sallique. » Pauvre fat qu’il est !

RD, 140

C’est sans aucun doute cette forte dimension politique et critique qui amena Brantôme à différer la publication de son oeuvre jusqu’après sa mort. Par prudence, l’auteur se garde bien de prêter à sa dédicataire l’intention de succéder à Henri III. Mais certains passages, dans d’autres discours, doivent être lus comme le reflet fidèle de la pensée de Marguerite de Valois, bien que ces réflexions ne lui soient pas attribuées. Ainsi, cette réplique spirituelle de Renée de France à ses intendants qui lui reprochaient sa libéralité : « Que voulez-vous ? ce sont pauvres François de ma nation, et lesquelz, si Dieu m’eust donné barbe au manton, et que je fusse homme, seroient maintenant tous mes subjectz ; voyre me seroient-ils telz, si ceste meschante loy sallique ne me tenoit trop de rigueur » (RD, 174). Cette libéralité sera celle de Marguerite, après la mort de Henri III et sous le règne de Henri IV, y compris après leur démariage intervenu en 1599.

Comme la rédaction du Recueil des dames s’est échelonnée sur plusieurs années et a chevauché les règnes de Henri III et de Henri IV, on peut légitimement supposer que la pensée de Brantôme a évolué sur la question. Si, du vivant de Henri III, Marguerite de Valois a pu lui paraître un successeur légitime, moyennant l’abrogation (improbable) de la loi salique, à partir de l’abjuration de Henri IV, cette solution n’apparaît cependant plus de saison, l’heure étant plutôt aux négociations de l’annulation du mariage entre la reine Marguerite et le nouveau roi de France. Or, même dans ce nouveau contexte, Brantôme se veut encore et toujours le champion de sa dédicataire qui, à défaut d’être monarque de plein droit, doit, à ses yeux, rester reine de France, à titre d’épouse de Henri IV. C’est sur cette toile de fond que doit se comprendre la critique virulente de l’auteur à l’égard du motif d’annulation du mariage entre Jeanne de France et Louis XII :

C’est à douter aussy si ledit Roy Louys son pere et le Roy Charles son frere, s’il ne la toucha pas, et s’il eust osé dyre autrement à son pere et frere : encore bien heureux estoyt-il de s’en vanter, et de l’avoyr très-bien despucelée, autrement il luy en fust mal allé. Mays, aprez la mort du pere et frere, il nya tout, et prist sur ce le subject pour n’y avoyr touché, affin d’espouser ceste belle Reyne veufve [Anne de Bretagne]. Ainsin que rien n’est impossible à un grand Roy.

RD, 161

On dirait que, par cet exemple historique, Brantôme cherche à disqualifier par avance pareil motif, au cas où Henri IV songerait à l’invoquer. Dans les faits, le mariage avec Marguerite de Valois sera dissous pour trois motifs : absence de dispense pour consanguinité, parenté spirituelle des époux et absence de consentement de l’épouse[11].

On pourrait multiplier les remarques disséminées au fil du premier volume qui ont une portée clairement politique, à laquelle Marguerite de Valois, comme figure de lecteur idéal, et le lecteur empirique ne peuvent échapper. Cette visée politique implicite parcourt en fait l’ensemble du premier volume, Brantôme se justifiant à la fin du dernier discours d’avoir rédigé ces vies des princesses illustres dans le but de réfuter les hommes dont le naturel est « d’aborrer la domination des femmes » (RD, 232).

