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« Il ne faut pas faire de littérature[1] » : cet interdit formulé par Guy Debord en 1950, peu avant la fondation de l’Internationale lettriste, ne cessera de se répercuter tout au long des vingt années que durera le mouvement situationniste. Diffusé dans les milieux artistiques et étudiants d’extrême gauche, il se transformera ensuite en un questionnement radical de l’institution et des pratiques littéraires qui sera au centre des débats en mai 1968. Et pourtant, une fois éteintes les braises de la révolte, celui qui avait énoncé ce principe subversif entame à partir de la fin des années 1970 un étonnant retour à la littérature et au maniement du langage classique. Comment interpréter ce retour qui peut passer pour un retournement, et que nous dit-il des rapports entre politique et littérature avant et après l’événement 68 ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous nous intéresserons aux fondements de la critique situationniste de la littérature dans la période qui précède cet événement, en montrant comment elle s’adosse à une théorie de l’évolution des formes artistiques qui lui permet de faire un bilan historique de l’avant-garde au sortir de la Seconde Guerre mondiale, tout en proposant la perspective d’un dépassement de l’art, et donc de la littérature, dans la vie quotidienne. Puis, en allant en aval de l’événement et en resserrant la focale sur l’oeuvre de Guy Debord à partir de la fin des années 1970, nous essaierons de déterminer en quoi son changement d’attitude vis-à-vis de la littérature a pu représenter un nouveau nouage, post-avant-gardiste, entre la littérature et la politique.

Les situationnistes, une avant-garde post-littéraire ?

Soucieuse de dresser le panorama de la création artistique et littéraire de son temps afin de savoir dans quelle direction elle peut déployer son action, l’avant-garde situationniste en tire un constat de crise généralisée qui ressemble fort à la théorie hégélienne de la fin de l’art[2]. Pour les situationnistes, l’art des années 1950-1960 se trouve en effet confronté à un épuisement radical des formes et des significations. En dépit de leur vitalité apparente, les nouvelles avant-gardes apparues dans l’après-guerre ne font que reproduire les transgressions futuristes, Dada ou surréalistes. Or ces avant-gardes de la première moitié du xxe siècle avaient déjà conduit jusqu’à son terme le processus d’émancipation vis-à-vis des canons de la mimésis et de déstructuration des formes et des matériaux de l’oeuvre, qui avait animé l’histoire de l’art depuis le romantisme. Dans ces conditions, ce que les artistes des années 1950 et 1960 considèrent comme une exploration des possibilités ouvertes par les transgressions de leurs prédécesseurs ressemble surtout, pour les situationnistes, à une redite dont tout l’effet de nouveauté est éventé[3]. Dans le domaine littéraire, ces derniers épinglent ainsi férocement le cas des écrivains à la mode et prétendument d’avant-garde. Au milieu des années 1950, Guy Debord et Gil Wolman, visant entre autres René Char, Julien Gracq ou Henri Pichette, se plaignent au nom de l’Internationale lettriste (IL) du fait que « des sous-produits de l’écriture qui a fait scandale […] vingt ans auparavant, obtiennent une admiration éphémère mais retentissante[4] ». Au début des années 1960, les cibles préférées de l’Internationale situationniste (IS), qui prend la suite de l’IL, deviennent le Nouveau roman et le théâtre de l’absurde. Ionesco, Beckett, Sarraute, Adamov, Duras ou Robbe-Grillet : « La joyeuse petite équipe au complet rejoue […] en farce la tragédie de la mise à mort des formes artistiques. » Et alors que Lucien Goldmann parle à leur propos de « grands écrivains de l’avant-garde », Debord et ses camarades rappellent qu’il s’agit d’une « notion que l’avant-garde justement a jetée dans un ridicule définitif il y a bien longtemps », et que

le rejet de la littérature, la destruction même de l’écriture, a été la première tendance des vingt ou trente années de recherches d’avant-garde en Europe, que ces pitres spectaculaires […] exploitent avec une parcimonie de petits rentiers[5].

