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La critique s’entend généralement pour dire que le théâtre de Jean Genet n’a pas connu un grand retentissement au Québec, encore moins au Canada français. Un tel constat s’appuie sur la base du nombre limité de productions professionnelles connues et documentées de cette oeuvre ; en prenant en compte également le manque de diversité des textes mis en scène ; enfin en considérant le caractère relativement isolé de chacune des productions qui, mises bout à bout, ne semblent pas en mesure de traduire une vision proprement québécoise de l’oeuvre. Pour dire les choses autrement, les conditions n’ont jamais été réunies qui auraient permis de constituer une véritable « tradition » de l’oeuvre de Genet au Québec, du moins pas dans le sens où l’on comprend ce mot d’habitude, à savoir comme un système discursif et symbolique de transmission où les créateurs scéniques entretiennent entre eux, et avec différents publics, un dialogue soutenu à partir d’une oeuvre dramatique.

Pensons à Shakespeare, à Molière, à Claudel, à Tchekhov, voire à Tremblay, joués abondamment au Québec et dont on pourrait faire, pour chacun, la généalogie des représentations en remontant à une sorte d’origine, fût-elle imaginaire, avec laquelle dialoguerait sans relâche chaque nouveau spectacle, constituant ainsi une chaîne continue de lectures. Rien de tel avec Genet. À moins que l’on ne considère qu’un artiste puisse à lui seul incarner toute une tradition. Sans nier en effet l’existence d’autres réalisations importantes, c’est clairement André Brassard qui a fréquenté l’auteur des Bonnes et du Balcon avec le plus d’assiduité. C’est par son oeuvre scénique, au premier chef, que l’auteur français a trouvé ici une réelle résonnance, à défaut de devenir un classique. Aussi bien dire que le metteur en scène aura fait entrer celui-ci dans une certaine histoire du théâtre québécois. Cette précaution témoigne, là encore, du statut précaire, voire incertain, de l’oeuvre de Genet dans ce qu’il faut bien appeler notre répertoire. Et de tous les textes du corpus genétien, c’est sans doute Les paravents qui permet d’illustrer le mieux ce paradoxe. Si la production de Brassard appartient à l’histoire du théâtre québécois moderne, il va de soi qu’elle ne doit pas ce statut aux échos critiques, plutôt négatifs, qu’elle aura suscités, encore moins à l’accueil du public qui fut plutôt froid et qui se traduisit, si l’on en croit le principal intéressé, par des manifestations virulentes de la part de spectateurs. Elle le doit principalement à Brassard lui-même qui a su témoigner du fait qu’il avait eu, à l’époque où il travaillait sur ce texte, la conviction de se trouver à un point de jonction dans sa propre carrière et que ce constat s’accompagnait de la conscience, celle-là plus diffuse, d’être arrivé à un moment charnière de la vie théâtrale québécoise.

Brassard et Genet, les inséparables

L’essentiel de ce qui suit tente de développer cette idée qu’une page de l’histoire du théâtre québécois s’écrit avec Les paravents d’André Brassard. Mais alors qu’une pareille affirmation prend généralement appui sur des témoignages externes à la création (réception critique), la présente étude s’en remet principalement à un document privé déposé dans le fonds d’archives André Brassard conservé à Bibliothèque et Archives Canada[1]. Il s’agit d’un journal de bord, tenu pendant la durée des répétitions qui ont mené à ce spectacle produit en 1987 à Ottawa, au Centre national des arts, et à Montréal, au Théâtre du Nouveau Monde. Commandé par Brassard et rédigé par Claire Faubert, alors assistante du metteur en scène, ce journal relate au quotidien les efforts d’une troupe, guidée par un maître ignorant, pour reprendre la belle formule de Jacques Rancière, dans le but d’apprivoiser une véritable bête dramaturgique.

