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« Ici, l’historien […] a pensé que ceux mêmes auxquels le système de cognomologie de Sterne est inconnu, ne pourraient pas prononcer ces trois mots : Madame de Listomère ! sans se la peindre[1] ……………… » Cela serait un bon jeu, un bon test balzacien que de tenter de compléter le portrait de Madame de Listomère en fonction du seul nom du personnage, comme suggéré ici au lecteur. En « cognomologue » expert, il faudrait repérer dans « Listomère » l’homophonie de la première syllabe et du substantif « lys », la présence graphique et phonique dans la dernière syllabe du mot « mère » ainsi que la dissémination des phonèmes [e] [l] [o] [i] et [z] assourdi en [s], pour compléter ainsi le texte à trous initial :

Ici, l’historien serait en droit de crayonner le portrait de cette dame ; mais il a pensé que ceux mêmes auxquels le système de cognomologie de Sterne est inconnu, ne pourraient pas prononcer ces trois mots : Madame de Listomère ! sans se la peindre noble, digne, tempérant les rigueurs de la piété par la vieille élégance des moeurs monarchiques et classiques [métaphore du lys], par des manières polies ; bonne, mais un peu roide ; légèrement nasillarde ; se permettant la lecture de La nouvelle Héloïse, la comédie, et se coiffant encore en cheveux[2].

Mais qu’est-ce précisément que cette étrange cognomologie, convoquée ici par le narrateur ? Quel savoir « cognomologique » est disséminé dans La comédie humaine ? Peut-on rassembler les fragments d’une théorie du nom éclatée dans les romans, une somme de connaissances positives sur le nom ? Si cette discipline au nom barbare, précurseur de l’onomastique[3], participe de l’observation méthodique du réel et apparaît comme une des manifestations du paradigme de l’indice, initié dans La comédie humaine par la physiognomonie, le discours de Balzac sur les noms relève également de l’intuition démiurgique, et place les noms propres au coeur d’une réflexion plus générale sur la création littéraire.

« Tout étant homogène dans l’homme[4]… » : le paradigme indiciaire dans La comédie humaine

En 1835, Félix Davin, porte-plume ou prête-nom de Balzac, souligne dans son introduction aux Études de moeurs au xixe siècle la difficulté de la représentation de la société contemporaine. Contrairement au romancier historique, qui dispose de personnages bien différenciés, « l’historien d’aujourd’hui[5] » n’a devant ses yeux qu’une société uniforme, « où rien ne différencie les positions, où le pair de France et le négociant, où l’artiste et le bourgeois, où l’étudiant et le militaire ont un aspect en apparence uniforme, où rien n’est plus tranché[6] ». C’est un constat que Balzac reprend ensuite régulièrement, en 1838, dans sa préface à Une fille d’Ève[7], et en 1845, dans la préface à la première édition de Splendeurs et misères des courtisanes[8]. Avec la suppression des différences d’états, qui permettaient sous l’Ancien Régime une lecture immédiate et aisée des hiérarchies sociales, la Révolution française et la toute nouvelle Égalité ont créé des « nuances infinies[9] », des différences de détails, signes inédits à déchiffrer minutieusement. Pour résister à cette indifférenciation croissante, il s’agit donc de classer les nouveaux signes[10], mais également de les interpréter. L’historien Carlo Ginzburg date ainsi du xixe siècle l’émergence du paradigme de l’indice[11]. Les sciences fonctionnant sur ce paradigme, la sémiologie médicale en tête, imposent un nouveau rapport herméneutique au réel. Lorsque « la réalité est opaque[12] », il faut porter le regard sur ce qui reste : des détails, des traces ou des indices signifiants.

Les changements politiques et sociaux du premier xixe siècle expliquent ainsi notamment le grand succès de la physiognomonie de Lavater[13], qui marque profondément le paysage mental de l’époque. La physiognomonie fonctionne en effet elle aussi sur le mode de l’indice : l’extérieur de l’homme est en ce sens la manifestation involontaire mais immédiatement lisible, le symptôme de son intériorité, de son caractère et de ses passions. Balzac a lu le traité de Lavater, il mentionne son achat dans une lettre à sa soeur Laure dès 1822[14]. Le romancier affirme très clairement son engouement pour la physiognomonie, par exemple dans La physiologie du mariage : « La Physiognomonie de Lavater a créé une véritable science. Elle a pris place enfin parmi les connaissances humaines[15]. »

