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L’émergence des littératures africaines a été marquée par des figures masculines fortes et des oeuvres signées pour la plupart par des hommes qui mettaient en scène des situations et un quotidien influencés par des pratiques masculines. L’observation critique de ce quotidien, sous la plume de plus en plus remarquée de femmes écrivaines depuis les années 70 du siècle dernier, permet de comprendre la complexité et les interconnexions entre la figure de la femme et celle de l’homme, mais aussi de passer outre l’effet d’évidence inéluctable qui s’est greffé à la figure de l’homme et du père comme foyers de discours et pôle de pouvoir[2].

Le roman africain francophone a été porté par la conscience d’une double rupture – celle liée à la fois à la pratique artistique en tant que telle et à l’usage de la langue étrangère – qu’il illustre de manière critique et complexe par la récurrence de plusieurs problématiques : les enjeux du colonial et du postcolonial, la définition même du sujet africain et sa place dans un monde qui se pense désormais globalement, etc. Toutes ces questions se posent notamment à travers la figure des hommes et des pères.

Cette réflexion portera sur la figure du père principalement dans les romans d’auteurs de l’Afrique subsaharienne. Nous verrons dans un premier temps la présence dominante de la figure paternelle sous le régime colonial. Cette première partie permettra de mettre en évidence le fait paradoxal que le père dominant se trouve être à son tour victime de la violence et de la domination propres au système colonial. Le clivage entre l’autorité et le respect dont il jouit (dans la sphère privée) et la soumission du père face au Blanc (l’autre Père dans la sphère publique) permettra dès lors de montrer les problèmes liés à la posture des pères. Nous verrons également que cette posture ambivalente aura pour conséquence ultime le sacrifice de leurs fils, qui eux se battront pour s’affranchir du joug colonial. Nous ferons ensuite le constat selon lequel les pères, figures fortes sur une certaine scène, sont présents dans les oeuvres littéraires pour faire l’histoire et en devenir les victimes de plus en plus désillusionnées. Cette désillusion sera le lot de ces fils porteurs de la lutte anticoloniale. Enfin, l’analyse de quelques oeuvres contemporaines fera ressortir la disqualification des pères de certaines sphères traditionnelles de légitimité. À partir de ce changement émerge une nouvelle figure des pères : ils deviennent de nouveaux sujets émetteurs de signes et témoins des violences dont ils sont aussi bien les auteurs que les victimes.

Filles-mères et Hommes-pères : la figure du père sous la plume des écrivaines africaines

Ramatoulaye, la protagoniste de l’un des romans les plus cités dans l’écriture des femmes en Afrique subsaharienne, partage la réflexion suivante avec son amie et confidente pendant le temps de son deuil à la suite de la mort de son mari : « Et dire que j’ai aimé passionnément cet homme, dire que je lui ai consacré trente ans de ma vie, dire que j’ai porté douze fois son enfant[3]. » Le ton acrimonieux de ces propos fait suite au constat que le père des douze enfants qu’elle a portés en trente ans de mariage avait, à un certain moment de leur vie commune, décidé d’abandonner Ramatoulaye et ses enfants – « mes enfants et moi[4] », dira cette dernière – pour épouser une femme plus jeune. Un tour d’horizon de l’écriture des femmes/mères sur les pères depuis cette génération des années 1970 montre que ceux-ci font figure d’acteurs négatifs, porteurs d’un système centré sur une paternité synonyme d’autorité et de prestige, mais qui se déploie sous la forme d’une instrumentalisation de la femme/mère.

Sous la plume de la célèbre Calixthe Beyala, les juxtapositions « femme-fillette », « enfant-parent » dans le récit que la protagoniste Tanga fait à Anna Claude, donnent une bonne mesure de la violence que subit la génération des filles sous le pouvoir abusif de l’homme-père. Ces juxtapositions sont, dans ce cas, le signe de la violence masculine faite aux femmes, violence qui, à un moment ou à un autre, doit passer par la possession du corps, d’une part, et de la maternité, d’autre part. La narratrice de Beyala conclut au bout du récit des horreurs qui ont volé à l’enfant son innocence et ses rêves :

Ainsi de l’homme mon père, qui plus tard, non content de ramener ses maîtresses chez nous, de les tripoter sous l’oeil dégoûté de ma mère, m’écartèlera au printemps de mes douze ans, ainsi de cet homme, mon père qui m’engrossera et empoisonnera l’enfant, notre enfant, son petit-fils, cet homme ne s’apercevra jamais de ma souffrance et pourtant cette souffrance a duré jusqu’au jour de sa mort, jusqu’au jour de ma mort[5].