Tout l’effort des situationnistes s’oriente donc en direction d’un dépassement de l’art, ou, comme le formulera dialectiquement Debord dans un vocabulaire issu une fois de plus de la tradition hégélienne, d’une suppression et d’une réalisation simultanées de l’art[6]. La suppression de l’art consiste donc, prioritairement, dans le fait de ne pas « faire de l’art » (du moins dans le cadre de l’activité situationniste). Ces réflexions feront l’objet d’importants débats au sein de l’IS, conduisant progressivement à l’exclusion ou à la démission des membres du mouvement qui se définissaient précisément comme des artistes. Elle passe ensuite par l’attaque directe des institutions à travers lesquelles l’art trouve sa signification sociale, de sorte que les situationnistes mettent en avant toutes les formes d’agitation visant à subvertir ou même tout simplement neutraliser des dispositifs du champ artistique tels que la critique, les musées, les galeries ou même le marché de l’art[7].

Parmi beaucoup d’épisodes qui montrent l’esprit de sarcasme des situationnistes à l’égard de ces institutions, citons-en un qui est particulièrement révélateur : celui de l’« affaire Rimbaud ». En 1954, l’IL et les surréalistes parisiens décident de s’associer pour saboter la célébration officielle du centenaire de la naissance de Rimbaud. Alors que les discussions s’engagent entre les deux groupes pour mettre au point les modalités de ce scandale et rédiger le texte du tract qui sera distribué à cette occasion, l’intransigeance des jeunes membres de l’IL finit par faire capoter le projet – de sorte que ces derniers publient au dos des tracts imprimés sous le titre « Ça commence bien ! » leur propre communiqué intitulé « Et ça finit mal », qui tourne en dérision les positions des surréalistes[8]. Le dessein secret des membres de l’IL était en fait, depuis le début, de saboter le sabotage, c’est-à-dire de s’en prendre au scandale surréaliste devenu lui-même une institution après trente ans de pratique ritualisée. Les situationnistes ne répugneront pas, par la suite, à utiliser le scandale, mais sur un mode plus offensif que le simple lâcher de tracts ou d’injures, comme en témoigne la manière par laquelle Guy Debord, pressenti pour le prix Sainte-Beuve, découragera les jurés de le lui attribuer : si le prix lui est donné, fera-t-il savoir, « je serais sans doute incapable d’empêcher des voies de fait : les jeunes situationnistes s’en prendraient sûrement au jury qui aurait décerné une telle distinction, par eux ressentie comme un outrage[9] ».

Si ces déclarations et manifestations dévastatrices ont contribué à faire la réputation sulfureuse des situationnistes, elles ne doivent toutefois pas cacher la pars construens de leur projet de dépassement de la sphère esthétique : la réalisation de l’art. Celle-ci commande une intervention directe dans la vie quotidienne de manière à ce qu’elle soit en mesure de procurer les sensations et les émotions qui gisent dans l’art authentique. Comme l’écrit en 1967 un autre protagoniste important du mouvement, Raoul Vaneigem : « l’oeuvre d’art à venir, c’est la construction d’une vie passionnante[10] ». Voilà définie, en termes simples, cette « construction de situations » qui a donné son nom au mouvement situationniste. Dans les investigations qu’il mène à la fin des années 1950, elle se présente surtout sous la forme d’une transformation expérimentale de l’espace urbain et des comportements de ceux qui le traversent. Avec le temps, et le risque de voir leurs propositions urbanistiques récupérées par les milieux artistiques ou technocratiques, les situationnistes finiront par se concentrer quasi exclusivement sur la question de la libération du comportement et de l’invention de nouvelles formes de vie. L’art se trouve alors remis en jeu dans la quotidienneté par-delà la notion d’oeuvre, puisqu’il s’agit d’y retrouver non seulement, de manière directe, ce que l’oeuvre donne à ressentir à travers la médiation de matériaux et de formes, mais l’élan même qui anime toute forme d’art, c’est-à-dire la « volonté de vivre dans l’exubérance du moment créatif[11] ».

