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Alger s’ouvre dans le ciel comme une bouche ou comme une blessure.

Albert Camus

Tout le temps où je vivais en Algérie je rêvais d’arriver un jour en Algérie, […]

Hélène Cixous

[…] extase entre le dedans et le dehors, de la maison et du pays, de la source et de l’embouchure, du fleuve et de notre Méditerranée […]

Jacques Derrida

Aujourd’hui, plus de cinquante ans après la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, est-il devenu possible de penser l’Algérie que Jean-François Lyotard qualifie d’« intraitable[2] » ? À cette distance temporelle, pourra-t-on enfin rendre compte de sa signification politique, historique et, pour notre propos, philosophique et littéraire, dans le contexte postcolonial, postmoderne, extrême-contemporain, caractérisé par l’hétérogénéité et la dispersion de valeurs, registres, genres, stratégies narratives ? Que dire de ce surgissement d’auteurs importants ayant des rapports complexes avec l’Algérie[3] ? Et que dire, notamment, de cette profusion de « l’écriture de soi » à l’arrière-fond algérien – écriture d’Algérie, sur l’Algérie, contre l’Algérie, vers l’Algérie ?

Ces interrogations nous amènent à rapprocher trois écrivains radicalement différents mais dont une certaine affinité pourrait se dégager autour du motif de l’Algérie : Albert Camus, Hélène Cixous, Jacques Derrida. L’Algérie est leur pays natal, porteur de traces généalogiques et autobiographiques. Français d’Algérie et ensuite de France, « pied-noir » quant à Camus, d’origine juive quant à Cixous et Derrida : autant d’« Algériens au sens impropre[4] ». L’« impropre », en effet, caractérise leur rapport ambigu à l’Algérie, rapport problématique, douloureux, de non-appartenance et de non-identité. Ils sont donc algériens au sens figuré, car, pour eux, l’Algérie figure la différence, la séparation, l’altérité intime, l’aporie même. À partir de là, ils viennent déconstruire la doxa culturelle, idéologique et linguistique enracinée à l’intérieur de « la métropole ». Ainsi, relire leurs textes tissés de mémoires et de phantasmes méditerranéens, c’est repenser l’Algérie dans sa dimension profondément métaphorique, et considérer son impact sur cette littérature dite française et sur ces auteurs dits français mais marqués de l’étrangeté et de l’étrangèreté. C’est aussi essayer de comprendre comment, dans leurs textes, l’Algérie devient une inspiration, une aspiration, une destination et une errance de l’écriture.

Le premier homme[5] d’Albert Camus, son ultime texte autobiographique et profondément algérien, lui permet de prendre une position politique par le truchement de la littérature et d’accomplir un acte de réconciliation, celle des langues, des peuples, des générations. Chez Derrida, l’Algérie est le moment décisif de l’Histoire, la béance restée ouverte d’un colonialisme/postcolonialisme toujours constitutif du logo-ethno-centrisme occidental, le signe même de la déconstruction. Citant et commentant saint Augustin – l’autre grand « Algérien » – dans l’écriture secrètement autobiographique de Circonfession[6], Derrida met en scène de multiples couches et registres de langues, lieux et temporalités, comme pour signaler le texte à venir d’un Monolinguisme de l’autre[7] où, précisément, la question de la langue sous-tend la pensée de l’autre. Hélène Cixous, quant à elle, ne cesse d’y retourner, en vivant, en rêvant, en écrivant, en évoquant la mère mourante et l’ami disparu – J. D.[8] Dans ses textes, l’Algérie est d’abord féminine (« Elle » avec une majuscule) : écrire au féminin ici veut dire imprimer la trace de mémoire/oubli à même la peau de l’écriture, risquer jusqu’à la perte le fou désir et le fol espoir d’une « arrivance » sans fin.

Dès lors, chez ces trois auteurs, l’Algérie constitue un motif qui déclenche, innerve, scande le processus de l’écriture : se (ré)inscrire dans la configuration textuelle ; marquer la rythmique poétique de l’oeuvre. Le présent travail ne procédera pas à une comparaison thématique, mais plutôt à une étude au plus près de ces textes que nous pourrions grosso modo qualifier d’« autobiographiques », bien que « le pacte » même sur lequel repose le genre autobiographique[9], ainsi que sa pratique traditionnelle, soient largement déjoués et rejoués. Ce faisant, nous nous efforcerons de discerner le rapport aporétique de ces écritures à l’Algérie.