Le deuxième volume des discours d’amour et le duc d’Alençon

Les liens unissant François d’Alençon au deuxième volume du Recueil des dames dont il est le dédicataire sont nettement moins évidents. Bien qu’il ait été choisi dès 1582 comme dédicataire, à une époque où il était l’héritier présomptif de la couronne, Brantôme ne semble pressentir aucun destin politique pour François d’Alençon à la différence de sa soeur Marguerite. Sans doute le moins bien connu des enfants de Henri II et Catherine de Médicis, le dédicataire a accumulé les échecs politiques au cours de sa brève existence, que ce soit en tentant de s’approprier la couronne à la mort de Charles IX ou en cherchant à devenir le prince des Pays-Bas[12]. Son plus grand succès reste la paix de Monsieur qu’il imposa à son frère Henri III, en prenant les armes contre lui et en s’associant aux huguenots et aux politiques. De cette paix découlèrent l’édit de Beaulieu du 6 mai 1576 et la tenue des États Généraux ouverts à Blois le 6 décembre de la même année. De façon fort symptomatique, Brantôme, qui relate les événements dans la vie de Catherine de Médicis, minimise le rôle du duc d’Alençon et le décrit comme manipulé par les huguenots, seuls véritables responsables de la paix et des États Généraux : « Ce furent ceux de la Religion qui les [les États Généraux de 1576] avoient demandez, il y avoit long temps, et voulurent nommement et le requerirent par les articles de la paix derniere, qu’ilz fussent appellez et tenus » (RD, 47). Au reste, le frère du roi semble surtout un dédicataire par dépit, après que Brantôme eut quitté avec fracas la cour de Henri III pour ne pas avoir obtenu la charge de sénéchal de Périgord. Or, le mécénat culturel de François d’Alençon s’inscrivait dans une stratégie classique de contre-politique rivale menée par un frère du roi[13] et c’est sans doute à ce titre que Brantôme le choisit comme dédicataire du second volume du Recueil des dames.

Contrairement à Marguerite de Valois dont le lien avec le premier volume va de soi, tant pour Brantôme elle incarne le modèle de la princesse de la Renaissance, François d’Alençon n’entretient à première vue qu’un rapport lointain avec le second volume. S’il est mentionné explicitement à sept occasions dans la première partie comme prisonnier aux obsèques de Charles IX (RD, 22), à propos de sa tentative d’évasion (RD, 45), comme assistant à la réception des ambassadeurs polonais (RD, 54 et 121), comme l’objet des questions de sa soeur Élisabeth reine d’Espagne (RD, 111), comme le frère préféré de Marguerite (RD, 143) ou à propos de sa mort (RD, 145), en revanche, dans le second volume, on n’en trouve aucune mention explicite[14]. Tout au plus a-t-on voulu voir une allusion au duc d’Alençon dans deux passages[15], sans preuves. Ainsi, on a supposé que le dédicataire du second volume était peut-être le prince propriétaire de la coupe d’argent aux gravures suggestives, évoqué dans le premier discours :

J’ay cogneu un Prince de par le monde qui fit bien mieux, car il achepta d’un orfevre une très-belle coupe d’argent doré, comme pour un chef-d’oeuvre et grand spéciauté, la mieux elabourée, gravée et sigillée qu’il estoit possible de voir, où estoyent taillées bien gentiment et subtillement au burin plusieurs figures de l’Aretin, de l’homme et de la femme, et ce au bas estage de la coupe, et au dessus et au haut plusieurs aussi de diverses manieres de cohabitations de bestes […].

RD, 263

On a aussi conjecturé que les deux grands princes voyeurs du cinquième discours étaient Henri III et François d’Alençon :

J’ay oüy parler de deux grands Princes qui se sont fort pleus à descouvrir ainsi les beautez, gentillesses et singularitez de leurs Dames, aussi leurs defformitez, tares et deffauts, ensemble leurs maneges, mouvemens et lascivetez, non en public pourtant, comme Calligula, mais en privé, avec leurs grands amis particuliers. Et voilà le gentil corps de ces pauvres dames bien employé. Pensant bien faire et se joüer pour complaire à leurs amants, sont descriées et brocardées.

RD, 604

Quand bien même ces conjectures fort hypothétiques seraient fondées, rien dans le contenu du deuxième volume et dans ce que l’on sait de la vie amoureuse de ce prince, plutôt connu pour sa laideur et sa difformité, ne le prédisposait à être le dédicataire de Brantôme, si ce n’est les aléas de la vie de l’auteur à la cour qui l’ont contraint à obtenir la protection du principal contre-pouvoir de l’époque, le cercle de Monsieur le frère du roi.