À rebours de la tradition qui fait de l’oeuvre, notamment littéraire, le medium par lequel se communiquent les significations et les affects, les situationnistes identifient en elle un principe de séparation : séparation dans la mesure où elle isole un moment de la vie dans une représentation, faisant ainsi obstacle à l’appréhension et la transformation de cette vie elle-même ; séparation aussi dans la mesure où elle instaure une communication à sens unique entre le créateur et son public, l’auteur et ses lecteurs. Parce que l’oeuvre donne le primat à « l’expression comme sphère autonome, comme but absolu », elle est une forme de « pseudo-communication », une « expression unilatérale en conserve[12] ». Elle entérine la « division du travail artistique » – non pas seulement entre les disciplines, mais entre les créateurs et les non-créateurs[13], puisque ces derniers en sont réduits à la condition de spectateurs. C’est dans ce paradigme de la critique de l’oeuvre d’art que naît la critique situationniste du spectacle comme organisation de l’apparence faite pour susciter simultanément l’adhésion et la passivité. Ce que vivent modestement les lecteurs d’un roman, les spectateurs d’une pièce de théâtre ou d’un film, la population des pays industrialisés le vit chaque jour à plus grande échelle à travers la publicité, la télévision ou les élections. Les conséquences en sont directement politiques, puisque c’est cette organisation de l’apparence qui permet à la société capitaliste de maintenir une paix sociale relative là où la lutte des classes devrait au contraire se déployer. C’est cet état de fait que Debord nommera en 1967 « la société du spectacle », titre de l’essai auquel son nom reste encore attaché aujourd’hui.

On l’aura compris, les situationnistes n’ambitionnent pas de faire oeuvre littéraire, et le terme même de littérature possède généralement dans leurs écrits des connotations extrêmement négatives – dès 1955, ils prévenaient ainsi leurs lecteurs : « on a dû comprendre que notre affaire n’était pas une école littéraire, un renouveau de l’expression, un modernisme[14] ». On serait donc fondé à parler en ce sens d’une véritable répudiation de la littérature, détrônée par la poésie, que Debord et ses camarades prétendent accomplir dans la réalité[15]. Abritant dans son étymologie même l’idée d’une créativité en mouvement, qui ne se fige pas au sein d’oeuvres mortes, le concept de poésie suggère à ceux qui veulent dépasser l’art de déplacer leur regard de l’objet fini vers le sujet agissant :

La création importe moins que le processus qui engendre l’oeuvre, que l’acte de créer. L’état de créativité fait l’artiste, et non pas le musée. […] Il ne peut plus y avoir d’oeuvre d’art, et c’est très bien ainsi. La poésie est ailleurs, dans les faits, dans l’événement que l’on crée[16].

Toutes ces thématiques sont synthétisées dans la conclusion du pamphlet collectif De la misère en milieu étudiant, qui connut une large diffusion dans la période qui a précédé Mai 68, lorsque ses auteurs présentent en ces termes la mission historique du prolétariat :

La critique radicale et la reconstruction libre de toutes les conduites et valeurs imposées par la réalité aliénée sont son programme maximum, et la créativité libérée dans la construction de tous les moments et événements de la vie est la seule poésie qu’il pourra reconnaître, la poésie faite par tous, le commencement de la fête révolutionnaire[17].

On pourrait croire que cette problématique du dépassement de l’oeuvre, caractéristique de ce qu’on a pu appeler la dématérialisation de l’art, de même que cette mise en avant d’une poésie dans l’action, et donc « nécessairement sans poèmes[18] », conduisent à faire l’impasse sur la question, éminemment formelle et matérielle, du langage. Or non seulement ce n’est pas le cas, mais il semblerait même que le littéraire fasse retour à travers cette question, que les situationnistes mettent au centre de leurs recherches. En effet, le langage de la contradiction qu’ils prétendent apporter à l’organisation dominante de la vie n’est pas, précisent-ils, « une négation du style, mais le style de la négation[19] ». Et de fait, si l’on suit la logique du mouvement, on ne voit pas comment la recherche d’une communication authentique par-delà l’oeuvre d’art et par-delà les obstacles que lui oppose la société du spectacle pourrait se faire autrement qu’à travers l’invention d’un nouveau langage adapté aux collectifs qui sont en opposition ouverte ou clandestine à cette société. Le spectacle, affirment Debord et ses camarades, s’autorégule en mettant en circulation des mots et des expressions intrinsèquement idéologiques, qui véhiculent des visions du monde confortant le pouvoir en place, et en propageant, comme le font les cybernéticiens ou les structuralistes, une conception de la communication calquée sur le langage abstrait des machines (l’échange d’informations, de codes binaires)[20]. Face à cela, les collectifs de rebelles ou d’insurgés s’inventent une langue propre à usage interne, inaccessible aux autres, comparable en cela à l’argot des classes dangereuses[21], au « trobar clus » des troubadours[22], ou au langage crypté de la Résistance[23]. Comme l’écrit Debord : « Tous les langages fermés […] ont pour but, et résultat effectif, la transparence immédiate d’une certaine communication, de la reconnaissance réciproque, de l’accord[24]. » La langue que s’inventent ces collectifs reflète dans sa structure même l’aspect nécessairement communautaire de leur forme de vie. De même que la parole y est en partage, vivante, évolutive, la grammaire et le vocabulaire y sont le produit d’une création collective et anonyme. Les situationnistes eux-mêmes développeront un jargon original, dont certains mots (« nashiste », « maspérisation », etc.) seront réservés à l’usage externe, tandis que d’autres seront réservés à un usage interne : « marsupial », « herbe tendre », etc.[25] Qu’il s’agisse d’organisations politiques révolutionnaires, de bandes de jeunes, de groupes d’amis durablement soudés, tous les collectifs qui reconstituent une forme de communauté au sein de la société des individus atomisés sont ipso facto « des sortes de soviets, de conseils de la communication » qu’il s’agit de fédérer entre eux