L’autobiographie algérienne d’Albert Camus[10]

Le premier homme, manuscrit trouvé sur la scène d’accident mortel de l’écrivain, semble faire écho au lyrisme méditerranéen de ses premiers écrits, Noces. En pleine guerre d’indépendance algérienne, Camus rêve d’une « réconciliation », d’un « troisième camp », d’une « libre association » « constituée par des peuplements fédérés » permettant aux différentes communautés ethniques de « vivre ensemble sur la même terre »[11]. Portant ce rêve mal compris et brisé, il se retire dans le silence de l’écriture autobiographique du Premier homme, laquelle évoque en somme son enfance et son histoire familiale. Le texte est voué à la plus grande simplicité : la terre, la lumière, la mer, la mère, la naissance, le dénuement matériel, l’origine d’un « premier homme » sans origine. En même temps, c’est un livre hautement et autrement engagé : engagement passionnel, non sartrien, inscrit dans l’écriture, à travers le geste de raconter, de décrire, de remémorer. Une résistance poétique contre la déchirure.

Car il y a d’abord la déchirure intérieure : l’enfance algérienne est déjà marquée par le trouble d’identité : ni Algérien ni Français, à la fois Algérien et Français, étranger au pays natal, dans une position intenable de l’entre-deux. Le narrateur dit : « la Méditerranée divise en moi deux univers, l’un où dans des espaces mesurés les souvenirs et les noms étaient conservés, l’autre où le vent de sable effaçait les traces des hommes sur de grands espaces » (PH, 181). L’Algérie est également le lieu où s’accumulent les contradictions : d’un côté, la beauté sublime de la nature ; de l’autre, la misère, l’injustice, le quasi-mutisme de la mère. Camus porte cette déchirure originaire dans son écriture : aller vers l’Algérie, comme pour retourner au secret de la naissance.

Son entreprise autobiographique procède par le secret, c’est-à-dire la séparation[12]. Séparation narrative, d’abord. Brisant l’identification auteur-personnage-narrateur du genre, la narration à la troisième personne est confiée au personnage nommé Jacques Cormery. Or la « troisième » personne est précisément le tiers, l’absent, la non-personne : « sans identité ; personnel ? impersonnel ? pas encore et toujours au-delà[13] ». Cet « il », tout en maintenant la focalisation interne et la vision auto-analytique d’une narration à la première personne, s’écarte de la position surplombante d’un « je » comme « sujet d’énonciation ». La narration mélange points de vue, voix, instances, temporalités, et le récit constitue le lieu de dépôt de multiples registres narratifs : registre proprement autobiographique, voire confessionnel, avec évocation parfois intimiste des scènes d’enfance ; registre des mémoires familiales, convoquant la vie éphémère du père et la souffrance de la mère ; registre des témoignages collectifs, mettant en scène des processions spectrales de générations en exil ; registre fictif, enfin, tissé d’anamnèse et d’oubli.

Ensuite, il y a séparation d’avec l’origine. Si le « premier homme » est sans origine, il se constitue néanmoins d’une historicité et d’une généalogie dont la lignée reste à retracer et à ré-inventer. Jacques Cormery à la recherche de soi est d’abord celui qui recherche la trace de l’autre : le père. Le recueillement de Jacques Cormery devant la tombe du père est un moment crucial autour duquel s’articule toute la narration :

C’est à ce moment qu’il lut sur la tombe la date de naissance de son père, dont il découvrit à cette occasion qu’il l’ignorait. Puis il lut les deux dates, « 1885-1914 » et fit un calcul machinal : vingt-neuf ans. Soudain une idée le frappa qui l’ébranla jusque dans son corps. Il avait quarante ans. L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui.

PH, 29

Le père plus jeune que le fils. Cette crise généalogique révèle la « folie » du temps, lequel ne suit plus « l’ordre naturel » mais un « ordre mortel » : « La suite du temps lui-même se fracassait autour de lui immobile, entre ces tombes qu’il ne voyait plus, et les années cessaient de s’ordonner suivant ce grand fleuve qui coule vers sa fin. Elles n’étaient plus que fracas, ressac et remous » (PH, 30). La folie historique, exacerbée par la machine de guerre et de colonisation, fait ici éclater la narration. La mort s’inscrit désormais dans ce « nouvel ordre du temps [qui] est celui du livre » (PH, 317). Temps éclaté, narration disloquée, tel est le lot du récit algérien.

Le secret est aussi lié à la mère : figure de l’origine, elle est pourtant d’une origine étrangère (espagnole) ; figure de la langue « maternelle », elle est pourtant « isolée dans sa demi-surdité, ses difficultés de langage » (PH, 60). Pour ces « Français d’Algérie », la mère de Jacques Cormery emblématise l’étrangèreté et la « non-langue maternelle[14] », pour emprunter la formule d’Assia Djebar. Il appartient donc au narrateur d’inventer une nouvelle langue, métissée, polyphonique, une nouvelle écriture au pluriel, non pas de soi mais de « nous », de « mon père » et aussi de « nos » peuples, de ces « pieds-noirs » sans appartenance, et aussi de ces « indigènes » dépossédés.