Derrière la figure de la femme-fillette, de l’enfant-parent et de la mère pointe celle dévastatrice de l’homme-père qui, dans l’assouvissement de ses passions, tue deux fois : son petit-fils né de l’inceste et sa fille à qui il vole l’innocence et la pureté.

Cet homme-père apparaît comme le paradigme transgénérationnel par lequel la violence pénètre la fille, la femme et fait d’elle une mère marginalisée et prédatrice qui dévorera à son tour sa fille, se faisant ainsi la courroie de transmission d’une violence dont elle est elle-même la victime[6]. Dans le roman de Beyala, cette chaîne de souffrance trouve son premier maillon dans la vie de la grand-mère de la narratrice nommée Kadjaba, elle-même porteuse d’une grossesse dont l’auteur demeure mystérieux. Kadjaba est stigmatisée au point de mettre seule au monde la mère de Tanga et de s’emmurer dans une rupture irrémédiable avec la maternité. Concomitant avec la figure de la grand-mère stigmatisée par le système social, abandonnée par le mystérieux père de sa fille, se trouve dans l’ombre du récit un homme-père, sans nom et sans récit autre que celui d’avoir possédé un corps de femme couchée sous un arbre.

Après cette figure de la grand-mère Kadjaba vient, dans la chaîne des souffrances, le maillon de la mère de Tanga, elle aussi marquée par un autre homme-père dont le récit, en se déployant à l’ombre de celui des femmes dont il a brisé la vie, se formule comme un calque fidèle d’un homme-père d’une autre génération, le grand-père inconnu de Tanga, sans nom et sans âge : ce parallèle est possible parce que l’histoire du père de Tanga le montre sous les traits de ces hommes qui traversent invariablement le temps dans les récits de femmes qu’ils brisent et violentent.

Le dernier maillon de cette chaîne est naturellement Tanga. Ce qu’elle résume de la vie de sa mère est le tracé d’une violence faite aux femmes, mais en même temps celui d’une figure d’hommes-pères qui se reproduit et écrit durablement son verbe de violence et de mort sur le corps et la conscience des femmes dont elle se saisit :

Ainsi de la femme ma mère, qui acceptera ces femmes qui envahiront son lit, les accueillera et tissera autour d’elles la présence de l’épouse bafouée, cette femme ma mère qui toussera discrètement dans ses pagnes quand elle me verra enfanter l’enfant des oeuvres de son homme, la femme ma mère qui haïra sans geste son homme et pour conjurer la malédiction et la honte embobinera tout le monde avec l’éternel conte de l’enfant venu on ne sait d’où, de la gamine perverse, cette femme, ma mère, ne voyait pas l’arbre endeuillé que j’étais, l’arbre dressé dans la nuit, elle n’entendait plus, la femme ma mère dormait[7].

Les oeuvres puissantes d’auteures comme Bâ et Beyala[8] ont permis de nourrir le discours féministe de plusieurs réflexions. Cependant ces oeuvres écrivent la figure du père dans ce qu’on pourrait appeler l’angle mort de leurs préoccupations, tant celle-ci demeure, de manière sous-jacente ou explicite, l’élément fondateur des violences historiques qu’elles pointent. Il est donc important que l’analyse de la figure du père passe par une relecture des oeuvres traitant de la figure de la femme. Il en ressort un profil qui évolue. Cette évolution qui ajoute à la complexité de la figure du père dans les oeuvres d’écrivaines de l’Afrique subsaharienne se voit bien dans le roman de Tanella Boni, Matins de couvre-feu. [9]

La complexité de la figure du père s’illustre dans ce roman par un brouillage des catégories dichotomiques dans lesquelles on pourrait enfermer les figures de l’homme-père et de la femme-mère, du fait de la polarisation qu’autorisent des oeuvres comme Tu t’appelleras Tanga. Ce brouillage des catégories permet de voir une figure du père dans un contexte de violence vécue par le sujet féminin en réclusion. Le portrait du père est par conséquent le fait d’un récit second, mais explicite, contrairement à celui implicite du grand-père de Tanga. Cet important récit de second degré installe le décor et joue une fonction cardinale dans les péripéties que vivent les sujets féminins dans Matins de couvre-feu. Il faut alors être attentif à deux formules de la paternité dans le roman. La première en est une par défaut, dans un contexte social où la paternité comme valeur contraint les sujets dans des rôles et des parcours inflexibles, le non-devenir père reste opératoire et fonctionnel, c’est-à-dire sans conséquence majeure pour l’homme : il est le vecteur d’une violence contre la femme jugée a priori coupable de stérilité, donc aussi coupable de la non-réalisation du potentiel de ces pères en puissance que sont les hommes mariés mais sans enfants. C’est le cas d’Énée, le frère de la narratrice, et mari de sa confidente.

