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Dans Codex and Context, ouvrage-phare qu’il fait paraître en 2002 et dans lequel il décrit et commente la tradition manuscrite des récits en vers des xiie et xiiie siècles, Keith Busby écrit à propos de Méraugis de Portlesguez (v. 1225-1235) de Raoul de Houdenc : « The transmission of Meraugis illustrates the truism that there are as many contexts as there are manuscripts for a particular work[1]. » L’examen détaillé du manuscrit qui est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale autrichienne à Vienne (ÖN 2599[2]) et qui a sans doute été préparé pour Jeanne de Bourgogne dans le second quart du xive siècle[3] tend aussi à indiquer qu’il y autant de versions de cette oeuvre qu’il y a de copies. Dans ce livre (v. 5893) qui se distingue fortement de la tradition manuscrite des romans arthuriens en vers par sa facture (un luxe rare) et sa composition (une oeuvre unique), les variantes sont à ce point nombreuses que leur collationnement fait apparaître la volonté claire, de la part du copiste, de proposer un roman différent de celui conservé dans les recueils du Vatican (Reg. Lat. 1725[4]) (fin du xiiie siècle ou début du xive) et de Turin (L.IV 33[5]) (fin du xive siècle ou début du xve), où il pouvait d’ailleurs entrer en résonance avec une série d’intertextes judicieusement choisis[6].

Agacé par les excursions antiromanesques de l’oeuvre de Raoul de Houdenc, le copiste de W recourt en effet à différentes stratégies pour équarrir ce roman du xiiie siècle qui, loin de consolider les acquis du roman arthurien en vers, s’amusait à les mettre à l’épreuve. Ses interventions visent autant le texte que le péritexte : s’il corrige le style, la thématique et le dispositif narratif disloqués que l’on associe à l’écriture de Raoul de Houdenc, il propose également un prologue et un programme iconographique qui réorientent le roman vers le didactisme plutôt que vers le divertissement, visée qui est classiquement la sienne. Dépouillé de sa dimension contestataire, si caractéristique du corpus arthurien en vers du xiiie siècle, le roman obtenu à force d’ajustements qui trahissent l’oeuvre telle qu’elle a été conservée dans les autres codices nous semble fournir un exemple de rupture entre la sphère du roman critique (destiné au plaisir intellectuel des clercs) et celle du roman « plaisant[7] » (destiné plutôt à l’usage de la cour).

Un roman « « tout sanz tençon et sanz clamour » (ajustements textuels)

Le premier lot de corrections vise le plan stylistique de l’oeuvre. Au nombre des interventions, on compte des changements plutôt attendus qui consistent à éliminer une répétition jugée plus redondante que nécessaire, par exemple le passage où le scribe du manuscrit de Vienne choisit de ne pas répéter le vers qui annonce l’arrivée des dames à la tribune :

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Les variantes les plus nombreuses sont cependant des interventions beaucoup plus significatives qui visent certains phénomènes stylistiques par ailleurs caractéristiques de l’écriture de Raoul de Houdenc. Depuis l’édition de Henri Michelant (1869), les éditeurs et commentateurs successifs ont tous insisté sur les variations que fait subir l’oeuvre romanesque de l’auteur au moule stylistique du roman arthurien en vers[8] : l’assouplissement du couplet d’octosyllabes à rimes plates tel que l’a décrit Paul Meyer à date ancienne[9] provoque, autant dans Méraugis que dans le premier roman de l’auteur (La Vengeance Raguidel), un « débordement de la syntaxe[10] », qui se traduit par une nette augmentation des enjambements (avec rejets et contre-rejets), phénomènes analysés récemment par Marc Loison dans l’une des rares monographies consacrées à Raoul de Houdenc.