La scène de la naissance de Jacques Cormery, telle la première scène du monde, est rehaussée d’une intensité mythique. L’enfant est né avec l’orage, dans un décor rustique. Le faible cri du nouveau-né perce la nuit, annonce l’arrivée de ce « premier homme » presque biblique. « Premier » parce qu’il est né étranger, sans attache, sans point de repère, et pourtant comme un don, béni non par quelque force divine mais par l’alliance des peuples. Car, en scène, le père de Jacques Cormery et le vieil Arabe, « ces deux hommes serrés sous le même sac » (PH, 23) comme à l’abri d’un manteau partagé, partagent la chaleur humaine par le contact corporel, par la sympathie tacite transcendant les conflits ethniques et sociaux.

Roman d’initiation et d’apprentissage, testament-témoignage, Le premier homme est surtout une oeuvre d’amour et de réconciliation. La prise de position politique et éthique de Camus se mue en un acte poétique, c’est-à-dire une invention autobiographique algérienne.

« La mort inachevée » n’en finit pas d’achever en inachevant ce manuscrit publié de manière posthume – livre-orphelin, livre-tombeau. Et la fatalité hors texte, si tragique soit-elle, témoigne d’une exigence intrinsèquement poétique dont l’écrivain appelle la nécessité : « le livre doit être inachevé » (PH, 288). C’est dire que toute écriture algérienne est vouée à l’inachèvement, c’est-à-dire aux recommencements et à l’in-fini.

L’« arrivance » sans fin d’Hélène Cixous

Le récit des Rêveries de la femme sauvage d’Hélène Cixous débute par une perte. Perte immense, irremplaçable, dit-elle. Au commencement, il y a le manque. L’Algérie lui manque, jusque dans l’écriture ; et elle manque l’Algérie comme on dit « manquer un train ». Ce qui est perdu, ce sont des mots, écrits dans la nuit, à l’aveuglette, « sous le coup du surgissement espéré mais inimaginable du livre » (RFS, 9). Le livre, donc, d’emblée placé sous le signe de la perte – perte du passé algérien, et perte de l’écriture sur ce passé perdu –, tente de récupérer cette double perte par le geste de la ré-écriture. Ces quelques lignes retracées à la page liminaire relancent la question de l’écriture comme trace différée, tension de la mémoire et de l’oubli : « Tout le temps où je vivais en Algérie je rêvais d’arriver un jour en Algérie, j’aurais fait n’importe quoi pour y arriver » (RFS, 9). L’assonance (le son « ai »), l’allitération (le son « r »), la répétition (« arriver », « en Algérie »), la durée indéterminée (« tout le temps »), l’usage des modes verbaux (l’indicatif et le conditionnel passé), mettent en scène une Algérie fortement subjectivée. L’Algérie réelle ne se distingue plus des autres Algéries, anamnésiques, fantasmées, affabulées. Ces Algéries se transforment en scène narrative métaphorique, vers quoi tend l’écriture cixousienne, et où se projettent les « rêveries » solitaires de « la femme sauvage » qui évoque « le ravin de la femme sauvage » algérois. La « femme sauvage » désigne également le personnage féminin à l’état primitif et la narratrice extra-lucide qui brouille les pistes narratives.

Sur cette scène se joue une véritable histoire d’amour, comme l’atteste le passage ci-dessous :

[…] eh bien, c’est exactement ce qui se passait avec Algérie, du temps où j’y vivais : je l’avais, je la tenais – je ne l’avais plus, je ne l’avais jamais eue, je ne l’ai jamais embrassée. Exactement : je la poursuivais, et elle n’était pas loin, j’habitais en Algérie, d’abord à Oran puis à Alger, je vivais dans la ville d’Oran et je la cherchais ensuite je vivais dans la ville d’Alger et je cherchais une entrée et elle m’échappait, sur sa terre, sous mes pieds elle me restait intouchable, je voulais que la porte s’ouvre, il faut maintenant que j’arrive à raconter cette expédition dans laquelle je déversais toutes les forces de ma vie en direction d’Algérie, […].