L’influence de la physiognomonie est de plus très nette sur la structure et la forme des portraits des personnages[16] : l’auteur de La comédie humaine trouve en effet avec la physiognomonie « des lieux et des formes de description du corps[17] ». Si la veine zoologique de la physiognomonie se manifeste dans de nombreux portraits balzaciens (Marcas et Asie en tigres ; Bette en chèvre[18]), Balzac utilise plus généralement aussi des schémas descriptifs hérités de Lavater, comme la décomposition tripartite du corps (tête/poitrine/ventre[19]). La phrénologie de Gall, branche de la physiognomonie ou science « jumelle[20] », selon Balzac, est elle aussi très présente dans La comédie humaine, et informe de nombreux portraits. Balthazar Claës est par exemple doté d’un large front, sur lequel le narrateur remarque des « protubérances dans lesquelles Gall a placé les mondes poétiques[21] ». Physiognomonie et phrénologie offrent à Balzac une grille de lecture et d’écriture : elles participent de l’herméneutique, mais aussi de la représentation esthétique des « nuances infinies » de la société que l’auteur entend décrire.

Mais, devant la nouveauté du réel, Balzac exploite la matrice indiciaire de la physiognomonie et transpose son fonctionnement à d’autres « traces ». Le romancier poursuit ainsi en quelque sorte la démarche initiée par le savant suisse :

Tout ce qui tient à l’homme dérive d’une même source. Tout est homogène en lui : la forme, la stature, la couleur, les cheveux, la peau, les veines, les nerfs, les os, la voix, la démarche, les manières, le style, les passions, l’amour et la haine[22].

Des sujets esquissés par Lavater, Balzac tire deux textes théoriques : Théorie de la démarche et Traité de l’élégance, pour « les manières, le style ». La « théorie de la démarche » est selon l’auteur « la science la plus neuve, et partant la plus curieuse qu’il y ait à traiter[23] » et la Révolution française, en entraînant la disparition d’une « garde-robe inventée par quatorze siècles[24] », a donné naissance à la vie élégante et à une toute nouvelle science, dont le Traité entend rendre compte, la « vestignomonie » :

Pourquoi la toilette serait-elle donc toujours le plus éloquent des styles, si elle n’était pas réellement l’homme, tout l’homme avec ses opinions politiques, l’homme avec le texte de son existence, l’homme hiéroglyphé. Aujourd’hui même encore, la vestignomonie est devenue presque une branche de l’art créé par Gall et Lavater[25].

La forme même du néologisme calqué sur le moule de « physiognomonie » souligne lexicalement le rapport de variation entre les deux « sciences ». Balzac fait ainsi plaisamment découler la « vestignomonie », mais aussi la « modilog[ie][26] » et autre « élégantologi[e][27] » de la physiognomonie et de la phrénologie. Le paradigme indiciaire se diffuse, se ramifie et se spécialise : la création néologique, protéiforme et joyeuse — car le romancier prend un plaisir incontestable à inventer de nouveaux mots —, inscrit néanmoins lexicalement l’objet d’étude balzacien sous l’autorité des sciences à la mode : physiognomonie et phrénologie.

C’est dans cette série des —logies que s’inscrit la cognomologie, nommée une seule fois dans le Curé de Tours, mais pratiquée en réalité dans toute La comédie humaine. L’étude du nom d’une personne permettrait de cerner son caractère, ses passions — et l’homme de lettres français ne ferait là qu’enrichir la liste d’objets d’études proposée par Lavater lui-même : « Tout ce qui tient à l’homme dérive d’une même source. Tout est homogène en lui : la forme, la stature, […] la démarche »… et même le nom. Balzac, cratylien convaincu, récuse en effet l’arbitraire du nom[28]. Le nom fait partie intégrante de l’individu : « notre nom, c’est nous même[29] », affirme en ce sens Raphaël de Valentin dans La peau de chagrin. Le néologisme, forgé par composition savante à partir du mot latin cognomen (surnom et, par extension, nom) et du nom grec logos (discours, savoir), signalerait donc une nouvelle science de déchiffrement de l’homme, une sorte d’extension à la physiognomonie, ou plus exactement à la phrénologie. Balzac sélectionne un nouvel objet d’étude spécialisé pour cette branche de la physiognomonie : si la conformation externe du crâne conditionne les instincts et caractères, il en serait de même pour la conformation externe du nom : c’est la forme, graphique et phonique, du nom propre qui révélerait le caractère de l’individu qu’il désigne.