Le scribe semble chercher à atténuer cette dislocation du vers, qui atteint autant les paroles prises en charge par le narrateur que les dialogues et les monologues intérieurs. Le rejet et le contre-rejet qui caractérisaient autrefois l’écriture de Raoul de Houdenc disparaissent ainsi de la description des tourments amoureux de Méraugis et Lidoine, réajustement qui permet la mise en valeur du chiasme des vers 5016 et 5017 :

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Le scribe n’hésite d’ailleurs jamais non plus à modifier le texte pour corriger les coupes variables et plus ou moins usitées qui rythment certains vers[11] :

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En plus de ces microcassures, il peut arriver que la correction porte plutôt sur un morceau descriptif qu’il s’agit alors de rendre plus conforme à la tradition rhétorique du roman courtois, par exemple en réinsérant dans le portrait de Lidoine les formules laudatives attendues auxquelles recourait (entre autres) Béroul à propos d’Yseut[12].

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Les interventions peuvent aussi viser le plan thématique et proposer un réalignement des motifs qui faisaient jadis l’objet d’un traitement parodique. Dans le roman de Raoul, la prise à rebours des codes arthuriens se disait notamment dans une scène de travestissement très souvent commentée[13] où Méraugis se « pomponn[ait] comme une femme » et, attifé comme une « petite poupée » (popine), s’enfuyait au bras de Gauvain, comparaison hautement dépréciative qui disparaît du manuscrit W :

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On remarque la même attitude à l’égard d’autres comparaisons plaisantes, par exemple celle qui apparaît dans l’« anti-portrait » de la vieille « guernue » (v. 1432) (la « vieille échevelée »), qui n’est plus qu’une vieille « chenue » (« aux cheveux blancs », fol. 10rb)[14]. Le topos du tournoi, que le roman détournait « par une ironie subtile en laissant entendre la raillerie sous la louange[15] », fait l’objet d’un même réalignement. En effet, dans V et T, le goût pour le renversement des rôles se laisse saisir à l’ouverture du récit dans la mise en scène d’une chevauchée féminine qui envoie Lidoine et ses « trente damoiselles » (v. 165) parcourir les plaines de Lindesores. En substituant aux « .xxx. damoiselles » « xxx. damesiaus / Des plus gentilz et des plus biaus », le copiste du manuscrit de Vienne rétablit un ordre du monde plus acceptable (et attendu), où ce sont les hommes (à qui l’on remet, en plus des luxueuses étoffes, des armes et des montures), et non les femmes, qui chevauchent :

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Cet exercice de contestation des poncifs du roman en vers s’incarne d’ailleurs, dès les premiers vers du récit, dans la tençon courtoise (c’est-à-dire le « débat » ou la « querelle ») qui oppose le héros éponyme, Méraugis de Portlesguez, et son compagnon, Gorvain Cadruz. Le point de casuistique amoureuse examiné fait directement écho à la question de départ de quelques jeux-partis du xiiie siècle recensés par Michelle Szkilnik[16] : « Faut-il aimer une dame pour sa beauté (li cors) ou ses qualités intérieures (li cuer) ? » Si, dans le roman, l’issue de la discussion est connue d’avance – c’est bien évidemment Méraugis, partisan du cuer, qui remportera l’amour de Lidoine –, la mise en débat des positions antagoniques donnait néanmoins lieu à de piquantes tirades : Gorvain ira jusqu’à soutenir que même si le « corps [de Lidoine] abritait un diable, une grue, une créature enchantée ou un serpent, sa beauté extérieure justifierait qu’on aime ce qui est caché dedans » (v. 506-510) ! Le scribe de W s’accommode mal de cette tension, qu’il juge sans doute trop prosaïque pour être courtoise. S’il conserve l’échange entre les deux compagnons, il atténue cependant l’opposition entre les partis et insiste beaucoup moins que les autres manuscrits sur l’apparence extérieure de l’héroïne dans l’épisode de la double énamoration :