Il n’est pas inutile, en guise d’entrée en matière, de situer ce document — qui fait plus de 275 pages dactylographiées, constituées à partir des notes de l’assistante —, mais également le spectacle des Paravents dans l’ensemble de la trajectoire scénique de Brassard. Pour s’en tenir à ce qui se rapporte, de près ou de loin, à l’oeuvre de Jean Genet, le fonds R11897 répertorie près d’une dizaine de projets de mise en scène[2], échelonnés sur une période allant de 1966 (Les bonnes, 1er prix au Dominion Drama Festival) à 2001 (Elle, Théâtre de l’Utopie), et couvrant une grande partie du corpus dramatique genétien. Les bonnes demeurent, dans ce parcours, la pièce la plus souvent reprise, avec des productions professionnelles et scolaires en français comme en anglais, à intervalles réguliers. En revanche, aucune production de Haute surveillance ou des Nègres[3] ne trouve sa place dans l’abondante théâtrographie de Brassard, l’un des plus prolifiques metteurs en scène de sa génération[4] dont il sera longtemps considéré comme le chef de file. Dans le cas des Nègres, on sait par des témoignages récents de sa part que le metteur en scène déclina, en 1985, l’invitation de monter la pièce faite par le directeur artistique du Théâtre du Nouveau Monde (TNM), Olivier Reichenbach, en invoquant le fait qu’il « n’en avait pas le droit[5] ». Quelques mois plus tard s’ouvrait le chantier des Paravents dans une salle de répétition du TNM. L’aventure dura près d’un an, ce qui à l’époque, encore plus qu’aujourd’hui, était une rareté.

Ce que disent par ailleurs les archives, c’est le rôle de Genet dans l’articulation des grandes mythologies dramatiques de Brassard. Pour reprendre le titre d’un spectacle-collage qu’il conçoit avec les étudiants de l’École nationale de théâtre du Canada en 1980, entre « Claudel et Tremblay » le metteur en scène trouvera chez Genet un espace de méditation (ou de médiation) et d’analyse, un lieu où reprendre, mais sur un mode autre que l’hystérie (Tremblay) ou la pure sublimation poétique (Claudel), son dialogue avec le sacré. Il est remarquable, si l’on suit cette piste, que les projets de monter Genet, comme les réalisations qui aboutissent à la scène, scandent toutes les périodes créatrices de l’oeuvre de Brassard, constituant une sorte de soubassement de l’édifice artistique patiemment construit auquel pourrait bien être liée une interrogation (ou une quête) autant personnelle qu’artistique. Dans une carrière où les spectacles se succèdent à un rythme endiablé (les années 1970 et 1980), Genet semble intervenir comme moment de respiration, si ce n’est une occasion, pour le metteur en scène, de prendre ses distances avec la famille du théâtre et avec Michel Tremblay en particulier dont il aura créé à la scène toutes les oeuvres jusqu’à leur « rupture » en 2005. Mais on y verra aussi le signe incontestable d’une volonté de changer la façon de faire de la mise en scène au Québec. C’est l’un des thèmes récurrents du journal de répétitions des Paravents où l’on entend constamment Brassard dire qu’il est « tanné de faire du théâtre comme ça… »

Et vogue le navire…

Revenons donc à ce document fascinant que son auteure qualifie d’Itinéraires…, sans doute pour faire allusion au caractère pratique de la démarche qui consiste à conserver la trace, pour les comédiens de la troupe en même temps que pour le metteur en scène, des discussions, des décisions, des pistes empruntées et abandonnées durant les répétitions. À l’époque, cette pratique du journal de bord n’était pas courante, même dans les théâtres institutionnels, alors qu’elle tend de nos jours à se généraliser et à générer d’autres formes et modes de production documentaire (archivage) du processus créateur. Malgré les ressources mises à sa disposition au CNA, Brassard n’y recourait pas fréquemment lui-même, si on se réfère à l’inventaire de son fonds d’archives, ce qui laisse penser que, pour Les paravents, le besoin de créer cette fonction de scripteur ou de mémoire vivante au sein de la troupe était motivé par l’ampleur du projet qu’il avait en tête. Il s’en explique d’ailleurs dans la deuxième partie du journal en précisant que, bien qu’ayant déjà pratiqué le théâtre de Genet et mené un exercice sur Les paravents avec les étudiants de l’ENT en 1982, ce projet de spectacle mettait à l’épreuve, en raison de sa durée et de sa distribution nombreuse, son mode de production et de création habituel. Faubert rapporte les propos du metteur en scène au moment de la reprise des répétitions au mois de novembre 1986 :