La deuxième formule des pères dans le roman de Boni est celle du héros qui se positionne contre les violences postcoloniales dans un pays à la dérive. Dans ce contexte, le père confie sa fille unique, orpheline de mère depuis longtemps, à un coopérant grec venu faire des recherches en sociologie en Afrique. La fille se retrouvera en Grèce, mais avec, gravé dans sa mémoire, un récit de violence et de traces identitaires marquées par les ruptures et une conscience aiguë de la différence qu’elle représente. Son père est nécrologue dans un pays où on ne compte plus les morts et dans lequel une minorité sanguinaire et assoiffée de pouvoir use de toutes sortes de violences pour contrôler et faire taire les sujets jugés récalcitrants. C’est l’enquête sur la disparition tragique de son épouse qui le mettra sur la trace de l’exécution sommaire de plusieurs dizaines d’opposants au régime. Cette enquête, à laquelle s’est associée la narratrice, finit abruptement avec l’arrestation et l’assignation à résidence de cette dernière, tandis que le nécrologue disparaît mystérieusement, suivant les procédures habituelles du régime.

C’est à dessein que ce premier parcours se clôt sur la figure du père avec le roman de Tanella Boni, également plus récent dans le temps. Ce parcours apparaît essentiel, parce qu’il ouvre la réflexion par les voix et les oeuvres de femmes mettant en scène des mères, et plus ou moins explicitement, des pères, à travers les fonctions qu’ils ont assumées en tant que figures normatives et autoritaires. Dans les oeuvres de ces écrivaines de l’Afrique subsaharienne, la figure du père se décline suivant deux modalités essentiellement : d’une part, c’est une figure prédatrice et insouciante de la femme-objet dont la maternité est une conséquence non souhaitée ; c’est une figure transgénérationnelle et paradigmatique, qui pérennise le statut de la femme exploitée sur une longue période qui ne connaît de changement majeur que dans le contexte des violences postcoloniales. On ne peut faire ce constat sans souligner le paradoxe dans lequel s’enferme cette figure du père prédateur qui, pendant qu’il instrumentalise et la femme et la fille par le fait d’une violence structurelle et très efficace, est lui-même, à l’époque coloniale, une victime du système. D’autre part, la deuxième modalité de la figure du père qui apparaît dans les romans de ces écrivaines est celle du père martyr ; il s’expose et expose sa vie à la violence meurtrière du système pour sauver sa fille et savoir ce qu’est devenue la mère de celle-ci. Contrairement à la formule de l’homme-père qui instrumentalise à ses fins propres la fille-femme et mère, le père martyr s’expose au danger, protège la fille et se sacrifie pour la mère. Il n’apparaît cependant pas seul dans l’univers romanesque. Il partage l’espace du père avec un autre type d’homme-père, qui fonctionne davantage sur le plan axiologique, à l’échelle des valeurs collectives, que sur le plan individuel et particulier. Son propre est donc justement de ne pas exister en tant que tel, du fait de la stérilité, collectivement diagnostiquée comme le fait de la femme. Cette figure du père en puissance se retrouve aussi dans des oeuvres d’auteurs masculins.

On voit que la figure du père n’est pas synonyme de responsabilité constructive, mais qu’elle résiste également à des catégorisations simplistes, comme le signalent déjà les oeuvres des femmes présentées plus haut. Nous constatons plutôt qu’elle donne lieu à des dynamiques complexes, ambivalentes parce qu’elles mettent justement en évidence l’inconfort qui habite les hommes-pères. Ces hommes-pères ne sont pas seulement des figures d’autorité, mais ils sont eux-mêmes dominés parfois et, dans ce contexte, ils vivent des quêtes de soi en deçà de la paternité et de la maternité intrinsèquement liées à leur condition. Ce sont ces postures marquées par une forme de phallocentrisme et de fuite d’une part, et d’autre part, par les contradictions issues de la domination (post)coloniale qu’il convient d’interroger.