Grassou, Minoret-Levrault et Gobseck : physiognomonie et cognomologie pour les personnages de La comédie humaine

Le narrateur balzacien dispose, lorsqu’il veut faire le portrait de ses personnages, de quantité d’indices : la silhouette, la couleur des yeux, la forme du visage et du crâne, les vêtements, les poses ou mimiques, mais aussi les noms propres. La mobilisation conjointe dans certains portraits d’indices physiques et onomastiques, autrement dit la ramification du paradigme indiciaire, sert alors des desseins narratifs et esthétiques.

Le rapport des noms et du portrait physique peut être de deux types, d’harmonie ou de discordance, et plus précisément d’opposition. Lorsque les noms sont en accord avec le portrait physique, il y a redoublement de l’interprétation et confirmation de l’approche physiognomoniste par l’approche onomastique. Le portrait de Goupil dans Ursule Mirouët en est un bon exemple :

Des jambes grêles et courtes, une large face au teint brouillé comme un ciel avant l’orage et surmontée d’un front chauve, faisaient encore ressortir cette bizarre conformation. Aussi, son visage semblait-il appartenir à un bossu dont la bosse eût été en dedans. Une singularité de ce visage aigre et pâle confirmait l’existence de cette invisible gibbosité. Courbe et tordu comme celui de beaucoup de bossus, le nez se dirigeait de droite à gauche, au lieu de partager exactement la figure. […] Cet ensemble de choses sinistres était dominé par deux yeux de chèvre, une prunelle cerclée de jaune, à la fois lascifs et lâches[30].

Le portrait du clerc, qui rend compte de sa silhouette générale, mais aussi de détails particulièrement significatifs comme le nez, est véritablement informé par la physiognomonie. Le narrateur suggère que la difformité, l’« invisible gibbosité » et la laideur de Goupil sont des signes « sinistres » évidents de sa fourberie. On note également dans ce portait la présence discrète d’une physiognomonie zoologique : Goupil a des « yeux de chèvre » et la prunelle jaune est signe de bestialité. L’animalité est confirmée par le nom du personnage :

Ainsi, pas de défiance : soyez aux petits soins avec elle, et soyez les serviteurs de votre oncle, car il est plus fin que cent Goupils, ajouta le notaire, sans savoir que Goupil est la corruption du mot latin vulpes, renard[31].

L’explicitation du bon mot fortuit du curé permet au narrateur, anticipant sur une éventuelle méconnaissance de l’ancien français par le lecteur, de rappeler l’étymologie du nom « Goupil », et de souligner la parfaite cohérence dans le personnage : son physique est en accord avec son nom, et tous deux signalent le caractère fourbe et méchant du clerc. On retrouve cette complémentarité entre description physique et nom propre dans de nombreux portraits de personnages balzaciens. Ainsi, le peintre bourgeois et satisfait Pierre Grassou est « grassouillet[32] », la cruauté d’Élisabeth Fisher transparaît tant dans ses portraits en animaux sauvages que dans son surnom transparent de « Bette ».

Cet accord entre étude physiognomoniste et analyse cognomologique des personnages participe évidemment de la lisibilité des romans. Le physique et le nom synthétisent ainsi un programme narratif clair. Mais cet accord et cette complémentarité tiennent aussi de l’esthétique de la caricature : un trait de caractère sélectionné par l’auteur (la fourberie, la méchanceté) est ainsi comme doublement grossi, doublement mis en valeur, à la fois par le physique et par le nom du personnage. Et comme le dessin caricatural moque en quelques traits un défaut physique ou un vice moral, le nom propre « charge » déforme la représentation du personnage pour attirer l’attention du lecteur sur telle ou telle particularité. Ces noms propres caricaturaux peuvent ainsi reprendre un procédé courant de la caricature, hérité d’ailleurs de la physiognomonie : l’animalisation (que l’on pense par exemple à Goupil et Bette). Notons que pour des personnages de moindre importance, qui ne font pas l’objet d’une description physique, le nom peut prendre en charge à lui seul l’animalisation caricaturale. Ainsi, les libraires escompteurs, fort mal aimés de Balzac, forment dans La comédie humaine un bestiaire surprenant et saugrenu[33] : au Porchon et au Doguereau, s’ajoutent en effet un gros caniche (Barbet) et un poisson fort laid (Chaboisseau[34]). Le portait balzacien peut même, et c’est un cas singulier, reprendre la technique caricaturale de déformation anatomique et le procédé bien connu encore aujourd’hui de la grosse tête. Dans le portrait du génial Frenhofer, la tête n’est que front (« Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en saillie sur un petit nez écrasé[35] ») et elle paraît disproportionnée par rapport au corps : « Mettez cette tête sur un corps fluet et débile, entourez-la d’une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle à poisson[36]. » « Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt », dit le narrateur, mais le schéma esthétique du portrait tient plus de la caricature : tout est crâne chez le peintre, même son nom. Le nom mystérieux de Frenhofer (phrénofer ?) manifeste peut-être en ce sens lui aussi l’enflure phrénologico-caricaturale du portrait.