afin d’inaugurer partout une communication directe, qui n’ait plus à recourir au réseau de la communication de l’adversaire (c’est-à-dire au langage du pouvoir), et puisse ainsi transformer le monde selon son désir[26].

Communiste dans son contenu théorique, par son rattachement à la tradition du marxisme conseilliste, la critique situationniste prétend l’être aussi dans sa forme, dans les modalités d’énonciation qu’elle utilise et qu’elle promeut. En témoigne l’abondance des textes rédigés à plusieurs mains dans les pages de la revue, qu’il s’agisse d’articles théoriques, de manifestes ou de déclarations unitaires, reprenant ainsi de manière classique les règles de l’écriture collective propres aux groupes littéraires d’avant-garde[27]. Mais cette énonciation collective est aussi mise en scène à travers le rituel des Conférences de l’Internationale situationniste, réunissant le maximum de membres du mouvement, et dont les images figurent dans certains numéros de la revue. Comme le souligne Tom McDonough, ces images « ont en commun de souligner le dialogue – les gestes de la parole et de l’écoute – et la sociabilité – comme en témoigne l’omniprésence des cigarettes et des verres de bière[28] ». De manière générale, le fait que les métaphores de la communauté reviennent en permanence dans les productions situationnistes est là pour indiquer qu’« un langage commun doit être retrouvé », mais qu’

il doit être retrouvé dans la praxis, qui rassemble en elle l’activité directe et son langage. Il s’agit de posséder effectivement la communauté du dialogue et le jeu avec le temps qui ont été représentés par l’oeuvre poético-artistique[29].

L’une des expressions possibles de ce langage commun est le détournement, présenté explicitement comme « la première ébauche d’un communisme littéraire[30] » par Guy Debord et Gil Wolman en 1956 (il est significatif que ce soit la seule fois, à notre connaissance, où le terme « littéraire » est utilisé de manière non péjorative dans les écrits situationnistes). Procédé simple à mettre en oeuvre, qui ne requiert aucun talent d’écriture en particulier, le détournement offre en effet à tout un chacun la possibilité de produire un discours original à partir d’un matériau préexistant, et constitue potentiellement l’outil d’une prise de parole débridée, ne s’embarrassant pas des conventions littéraires, et contestant le monopole des intellectuels et du pouvoir sur le langage.

L’un des aspects les plus intéressants de cet éloge de la parole anonyme ne recourant pas aux réseaux du pouvoir sera la mise en avant du graffiti par les situationnistes comme dépassement de l’écriture littéraire, sortie du littéraire hors du cadre de la littérature pour aller dans la vie elle-même. Faut-il le rappeler ? « Ne travaillez jamais », le célèbre mot d’ordre fondateur du mouvement, est lui-même un graffiti[31]. Comme pour souligner la nature intrinsèquement collective de cette forme d’expression, l’IL recommandait d’y adjoindre le détournement de phrases surréalistes comme « La révolution la nuit » (titre d’un tableau de Max Ernst) ou l’aphorisme de Louis Scutenaire « Vous dormez pour un patron[32] ». Un peu plus tard, Vaneigem proposera d’apposer sur les murs des villes « quelques graffiti, mots de refus ou gestes interdits, gravés à la hâte », qui soient des signes de reconnaissance contestant les formes urbanistiques du conditionnement, tandis que la revue de l’IS exhibera la photographie d’une voiture entièrement recouverte d’inscriptions à la gloire de la révolution algérienne, illustrant de manière ironique une déclaration de Roland Barthes sur « le degré zéro de l’écriture[33] ». À la veille de mai 1968, enfin, René Viénet proposera de « détourner, au moyen de phylactères, toutes les affiches publicitaires ; en particulier celles des couloirs du métro, qui constituent de remarquables séquences[34] ».