RFS, 13-14

Toucher, embrasser, poursuivre, chercher : tout un lexique amoureux raconte l’expérience quasi érotique d’un corps à corps, d’une vaine course obsessionnelle. Fugitive (« elle m’échappait »), interdite (« elle me restait intouchable »), l’Algérie reste hors de portée, bien que tout près (« elle n’était pas loin »), bien que la narratrice soit au-dedans (« je vivais dans… ») comme dans les bras d’un être aimé nommé « Oran » ou « Alger ». Le récit relate l’expérience de la séparation intime, de l’éloignement à l’intérieur, de la poursuite d’une vérité algérienne en esquive. Y est racontée également « l’expédition » de la narratrice cherchant à dire l’inexprimable : ce qu’il y a du plus lointain dans le proche et du plus inconnu dans le familier. Le texte met en scène le mouvement de « l’arriver » : non pas « arriver à une destination », mais bien un « arriver à… » qui attend le verbe, c’est-à-dire l’action de raconter l’expérience de cet « arriver » même (« il faut maintenant que j’arrive à raconter cette expédition… »). C’est arriver à dire et à écrire l’Algérie. Une « arrivance » sans fin. Ou bien une « Algériance » déjà advenue[15], où résonnent la « passance », l’errance, la chance, l’espérance, l’alliance[16]. Le suffixe « -ance » fige le verbe dans la présence et l’instantanéité du participe présent, tout en maintenant à la fois la mobilité verbale et la qualité substantive. L’« -ance », en effet, dessine ce mouvement pétri, cet élan arrêté au vif mais qui reste élancé d’une « espérance » ouvrant le gouffre sans fond de la mémoire, telle « une porte [qui] vient de s’entrebâiller dans la galerie Oubli de ma mémoire » (RFS, 9). On pourrait dire que c’est également au sens de la différance derridienne, là où est mise en jeu l’écriture comme différence, espacement, ré-inscription de la trace.

Le récit procède en deux temps entremêlés : le passé raconté et le présent de la narration racontant le passé. Conjuguée au passé, la narration s’articule autour de quelques événements qui, écrits avec la majuscule (le Vélo, le Chien), revêtus d’un ton hyperbolique et solennel, deviennent des thèmes majeurs et prennent une valeur absolue. La dénonciation des antisémitismes et des colonialismes s’opère d’une manière très concrète et précise, à travers des scènes minutieuses percées de profonds traumatismes. Les malaises, les maladies, les incompréhensions résultent du refus de la réalité algérienne :

nous étions fous et malades du besoin de l’Algérie, de la réalité intérieure de ce pays qui était notre pays natal et pas du tout nôtre, de la chair, de l’habitat, de l’arabité de l’arabitude, du trésor plein de trésors auquel nous n’avions pas accès, faute de quoi nous inventions en sachant que nous ne faisions que dessiner des fantômes.

RFS, 57

En revanche, dans la partie au présent – « Je file maintenant vers la fin de ce chapitre, entre le Vélo et la Bicyclette il faut sortir de la cage du Clos-Salembier et passer au présent » (RFS, 83) –, la narratrice et le frère insistent pour se rappeler l’un à l’autre les scènes et personnages du passé, si bien que l’invocation « tu te rappelles » devient un mot de passe « tuterappelles ». Le présent du « tuterappelles » permet de reprendre et de relancer le passé déjà évoqué. Deux fois racontés, deux fois fictionnalisés, les passés algériens se superposent ainsi dans la reprise narrative.

De même, Si près, l’autre récit du retour impossible à l’Algérie, s’opère par des tours et des détours langagiers : substitutions, métaphores, métonymies. Ce sont « les substitutions les plus incroyables, les plus mystérieuses [qui] se produisent à l’intérieur de nous, on pense aller dans telle ville mais c’est la façon la plus subtile de ne pas aller dans telle ville » (SP, 51). En effet, l’immense mouvement métonymique traverse tout le récit, puisqu’il n’y a pas d’autre moyen d’atteindre la réalité algérienne. Car la métonymie, ce « trope qui permet de désigner quelque chose par le nom d’un autre élément du même ensemble[17] », cette stratégie poétique de nommer pour ne pas nommer[18], figure précisément toute la complexité et la difficulté de la narration – de l’instance narrative comme insistance/résistance, comme façon de nommer d’autres (le Frère, la Mère, l’Ami Jacques Derrida) pour désigner l’Autre absolu : l’Algérie.

La question se pose : « Comment y aller, alors ? » (SP, 56). Alger, Oran, Osnabrück, ce sont des noms de lieux à la fois propres et figurés, autant de noeuds textuels et vocables aux résonances étrangères. Dès lors, il ne s’agit pas de retourner aux lieux de nativité et d’enfance, mais de se rendre – se vouer et se donner – à l’étranger, au pays des noms et des lettres, de la fictivité et de l’imaginaire :

il s’agissait je crois de m’approcher, le plus possible et le moins possible, par métonymies, par intuitions, par détours, de m’approcher, mais de quoi ? […] Il y a longtemps que les noms je me les suis donnés, à écrire, les lettres des noms je les ai cent fois rassemblées, mêlées, semées, dans mes textes, ce sont des noms à lettres très fertiles Oran, Alger, Algérie mélangées au français.