L’harmonie entre signes physiques et onomastiques présente donc un intérêt esthétique évident, mais du point de vue narratif, cet accord, parce que trop programmatique, peut diminuer l’intérêt du lecteur. Balzac, conscient des risques de ces redondances, s’emploie parfois à les atténuer, voire à les annuler. La terrible Mlle Michonneau portait dans le manuscrit du Père Goriot le nom bien plus transparent de Mlle Vérolleau. Le narrateur s’interroge en effet sur le passé de la vieille femme : « Quel acide avait dépouillé cette créature de ses fortunes féminines ? Elle devait avoir été jolie et bien faite : était-ce le vice, le chagrin, la cupidité[37] ? » Le nom propre initial répondait de manière médicale à la question de la moralité de Mlle Vérolleau et signalait très explicitement de quelle « passion » elle avait été victime. En changeant ce nom, Balzac voile la motivation onomastique et laisse intact le mystère du passé de Mlle Michonneau. Le travail de brouillage des signes peut également passer par une véritable opposition entre description physique et indices cognomologiques : ainsi le docteur Beauvisage, médecin du couvent des Mémoires de deux jeunes mariées, a-t-il un nom parfaitement antiphrastique[38]. Le narrateur commente également dans Ursule Mirouët une apparente « raillerie » onomastique. Le personnage de Minoret-Levrault apparaît en effet comme un véritable colosse et l’analyse physiognomonique de sa silhouette massive, qui complète la description de ses traits épais, suggère une possible violence :

Le buste de cet homme était un bloc ; vous eussiez dit d’un taureau relevé sur ses deux jambes de derrière. Les bras vigoureux se terminaient par des mains épaisses et dures, larges et fortes, qui pouvaient et savaient manier le fouet, les guides, la fourche, et auxquelles aucun postillon ne se jouait. L’énorme ventre de ce géant était supporté par des cuisses grosses comme le corps d’un adulte et par des pieds d’éléphant. […] En pensant que cette espèce d’éléphant sans trompe et sans intelligence, se nomme Minoret-Levrault, ne doit-on pas reconnaître avec Sterne l’occulte puissance des noms, qui tantôt raillent et tantôt prédisent les caractères[39] ?

Le nom « Minoret » connote clairement la petitesse : au comparatif latin minor s’ajoute le suffixe diminutif –et. Minoret est un petit « Minor ». Le nom « Levrault » suggère, quant à lui, une certaine légèreté. « L’occulte puissance des noms » et l’antiphrase onomastique moquent avec ironie le physique massif et stupide de cet « éléphant sans trompe ». L’onomastique semble ainsi invalidée par la physiognomonie : c’est le caractère massif du corps de Minoret-Levrault qui révèle et prépare sa bêtise et sa violence, non son nom. La suite du portait de Minoret-Levrault nous invite à nuancer cette idée :

En voyant le bourrelet de chair pelée qui enveloppait la dernière vertèbre et comprimait le cervelet de cet homme, en entendant surtout sa voix grêle et clairette qui contrastait ridiculement avec son encolure, un physiologiste eût parfaitement compris pourquoi ce grand, gros, épais cultivateur adorait son fils unique, et pourquoi peut-être il l’avait attendu si longtemps, comme le disait assez le nom de Désiré que portait l’enfant[40].