Mort et renaissance de la littérature : Guy Debord dans l’après-68

Sabotage du monde littéraire et de ses institutions (y compris de ce qui prétend le contester, comme les avant-gardes en place), critique de l’oeuvre littéraire comme spectacle, mise en avant de la nécessité d’une communication authentique passant par des procédures de discussion et d’énonciation collectives, revendication enfin d’une sortie hors du cadre littéraire, pour que la créativité et la poésie s’incarnent dans la vie quotidienne : sur ces thèmes comme tant d’autres, comme l’ont noté plusieurs historiens[35], nombre d’analyses développées par le groupe situationniste se retrouveront par la suite dans les débats les plus radicaux en Mai 68. Rien d’étonnant à cela, puisque ce groupe a apporté une contribution non négligeable aux mouvements de contestation qui ont préparé l’événement. On sait par exemple que l’un des prodromes de 68 a été le « scandale de Strasbourg » en 1966, où l’IS a joué un rôle central : des étudiants s’étant réclamés de ses idées avaient réussi à se faire élire à la tête de l’UNEF locale dans le seul but de saboter le syndicat étudiant ; et ils avaient ensuite rédigé avec l’aide de plusieurs membres de l’IS le pamphlet dont nous avons déjà parlé, De la misère en milieu étudiant, tiré à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires diffusés d’abord à l’Université de Strasbourg puis dans toute la France. Par la suite, au début de l’année 1968, la frange radicale de la contestation qui éclate sur le campus de Nanterre est menée par le groupe dit des « Enragés », lui aussi très proche de l’IS[36]. Mais plus généralement, en amont de Mai, ce sont toutes les idées de Guy Debord et de ses camarades qui se diffusent par capillarité, irriguant aussi bien les milieux culturels qu’une extrême gauche alors en pleine mutation[37]. En mai-juin, enfin, les situationnistes ne resteront pas inactifs, participant à la formation de ces multiples comités d’action qui ressemblaient tant aux « soviets de la communication » qu’ils appelaient de leurs voeux. Avec les Enragés, ils tiennent le Comité d’occupation de la Sorbonne entre le 14 et le 17 mai, puis forment un Comité pour le maintien des occupations qui apportera son soutien aux usines occupées tout en menant un travail de propagande intense et une analyse « à chaud » des événements[38]. Les graffiti politico-poétiques, devenus l’un des emblèmes de Mai avec les affiches de l’Atelier populaire des beaux-arts, témoignent d’ailleurs de leur influence directe sur le mouvement. Même si les premiers graffitis sont apparus en mars 1968 sur les murs de la Faculté de Nanterre à l’initiative des « Enragés[39] », et même si, à Paris, « la plupart des inscriptions qui surgissent à partir du 13 mai sont soit tirées des textes de l’IS, soit tracées par ses membres[40] », très rapidement elles prolifèrent à un point tel que le problème de leur attribution ne se pose plus : l’action des situationnistes finit ici par se fondre dans la vague qu’elle a contribué à soulever, tous les protagonistes de l’événement assumant désormais cette forme d’expression collective anonyme.

Toutefois, bien que l’IS se soit totalement reconnue dans la révolte de 1968, affirmant que « le mouvement général d’émancipation […] portait en lui la réalisation même de l’art[41] », et bien que Guy Debord lui-même en ait défendu la mémoire tout au long de son oeuvre postérieure (envisageant même de la commémorer en mai 1988 par la parution d’un volume de documents préfacé de sa main aux éditions Champ libre)[42], ce même Debord, dès la fin des années 1970, entame un retour à la littérature dans son acception la plus restreinte : une écriture personnelle, assumée en son nom propre, formellement exigeante, utilisant l’oeuvre imprimée comme médiation, et s’inscrivant à ce titre dans le monde des lettres.