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Un nombre important de références au parti défendu par Gorvain disparaissent d’ailleurs de la tençon (v. 643) (le débat) qui s’étend des vers 322 à 654 et, à l’intérieur de celle-ci, du monologue amoureux, où n’apparaissent plus les renvois au « cors » (v. 341) et à la « beauté » de la belle (v. 444) :

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Cette série de transformations participe d’une réorientation globale vers une courtoisie plus convenue, ce dont témoigne l’occurrence de l’expression « aimer de fin cuer », qui est absente des autres témoins et qui, dans W, sert à corriger le rejet et le contre-rejet des vers 410 à 412 : « Voir, ge li dirai .II. moz por li apercevoir / Que je l’aim. Se de voir en voir… » devient ainsi : « Voir, je lui dirai .II. moz por li apercevoir / Que je l’aim de fin cuer por voir » (fol. 3vb). Conforté par le retour de la dimension musicale associée à la lyrique du Sud – c’est en « chantant » que Gorvain se met au service de Lidoine (fol. 3vb)[17] –, le renforcement de l’imagerie amoureuse passe aussi par le retour ou le développement de motifs qui y sont associés, par exemple, la référence au « desvoiez d’amours » (v. 444) et la métaphore du filet amoureux, plus longuement développée dans W que dans les autres copies (v. 1195-1205).

Cette tençon entre Méraugis et Gorvain trouve un prolongement, sur le plan thématique, dans l’épisode du jugement des dames (v. 872-1005) (long débat au terme duquel elles trancheront en faveur de Méraugis) et dans l’évocation de trois autres jeux-partis que proposent un nain camus à Keu (« un gieu vos part », v. 1371), une demoiselle de l’Esplumeoir à Méraugis (« .i. gieu te part », v. 2719) et, enfin, Bergis le Louche à son prisonnier (« .i. gieu vos part », v. 5485). Mais elle infiltre surtout le plan narratologique, par lequel l’oeuvre narrative de Raoul de Houdenc se distinguait justement de l’ensemble du corpus des romans arthuriens en vers. Comme la Vengeance et, dans une moindre mesure le Roman des Eles, dont Raoul serait également l’auteur, Méraugis est traversé par de nombreux jeux de dialogues, qui se laissent saisir autant sur le plan du récit – dans le cadre de monologues intérieurs où les personnages se posent et répondent à une succession de questions rhétoriques[18] – que sur celui du discours – où le narrateur principal [N1] se livre à un jeu de questions et de réponses avec un narrataire [N2] qui n’hésite jamais à l’interrompre[19]. Dans les deux cas, l’alternance des questions [Q] et des réponses [R] ralentit la progression du discours et du récit, ce qui semble avoir gêné le scribe de W qui, une fois de plus, va jusqu’à remanier le texte pour éliminer ce qu’il semble considérer comme autant de ruptures inutiles. Le monologue amoureux de Gorvain, par exemple, ne calque plus en W les mécanismes de la tençon à l’intérieur de laquelle il s’inscrit dans les autres témoins :

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En gommant le dispositif dialogique et en éliminant l’impératif de cinquième personne (« Cele pucele, vez la la »), le copiste atténue l’inquiétant dédoublement qui est à la base du procédé (schizophrénique, s’il en est) du monologue intérieur où le personnage est à la fois « je » et « l’autre » auquel il s’adresse. Il retrouve ainsi un discours plus conventionnel de même qu’une métrique plus uniforme, les coupes ayant pour la plupart été éliminées[20]. Lorsque les questions sont au contraire indispensables au récit – comme la succession rapide de questions et de réponses qui sert à rendre compte de la confusion ontologique ressentie par Méraugis au sortir de la carole magique[21] –, elles ne sont conservées qu’au prix d’une ponctuation plus marquée (fol. 28vb)[22].