Avec le prénom « Désiré », le narrateur révèle ici, à mots — onomastiques — couverts, l’impuissance du personnage. Le nom « Minoret-Levrault », en contradiction avec le physique, est néanmoins en accord avec l’indice phrénologique plus discret de la compression du cervelet, siège de la puissance sexuelle. Au lecteur de comprendre que le nom, contrairement aux apparences, ne fait pas que « railler » le personnage : le signe onomastique d’un manque d’énergie et de puissance est dans le roman un indice fiable d’une faiblesse secrète du personnage.

La contradiction apparente entre deux systèmes de signes permet de ménager, au sein même du personnage, du jeu et des secrets. La cognomologie romanesque apparaît en ce sens comme un moyen poétique et narratif de nuancer un système physiognomonique trop rigide et par conséquent trop prévisible : selon Balzac, les créateurs de la physiognomonie et de la phrénologie n’ont eu en effet « qu’un tort, celui de tous les inventeurs, et qui consiste à systématiser absolument des faits isolés, dont la cause génératrice échappe encore à l’analyse[41] ». La diversification des types de signes et la réversibilité propre aux noms (« tantôt raillent, tantôt prédisent ») imposent ainsi une analyse au cas par cas, attentive à la singularité de chaque individu : le narrateur et le lecteur ne pouvant se reposer sur un système fixe sont placés en position d’herméneutes autonomes.

Lorsque La comédie humaine donne à lire des portraits de personnages entièrement basés sur leur nom, la cognomologie se substitue alors totalement à la physiognomonie, soit parce que la science des noms parvient à intégrer celle du corps, soit parce que le narrateur trouve dans les anthroponymes mêmes les indices d’un caractère, ou les signes prophétiques d’une trajectoire de vie. L’insertion, en pseudo fac-similé, de la signature d’un personnage bien nommé, Gobseck, est un cas intéressant :

Le Secrétaire-général frémit en reconnaissant cette signature qu’il eût été dommage de ne pas donner en autographe, elle est rare sur la place, et doit être précieuse pour ceux qui cherchent à deviner le caractère des gens d’après la physionomie de leur signature. Si jamais image hiéroglyphique exprima quelque chose, assurément c’est ce nom où l’initiale et la finale figurent une vorace gueule de requin, insatiable, toujours ouverte, accrochant et dévorant tout, le fort et le faible[42].

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Le nom du personnage est déjà transparent : on entend en effet dans son nom un syntagme verbal (il gobe sec) révélant de manière métaphorique sa grande avarice. Le commentaire de la signature confirme cette voracité puisque cette dernière dessine, avec l’initiale et la finale, une « vorace gueule de requin ». L’insertion fictive de la signature vient redoubler le sémantisme du nom propre, le révéler visuellement. Le nom propre se fait ici véritablement « trace » de l’individu, si nous reprenons le terme de Carlo Ginzburg, puisque l’autographe fictif laisse sur le papier le tracé d’une main, et par synecdoque, d’un corps. La signature autographe réunit dans son dessin, dans sa « physionomie », comme le dit justement le narrateur, les indices onomastiques et physiques[43].

Même sans le support graphologique de la signature, la belle rêverie sur le nom de Z. Marcas joue longuement avec la suite fascinante de syllabes et de lettres qui désignent le personnage et semblent le résumer tout entier :

Marcas ! répétez-vous à vous-même ce nom composé de deux syllabes, n’y trouvez-vous pas une sinistre signifiance ? Ne vous semble-t-il pas que l’homme qui le porte doive être martyrisé ? Quoique étrange et sauvage, ce nom a pourtant le droit d’aller à la postérité ; il est bien composé, il se prononce facilement, il a cette brièveté voulue pour les noms célèbres. N’est-il pas aussi doux qu’il est bizarre ? mais aussi ne vous paraît-il pas inachevé ? Je ne voudrais pas prendre sur moi d’affirmer que les noms n’exercent aucune influence sur la destinée. Entre les faits de la vie et le nom des hommes, il est de secrètes et d’inexplicables concordances ou des désaccords visibles qui surprennent ; souvent des corrélations lointaines, mais efficaces, s’y sont révélées. Notre globe est plein, tout s’y tient. Peut-être reviendra-t-on quelque jour aux Sciences Occultes.