En 1978, il réalise en effet le film In girum imus nocte et consumimur igni, dont le script obéit à toutes les règles qui caractérisent une oeuvre littéraire. L’énoncé théorique cède la place au récit, puisque Debord entreprend d’y dépeindre les grands moments de son existence : sa jeunesse dans la bohème parisienne des années 1950, la formation du mouvement situationniste et ses premières menées subversives, son rôle dans la révolte de Mai. Le film s’achève sur une rapide évocation de sa vie et de ses voyages dans l’après-68, et sur un panorama de ce qu’il analyse comme le déclin de la société spectaculaire-marchande, qui détruit la nature autant que les villes, et plonge les êtres humains dans le désespoir le plus profond : « Voilà donc une civilisation qui brûle, chavire et s’enfonce tout entière. Ah ! le beau torpillage[43] ! » Comme le note Christophe Bourseiller, In girum marque une véritable inflexion dans l’oeuvre de Debord :

Si, par certains côtés, le nouveau film rappelle cette curieuse oeuvre autobiographique appelée Mémoires, le commentaire récité d’une voix impersonnelle par Guy Debord rompt définitivement avec les ouvrages de la période situationniste. Derrière le théoricien révolutionnaire se profile maintenant un écrivain, qui se meut dans la langue la plus classique pour mieux la subvertir[44].

Le lecteur sourcilleux relèvera ici qu’In girum est un film, et qu’il est peut-être abusif de parler à son propos d’une oeuvre littéraire. Ce serait oublier que le script en est paru sous forme de livre, dans les Oeuvres cinématographiques complètes, dès sa réalisation en 1978[45], avant même la sortie en salles, qui n’aura lieu qu’en 1981. Comme pour souligner cette dimension littéraire, de même que la place centrale de ce film dans son oeuvre, Debord en livrera d’ailleurs lui-même une « édition critique » sous la forme d’un livre en 1990[46].

Après les Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici en 1985, où Debord donne toute la mesure de ses talents de polémiste, la sortie des Commentaires sur la société du spectacle, en 1988, achève de montrer qu’un tournant a été pris : la dimension littéraire de ce dernier essai est patente, surtout en regard de La société du spectacle, avec lequel l’ouvrage fait diptyque. La société du spectacle était un texte purement théorique rédigé sous la forme d’une suite de thèses, disséquant dans un style clinique « la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production[47] ». Le propos, d’une froideur tranchante, ne laissait surgir que par moments une sorte de lyrisme à la troisième personne (par exemple dans l’évocation des cités italiennes de la Renaissance[48]). Dans les Commentaires, au contraire, et bien que le sujet soit encore plus sombre – s’il est possible, puisque Debord y analyse comment « le spectacle s’est mélangé à toute réalité, en l’irradiant[49] » –, la phrase gagne en aisance et en majesté, le discours se colore d’ironie, tandis qu’un jeu herméneutique s’engage avec le lecteur :

Je dois surtout prendre garde à ne pas trop instruire n’importe qui. Le malheur des temps m’obligera donc à écrire, encore une fois, d’une façon nouvelle. Certains éléments seront volontairement omis ; et le plan devra rester assez peu clair[50].

En 1989, la parution de Panégyrique ouvre le premier tome d’une oeuvre qui se présente cette fois comme étant de part en part autobiographique. Debord y évoque une fois de plus, et de belle façon, ses années de jeunesse dans le Saint-Germain-des-Prés des artistes sans le sou et des voyous. Mais il évoque aussi son action subversive ; et surtout, alternant l’humour et la mélancolie, il évoque son goût pour l’ivresse, les endroits qu’il a habités, son intérêt pour les choses de la guerre. Le récit de sa vie reste souvent allusif, volontiers lacunaire, dépourvu d’une chronologie précise, tandis que les personnes qu’il a rencontrées disparaissent dans une sorte de brume poétique – à la seule exception de sa femme Alice. Sur le fond, la critique sociale sous-jacente à ce texte prolonge l’évolution apparue dans les Commentaires :

Sa critique de la société spectaculaire-marchande a […] subi une importante métamorphose. Hier, elle consistait en une remise en cause globale de la société capitaliste. Aujourd’hui, elle se mue subtilement en une critique de la modernité[51].

Quant à la forme, la phrase présente une unité harmonieuse, loin de l’esthétique du fragment et de l’éclat qui faisaient la veine avant-gardiste des Hurlements en faveur de Sade (1952) ou de Mémoires (1958). Seules quelques formules courtes, au ton définitif, rappellent cette première manière.