Figure du père en régime colonial

Les romans classiques qui ont marqué l’histoire des littératures africaines subsahariennes rendent possible une lecture de la figure du père sous plusieurs facettes qui permettent de comprendre à quel point le traitement de cette figure devient un fonds commun aux écritures postcoloniales, qu’elles soient issues de la plume de femmes ou d’hommes africains.

Derrière l’équilibre père-mère, les connivences pères-fils

Une première facette de la figure du père dans le roman classique africain peut se voir dans le célèbre roman L’enfant noir de Camara Laye. La structuration sécurisante de l’espace dans ce roman où enfance rime avec innocence passe par la proximité réelle et symbolique des parents et de l’enfant :

J’étais enfant et je jouais près de la case de mon père. Quel âge avais-je en ce temps-là ? Je ne me rappelle pas exactement. Je devais être très jeune encore : cinq ans, six ans peut-être. Ma mère était dans l’atelier, près de mon père, et leurs voix me parvenaient, rassurantes, tranquilles, mêlées à celles des clients de la forge et au bruit de l’enclume. Brusquement j’avais interrompu de jouer, l’attention, toute mon attention, captée par un serpent qui rampait autour de la case[10].

Cette scène du début du roman de Laye étend sur l’univers de toute l’oeuvre une atmosphère de paix et d’insouciance liée à une configuration particulière de l’espace et de ce qu’elle communique finalement à l’enfant[11]. Les acteurs qui apparaissent dans ce décor semblant venir d’un autre monde, dans lequel les enfants côtoient le danger sans en pâtir, sont le fils, le père, la mère et les apprentis. Dans cet univers rassurant, la distribution symbolique des lieux est clairement en faveur du père : c’est « près de la case de [son] père » que l’enfant jouait, et même si ce sont les voix « rassurantes » et « tranquilles » de ses deux parents qu’il entendait à proximité, celles-ci lui parvenaient d’un espace éminemment propre au père, la forge, lieu de la profession et de la réalisation de soi du père qui n’a pas eu la même chance que ses frères, les oncles du protagoniste, d’aller à l’école du Blanc[12]. Le monde de « l’enfant noir » est harmonieux, équilibré, non par une égale distribution du pouvoir décisionnel entre père et mère, mais par un équilibre dans lequel chacun tient sa place. Mais dans les moments cruciaux, la parfaite constellation du début du roman – l’harmonie des voix et le bloc rassurant que forment père et mère – se défait pour donner lieu à une complicité entre fils et père[13] face à une mère déraisonnable qui tarde à comprendre que le sort de son fils se joue désormais dans une sphère de pouvoir qui lui échappe complètement. Cette sphère du pouvoir est celle des hommes et des parcours qui deviendront l’itinéraire typique de l’intellectuel colonisé.

La fin du roman de Camara Laye peut se lire justement en opposition au début. Il est très éloquent que l’harmonie initiale soit rompue à la fin, lorsque les mêmes acteurs sont à nouveau sur la scène, mais dans une distribution de rôles et une constellation tout à fait opposées à celles de l’incipit. Après leur conciliabule nocturne, le tandem père-fils se dirige vers la mère – qui ne se trouve plus dans l’atelier avec le père, mais dans un secteur à elle, l’espace culinaire où elle est justement en train de préparer le repas du soir – pour la soumettre à l’ordre nuitamment convenu des choses : le départ de son fils pour la France.

Ainsi, derrière cette écriture de l’Afrique des « enfants noirs », heureux et protégés par la proximité des parents, dans laquelle l’ordre se maintient malgré le désaccord des mères, s’écrit dans des romans comme celui de Camara Laye[14] une figure du père qui reste le pivot du pouvoir ; cette figure est la roue qui permet au système traditionnel de tourner et de tout tenir en place, et celle dont le consentement, pour un temps, est nécessaire au déploiement du système colonial. Devant ce parcours des fils qu’autorisent les pères, nous voyons que même eux finissent par comprendre qu’ils sont pris dans un engrenage au déploiement duquel ils ont consenti, à un certain moment, contre les femmes et les mères. Le drame colonial les relègue, par la violence, au statut de sujets de second rang.