Il se lance : Les paravents, sa passion pour Jean Genet et parle longuement de son insatisfaction face au théâtre tel qu’on le pratique, s’incluant lui-même dans ce procès. Lui-même est-il un fabricant de spectacle ou un artiste ? Toutes les excuses qu’on a ne lui suffisent plus. Il veut faire du théâtre tel qu’il en rêve. Tendu, anxieux, il déclare que Les paravents sont pour lui l’occasion de concrétiser tous « ses chialages » des années passées. Son objectif : être dans un état extraordinaire. […] Pour l’instant, il sait ce que ça peut être et ce que ça ne doit pas être, c’est pourquoi il a la « chienne ». 

Il précise le pourquoi de ce journal de bord : un élan de mégalomanie, peut-être, mais aussi le besoin de parler du processus d’élaboration d’un spectacle. Cela se fait rarement et il ne reste que quelques traces éparses, dans un dossier de presse, du travail entrepris autour d’une oeuvre. Celui-ci servira de mémoire[6]

Le document se divise en quatre parties[7] correspondant chacune à une période de répétitions plus ou moins longues mais séparées entre elles par des temps d’inactivité lors desquels Claire Faubert est chargée de rédiger ledit journal de bord. Ces pages étaient alors envoyées à tous les comédiens avant le retour de l’équipe en salle pour la prochaine étape. Leur lecture montre clairement que le journal était l’objet de discussion pendant les répétitions et que son auteur sollicitait l’aide de ses collègues comédiens dans son effort de reconstitution des événements. À cet égard, on peut parler d’une véritable oeuvre collective. C’est le sens du préambule du premier opus, envoyé à l’équipe le 8 septembre 1986, et dans lequel est explicité l’enjeu du journal :

Cet ouvrage se veut avant tout un outil pour vous et pour ceux qui se joindront à l’équipe en novembre prochain. Sa diffusion s’arrête là pour le moment. Il se veut un moyen de se replonger dans l’océan des réflexions que soulève une telle pièce. Maintenant que nous avons mis les voiles, il ne nous reste qu’à arriver à bon port

« Chers co-équipiers », IJBR, 8 septembre 1986, i

Genèse de la création

Selon la génétique théâtrale, il est convenu de classer ce type d’ouvrage dans la catégorie des manuscrits de théâtre. Pour Jean-Marie Thomasseau[8] qui a fait l’exercice difficile mais nécessaire de formuler une typologie des documents que génère une production théâtrale, le choix du terme « manuscrit » intervient comme une notion générique pour identifier tous les documents textuels conservés dans les archives d’un spectacle et pour désigner l’origine littéraire de la création scénique. On se tromperait cependant en accusant Thomasseau d’entretenir ainsi une conception ancienne du théâtre puisqu’il ajoute aussitôt, et c’est là que le propos m’intéresse, que la propriété du manuscrit de théâtre est de mettre en évidence l’instabilité de tout texte destiné à la scène, un principe qu’il voit en opération, explique-t-il, aussi bien dans les expériences du théâtre de Boulevard au xixe siècle que dans celles, plus proches de nous, du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine ou des mises en scène des pièces de Beckett par l’auteur lui-même :

Le manuscrit de théâtre découvre d’emblée à l’observateur son caractère polymorphe, instable et erratique. Quant à la taxinomie proposée, à ce moment de l’analyse, elle reste indicative et approximative. Dans un premier temps, l’atomisation des manuscrits de théâtre en au moins treize catégories désacralise le rôle de l’auteur ou du moins le relativise. L’intérêt se reporte tout entier sur une oeuvre qui, arrivée ou non à représentation, après l’impulsion initiale donnée par un ou plusieurs auteurs puis relayée par divers créateurs, demeure en mouvement, suscite elle-même, sans jamais être altérée par le jeu énergétique des écritures, les conditions de ses possibles re-créations[9].