Pour quelle raison Debord en est-il revenu ainsi à la pratique traditionnelle de l’écriture ? Pourquoi choisit-il, à partir de 1992, de se faire éditer chez Gallimard par l’entremise de Jean-Jacques Pauvert, allant même jusqu’à retrouver du charme à certains usages littéraires, comme le fait d’envoyer ses livres nouvellement parus à des proches en les accompagnant d’une carte (« Hommage de l’auteur »), de participer à l’organisation d’une vitrine à son honneur dans une librairie, ou d’échanger des correspondances avec d’autres écrivains[52] ? Le jeune Debord n’aurait-il pas vu dans ce retour à la littérature une trahison, selon « le processus bien connu par lequel un révolutionnaire ou un avant-gardiste âgé fait la paix avec son ennemi d’antan et apprécie ce qu’il avait jadis méprisé[53] » ? Il semble d’ailleurs que le Debord des années 1980 en ait eu conscience, comme le laisse penser cette note retrouvée dans les fiches préparatoires à ses projets autobiographiques : « C’est un signe assez terrible du malheur des temps, ce fait qu’il ait pu donner à quelqu’un comme moi le goût d’écrire[54]. »

Un auteur qui n’apprécie guère Debord a fait remarquer que,

de même que les bourgeois éclairés du xixe siècle s’imaginèrent que les avancées de la science et de la technique pousseraient artistes et philosophes à dépasser les thèmes mythologiques et métaphysiques, de même, les situationnistes crurent que l’évolution du « mouvement révolutionnaire » n’autoriserait plus que le seul art, théorique et pratique, de la critique sociale[55].

La formule est inutilement polémique, mais elle contient un fond de vérité. À travers un prisme théorique où se mêlaient encore des éléments orthodoxes issus du marxisme soviétique et d’autres qui annonçaient déjà une réinvention de la pensée marxienne, les situationnistes pensent la fin de l’art, et donc de la littérature, dans le cadre d’une crise générale de la société bourgeoise, dont l’une des expressions est la contradiction entre forces de production et rapports de propriété. Selon eux, cette société a en effet développé, à un niveau jamais atteint jusque-là, les sciences et les techniques qui permettraient à l’homme d’atteindre enfin à la souveraineté sur sa propre vie ; mais le maintien des rapports de propriété empêche leur usage dans le cadre d’une mutation globale de la culture, que ce développement rend pourtant possible et désirable[56]. L’activité artistique traditionnelle, et donc l’activité littéraire, est ainsi présentée par les situationnistes comme privée de sens, inutile et contre-révolutionnaire : condamnée à emprunter, consciemment ou non, des chemins rebattus, elle contribue en même temps au maintien de superstructures culturelles périmées, et donc d’un ordre capitaliste aliénant.

Risquons une hypothèse : si Debord se remet à écrire en homme de lettres, c’est parce qu’il ne partage plus cette philosophie de l’histoire, qui indexe le progrès sur le développement des forces productives. Dès 1967, il en avait amorcé la critique dans La société du spectacle, en pointant « le côté déterministe-scientifique dans la pensée de Marx » par lequel « c’est la science historique par excellence, l’économie, qui tend de plus en plus largement à garantir la nécessité de sa propre négation future[57] ». Au fil des ans, il en viendra à une réfutation de plus en plus explicite de la philosophie du progrès, trouvant des éléments de réflexion chez des auteurs tels qu’Edgar Poe, Friedrich Nietzsche ou Léon Bloy[58]. Une fois disparue l’adhésion à cette philosophie postulant la péremption nécessaire des pratiques artistiques traditionnelles, se trouve donc levé l’interdit dont elle était porteuse : l’impossibilité de se livrer à une création artistique et littéraire à la fin du xxe siècle. C’est cet interdit qui explique qu’au plus fort de la période « politique » de l’IS (de 1962 à 1972), les oeuvres à caractère littéraire ou artistique se raréfient dans la production debordienne, la dimension poétique de l’écriture y devenant quasiment clandestine. Ce qui ne signifie pas, par ailleurs, qu’après 68 Debord juge caduque son analyse sur la décomposition de la culture et le caractère stérile des néo-avant-gardes – simplement, cette analyse est maintenant comprise comme une manifestation de la décadence de la société bourgeoise[59].