Déplacement du pouvoir et infantilisation coloniale des pères

Dans un autre classique des lettres africaines, Ferdinand Oyono illustre bien ce changement de paradigme dans la figuration des pères. Ce changement est d’une double nature. La première intervient entre les pères et les fils. Les premiers sacrifient les seconds au système colonial. Le protagoniste du texte d’Oyono, Meka, reçoit une décoration lors des célébrations du 14 juillet pour avoir donné ses terres au colonisateur et ses fils à la France, afin qu’ils participent à la guerre mondiale[15]. Ce sacrifice des fils est le fait de la crédulité et de la coopération forcée obtenue du colonisé par le colonisateur. La médaille en est la récompense dérisoire et la cérémonie pendant laquelle le père dupé la reçoit devient le moment d’une prise de conscience aussi bien pour lui que pour la mère des fils sacrifiés :

– Moi, je dis qu’on aurait mieux fait de l’habiller de médailles ! avait lancé une mauvaise langue. Cela aurait été un peu plus juste ! Il a bien perdu ses terres et ses fils pour ça…

C’était la fausse note qui avait douché l’enthousiasme de Kelara [la femme de Meka]. Elle comprit que sa douleur était encore vivace et que rien ne la consolerait de la perte de ses deux fils. Elle dénoua son foulard et se l’enfonça dans la bouche pour ne pas crier. […] Une femme lui prit les épaules. Kelara se mit à pleurer de toutes ses larmes sur l’épaule de la femme qui se mit à pleurer avec elle[16].

La prise de conscience ne se fait pas attendre chez Meka, qui se trouve ce jour au centre de toutes les attentions. Et une fois que Meka a compris le stratagème du colonisateur et l’hypocrisie grâce à laquelle il fonctionne, son regard change radicalement. C’est cependant là aussi que l’infantilisation du père dans le régime colonial trouve son illustration dans le roman. Le Père blanc qui, un moment, n’a pas pu se contenir et a manifesté trop brutalement son exaspération envers Meka en essayant de réparer sa gaffe fait la preuve que non seulement il sait exploiter le père colonisé, mais que cette colonisation passe par une infantilisation de ce dernier :

Il ferma les yeux et chassa le Père Vandermayer, M. Fouconi et le grand Chef des Blancs de ses pensées. C’est à ce moment qu’on lui tapota sur l’épaule. Meka, bien avant d’ouvrir les yeux, sentit le Père Vandermayer. Il reconnaissait bien sa façon de frapper sur l’épaule de ses fidèles quand il passait derrière eux le dimanche pour ramasser l’argent au Credo.

– As-tu la maladie du sommeil ? lui demanda-t-il dans un mauvais mvema.
Il se mit à rire et le rire se figea sur ses lèvres. Meka venait de lui lancer la première oeillade courroucée de sa vie.
– Es-tu malade, as-tu mal quelque part ? bégaya le Père Vandermayer.
– Non, mon Père, je suis un peu fatigué, mentit Meka.
– Tu te remonteras tout à l’heure, au Foyer Africain ! lui dit le prêtre en lui tirant l’oreille.
– Oui, mon Père, répondit Meka[17].

Cette conversation n’est pas banale. Elle est révélatrice de la tension et de la rupture qui s’opère entre les pères crédules et dupes de la farce coloniale et l’infantilisation dont ils ont été l’objet et qu’incarne un autre type de père. Meka père ne fait pas le poids face au Père blanc, autre pilier du système colonial. Ce changement est important. Il ne s’illustre pas simplement par la polysémie de la notion de père pour désigner les deux relations, biologique et religieuse, il dévoile aussi des structures de pouvoir tout à fait comparables. En cela, la double occurrence est vraiment signifiante. Dans la bouche de celui qui utilise le terme, s’articule en même temps un rapport de soumission et se dessine une structure verticale qui situe les interlocuteurs aux antipodes, l’un (le père, biologique ou religieux) dominant l’autre (l’énonciateur, fils biologique ou spirituel). Il n’est pas nécessaire de se pencher sur la teneur condescendante de l’interaction verbale ni sur le caractère hypocoristique de l’approche du Père blanc – il tire l’oreille de Meka – qui, dans ce contexte, ajoute au rabaissement du mari de Kelara. Dans son célèbre Portrait du colonisé, Albert Memmi met en évidence les mécanismes d’aliénation du colonisé par le colonisateur en expliquant entre autres les raisons du racisme charitable et de la dévalorisation du premier par le second[18].