Des enjeux similaires (instabilité du texte, rôle de l’auteur) se dessinent très clairement au sein de l’équipe réunie pour la production des Paravents et dont témoigne bien le journal de Brassard et Faubert. Au-delà de certaines considérations historiques qui nous éloigneraient forcément de notre objet, on voit bien que le travail intensif d’interprétation effectué par le metteur en scène sur le texte de Genet ne relève aucunement de la vénération que l’on voue généralement aux oeuvres canoniques. Pour Brassard, mettre en scène, en 1986, ne signifie pas chercher dans le texte le sens que son auteur y aurait une fois pour toutes déposé. L’intérêt du journal est d’ailleurs de faire comprendre, tout en montrant cette logique à l’oeuvre, que la signification de celui-ci ne va pas de soi pour l’ensemble des membres de l’équipe composée d’acteurs de tous âges. Le metteur en scène lutte constamment contre la tentation des uns et des autres d’arrimer le travail quotidien d’interprétation à une vision unique du texte. Il le fait en refusant d’être lui-même la source de cette vision et la caution d’un savoir préétabli sur le théâtre de Genet[10] dont les comédiens n’auraient ensuite qu’à traduire l’intention au moyen de la parole et du geste. Ses efforts, curieusement, semblent aller dans le sens de faire constamment échec à la volonté des acteurs de fixer leur personnage dans une image et un style, un piège dans lequel les personnages eux-mêmes, selon lui, se laissent prendre :

Andrée Lachapelle pose la question du message de la pièce, de ce que veut en faire ou dire le metteur en scène : Brassard hésite, dit ne pas savoir puis se lance : faire éclater le cul-de-sac qu’est le christianisme : ce besoin de l’image, de se fixer dans une image conforme. Tout ça renvoie à notre besoin de la fixité, de la sécurité des images : nous avons peur de l’insécurité. Warda veut fixer son image et les autres aussi […]. On assiste à la même chose au théâtre : une fois le succès de la première obtenu, on fixe la représentation, on arrête de chercher…

IJBR, 19 août 1986, 25

Dans cet esprit, on ne s’étonne guère d’apprendre que Brassard remet sans cesse en question sa propre lecture du texte, renvoyant les acteurs à leur responsabilité herméneutique qui fonde, au fil des répétitions, l’acte collectif de création. L’instabilité du texte passe enfin par le travail que le metteur en scène effectue sur sa matière même à différentes échelles : coupures et réécritures de plusieurs répliques ; élimination ou réagencement de tableaux. Tout y passe : de la structure d’ensemble aux éléments phoniques de l’écriture genétienne ; toute matière devient sujette à interprétation et à invention. Si, dès le départ, le texte des Paravents posait un défi de production par sa complexité, et par les moyens techniques et artistiques qu’il mobilise, on en conclut, en lisant ce journal, que Brassard n’a pas voulu réduire, avant l’entrée en salle, l’horizon de ses possibilités. Il avouera lui-même, à la suite de la première, que la mise en scène est parfois l’art de l’incompréhension[11]. Cette maxime est à entendre ici non comme une incapacité, mais davantage comme un geste éthique de résistance.

On aura compris que mon propos n’est pas de faire apparaître les grands principes qui ont guidé l’élaboration de ce spectacle et qui ont par la suite orienté ou motivé les réactions du public et de la critique. En ce sens, l’analyse de la représentation elle-même et celle de sa réception n’offrent pas d’alternative à qui veut explorer les significations d’une oeuvre scénique telle qu’elle se présente à la sensibilité des spectateurs. La plongée dans les archives ouvre d’autres voies à la compréhension du phénomène théâtral, voies qui pointent en direction d’une expérience à laquelle le spectateur n’a pas accès, mais qui n’en constitue pas moins une donnée essentielle de sa signification.