La pratique littéraire était bien la source secrète de l’écriture debordienne ; y faire un retour assumé ne signifie en rien que soit perdue la dimension critique de l’écriture. Du point de vue formel, Debord insiste par exemple sur le caractère nécessairement scandaleux, « insolite et choquant », que prendra aux yeux de ses contemporains l’usage moderne du français classique dans Panégyrique[60]. Ce recours au classicisme (en filigrane duquel on peut lire toutefois le maintien de certains procédés formels de l’avant-garde tels que le montage), ce retour consiste en fait à conjurer la dégradation du langage en régime spectaculaire, analysée dans les Commentaires, et qui devait aussi faire l’objet du dictionnaire que Debord avait en projet à la fin de sa vie[61]. La littérature possède aussi un sens politique dans la mesure où elle se fait le véhicule subjectif de l’expérience révolutionnaire : elle en transmet la mémoire, les affects, pour mieux provoquer l’envie d’en poursuivre l’élan. Sa force est de parler d’abord à la sensibilité du lecteur avant même que de chercher à le persuader par des raisonnements. Là où l’avant-garde, dans la décomposition des structures linguistiques, témoigne finalement de conditions de vie réifiées (comme l’a montré Lucien Goldmann, avec lequel les situationnistes étaient d’accord sur ce point), la langue classique et la littérature peuvent encore véhiculer un contenu subjectif émancipateur. C’est pourquoi le souvenir d’une vie bonne disparue va de pair, chez Debord, avec une résurgence du langage qui l’accompagne. Cela vaut pour le souvenir personnel, bien sûr :

Que quelqu’un entreprenne de dire ce qu’a été effectivement et précisément la vie qu’il a connue, cela a toujours été rare, à cause des nombreuses difficultés du sujet. Et ce sera peut-être encore plus précieux à présent, s’agissant d’une époque où tant de choses ont été changées, dans la surprenante vitesse des catastrophes[62].

Mais cela vaut aussi pour le souvenir de ces époques de l’histoire que Debord a passionnément aimées, comme le Moyen Âge ou la Renaissance – ainsi s’explique par exemple l’étonnant passage rédigé en jobelin dans Panégyrique[63]. Comme le résume Daniel Blanchard, dans l’oeuvre de Debord, c’est bien « la mémoire [qui] agit comme le ferment de la critique et de la rupture avec l’existant[64] ».

Sabotage de l’institution, sortie hors du cadre littéraire, adoption de formes d’énonciation collectives : comme nous avons essayé de le démontrer, sur chacun de ces points du programme situationniste qu’on a pu retrouver dans les formes d’action et d’expression du mouvement de Mai 68, Debord semble avoir fait marche arrière. De la fin des années 1970 à sa disparition en 1994, sa pratique est indéniablement littéraire dans sa forme comme dans son contenu autobiographique. Même si elle est tissée de citations et reflète par moments une expérience collective, elle assume bien une écriture de soi, subjective et donc individuelle. Enfin, si l’on ne peut pas dire que l’ancien animateur de l’IS soit rentré dans le rang, puisqu’il se tient à distance des milieux littéraires proprement dits, il est indubitable qu’il en adopte clairement certains des rituels. Sans doute la différence des temps a-t-elle sa part dans cette évolution. Comme l’ont montré les débats historiographiques sur les années 68, Mai doit être resitué dans un moment historique plus large où la conflictualité sociale a été particulièrement élevée, moment qui commence en France dans le cadre des résistances à la guerre d’Algérie, et qui s’achève avec la crise économique, puis l’arrivée au pouvoir de la gauche de gouvernement. À cet égard, la véritable rupture historique se situe moins en 68, qui représente un point d’acmé, que dans la deuxième moitié des années 1970 – précisément au moment où Debord amorce l’évolution dont nous avons parlé. Mais celle-ci ne constituerait-elle pas une forme de retournement, analogue dans l’ordre littéraire à celui auquel on assiste sur le plan politique, avec le passage des mouvements sociaux d’une contestation offensive à une attitude défensive, et l’abandon par les acteurs sociaux de leur capacité d’agir au profit de la gauche de gouvernement ? Nous avons essayé de montrer le contraire. Il y a chez Debord, à travers son retour au littéraire, une continuité, une persévérance, un approfondissement de la critique sociale et de la démarche qui en découle quand le mouvement révolutionnaire a failli. En ce sens, si le lecteur nous permet de détourner la formule trop célèbre de Clausewitz, il a sans doute semblé à Debord qu’après 1968 la littérature pouvait être la continuation de la politique révolutionnaire par d’autres moyens.