Ne voyez-vous pas dans la construction du Z une allure contrariée ? ne figure-t-elle pas le zigzag aléatoire et fantasque d’une vie tourmentée ? Quel vent a soufflé sur cette lettre qui, dans chaque langue où elle est admise, commande à peine à cinquante mots ? Marcas s’appelait Zéphirin. Saint Zéphirin est très vénéré en Bretagne. Marcas était Breton.

Examinez encore ce nom : Z. Marcas ! Toute la vie de l’homme est dans l’assemblage fantastique de ces sept lettres. Sept ! le plus significatif des nombres cabalistiques. L’homme est mort à trente-cinq ans, ainsi sa vie a été composée de sept lustres. Marcas ! N’avez-vous pas l’idée de quelque chose de précieux qui se brise par une chute, avec ou sans bruit[44] ?

Tout est indice dans ce nom, chaque son ou lettre de ce nom tant répété par le narrateur et son ami, comme pour l’ausculter, en tâter les « bosses onomastiques » : le prénom indique par un détour hagiographique une origine géographique ; le nombre des lettres de la suite magique « Z. Marcas » contient rétrospectivement l’horoscope précis de l’âge de la mort de Marcas ; la forme même de l’initiale « Z. », si chère à Balzac[45], mime graphiquement le trajet « d’une vie tourmentée ». Mais le nom n’est peut-être plus ici un simple indice cognomologique : c’est un talisman[46] « occulte » qui donne accès au plus secret de l’individu. Le statut de la cognomologie balzacienne, ou plus généralement de la réflexion de l’auteur sur les noms, est à préciser.

« Par leur seule physionomie, les mots raniment dans notre cerveau les créatures auxquelles ils servent de vêtement[47] » : la cognomologie et la création littéraire

Le statut scientifique de la cognomologie paraît a priori bien problématique. L’objet d’étude semble fantaisiste (le nom est habituellement considéré comme un signe arbitraire) et le caractère sérieux du néologisme scientifique est contredit par le modèle proposé. Le narrateur balzacien place cette science des noms propres sous l’autorité — excentrique s’il en est — de Sterne. Ce dernier consacre un chapitre de Tristram Shandy aux noms : il s’agit d’un des « dadas » de Walter Shandy, qui a notamment en aversion le prénom « Tristram », « mélancolique dissyllabe[48] » ne pouvant qu’être de mauvais augure — mais dont son fils héritera néanmoins à la suite d’un malentendu. Dans Tristram Shandy, on trouve donc bien des développements sur les rapports entre noms et caractères, mais l’ironie du narrateur vis-à-vis du dada de son père est très forte : son système des noms n’est autre qu’une de ses « bizarreries[49] » et il est contredit de manière comique par le caractère même du plaisant Tristram, qui invalide les funestes prédictions de son triste prénom. La référence à Sterne permet alors peut-être simplement de délimiter l’univers de validité privilégié de la cognomologie : cette science est avant tout une science du roman, une science qui s’appliquerait à la fiction.

La théorie cognomologique du narrateur balzacien dépend en effet évidemment de l’attention toute particulière avec laquelle Balzac choisit le nom de ses personnages. Il le souligne dans la préface à Une fille d’Ève : « Un autre [lecteur] aura remarqué le soin avec lequel les noms sont adaptés aux personnages[50]. » Dans ce décryptage des noms, auteur et narrateur sont donc complices : comme pour les portraits physiques étudiés par Jean-Louis Cabanès, « les signes sont d’autant plus aisément déchiffrés qu’ils sont produits par le romancier[51] ». Si Madame de Listomère s’appelle ainsi, c’est parce que l’auteur a cherché un nom qui manifeste la bonté et la noblesse du personnage. La référence à la cognomologie feint d’inverser ce lien logique et chronologique : le narrateur cognomologue affirme au contraire que la baronne a ce caractère parce qu’elle s’appelle Listomère. La référence à la cognomologie ou tout type d’influence des noms rend ainsi vraisemblable la motivation romanesque des noms de personnages et légitime un discours sur ces noms.