Cela dit, il est frappant de constater que la dédicace de Brantôme n’est pas purement intéressée, car l’auteur la conserve par delà la disparition de François d’Alençon. On pourra regretter de ne pas disposer de la vie aujourd’hui perdue que mentionne l’auteur dans l’ajout à sa dédicace et qui aurait peut-être permis de découvrir une facette insoupçonnée du personnage et d’expliquer qu’il soit le dédicataire du second volume du Recueil des dames :

J’avois voüé ce second livre des femmes à mondict Seigneur d’Alençon, durant qu’il vivoit, d’autant qu’il me faisoit cet honneur de m’aimer et causer fort privement avec moy et estoit curieux de sçavoir de bons comptes ; ores, bien que son genereux et valheureux et noble corps gise sous sa lame honnorable, je n’en ay pourtant voulu revoquer le voeu, ains je le redonne à ses illustres cendres et je parle à son tour comme des autres grands Princes et grands Capitaines ; car certes il l’a esté, s’il en fut onc, encore qu’il soit mort fort jeune.

RD, 236

Au reste, comme l’oeuvre de Brantôme était destinée à paraître de façon posthume, il faut sans doute voir dans le choix des dédicataires bien plus que la volonté de servir des intérêts immédiats, comme c’est le cas ordinairement d’auteurs qui cherchent à obtenir ainsi rétribution et protection.

Même si la nature exacte du lien unissant le dédicataire au second volume nous échappe, en revanche, le rôle de François d’Alençon comme lecteur idéal s’explique de manière plus évidente. Puisque, dans ce second volume, l’auteur se voit contraint de taire l’identité des protagonistes, sauf lorsqu’il s’agit de dames d’un règne ancien ou de l’Antiquité, la dédicace à François d’Alençon sert en fait à accréditer les nombreuses anecdotes qui traversent l’ensemble des discours du second volume. Ce n’est pas par hasard que Brantôme, dans sa dédicace, présente le second volume comme issu des bons mots et des contes qu’il a échangés avec François d’Alençon à la cour : il s’agit pour lui de leur conférer un effet de réel, dans la mesure où le dédicataire en a été le témoin et qu’il peut en corroborer la véracité. Ce n’est donc pas tant comme acteur que comme témoin que François d’Alençon est érigé en lecteur idéal.

En se projetant dans la figure de lecteur idéal qu’est François d’Alençon, le lecteur empirique non seulement tient les anecdotes pour vraies, mais est en outre invité à les inscrire dans un cadre temporel et social précis, à savoir la seconde moitié du xvie siècle et la cour des derniers Valois. On comprend mieux ainsi pourquoi l’éditeur Sambix a tenu à supprimer une telle dédicace qui empêche de lire les Vies des Dames galantes comme une sorte de récit à clef pouvant se rapporter au règne de Louis XIV, on peut penser ici à l’Histoire amoureuse des Gaules (1665) de Bussy-Rabutin, ou encore comme une fiction qui, tout en utilisant le cadre conventionnel du xvie siècle, mettrait en réalité en scène des personnages contemporains, pensons à La Princesse de Montpensier (1662) de Madame de La Fayette.

En fait, la prise en compte de la dédicace oblige le lecteur à historiciser le texte de Brantôme, à voir dans le second volume, non pas la description d’un éternel féminin ou de grandes vérités universelles sur la vie amoureuse et érotique des femmes de tout temps et de tout lieu, mais bien un certain idéal social et culturel qui est celui de la civilité de cour de la Renaissance. Du même coup, le lecteur ne peut pas voir dans ces dames aux prouesses amoureuses héroïques des demi-mondaines ou des grisettes de bas étage, dont on trouve de si nombreux exemples dans la littérature du xixe siècle. Il doit les associer aux princesses de haut vol du premier volume du Recueil des dames.