Les interruptions du récit dont se rend coupable le narrataire ont à ce point gêné le copiste de W qu’il a tenté de faciliter la tâche du lecteur en proposant une série d’aménagements textuels visant à alléger le procédé dialogique[23]. En effet, la lecture parallèle des passages tels qu’ils se donnent à lire dans les manuscrits V et T d’une part et W d’autre part tend à indiquer que le copiste du manuscrit de Vienne a cherché à pallier les effets de brisure induits par les incessantes questions du narrataire, dont la présence se faisait par exemple sentir par le recours occasionnel au vouvoiement, qui n’apparaît plus systématiquement dans W :

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La substitution de la P1 à la P5 (« Qu’apeaus je » plutôt « Qu’apelez ») transforme en simple question rhétorique un échange qui, dans V et T, permettait la formulation d’un commentaire ironique sur l’imagerie amoureuse de la littérature courtoise (« les rets de l’amour »)[24]. Le copiste revient ainsi à une narration plus conforme à la tradition romanesque qui suppose que le récit est pris en charge par une seule voix narrative. On retrouve ce même type d’aménagement dans le passage qui amorce le retour des personnages principaux à la cour d’Arthur et où le narrataire s’inquiète du sort de Méraugis et de Gorvain. La transformation de la principale interrogative des manuscrits V et T (« E li chevalier que devindrent ») en une proposition subordonnée relative (« Et li chevalier qui revindrent ») gomme l’intervention du narrataire :

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En plus de ces interruptions dont la pertinence varie mais qui permettent pour la plupart l’obtention d’une nouvelle information, le récit est aussi traversé par un deuxième type de remarque, qui témoigne cette fois de l’incapacité du narrataire à dépasser le « stade du pourquoi[25] ». « Parole parasite[26] », qu’Alexandre Micha qualifiait de « tic qui devient fatigant[27] », le procédé consiste à faire répéter par le narrataire la question « Por quoi ? ». Réitérée de façon automatique et mécanique, elle provoque un décrochage métaleptique[28] qui permet l’expression du prosaïsme de la seconde voix narrative (aux dépens d’un narrateur qu’il finit par exaspérer[29]) et l’exposition des rouages de la mécanique narrative du roman, comme le fait aussi remarquer Marc Loison :

Les questions deviennent elles-mêmes un procédé tourné en dérision tant le suspens qui est ici éveillé tient à peu de choses et paraît artificiel. Ce faisant le roman se joue de ses propres techniques et passe de la dérision des codes romanesques à une forme d’autodérision[30].

Si les questions prises en charge par les personnages sont pour la plupart conservées[31], le collationnement des versions met cependant au jour un élagage important des interventions du « narrateur rouspéteur[32] », dont la moitié est éliminée (le copiste n’en conserve que huit sur dix-sept)[33].

Ces interventions sont de deux types. Elles peuvent porter sur le comportement ou les motivations psychologiques d’un personnage. Au narrateur qui précise que Bergis le Louche donne à contrecoeur le baiser de paix à Méraugis, le narrataire demande[34] :

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L’élimination du second « Por quoi » atténue la dimension dialogique et transforme les répliques de l’échange en questions rhétoriques (« Por quoi ? », « Cui en chaut ? ») et les rapproche des formules conatives du type « Que vos diroie ? », par ailleurs abondantes dans tous les témoins[35]. L’interrogation peut aussi viser le discours du narrateur principal plutôt qu’un élément du récit, notamment lorsqu’il recourt à un topos ou à une figure de style que le narrataire, imperméable au second degré des choses, n’arrive pas à comprendre. C’est le cas par exemple des topoï de la flèche d’amour (v. 4953-4957) et du chef-d’oeuvre inimitable, qui disparaissent tous deux de W :

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Comme on l’a vu, la cible est d’abord stylistique, ce dont témoignent la correction et le réalignement du vers disloqué, la réintroduction des formules les plus attendues et l’élimination des plus inusitées. Le stylet du copiste rétablit aussi les thèmes et motifs que n’épargnait pas le couperet du parodiste et, ce faisant, atténue la dimension ludique de l’oeuvre « initiale ». Les multiples tençons qui traversaient le récit et parasitaient le discours des personnages et du narrateur connaissent un sort similaire : l’élimination d’une bonne proportion des formules interrogatives qui ponctuaient le roman dans V et T provoque dans W l’atténuation des effets de rupture sur lesquels s’appuie l’art romanesque de Raoul de Houdenc. Ce travail de correction se poursuit sur le plan péritextuel, où l’on remarque cependant davantage d’ajouts que d’élagages.