En effet, si la motivation onomastique n’est évidemment pas une spécificité balzacienne[52], les noms de La comédie humaine se distinguent par leurs abondants commentaires : l’auteur délègue très souvent au narrateur ou à des personnages relais un discours réflexif, sérieux ou plaisant, sur les noms. Les anagrammes dont Colleville est le spécialiste[53] ou les divers calembours[54] sont autant de manifestations d’une analyse cognomologique, puisque dans tous les cas le signe linguistique révèle une caractéristique morale ou un destin du personnage. Le coup de force de Balzac est de transformer dans ses romans un signe forgé, volontairement codé[55] en un indice naturel, pouvant être soumis à une lecture herméneutique. Le plaisir de manipuler les noms propres est ainsi dédoublé : le déchiffrage amusant des noms par narrateur et narrataire révèle l’enthousiasme avec lequel Balzac, nouvel Adam, a nommé ses personnages. Tout se passe comme si le romancier ne pouvait résister à déplier, à révéler son travail, à montrer au lecteur que le nom choisi convient parfaitement au personnage.

Est-ce à dire alors que cette science des noms disséminée dans les romans n’est qu’une feinte amusante et amusée, un trucage blagueur du romancier ? La mise en place dans presque tous les romans de La comédie humaine d’analyses cognomologiques, sous diverses formes, témoigne en réalité d’une croyance forte de Balzac en la nature non arbitraire des noms. Cette idée est tout d’abord justifiée historiquement par le caractère véritablement signifiant des anthroponymes au début du xixe siècle. L’état civil est généralisé en 1792 et le xviiie siècle s’achève par un bouleversement du système onomastique français[56] : les noms de terres sont abolis puis rétablis[57] ; le stock des prénoms est déchristianisé en 1794[58] puis rechristianisé sous le Consulat ; et nombreux sont ceux (Balzac père en tête) qui profitent du temps de latence pour anoblir superficiellement leur nom en rajoutant une précieuse particule. L’analyse des noms propres permet au xixe siècle le classement social des individus : il garde la trace des hiérarchies passées et le caractère mouvant et neuf du système onomastique français fait aussi des prénoms et patronymes des signes de la nouvelle individualité[59]. Mais la conception du nom comme indice est surtout le corollaire d’une étape de la création romanesque balzacienne et du refus profond de l’arbitraire des noms de personnages par Balzac. La motivation onomastique dépasse en effet dans La comédie humaine le simple réflexe de lisibilité de l’oeuvre littéraire (tout fait sens dans un roman). Elle est intimement liée à un geste créateur : en forgeant des noms motivés, Balzac entend donner à ses personnages, dans un geste démiurgique, des noms immédiatement évocateurs, lestés du poids d’un corps, d’un caractère. La théorie du langage de Louis Lambert semble en ce sens s’appliquer tout particulièrement à la partie du langage que sont les noms propres : « Par leur seule physionomie, les [noms propres] raniment dans notre cerveau les créatures auxquelles ils servent de vêtement[60]. » Il y a un lien de continuité métonymique entre le nom et l’individu — la métaphore du vêtement n’est pas très éloignée de l’idée d’empreinte qui fonde le paradigme indiciaire — et le nom porte en une suite de quelques syllabes (Z. Marcas) la trace du personnage en son entier. Il en est en quelque sorte la réduction métonymique et indiciaire. L’analyse des noms propres caricaturaux a suggéré l’aspect figuratif des noms chez Balzac : un nom, c’est déjà un caractère (Goupil), c’est déjà une silhouette (Grassou). Le nom propre est en ce sens un nom magique qui invoque un personnage, un « X » qui « engendre incessamment la Substance[61] ».

Le vicomte Charles de Spoelberch de Lovenjoul, érudit belge, collectionneur[62] et lecteur modèle de Balzac, eut ainsi de toute évidence excellé à notre exercice de texte à trous initial. Formé par la fréquentation assidue des textes à la cognomologie, il soutient dans un court texte consacré à une liste de noms de personnages non utilisés[63] qu’un nom suffit presque chez Balzac à faire un personnage et déplie, en véritable prince de Serendip[64], tout un roman à partir d’un patronyme fantôme de La comédie humaine :

Dutordoir, — quel nom heureusement trouvé ! — nous ravit surtout par les dessous compliqués qu’il fait prévoir chez celui qui l’eût porté. Nous l’apercevons à merveille, ce Dutordoir, disgracié de sa personne, engagé dans d’innombrables spéculations véreuses et souterraines, — car en ce temps-là on n’opérait pas encore au grand jour, — détordant sa nature véritable et la déguisant de mille façons. Bas, fuyant, insaisissable, il aurait sans doute donné bien du fil à retordre à ses victimes dans l’oeuvre où le maître l’aurait placé[65].