Le changement important, qui vise à infantiliser le père sous le régime colonial pour le soumettre au Père blanc et par extrapolation à l’autorité coloniale, est remarquable dans un autre roman de Ferdinand Oyono, Une vie de boy. Toundi, le protagoniste et auteur défunt (dans la fiction) du récit autodiégétique que recueille le narrateur, subit au début du livre les foudres de son père pour être allé mendier des morceaux de sucre au Père blanc et s’être impliqué dans une rixe qui a dégénéré. Craignant les coups de fouet de son père, Toundi se décide à fuir la case de son père biologique pour rejoindre celle du Père blanc. L’inéluctable confrontation qui s’ensuit entre les deux pères, le biologique et le religieux, illustre à la perfection le processus de dégradation et d’infantilisation du premier par le deuxième, et le nouvel ordre, non plus traditionnel et phallocratique, mais colonial et religieux.

Mon père vint l’après-midi. Il se borna à me dire que j’étais et resterais son fils, c’est-à-dire sa goutte de liquide… qu’il ne m’en voulait pas et que si je rentrais au bercail, tout serait oublié. Je savais ce que signifiait ce beau discours devant le Blanc. Je lui tirai la langue. Son oeil devint mauvais comme d’habitude lorsqu’il se préparait « à m’apprendre à vivre ». Mais avec le père Gilbert, je ne craignais rien. Son regard semblait fasciner mon père qui baissa la tête et s’éloigna tout penaud[19].

La rupture de la complicité initiale entre père biologique et fils est définitive à travers ces deux exemples. Dans le premier cas, les fils sont sacrifiés par les pères et, dans le second, ils fuient les pères. Concomitante à cette rupture, émerge une nouvelle figure d’autorité, paternaliste et colonialiste cette fois. Mais elle ne sera pas non plus à l’avantage des fils, quand on observe l’issue de leur parcours sous le nouveau régime paternel : les fils qu’on a confiés au nouveau régime, c’est-à-dire à l’école occidentale, y perdent la tête, sinon la vie (le sort du protagoniste de L’aventure ambiguë est devenu proverbial à cet égard). Il en est de même pour Toundi qui, en mourant des sévices qu’il a subis dans le régime colonial, regrette : « J’aurais sûrement fait de vieux os si j’étais resté au village[20]. »

Père noir, Père blanc et double héritage des fils

L’héritage de ce déplacement de la figure du père dans les classiques africains en est un de rupture, d’écartèlement et de figures hybrides pour lesquelles il n’y a pas eu de modèles, d’antécédents : Toundi et Samba Diallo sont des figures de fils nés dans une société déjà sous la tutelle du régime colonial, polarisée, dans laquelle les pères deviennent des enfants ; ces personnages se découvrent aux prises avec une identité hybride, un ballottement entre l’autorité du père biologique et celle du père religieux et, à une plus grande échelle, entre le système et l’autorité qu’incarnent les pères naturels et ceux qu’incarnent les pères imposés. Un aspect particulier de ce double héritage attire l’attention : celui de l’écriture et, donc, d’une forme de narrativité tournée vers soi, pour se dire avec les manières de l’autre père, le Blanc. Toundi explique à ce propos :

Maintenant que le révérend Père Gilbert m’a dit que je sais lire et écrire couramment, je vais pouvoir tenir comme lui un journal.

– Je ne sais quel plaisir cache cette manie de Blanc, mais essayons toujours. J’ai jeté un coup d’oeil dans le journal de mon bienfaiteur et maître pendant qu’il confessait ses fidèles. C’est un véritable grenier aux souvenirs. Ces Blancs savent tout conserver[21]

Le fait majeur dans le parcours tragique de Toundi est l’apprentissage de l’écriture. Il constitue, allégoriquement, la genèse des littératures francophones marquées par l’appropriation de la langue et des schémas narratifs du père colonial par les fils colonisés, pour dire le malaise et la violence qu’ils subissent. Le début plein d’humour du journal intime de Toundi, écrit après que le père religieux lui a certifié sa maîtrise de la langue française, cède le pas à une écriture de soi tragique, qui documentera les exactions du système dont Toundi attendait tant de bien. La violence faite au père biologique qui finit par se soumettre au colonisateur se traduit chez le fils avec la même virulence. Les héritages provenant de figures paternelles divergentes et exclusives, en conflit constant, attestent d’une autre violence, concrète et symbolique, dont le résultat est une identité difficile à cerner et une expression de soi par des canaux nouveaux, ceux de l’écriture.