La communauté des Paravents

Plus que de fournir à l’exégète des pistes d’analyse, le journal de bord tenu par Claire Faubert informe, à vrai dire, sur les attitudes, dispositions et prédispositions des acteurs, sur les dynamiques internes à l’oeuvre au sein du collectif théâtral, sur les contraintes objectives et institutionnelles qui agissent sur le déroulement d’un projet de création. Bref, dans ce journal, l’attention est orientée vers les conditions qui rendent possible, dans un contexte donné, ce qu’on a appelé jusqu’à maintenant un travail d’interprétation.

Une interrogation préalable s’impose à la lecture des premières pages du journal des Paravents. Comment lire ce document ? Comment surtout ne pas en faire une lecture erronée ? La tentation, contre laquelle la génétique cherche à nous prémunir, consiste à considérer l’archive dans un rapport de transparence au phénomène dont elle fournit la trace. Aussi neutre soit-elle en apparence (par exemple, une fiche d’état civil ou un relevé des recettes au guichet), l’archive n’existe qu’à partir du moment où elle est précédée d’une interrogation. Dans le cas qui nous occupe, le journal ne saurait apporter la solution à la question que les acteurs se posaient eux-mêmes lors de ces longues semaines de répétitions, à savoir « comment jouer Les paravents ? » Mais on pourra, en revanche, se demander, avec le recul du temps, en quoi cette même question a pu fonder ou instituer le travail de ce groupe d’individus, réunis dans un lieu précis, autour de ce metteur en scène qui tente justement de manoeuvrer à travers les méandres d’un texte.

Formulé de la sorte, le récit de l’expérience vécue dans la salle de répétitions s’éclaire sous un nouveau jour : il met notamment en perspective le fait que ce qui se passe en ce lieu semble réglé par une forme d’institution sociale possédant ses règles, conventions et procédures propres, assignant des rôles à ses participants et programmant un certain nombre d’opérations dont celles évidemment qui découlent de la nécessité d’interpréter. Des exemples existent ailleurs qui permettent de mieux comprendre ce qui a lieu dans le cadre théâtral. On se souviendra, pour les fins de la démonstration, de la fable théorique de Stanley Fish, le célèbre critique américain, par laquelle il décrit la façon dont les « communautés interprétatives » fabriquent le sens des oeuvres en même temps qu’elles les produisent[12]. Fish y fait valoir qu’un texte n’est rien sans l’action d’une collectivité qui s’en saisit pour se constituer elle-même au moyen de ce qu’il convient d’appeler son oeuvre d’interprétation. Cette thèse avait suscité d’amples débats et controverses en 1980 au moment de la publication de Is There a Text in This Class ?[13], notamment parce qu’elle consacrait l’effondrement de deux mythes, celui de l’auteur comme garant du sens du texte et celui du lecteur autonome libre de soumettre le texte aux lois de sa subjectivité[14]. C’est précisément ce qui transparaît dans le journal de bord des Paravents. Au sein de la troupe de Brassard a lieu une activité d’interprétation qui, tout en s’émancipant du principe d’autorité ou de préséance, incarné autrefois par les figures de l’auteur et du metteur en scène (comme dépositaires du sens premier du texte), se présente davantage comme l’expression d’une série de contraintes ou de déterminations qui agissent collectivement sur les consciences des acteurs participants.

Je ramènerai cela à mon propos initial sur l’histoire. Ce que Brassard, dans de nombreuses pages du journal, identifie lui-même comme le moment « historique » des Paravents paraît être lié justement à cette situation, à cet environnement social, intellectuel, culturel et institutionnel qui entoure le travail de la troupe et qui contribue à modifier les attitudes et les manières de penser, à bousculer les façons de faire. Lui-même énonce, à plusieurs reprises, sa volonté de travailler autrement, de redéfinir son propre rôle dans la communauté du théâtre. On ne s’étonne pas de constater, à la lecture du journal de Claire Faubert, que l’un des effets de cette méditation collective sur les conditions de la création s’incarne dans la métaphore théâtrale qui traverse le spectacle des Paravents. Avec Brassard, le bordel de Warda prend la forme d’un théâtre où l’ordre des choses est bouleversé et où l’on joue à faire la révolution comme dans une parade (carnavalesque). Qui connaît la trajectoire ultérieure du metteur en scène et certains des spectacles qui ont marqué les années suivant son départ du CNA[15] sait que ce motif occupe une place centrale dans l’oeuvre. Sans doute est-ce une des retombées tangibles de sa longue fréquentation de Genet, mais on y verra également son souci de repenser de l’intérieur les modèles en vigueur dans son milieu, de remettre en cause surtout les conditions collectives du travail d’interprétation dont le théâtre, tel un laboratoire, s’offre comme un moment privilégié de cristallisation.