SP, 56

S’approcher non pas des lieux réels, mais des noms de lieu disséminés dans le texte, c’est participer à la fécondité de l’invention verbale : « Tous ces mots propres je peux dire que je les ai soumis à des expériences passionnantes d’émulsion et d’ébullition. Je les ai fait mousser » (SP, 56). Aux effets chimiques, ces mots se métamorphosent en « phénomènes de dilatation et d’excitation textuelle extraordinaire » (SP, 57). Ainsi la langue se mue : « […] la vie entre en transformation au contact de sa limite, rien ne se perd tout se transforme » (SP, 57).

Est-ce un récit autobiographique traditionnel ? Certes, on trouve des éléments de la vie (bio) et de soi (auto) dans l’écriture (graphie). Mais il n’y a pas de chronologie, pas d’unité narrative, pas de vécu référencé. Tout est tissage, mixage, aller-retour conscient-inconscient dans un espace-temps brouillé, résistant à la logique linéaire. Tout fait la navette : « je voyage sans arrêt aller retour présent futur futur antérieur imparfait passé antérieur présent » (SP, 73). Ce voyage dans le temps verbal est bien l’itinéraire d’un corps sentant, pensant, mouvant, dans la vie devenue fiction, fictivement réelle, où « l’horloge est folle la grande aiguille tourne en sens inverse de la petite aiguille j’avance en arrière, je prends mes billets j’annule, je mets trente-cinq ans pour partir arriver à Alger pour arriver-à-partir, sûrement ça aura été le voyage le plus long jamais entrepris de ma vie » (SP, 73). La grande folle Histoire avance « en arrière », selon l’ordre de ce voyage au futur antérieur-intérieur qui dure toute une vie, tout un récit. Récit de voyage, récit en voyage, qui nous emporte vers toujours plus loin, c’est-à-dire toujours plus proche, aux régions toujours plus ouvertes, c’est-à-dire toujours plus reculées. L’infinitif du « partir arriver à Alger » dit le mouvement infini d’aller vers sans jamais atteindre la destination, et le trait d’union de l’« arriver-à-partir » dit l’effort de quitter pour un retour au futur antérieur comme un départ vers l’inconnu. La réticence est d’autant plus forte qu’il faut du temps, de la vie, des livres, non pas pour revenir mais pour pouvoir arriver à revenir ; qu’il faut la composition poïétique pour tisser les fragments vitaux et les réinscrire dans l’écriture qui fait voyage, pont, lien et rupture.

La question de l’autobiographie se pose aussi autour de la voix narrative. Si la narration est bien à la première personne, ce « je » ne tient pas la position d’un sujet énonciatif, mais il est comme transporté par le flux langagier coulant au fin fond du temps et de la mémoire. Comme le dit Foucault :

au moment de parler une voix sans nom me précédait depuis longtemps, il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me loger sans qu’on y prenne bien garde dans ces interstices comme si elle m’avait fait signe en se tenant un instant en suspens[19].

En effet, le « je » cixousien se loge subrepticement dans les interstices de l’enchaînement logorrhéique.

Ainsi tout le récit est comme une course à bout de souffle vers l’Algérie, mais toujours en retard, en différé, en atermoiement :

Voilà un être tourmenté par l’idée d’aller, atermoiement à l’aube, atermoiement au crépuscule, ça ne peut plus durer et ça dure c’est un fantôme robuste, il monte et descend du matin au soir, il dérisoire mes nuits car si de jour il ne décolle pas, tous les rêves passent par l’Algérie, il s’assied sur une marche devant la porte de mon bureau, il passe des heures à jouer avec un mot, je dis atermoiement, je le dis comme je l’entends, qu’ai-je fait ! encore un prétexte à détricoter le temps.

SP, 74

Atermoyer : ajourner, retarder, différer de délai en délai, chercher à gagner du temps par des faux-fuyants. Atermoiement : action de remettre à un autre temps. Comme si la narratrice était endettée envers cette « idée d’aller » fantomale ; comme si elle cherchait à tout prix une échappatoire par des « faux-fuyants », c’est-à-dire des chemins détournés, des « prétextes » qui constituent finalement l’unique texte. Au fait, tout un récit n’est qu’un immense prétexte pour déconstruire – « détricoter » – le temps verbal, narratif, discursif.