De rupture en violence, dans des oeuvres plus récentes, la figure du père s’écrit suivant deux avenues principales : celle du prédateur, insouciant et violent comme nous l’avons vu plus haut sous la plume d’écrivaines comme Beyala, et celle du martyr[22] lui aussi victime des violences postcoloniales. Cette figure-là s’illustre soit par la disparition qui la sacralise dans la mémoire collective, soit par une tentative de se retrouver et de se dire aux marges d’une société dont les dirigeants font taire toute voix dissidente.

Violences extrêmes, pères aphones et fils orateurs

La dernière étape de cette exploration des figurations du père dans le roman africain prend appui sur le roman de Kossi Efoui, L’ombre des choses à venir[23]. L’univers et la facture esthétique de ce texte en font une illustration de choix pour la dernière variation sur la figure du père qu’il convient de mettre en évidence : celle qui est victime des violences et se redéfinit, en marge de la société, dans l’anonymat et l’hermétisme d’une parole hors cadre. Cette variante de la figure du père est donc de ce fait même différente du père martyr qui parfois, en vérité ou potentiellement, constitue une figure héroïque et, dans une invite peut-être jamais honorée, se prête à la reconnaissance et à la réhabilitation collective. La figure du père marginal dont il est ici question désigne un homme qui n’est pas mort, mais qui ne vit pas non plus, se déplaçant dans un lieu autre et hantant la cité de ses signes venus d’outre-tombe, pour ne pas dire d’outre-sens, à cause de la violence extrême qu’il a connue et qu’il lui est interdit d’évoquer.

L’univers dans lequel ce récit se déroule est marqué par une violence et une tension qui rappellent l’univers concentrationnaire. Ce lien n’est pas seulement suggéré par l’intertexte kertészien dès l’ouverture du roman[24]. À côté de ce lien explicite à Imre Kertész, il faut relever également de nombreux éléments d’écriture qui, ensemble, permettent de créer et de conforter cette corrélation. En effet, les pères ont été déportés dans un lieu secret appelé la Plantation avec une formule rituelle dont le libellé ne peut que faire écho à une autre formule dans l’esprit du lecteur de la littérature de la Shoah :

En raison des circonstances, préparez-vous à être momentanément éloigné de vos proches / En raison des circonstances, préparez-vous à être momentanément éloigné de vos proches / momentanément à être / de vos proches éloigné de vos proches / préparez-vous[25].

Les proches en question, ce sont les femmes et les enfants, dont le protagoniste qui, à vingt et un ans, raconte l’histoire de son père. De ce dernier, il a une photo sur laquelle ils figurent tous les deux, le père jouant du saxophone. Quand le père a été déporté, l’enfant avait cinq ans. Quand il en revient, c’est plutôt sous la forme d’une loque humaine qui semble avoir perdu l’usage de la parole :

Les témoins de l’époque à qui ils apparaissaient pour la première fois disaient voir des ressuscités, des vivants à qui des morts avaient fait la courte échelle pour les faire remonter à la surface, tant étaient semblables leurs corps et les corps photographiés dans les grandes fosses, semblablement et sévèrement déformés par la boue, la glèbe, la terre dont ces ressuscités étaient encore recouverts[26].

Nul besoin de préciser que le retour dans la cité de ces pères qui ont fait l’expérience de l’extrême ne sera pas aisé et ne s’inscrira pas dans des cadres paisibles et harmonieux, malgré « la fête » bruyante décrétée par les autorités. Dans ce roman, Efoui dévoile la figure d’un père marqué par la violence des états postcoloniaux qui réservent un traitement particulier aux acteurs de la constellation que nous avons jusqu’à présent analysée : les pères, les mères et les fils. Aucun de ces acteurs du noyau familial n’est épargné[27]. Les pères qui reviennent – quand ils ne disparaissent pas comme chez Tanella Boni – sont inscrits dans une double marginalité. D’une part, ils deviennent les héros forcés de festivités liées à la fin d’une époque dont ils ont fait les frais. D’autre part, l’assourdissant bruit des pétarades de la commémoration semble les avoir enfermés dans une mutité qui correspond à la non-réceptivité de la parole des témoins qu’ils sont. Parole intime, entre un homme qui en avait certainement tant à dire qu’il ne pouvait plus prononcer un seul mot et qui, dans un langage autre, communique avec un oiseau, ayant pour seul témoin son fils assez intelligent pour recueillir cette parole secrète et indicible :