Un livre qui enseigne (ajustements péritextuels)

Pour atténuer la part anticonformiste de l’oeuvre recopiée, le scribe du xive siècle propose également une série d’aménagements péritextuels. La volonté d’aplanissement que l’on remarque sur le plan textuel est en effet relayée par les miniatures, très finement analysées par Keith Busby dans un article consacré à la « mise en texte et en image » dans le manuscrit de Vienne. Sans jamais mettre en relation les choix de l’illustrateur avec le phénomène d’équarrissage que nous voulons mettre au jour, le médiéviste reconnaît au programme iconographique de W une force à ce point cohésive qu’elle gomme la construction en contrepoint du roman, qui fait alterner les aventures respectives de Méraugis et de Gorvain, notamment en recentrant les aventures autour du seul personnage éponyme – qui apparaît dans quinze des dix-sept miniatures[36] – et en représentant surtout les lieux (les plus) communs du roman arthurien en vers, qu’il s’agisse du baiser à la dame (qui ouvre et ferme le manuscrit aux folios 7rb et 37rb), du tournoi (fol. 2vb), du combat individuel (onze des dix-sept miniatures représentent une scène opposant Méraugis et un adversaire) ou encore de l’arrivée, plutôt convenue, d’une demoiselle à la mule à la cour d’Arthur (fol. 33rb). Si cette façon de procéder rejoint la pratique du motif qui ordonne l’écriture du roman médiéval (le récit médiéval se construit à partir de variations nombreuses mais limitées d’un certain nombre de motifs ou topoï narratifs)[37], les illustrations proposées sont néanmoins génériques (Busby parle plutôt de dimension « semi-allegorical[38] ») et maintiennent en quelque sorte le motif à un « degré zéro » d’actualisation. En effet, rien ne vient jamais particulariser les scènes et les épisodes représentés, au point où ils constituent autant de pièces détachables qui, comme le fait remarquer Keith Busby, pourraient être reproduites dans un roman différent sans qu’on ait à y changer quoi que ce soit :

As well as this text-specific type of emblematic episode, Vienna 2599 also illustrates what might be considered as conventional scenes of the genre of Arthurian romance. […] The kind of illustrations I have in mind do, of course, relate directly to events in the text of Meraugis de Porlesguez in Vienna 2599, but could also serve to illustrate similar events in other romances[39].

Hormis l’Esplumeoir (fol. 17vb) et la carole magique (fol. 24rb), peu de scènes accueillant les situations et les personnages surprenants qui distinguent justement le roman de Raoul du corpus arthurien contemporain ont été retenues par l’illustrateur (par exemple : le travestissement de Méraugis ou la rencontre avec la « vieille guernue »). Sur le plan visuel comme sur le plan textuel, tout concourt donc à faire de ce qui était jadis un antiroman un simple récit d’armes et d’amour, thématique convenue qui oriente l’ensemble du programme iconographique de ce roman qui, dans son nouveau prologue, se présente d’ailleurs bien sagement comme un « conte de courtoisie / et de biax motz et de plaisanz » (v. 28-29 ; fol. 1ra ; éd. H. Michelant, p. 2).