Le retour, tant de fois retardé, semble avoir lieu, mais sans mère et sans J. D. – le nom encrypté de Jacques Derrida – : c’est-à-dire sans figures de la naissance et de l’amitié. La mère à l’agonie – dans l’angoisse de la mort imminente – hante la narratrice tout au long de ce récit algérien : Algérie-mère en souffrance, le personnage autour duquel se tisse l’écriture dans une poursuite essoufflée. Et J. D., cet autre Algérien, ami suprême, compagnon de route littéraire, placé sous le signe de l’absence[20], accompagne la narratrice dans l’invention d’une Algérie à jamais inconnue.

Car l’écriture perdure avec Elle, « l’autre, l’inventée, la rêvée » (SP, 213). Le récit se termine ainsi :

J’étais à Paris mais je n’étais pas avec Paris. J’étais avec l’Algérie, je n’étais pas à Paris, l’essentiel c’est d’avoir à perdre à nouveau, tous les rêves qui venaient m’échapper sont rêves d’Algérie. Toutes les nuits en Algérie, hallucinatoirement, à nouveau les pentes fortes les couleurs, les arbres, les maisons blanches, les pouvoirs, les mers, au lieu de rêves, les Algéries, les algérêveries, des coulées de granits rouges, des ravinements de hautes maisons tassées dans le soleil, je me réveille dans l’autre maison, j’étais dans l’autre livre, j’y suis et je n’y suis pas, je fuis et ne fuis pas, je pars et elle reste là, elle part et je reste là. Pour recommencer – aller peut-être au Jardin d’Essai

SP, 214

Sans point final, ce dernier paragraphe convoque toutes les Algéries possibles en un mouvement « hallucinatoire » et incantatoire, remontant à la recherche inachevable de l’autre, si lointain, si près. Le « Jardin d’Essai » est certes celui du Hamma, à Alger, avec toutes les connotations coloniales et historiques, mais c’est aussi le paradis littéraire intertextuel où s’esquissent toujours déjà les tentatives de l’écriture, et où, peut-être, tout pourra encore recommencer, sans fin. L’écriture cixousienne semble tendre vers une récupération de la perte initiale des Rêveries, tout en amplifiant les reprises et les ressassements de la perte même.

L’Algérie-altérité de Jacques Derrida

Avec Circonfession, Jacques Derrida signe une oeuvre de secret et de deuil, de prières et de larmes. Greffer la circoncision à la confession, c’est d’emblée marquer la blessure et le manque dans l’acte de foi. La coupure immémoriale de la circoncision garde la trace de la différence inscrite à même le corps. Or cet événement unique, qui n’eut lieu qu’une seule fois, permet de réinscrire, par un tour supplémentaire de l’écriture, la différence dans le corps autobiographique d’un texte doué de « la puissance d’une multiplicité d’écriture hétérofictionnelle[21] ». Car, dans ce texte, s’il y a des autobiographèmes, il y a aussi de l’hétérogénéité et de la fictionnalité, avec un arrière-fond algérien, remontant à l’enfance, rejoignant la mère au lit de mort, faisant écho à une autre confession, celle de saint Augustin – sA dans le texte. Par là, l’unité narrative est déconstruite par un travail herméneutique allant non pas vers le déchiffrement du sens, mais vers un secret toujours plus hermétique : « Personne ne saura jamais à partir de quel secret j’écris et que je le dise n’y change rien » (C, 175). C’est bien l’écriture au secret, donc, elle-même circoncise, c’est-à-dire incisée tout autour, marquée par une incision intérieure.

Le texte, en « cinquante-neuf périodes et périphrases écrites dans une sorte de marge intérieure » (C, 12), contre un fond gris, accompagne le Derridabase de Geoffrey Bennington. Période : circuit, durée, division et espace temporels, mais aussi phrase en tant qu’assemblage poétique[22]. Périphrase : circonlocution, phraser à la périphérie, à travers, à périr[23] – à la mort. Ces cinquante-neuf phrases, tournant autour de l’événement central de la circoncision, sont autant de passages réitératifs représentant les cinquante-neuf ans d’une vie (l’âge de Derrida au moment de la rédaction du texte) et, non moins, autant de pulsations rythmiques et vitales, secousses émotives et verbales, mais aussi liens, bandages, pansements qui viennent recouvrir la cicatrice : « 59 périodes, 59 respirations, 59 commotions, 59 compulsions à quatre temps », « mes 59 bandes de prières » (C, 113 et 217).