Autre illustration de l’influence du contexte sur le déroulement des répétitions : dans ces longs mois où se poursuit le laboratoire des Paravents, d’abord à Montréal puis à Ottawa, il est très peu question de politique, et encore moins d’actualité, au sein de la troupe. Alors que l’oeuvre elle-même invitait tout naturellement à engager la discussion sur ce terrain, Brassard redouble d’effort pour que la politique ne vienne pas « contaminer » le travail avec les comédiens. Il y a bien, ici et là, quelques évocations de la guerre d’Algérie, mais l’on sent les hésitations de sa part à s’aventurer de ce côté. Nulle manifestation non plus d’un désir d’actualisation de la pièce, ni de tentative pour rapprocher les personnages du contexte québécois. Du journal de Faubert se dégage globalement l’impression que les répétitions se déroulent ainsi à l’abri du monde et de ses soubresauts. Mais il se peut aussi que cela ait été une contrainte imposée par le metteur en scène. Le travail de mémorisation comporte à cet égard une fonction sélective : le but du journal de création, au-delà de l’archive qu’il constitue pour la postérité, est de tracer un sentier, de baliser une route au bénéfice immédiat du groupe des acteurs. Le journal oriente en ce sens le travail en cours en confirmant des choix, en donnant à lire, et ce, à intervalle régulier, la trajectoire de chaque personnage au regard du récit global que construit progressivement la mise en scène. Preuve qu’il y a bel et bien une communauté à l’oeuvre fondée sur la délibération et l’obligation éthique de faire des choix collectifs. Une communauté, pour tout dire, qui ne s’occupe pas de politique, mais qui n’en est pas moins politique, si l’on entend par ce terme que les individus qui la composent existent à travers des enjeux externes à leur propre devenir et que ceux-ci définissent la nature même de leur engagement.

Un théâtre en quête de tradition

Quels sont ces enjeux ? Là encore, le journal des Paravents revêt un réel intérêt historique pour qui est attentif à ce qui se trame derrière le travail de réglage des tableaux, les opérations de réécriture et les impératifs liés à la production du spectacle. Dans le déroulement quotidien des répétitions, acteurs et metteur en scène se livrent tour à tour à des exercices et à des échanges, disait-on au départ, pour s’approprier un texte, le mettre à leur main, à leur corps et à leur voix ; bref pour en incarner toutes les dimensions sur scène. Au fil des propos relayés par Claire Faubert, on comprend bien qu’à cet égard la troupe se sent démunie, inapte même, devant la complexité dramaturgique de la pièce. À maintes reprises s’exprime la nécessité qu’il faudra trouver ailleurs que dans les façons de faire habituelles les solutions aux difficultés qui se présentent.

Dès les premiers jours, voulant inspirer à l’équipe le projet esthétique qui l’habite, Brassard propose de visionner un document vidéo montrant une production de Médée créée au Japon. La séance de visionnement plonge la troupe dans un état d’excitation extrême en même temps qu’elle provoque chez plusieurs de l’inquiétude et un sentiment de perplexité quant aux moyens à prendre pour soutenir l’exigence artistique qui sous-tend la proposition de Brassard. Les extraits suivants du journal rendent bien compte de la tension que cela génère entre les comédiens et le metteur en scène. Mais ils apparaissent également symptomatiques des interrogations que véhicule le texte de Genet en regard des pratiques théâtrales québécoises :

Nous visionnons « Médée » présenté par une troupe d’acteurs japonais.