Le souci de conformité avec la tradition se donne aussi à lire dans l’explicit : là où les formules de clôture des manuscrits V et T ne désignent l’oeuvre que par le nom de son héros éponyme[40], le substantif roman vient, dans W, préciser la catégorie générique du récit qui s’achève : « Explicit li romanz de Meraugis de portlesguez. Par maistre Raoul de Hodenc » (fol. 38vb). Fait peu commun dans le domaine du roman, la référence au savoir prestigieux du maistre cherche sans doute à hisser l’oeuvre au rang de la littérature « qui enseigne ». La miniature d’ouverture (fol. 1ra) le représente d’ailleurs déjà à son lutrin, le doigt levé, « geste didactique[41] » s’il en est :

Fig. 1

Vienne ÖN 2599, fol. 1ra (détail)

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Elle rattache ainsi l’oeuvre à venir à la grande tradition du Roman de la Rose – que le xive siècle associe surtout à maistre Jehan de Meun, très souvent représenté en train d’écrire à son pupitre[42] – et, plus largement, à une iconographie de l’enseignement, que le Moyen Âge hérite de l’Antiquité. Comme le fait remarquer Antoine Destemberg, dans la tradition picturale des domaines liés à l’enseignement, à la prédication et à la justice, l’index pointé s’« apparente à un geste d’autorité dans le discours », alors que la main gauche (« celle de la connaissance »), « lorsqu’elle est ouverte, la paume dirigée vers le ciel [comme dans le manuscrit de Vienne], […] réalise un même geste de réception d’un savoir dont le maître est le dépositaire[43] ». En plus de procéder à une valorisation de l’objet d’étude et du travail du maître (à travers le rapprochement avec Jean de Meun, systématiquement représenté « à l’oeuvre » dans les manuscrits du Roman de la Rose), l’initiale historiée qui ouvre le livre (v. 5893) de maistre Raoul de Houdenc renvoie le lecteur à une double tradition : d’une part, la littérature dévotionnelle ou philosophique latine – les représentations picturales des scènes d’étude et d’enseignement entre un Sénèque grisonnant et un élève anonyme dans le manuscrit Hunter 231 (U.3.4) (fol. 123) ne sont d’ailleurs pas sans ressemblance avec le portrait de maistre Raoul proposé par le manuscrit de Vienne[44] ; d’autre part, à la littérature didactique en langue vulgaire – principalement le Roman de la Rose, qui a pu sembler proposer un équilibre intéressant entre courtoisie et didactisme. Par conséquent, la matière arthurienne, que l’on associe au pur divertissement (« Li conte de Bretaigne sont si vain et plaisant », écrivait Jean Bodel dans le prologue de sa Chanson des Saxons[45]), est ainsi présentée dès le premier folio comme une matière capable d’enseigner, voire d’édifier.

Cette volonté d’équarrissage jette un éclairage nouveau sur la condamnation des contrediseurs par laquelle s’ouvre le roman, que seul W dote d’un prologue de 32 vers :

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On peut certes choisir, comme on le fait depuis l’édition de Mathias Friedwagner, d’attribuer à Raoul de Houdenc[46] le prologue qui n’a cependant été conservé que dans le manuscrit de Vienne. Les vers 14 et 15 sont alors d’une interprétation difficile : en effet, comment réconcilier cette dénonciation des « plaisantins » (« rimeour / de servanteis ») et des contrediseurs et les constants exercices de contrediction (de la tradition en vers, de la voix narrative principale, etc.) auxquels se livre le roman de Raoul et qui ont justement agacé le copiste de W ? Rien ne nous interdit de supposer au contraire que, par rapport aux autres témoins, W invente plus qu’il ne recopie, en imitant au plus près les prologues de Chrétien de Troyes, dont il offre une anthologie des « meilleurs moments ». En effet, plus de la moitié des vers sont des calques, parfois légèrement détournés, des prologues des romans du maître champenois[47]. Le pastiche ainsi obtenu respecte les leçons dispensées par l’illustration de l’initiale : d’une part, la valorisation du livre et du travail est relayée par un champ lexical lié à l’estude (« entente », v. 2 ; « estude », v. 4 et 13 ; « oevre », v. 6 ; et « sens », v. 15, 16 et 17) ; d’autre part, le rapport à la tradition qu’incarnait la main tendue du maistre se dit aussi dans l’exercice stylistique imitatif auquel se livre le copiste devenu auteur. Plus passif que contestataire, il se pose à son tour comme le dépositaire du savoir de ses prédécesseurs, plus précisément Chrétien de Troyes qu’il cite directement à l’ouverture du récit[48]. Il est d’ailleurs significatif que l’illustrateur ait choisi, pour ce roman traversé par une série de jeux-partis et de dialogues, une scène de lectio (< legere ; la lecture commentée) (voire de lecture à voix haute, comme le propose Busby[49]) plutôt que de disputatio (< disputare ; la discussion, le débat), la tradition iconographique du motif du « maître à l’oeuvre » proposant des représentations liées autant à la première qu’à la seconde.