La lectrice de l’escadron volant ou l’unité retrouvée du Recueil des dames

En vérité, dès lors que l’on restitue au Recueil des dames son unité originelle et que l’on se projette dans les lecteurs idéaux que sont les dédicataires, force est de reconnaître que les deux volumes entretiennent entre eux un rapport de proche parenté, au même titre que les dédicataires, Marguerite, soeur du roi, et « Monsieur, son frere qu’elle honnoroit et aymoit beaucoup » (RD, 143). À ce titre, il faut noter la volonté manifeste de l’auteur de donner à sa composition l’allure d’un diptyque. De longueur certes inégale (respectivement de 229 et 487 pages dans l’édition de la Pléiade), les deux volumes comptent cependant chacun sept chapitres :

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Par delà cette symétrie de composition, on trouve aussi de nombreux effets d’annonce dans les vies des princesses illustres. De fait, Brantôme ne s’intéresse pas seulement à la beauté de ces princesses ou à leur rôle politique. Il dissémine dans chacune de ces vies des remarques incidentes non seulement sur le désir que suscitent ces princesses, mais de manière beaucoup plus inattendue sur leur érotisme en puissance ou leur « potentiel érotique[16] » pour reprendre le titre d’un roman récent. Par exemple, à propos d’Anne de Bretagne qui avait un pied plus court que l’autre, Brantôme tire la conclusion suivante à propos de ce défaut apparent qui peut être vu comme une qualité : « Encor dit-on que l’habitation de telles femmes en est fort délicieuse, pour quelque certain mouvement et agitation qui ne se rencontre pas aux autres » (RD, 10)[17]. On voit ainsi comment l’auteur prépare son lecteur au second volume et l’amène insensiblement à voir dans les « dames galantes », selon une autre perspective et un point de vue différent, les « dames illustres » déjà rencontrées. À cet égard, il faut rappeler la digression de Brantôme à propos de la deuxième reine Jeanne de Naples, considérée comme impudique par la postérité, alors qu’il s’agit, selon les propos d’un grand personnage, du vice le moins blâmable chez une reine et une grande princesse, voire d’un devoir de magnanimité et de sollicitude imposé par son rang :

Discourant de ce mesme propos sur une grande Princesse de par le monde, et soustenant son party, disoit que ces belles et grandes Dames et Princesses, de mesme humeur en amour, debvoyent ressembler le soleil, qui respand de sa lueur et de ses rayons à ung chascun de tout le monde, si bien qu’un chacun s’en ressent. Tout de mesme doivent faire ces grandes et belles, en prodiguant de leur beautez et de leur graces à ceux qui en bruslent ; aussi que vollontiers les charitez et aumosnes generalles, et qui se font à plusieurs, sont plus estimables et agreables que celles qui sont particulieres et qui ne se donnent qu’à ung ou à deux. […] et telles inconstances leur sont belles et permises, mais non aux autres Dames communes, soit de court, soit de villes et soit de pays […] telles Dames moyennes, faut que soient constantes et fermes comme les estoilles fixes […].

RD, 225-226

Il y a aurait donc un rapport directement proportionnel entre l’importance du rang hiérarchique occupé par les dames et leur liberté ou leur libéralité amoureuse. On voit à quel point un tel postulat a pu amener des générations de lecteurs à voir l’ombre portée de Marguerite de Valois dans telle ou telle anecdote du second volume. Un pamphlet aussi ordurier que le Divorce satyrique n’est d’une certaine façon que le double négatif du discours de Brantôme sur la reine Marguerite et les inévitables prolongements fantasmés par les lecteurs à partir du second volume. Or, une bonne part du plaisir de lecture du Recueil des dames vient précisément de ces allers-retours que le lecteur ne peut s’empêcher de faire constamment entre le premier et le second volume.