Après la projection, une grande émotion règne dans la salle de répétitions : nous avons vu l’art théâtral poussé à la perfection. Malgré certaines réticences face aux choix musicaux et à certains effets de caméra, nous sommes d’emblée conquis par l’interprétation.

Qu’avons-nous retenu ?

- pas de gestes quotidiens ou très peu

- pas de ton naturel mais pas non plus le ronron du Vieux théâtre qui en devenait complaisant.

- la démesure exprimée : est-ce nécessaire de tout comprendre (du texte des Paravents) avant d’y arriver ?

- une fois sur les « kékannes[16] », peut-être arriverons-nous à atteindre cette grandeur : cela demeure un artifice si le feu ne brûle pas de l’intérieur. Brassard indique qu’à côté de cette grandeur, il y aura aussi du slapstick, du clownesque… Dépasser même celui de Latulipe. Faisant un bref rappel historique, le metteur en scène se demande si en rejetant le style grandiloquent à la Rozet pour ramener les choses à notre portée nous n’avons pas jeté « le bébé avec l’eau du bain » ? La télévision aussi est responsable de ce rétrécissement. Brassard, impérieux, dicte : « C’est ça (que nous venons de voir) que je veux », sans qu’il y ait d’excuses ou d’explications de notre part — il faut y aller, donc essayer. Si nous n’atteignons pas cette qualité, c’est pas la peine de continuer et de penser que nous sommes des artistes. Brassard rêve de faire de l’art, pas en artisan mais en homme inspiré.

IJBR, 19 août 1986, 24

Comment lire ce passage du journal ? Très clairement, entre l’ambition de Brassard de « faire de l’art » et les allusions au jeu clownesque et au théâtre des Variétés de Gilles Latulipe, le texte de Faubert semble pointer en direction d’un vide, pour ne pas dire d’un abîme esthétique, celui qu’aurait progressivement creusé l’abandon, dans les années 1960 et 1970, d’un certain style de jeu à la (François) Rozet[17] par la génération du « nouveau théâtre québécois ». Cet abandon ou ce rejet laisse aux comédiens des années 1980 l’impression d’être orphelins d’une tradition de jeu sans laquelle plusieurs se sentent incapables de se mesurer à l’édifice complexe des Paravents.

La question de savoir comment jouer cette pièce, soulevée précédemment, prend ici tout son sens, sinon un autre sens, en ce qu’elle souligne le moment historique de cette production qui intervient dans un contexte où le théâtre québécois, depuis le tournant des années 1980, réoriente une partie de son projet en explorant de nouveaux territoires dramaturgiques et scéniques. La démarche de Brassard, qui a joué un rôle crucial dans l’essor du théâtre québécois, participe de ce mouvement qui va contribuer notamment à renouveler le répertoire joué sur les scènes montréalaises. Qu’est-ce à dire pour lui et les comédiens ? Mettre en scène Genet, en 1986-1987, oblige en quelque sorte à mesurer la distance qui s’est installée entre cette oeuvre et d’autres de la même stature et la pratique québécoise du théâtre, celle qui s’est définie au fil des deux dernières décennies en symbiose avec une dramaturgie nationale et en phase avec la culture ambiante. C’est le sens premier de la réaction des comédiens au visionnement de la Médée japonaise. Au-delà de la perplexité et de l’inquiétude, le journal met en évidence la confusion dans laquelle se trouve l’équipe entière devant les exigences multiples de la pièce jouant sur plusieurs niveaux, commandant à la fois une approche tragique de l’action dramatique et une conception populaire du spectacle.