Ainsi analysés, le prologue et l’initiale historiée remplissent à nouveau la fonction prescriptive qui leur est traditionnellement dévolue et servent de guide de lecture à ce roman que renouvelle la main interventionniste d’un copiste qui s’attelle à la correction de toutes les strates de l’oeuvre dont il s’est saisi. Pour ce faire, il choisit de gommer un nombre important d’effets de rupture (sur le plan de la versification autant que sur celui du ton), de tension (entre le corps et le coeur dans le morceau de casuistique amoureuse par lequel s’ouvre le roman) et de dispute (qu’elle soit internalisée par le monologue intérieur ou qu’elle oppose un narrateur et un narrataire exaspérant). Il n’est d’ailleurs pas jusqu’au contexte manuscrit qui échappe à cette volonté d’équarrissage. En effet, le roman est mis en livre, c’est-à-dire qu’il est conservé, seul, dans un manuscrit dont il occupe tous les feuillets. Il s’agit là d’une pratique extrêmement rare dont on ne retrouve que deux autres exemples dans le domaine arthurien (les manuscrits BnF, fr. 2164 et Cambridge Univ. Ee. Iv. 26 qui nous ont respectivement transmis les romans de Jaufré et d’Ider). Il se trouve ainsi privé d’un milieu qui lui est naturel depuis le xiie siècle, c’est-à-dire le recueil, où il côtoie une série de cotextes grâce auxquels il se donne à lire comme « une technique de contrepoint où les voix se répondent en reprenant le thème dans tous les sens, en opposant chant et contre-chant pour former un ensemble ultimement harmonieux[50] ». De la plus petite à la plus grande unité – du vers au livre – s’énonce donc la volonté de faire rentrer dans les rangs de la « tradition » un roman qui mettait pourtant tout en oeuvre pour s’en détacher.

* * *

Au terme de ce travail de collationnement, une question demeure, que ne renierait sans doute pas le narrataire de Méraugis : « Pourquoi ? » Pourquoi le scribe du xive siècle tient-il à tout prix à « équarrir » ce roman qui se caractérisait au contraire par la violence faite à la tradition arthurienne ? La réponse à cette question nous semble se situer autant sur l’axe de la production que sur celui de la réception du manuscrit. En termes de production, la tradition romanesque arthurienne, qui n’est plus principalement en vers, n’est pas non plus aussi ludique et critique au début du xive siècle qu’aux siècles précédents, âge d’or où le roman s’invente dans une « dispute » avec lui-même[51]. Reproduire (par la copie) un « vieux roman » en vers devient ainsi l’occasion de produire un roman plus conforme au goût du jour en l’adaptant aux attentes d’un nouveau lectorat qui, depuis le succès du Roman de la Rose, goûte également davantage la littérature qui allie divertissement et didactisme[52].