Ainsi sont évoquées les scènes rapportant l’enfant à la mère, la naissance à la mort, la circoncision à la confession de saint Augustin. Ce faisant, l’écriture auto-thanatographique de Derrida constitue le lieu polyphonique où se font entendre les voix de « la première personne » divisée, multipliée : « […] tout se dirait à la première personne, je, je, je et jamais ce ne serait d’une phrase à l’autre, ni dans la même phrase, le même je […] » (C, 241). Où vibre le tremblement de la plume qui transcrit et invente une confession brisée et renouvelée. D’où l’illisibilité essentielle. S’adressant à Dieu, prenant Dieu à témoin, l’aveu de Derrida consiste non pas à dire la vérité – ce qu’il n’y a pas, mais à faire la vérité, à toucher l’obscurité et la profondeur de l’authenticité-altérité de soi. L’histoire de ce « petit Juif noir et très arabe » (C, 57), se rangeant volontairement du côté des minoritaires (Juif, noir, arabe) par rapport à la francité et la chrétienté, s’écrit pourtant en filigrane de l’écriture chrétienne inaugurée par Augustin. Le « i » dans la « circoncision », ce « point détaché et retenu en même temps » (C, 69), ce prépuce rompu et suspendu, séparé du corps par un espace minimal et immense, figure l’Algérie qui, indépendante, « ne se conçoit ni ne se vit sans être traversée par l’autre[24] ».

Écriture du secret, aussi, ou le secret de l’écriture, sécrétée « au fond de l’escarre » (C, 80). Le mot « escarre » est exploré dans tous les sens : cicatrice, telles les « escarres sacrées » de la mère ; terme technique de blason : pièce en forme d’équerre ; eschatologie. Le texte est donc marqué par les stigmates du corps comme signes symboliques, et hanté par l’idée des fins de l’homme et du monde. Le travail philosophique et théologique se fond dans l’écriture sensible, de mémoire et de coeur, d’extase et d’absolution. Autobiographie à rebours, journal de bord après coup, « avec les instruments oubliés fragmentaires rudimentaires d’une langue et d’une écriture pré-historiques » (C, 145), le texte de Derrida est scandé par les cinquante-neuf périodes battant le rythme de la vie-la mort, dans lequel « il y a toujours un nid secret en train de sécréter des liaisons et délits inédits[25] ».

En un autre temps, et inscrit dans la veine auto-hétéro-biographique de Circonfession, Le monolinguisme de l’autre dépasse l’expérience individuelle d’un « Juif d’Algérie » pour la théoriser dans une perspective langagière. Le récit traverse et ré-articule les concepts tels que « langue maternelle », « colonialisme », « identité », pour les recentrer sur la question de la langue.

Derrida propose tout d’abord un double postulat :

  1. On ne parle jamais qu’une seule langue.

  2. On ne parle jamais une seule langue.

MA, 21

En forme de loi, mais foncièrement paradoxales, ces deux propositions décrivent la situation langagière impensable d’un « Juif-Fançais-d’Algérie » qu’est Derrida. Les traits d’union n’unissent pas mais témoignent d’une triple étrangeté. Ainsi désigné, il « n’[a] pas de langue en propre, seulement la langue de l’hôte » (MA, 92), c’est-à-dire de l’autre, celui qui reçoit et est reçu à la fois, mais aussi celui qui vient usurper la place de l’autre au nom de l’hospitalité. Le « trouble d’identité » (MA, 32) résulte de la non-identité langagière. Le français, la « monolangue » imposée, devient le « substitut de la langue maternelle » (MA, 74), laquelle, par la suite, vient à manquer. Derrida déclare : « je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne, ma langue “propre” m’est une langue inassimilable. Ma langue, la seule que je m’entende parler et m’entende à parler, c’est la langue de l’autre » (MA, 47). En même temps, si « on ne parle jamais une seule langue », c’est parce qu’« une » langue est toujours pleine de langues : hébreu, arabe, français ; accents, tons, idiomes ; mixages, mélanges. C’est bien ce qui se joue entre plusieurs langues, « ce qui s’y greffe et s’y perd, ne revenant ni à l’une ni à l’autre : l’incommunicable[26] ».

Ces deux propositions engagent une critique déconstructive du (post)colonialisme et mènent à un autre double postulat : il y a de la langue / il y a plus d’une langue[27]. L’article partitif dit le partage et la partition de ce qui est incalculable, indéfini. Et « plus d’une » inscrit la pluralité à l’oeuvre. Entre les deux, il y a d’innombrables passages, forces mobiles et articulatoires, rapports différentiels, tissages invisibles. C’est le « passage de la limite » (MA, 59) qui est bien l’expérience de la littérature, ce lieu de déplacements et de substitutions. Et ce « il y a » instruit le lieu impersonnel, inassignable – Algérie au pluriel, à plus d’une langue[28].