Ce thème du populaire reviendra d’ailleurs plus d’une fois, d’une part pour rassurer tout le monde sur l’intention de travailler « pour le public » et non pour le plaisir de quelques initiés, et d’autre part pour indiquer la perspective de certaines décisions esthétiques de Brassard. Le populaire renvoie ici aux références directes de Genet à l’art du clown et à l’allusion au slapstick et (plus loin) au cinéma américain. Mais il désigne également l’horizon impossible d’un spectacle à travers lequel le metteur en scène a vraisemblablement cherché à faire la synthèse (tout en voulant la dépasser) de son propre vocabulaire scénique, et des techniques qu’il aura contribué à transmettre et à instituer lui-même en tant que metteur en scène et formateur à l’École nationale de théâtre du Canada.

Jean Genet entre passé et avenir du théâtre québécois

Comment faire appel à une tradition sans une pensée de la tradition ? Tel semble être le dilemme de la troupe de Brassard. Le journal de Claire Faubert met en effet en lumière, plus que nul autre document d’archives, la question cruciale de la transmission et de la diffusion des pratiques et des savoirs du théâtre. Mais cette question n’est pas simple à résoudre étant donné qu’elle en recouvre une autre qui est celle de la modernité et dont on a été habitué à croire qu’elle nous avait dispensés de la nécessité de transmettre. Pour l’histoire du théâtre, cela pose toutes sortes de difficultés, la principale étant de savoir comment percevoir ces phénomènes alors que les acteurs (de l’histoire) eux-mêmes ont rayé certains mots de leur vocabulaire. Le journal des Paravents offre un début de solution à l’historien en lui fournissant un matériau stabilisé (une archive textuelle), qui donne accès aux multiples opérations par lesquelles un corpus de pratiques et de savoir-faire (définition minimale de la tradition) agit sur la collectivité et comment celle-ci, à son tour, travaille à les réactiver, les réinvestir, les réinventer. En rendant compte de ce qui se passe dans la salle de répétitions, ce document parle des enjeux liés à la transmission de savoirs, mais aussi d’attitudes, de conventions, des modèles et des valeurs (esthétiques et culturelles) en les situant à l’échelle de leur performativité. La tradition n’apparaît plus, de ce point de vue, comme le résultat d’un décret d’autorité diffusé sous forme d’édit ou de déclaration dogmatique (art poétique, théorie, manifeste, etc.), mais bien comme une matière/mémoire vive sans cesse refaçonnée et réinvestie par les individus et les groupes qui en font usage.

C’est dire, en terminant, que le journal de création (ou tout autre instrument d’archivage similaire), entendu cette fois dans sa fonction mémorielle, apparaît inextricablement lié au développement d’une tradition ainsi qu’à la conscience que les individus manifestent de s’inscrire dans son sillage. Dans le cas du collectif réuni autour de Brassard, on sent bien que la présence et la circulation du journal rédigé par Claire Faubert (sans oublier sa personne elle-même au sein de la distribution) aiguisent fortement cette conscience des acteurs et du metteur en scène vis-à-vis des moyens à prendre ou à inventer pour jouer Les paravents. Comment jouer ce texte protéiforme, baroque, excessif, alors que la pratique courante de la scène au Québec ne les y préparait pas, pas plus d’ailleurs que la formation reçue à l’école ? Le sentiment d’impuissance ressenti à plusieurs reprises et répercuté dans certains échanges retranscrits par Faubert n’est, à cet égard, pas moins révélateur que la prise de conscience par chaque individu d’être à un point de jonction historique. Y a-t-il, se demande-t-on collectivement, des voies de passages, des médiations possibles entre le théâtre québécois de 1986 et le théâtre de Genet, entre l’expérience de jeu réaliste et psychologique et celle, plus distanciée, de l’auteur des Bonnes et pour laquelle ni Brecht ni Grotowski (points de repère importants pour de nombreux acteurs dans cette distribution) ne sauraient non plus constituer une solution ? Sans aller jusqu’à parler d’impasse, tout indique en effet que le groupe d’acteurs réunis autour de Brassard se retrouve devant une difficulté qui commande des solutions inédites. Le journal apparaît comme l’une de ces solutions en ce qu’il témoigne d’une vision qui refuse de sacrifier la mémoire de l’expérience théâtrale, et sa nécessaire remise en cause, sur l’autel de l’oeuvre en train de se faire.