Et moi qui avais appris à lire les arrière-pensées dans les plis d’une face, je pouvais lire que le visage de mon père était transfiguré par d’invisibles constellations, par cette morgue inattaquable que l’on peut voir soudain, lors des cérémonies de transe, dans le regard de personnes reconnues comme humbles de leur condition, habituées à baisser les yeux devant tout ce qui fait mine de trôner : paysans prolétarisés dans la ville ou servantes soumises, corvéables et baisables à merci, et qui dans la transe rassemblent leur visage en une image arrêtée, un regard littéralement tendu à l’assemblée comme une offrande digne, avec cette prestance assurée qu’aucun Roi-Soleil, dans toute sa gloire, n’a jamais inspiré à un peintre[28].

Le roman d’Efoui met en scène, à travers cet échange du père aphone avec un oiseau, une sémiosis particulière dont on retrouve un autre versant chez Iko, autre personnage sombre du texte. Cette mise en signes dans l’espace hybride – homme-oiseau – d’une expérience qui dépasse le vécu particulier du père pour s’étendre à toutes les victimes des violences de l’époque postcoloniale se conçoit nécessairement en marge de la société. Elle fonde une rupture avec les schémas énonciatifs communs et institutionnels dont les pères ont cessé depuis longtemps d’être les garants et les bénéficiaires exclusifs, pendant que les femmes en étaient les victimes. Ce dialogue du père avec l’oiseau en présence du fils fonde par ailleurs une nouvelle forme de complicité et de proximité, différente de celle que nous avons vue dans le roman de Camara Laye : cette proximité est d’ordre phénoménologique ; transitant par l’expérience respective que fait chacun des acteurs Père-Mère-Fils, elle fonde un lieu commun de signes dont l’intelligibilité échappe au pouvoir en place et dont le sens le dérange. Ce nouveau lieu de connivence n’est ni traditionnel ni colonial, il est celui de sujets qui souffrent et dont la souffrance devient l’espace d’une quête et d’une construction de sens qui leur seraient propres. L’aphonie des pères déportés est comprise dans ce cas par les fils témoins de la souffrance des mères et eux-mêmes victimes du système en place. Cette compréhension permet à la génération des fils d’endosser la paternité des pères aphones qu’ils « engendrent » par des récits polymorphes dans lesquels ils traduisent les souffrances d’un des leurs, frappé par la violence extrême.

Le parcours proposé ici est celui de la figure du père sous différentes formulations dans le roman africain, toujours en lien avec la fille/mère ou le fils/enfant. La raison en est que la notion de père est essentiellement relationnelle et ne s’éclaire que dans ce rapport aux deux autres figures sans lesquelles elle n’existerait pas. Par ailleurs, la notion de père se présente ici comme une fonction structurante dans un contexte d’exercice du pouvoir, dérivant cependant des principes de l’idée du père biologique. D’où la pertinence de la juxtaposition des figures du père africain dans le roman et du Père blanc qui, ultimement, donne lieu à la convocation des macro-systèmes dans lesquels ces pères apparaissent et qu’ils représentent : le système colonial et le système traditionnel africain.

Des auteurs comme Tanella Boni, Ryad Assani Razaki ou encore Kossi Efoui présentent une figure du père marquée par les violences extrêmes. Dans ce contexte, les différences entre l’écriture de la figure du père par les femmes ou les hommes se retrouvent dans les fines nuances qu’imposent les parcours singuliers des sujets. Une fois lancés dans la quête de soi en dehors des paramètres identitaires habituels, ceux-ci deviennent imprévisibles et produisent des signes difficiles à décoder et dont la complexité est à l’égale mesure des violences subies. Là s’arrêtent les généralisations et commence une étude des sens non convenus dans ce qu’offre le roman contemporain comme on le voit dans L’ombre des choses à venir. L’évolution de la figure du père montre un déplacement quasi paradigmatique : les figures classiques auxquelles des rôles et responsabilités étaient traditionnellement attribués tant par la société africaine que par la critique littéraire ayant été marquées au sceau de plusieurs violences historiques, il convient de les penser désormais en fonction des nouveaux enjeux auxquels le sujet contemporain et la figure du père en particulier font face.