Dans ce mouvement vertigineux surgit le désir de retourner à l’origine comme à la ruine de l’origine, et d’inventer une seule langue au sein de cette langue :

Mais le rêve qui devait commencer alors de se rêver, c’était peut-être de lui faire arriver quelque chose, à cette langue. Désir de la faire arriver ici en lui faisant arriver quelque chose […] de si intérieur qu’elle en vienne à jouir comme d’elle-même au moment de se perdre en se retrouvant, en se convertissant à elle-même, comme l’Un qui se retourne, qui s’en retourne chez lui, au moment où un hôte incompréhensible, un arrivant sans origine assignable la ferait arriver à lui, ladite langue, l’obligeant alors à parler, elle-même, la langue, dans sa langue, autrement.

MA, 85

L’écriture est donc le cheminement vers l’autre, vers « une autre langue encore » (MA, 109). « Le monolinguisme de l’autre », dès lors, dit la venue d’un nouvel idiome : ainsi se forme la « vieille neuve langue[29] ». C’est un « monolinguisme poétique » (C, 29) qui est le lieu « d’un croisement de singularités, l’habitat, les voix, la graphie[30] ». C’est aussi un appel et une promesse, l’annonciation d’une « avant-première langue » (C, 123) qui marque le lieu de la trace en tant que lieu de mémoire : « la mémoire de ce qui précisément n’a pas eu lieu, de ce qui, ayant été (l’)interdit, a dû néanmoins laisser une trace, un spectre, le corps fantomatique, le membre-fantôme – sensible, douloureux, mais à peine lisible – de traces, de marques, de cicatrices » (MA, 118). Ces traces, marques, cicatrices s’inscrivent sur la peau, sur le corps, sur le corpus textuel des Algéries cristallisées dans l’écriture.

Levinas écrit : « l’essence du langage est amitié et hospitalité[31] ». L’amitié qui relie Hélène Cixous à Jacques Derrida se révèle souvent intertextuelle : l’une et l’autre appartiennent désormais au Jardin d’Essai littéraire évoqué par Cixous, où, côte à côte, ils mettent à l’épreuve l’expérimentation textuelle, et remettent en question, par le jeu subtil du langage et l’enjeu autobiographique, les sens de l’Algérie dans sa disjonction et sa conjonction, dans son historicité et son actualité, dans sa réalité et sa fictionnalité, dans son traumatisme et sa béatitude. En ce sens, le texte algérien de Camus se lie d’amitié avec ceux de Cixous et de Derrida dans ce que, pour eux, l’Algérie, en tant que lieu de naissance, fait acte de re-naissance et de co-naissance dans l’écriture. Lieu d’hospitalité aussi, accueillant et travaillant la langue de l’hôte – du maître mais aussi du guest, de l’ami mais aussi de l’ennemi –, transforme cette mono-langue de l’autre en caisse de résonance polyphonique de l’altérité.

Ce sont également des textes de dédicace. Au sens étymologique – dedicatio, « consécration » –, les textes sont offerts vers le haut : celui de Camus, renouant avec le panthéisme de Noces, retrouve la divinité dans les éléments de la vie en terre algérienne ; ceux de Cixous sécrètent les phrases interminables réabsorbées en monologue intérieur ; ceux de Derrida, rappelant en mimésis la religiosité de saint Augustin, inventent un narrataire inassignable comme Dieu. Dédicaces au sens d’hommage aussi, par « une inscription imprimée ou gravée sur l’oeuvre » (Le Robert). Ainsi Camus : « À toi qui ne pourras jamais le lire » (PH, 11) ; Derrida : « ces mots pour elle qui ne les lira jamais » (C, 217). À la mère donc, qui ne saura le lire, au lecteur qui ne prendrait pas le temps nécessaire de le lire, à cette terre aux prises avec la tourmente. Tel est le destin de ces livres : mal-adressés, mal-aimés, sans destinataire ni destination, ils s’offrent, en offrande, s’érigent comme des stèles archaïques, porteuses d’inscriptions quasi oblitérées, vouées à l’illisibilité.

« [É]crivant depuis l’Algérie ; provenant d’Algérie ; appartenant à l’Algérie ; se vouant à l’Algérie ; mourant d’Algérie[32]. » Nous l’avons évoqué, Camus signe une oeuvre d’amour avec cette terre tant aimée. Hélène Cixous opère une récupération littéraire de l’Algérie par les mises en scène et les affabulations déréglées. Jacques Derrida, quant à lui, maintient la distance et l’indécidabilité de l’Algérie dans l’écriture du secret. Ces écritures forment précisément un « intense rapport à la survivance » (C, 162). Dès lors, l’Algérie, rêvée, réinventée, fantasmée, est bien le lieu hospitalier par excellence, au sein duquel vibrent les voix et les traces de souffrance, de joie, de détresse et de jubilation.