On a également proposé que le manuscrit avait été préparé à la demande de Jeanne de Bourgogne († 1348), la male royne boiteuse, reconnue pour sa sagesse et sa bibliophilie. Parmi les livres dont elle a commandé l’exécution, on compte surtout des traductions d’ouvrages pieux et didactiques, notamment les Épitres et Évangiles de tout l’An, La Légende Dorée et le Miroir historial[53]. L’analyse des marques de possession et des inventaires à laquelle a procédé Claudine A. Chavannes-Mazel confirme ce goût pour la littérature à prétentions morales et religieuses ou à visée politique :

Contrary to previous queens who associated books with passtime, sense of duty and political ambition were her underlying motifs. […] [H]er library had to reflect the extraordinary, holy and glorious descent of the new French royal house of Valois, and particularly that of herself. Next to these, there were devotional texts in her collection to underline her piety[54].

À cette cohérence thématique s’ajoute une cohérence matérielle qui tient au luxe des codices de la collection. Si, sur ce dernier point, le luxueux manuscrit de Vienne correspond bien au goût de la reine de France, on comprend plus ou moins bien à quelle inclination a bien pu répondre le roman de Raoul de Houdenc, dont les ajustements proposés par le copiste (et l’initiale historiée) s’éclairent néanmoins quelque peu lorsqu’on imagine qu’il a pu vouloir l’adapter à l’intérêt de sa commanditaire pour la littérature didactique, corpus auquel l’associe d’emblée l’initiale historiée du premier folio.

On voit alors se dessiner une opposition, éclairante pour l’histoire du roman médiéval, entre le manuscrit « clérical » et le manuscrit « courtois ». En effet, le collationnement des trois témoins fait apparaître des différences qui s’éclairent dès lors qu’on imagine que la copie – ou la « version » dans le cas de W – a été préparée pour un public plus ou moins averti ou formé, c’est-à-dire pour le simple divertissement (voire l’édification) des lecteurs/auditeurs de la cour plutôt qu’à l’usage des clercs. Méraugis appartient à un corpus de romans en vers du xiiie siècle que l’on a qualifiés d’« épigonaux » (« post-Chrétien verse romances[55] ») et qui, tels Le Chevalier à l’épée, La Mule sans frein, La Vengeance Raguidel et Hunbaut, se distinguent par la mise à l’épreuve, en registre ludique, des acquis du roman en vers. Les travaux récents sur le contexte matériel de ce corpus tendent à indiquer que ces « nouveaux romans » – conservés pour la plupart dans des recueils de sobre facture – peuvent être appréhendés comme autant de jeux d’initiés qui les destinent à un public de « lecteurs avertis », plus clérical que courtois[56]. L’examen du très luxueux manuscrit de Vienne nous permet peut-être de commencer à dresser la liste des conditions auxquelles une oeuvre peut migrer de la première sphère vers la seconde ou, pour reprendre l’expression proposée par Tzvetan Todorov dans Poétique de la prose, peut accéder au « domaine heureux » des oeuvres sans tension qui, loin de chercher à échapper au genre dont elles se réclament, espère y correspondre au plus près[57]. Les variantes repérées dans le manuscrit W nous semblent en effet dessiner en creux un roman qui s’ajuste à un nouveau destinataire, c’est-à-dire le lecteur (ou la lectrice) qui, pour reprendre l’opposition tracée par Roland Barthes, a envie d’un texte « de plaisir » plutôt que « de jouissance » et dont la compréhension est immédiate puisqu’elle ne passe plus par l’évaluation des variations qu’il fait subir au roman « canonique ». Privé d’un voisinage textuel qui aurait pu exacerber les nombreux jeux de querelles et de dialogues qui en ordonnent l’écriture, le livre de Raoul – désormais « tout sanz tençon et sanz clamour[58] » – se rapproche plus que jamais de ces oeuvres qui visent l’incarnation d’un modèle plutôt que son dépassement et dont « il n’y a rien à dire[59] ».