À côté des figures de lecteur idéal incarnées par les dédicataires, Brantôme, dans le corps de son texte, met en scène un autre modèle de lecteur qui opère la synthèse entre les deux parties indissociables de l’oeuvre pour mieux les mettre en résonance l’une avec l’autre. Ce passage se trouve dans la vie de Catherine de Médicis, après l’énumération des princesses et dames de sa cour, membres du célèbre escadron volant et sages autant qu’habiles à « se garder de l’enfleure de ventre ». Après cette longue liste de noms, dont la seule évocation semble un délice, Brantôme annonce l’argument du second volume, tout en se plaisant à imaginer l’une de ces dames en train de lire son Recueil :

Je parle d’aucunes, desquelles j’espere en faire de bons contes dans ce livre avant que je m’en desparte, et d’autres aussi qui ne sont y comprises, mais le tout si modestement, et sans escandale, qu’on ne s’en apercevra de rien ; car le tout se couvrira soubs le rideau du silance de leur nom : si que possible aucunes qui en liront des contes d’elles-memes ne s’en desagreront […].

RD, 66-67

Et de fait, si l’on trouve de nombreux indices dans le premier volume qui servent d’effets d’annonce pour le contenu du volume suivant, on trouve également des effets de rappel dans le second volume. C’est bien à cette lectrice modèle que l’auteur s’adresse à nouveau en conclusion du premier discours, ce qui montre assez que le lectorat de cette deuxième partie ne saurait être exclusivement masculin :

Je prie toutes les honnestes Dames qui liront dans ce chapitre aucuns contes, si par cas elles y passent dessus, me pardonner s’ilz sont un peu gras en saupiquets, d’autant que je ne les eusse sceu plus modestement deguiser, veu la sauce qu’il leur faut. […] Et si vous diray de plus, que ces contes que j’ay fait icy ne sont point contes menus de villes ne villages, mais vienent de bons et hauts lieux, et si ne sont de viles et basses personnes, ne m’estant voulu mesler que de coucher les grands et hauts sujets, encor que j’aye le dire bas ; et, en ne nommant rien, je ne pense escandaliser rien aussi.

RD, 385-386

Aussi, n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que, dans le troisième discours sur la beauté de la jambe, Brantôme évoque une grande princesse très attachée à l’une de ces dames d’honneur « parce qu’elle luy tiroit sez chausses si bien » (RD, 439). Or, le premier volume nous apprend que Catherine de Médicis avait la jambe très belle, grâce au témoignage d’une de ses dames « qui prenoit grand plaisir à la bien chausser, et à en veoir la chausse bien tirée et bien tandue » (RD, 34). Un tel rappel n’a rien de compromettant, puisque l’identité de la dame d’honneur en question n’est pas révélée ni dans le premier ni dans le second volume. Au reste, aucune anecdote licencieuse n’est rapportée à propos de cette dame d’honneur ou de la reine mère. Il reste que le lecteur, à partir de cet indice, ne peut s’empêcher de situer les anecdotes galantes à la cour de Catherine de Médicis, ni de songer à l’effet recherché par le dévoilement de la beauté de la jambe, y compris par la reine mère elle-même. Il n’en faut pas davantage pour que le lecteur pense rencontrer, « soubs le rideau du silance de leur nom », telle princesse illustre, telle dame de l’escadron volant, sans toutefois jamais avoir de certitude, maintenu qu’il est dans cet entre-deux délicieux de la dissimulation et du dévoilement, voire de l’exhibition, qui sont autant d’ingrédients de l’érotisme. Un tel effet a été minutieusement prémédité par Brantôme qui, dans le quatrième discours du deuxième volume, se réjouit, de ces jeux d’identification auxquels le lecteur ne peut résister : « Et pour alleguer des contes et en taire les noms, il n’y a nul mal, et j’en laisse à deviner au monde les personnes dont il est question ; et bien souvent en penseront l’une, qui en sera l’autre » (RD, 485).

Ce n’est qu’en lisant le Recueil des dames dans sa totalité et en reconstituant son unité que l’on voit apparaître Brantôme dans toute sa séduction et sa finesse caractéristiques des derniers Valois, bien loin de l’image de l’auteur gaulois que les premières éditions tronquées du xviie siècle contribuèrent à créer et que continuent à colporter les innombrables éditions au format poche des Dames galantes. Sans dames illustres, il ne saurait y avoir de dames galantes, puisqu’elles ne sont galantes que dans la mesure où elles sont illustres et réciproquement…