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Dans l’Histoire des Sévarambes (1677), utopie romanesque présentée comme un ouvrage d’histoire et de géographie, Denis Veiras se livre à un étrange jeu avec son lecteur[2]. Il noue avec lui plusieurs pactes et recourt à de nombreux dispositifs de validation, notamment celui, fréquent dans les récits de voyage, de l’autopsie – le témoignage oculaire – pour avérer son récit. Toutefois, malgré cette prétention à la véracité, le récit est sans cesse ébranlé de l’intérieur, déstabilisé par des déclarations qui, plutôt qu’établir la vérité, suscitent des doutes ; par les différentes voix qui le tissent et qui mettent en cause l’unité épistémologique du témoin unique ; par la présence du ouï-dire au coeur de la relation de première main ; par les éléments dystopiques qui minent subtilement ce monde parfait. La rhétorique apparemment persuasive du témoignage est ainsi travaillée en sous-main par un dispositif inverse, dubitatif, qui l’annule. Ces failles de crédibilité affectent tant l’ethnographie que l’historiographie de la relation du capitaine Siden et la frappent d’incertitude. Il s’agit d’un phénomène analogue à celui des Histoires d’Hérodote : en effet, si elles développent la figure de l’autoptès, c’est-à-dire du témoin oculaire, celui-ci est constamment soupçonné de mensonge dans son témoignage paradigmatique sur l’Égypte ancienne[3].

L’autopsie (autos et opsis : voir par soi-même) est une idée qui remonte à l’Antiquité. La vue est l’opération privilégiée du savoir. Depuis les Grecs, elle a préséance sur les autres sens. Héraclite l’énonce clairement : « les yeux sont des témoins plus sûrs que les oreilles » (Héraclite 22 B 101[4]). Encore à notre époque, Merleau-Ponty fait le même constat : « c’est en regardant, c’est encore avec mes yeux, que j’arrive à la chose vraie[5] ». Cette suture opérée par l’opsis, la vue, entre l’autos, le soi, et le monde, l’action de voir de ses propres yeux demeure une garantie, encore aujourd’hui, même après des siècles d’objectivation par le discours scientifique[6]. Si elle est désormais presque exclusivement associée à la médecine, l’autopsie a d’abord été instituée par les historiens anciens (Hérodote, Thucydide, Polybe, Diodore de Sicile, le Pseudo-Scymnos) qui souhaitaient légitimer leur parole et accréditer le merveilleux dont ils se faisaient les témoins oculaires. Car tel est bien l’enjeu : faire croire ce qui paraît au premier abord merveilleux, incroyable au sens propre, et convertir cette vision rapportée en vérité. Ce passage de l’incroyance à la croyance et à la vérité est l’un des plus difficiles qui soient. Il demande à celui qui s’y adonne d’être persuadé, convaincu, de cesser de résister par son incrédulité sans toutefois se départir de son jugement critique[7]. Dans le cas du témoignage historique, la vision doit être convertie en récit. Ainsi, Luc, pour donner un exemple qui relève à la fois de l’histoire et de la foi, ouvre son Évangile sur l’assurance qu’il s’appuie, « pour en faire un récit suivi », sur « ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et serviteurs de la Parole ». La vision de la vérité doit donc être transformée en relation, mise en récit, malgré le danger de perte – ou pire, de déformation – que suppose ce passage d’une expérience unique et vivante à un substrat écrit. La médecine, sous l’égide de Vésale, n’échappera pas à cet écueil : parce que l’objet même de l’autopsie, le corps, est voué à la corruption, il faut traduire les observations médicales en images pour en faire la relation. Bien que Vésale soit convaincu de l’utilité de ces images qui « placent l’objet sous les yeux avec plus de précision que le discours le plus détaillé[8] », il formule tout de même la crainte que « ces images des parties du corps absolument vraies » puissent être altérées par les imprimeurs. Comme un corps se putréfie, ses images peuvent être corrompues par la malveillance ou l’incurie, sans compter celle de l’auteur ou du graveur qui pourrait avoir déjà agi en amont pour dénaturer la vision initiale et irrémédiablement perdue. La question de la subjectivité ne se posera pas avant le xixe siècle. Le danger qui entoure l’autopsie jusqu’à cette période est bien plutôt la fiction, le mensonge volontaire auquel peut recourir celui qui prétend voir une chose unique, merveilleuse et incroyable. Du reste, le problème n’est pas tant de croire ce que l’autre a vu, mais d’être de facto placé dans la position épistémologique inconfortable du lecteur qui ne dispose d’aucun moyen pour attester la vérité de ce qu’il lit et qui ne sera jamais, malgré la bonne volonté de certains auteurs, un autoptès lui-même de l’objet en question. Le grand intérêt du récit de Veiras est qu’il travaille avec cette incrédulité et que, plutôt que de la nier, il la déjoue en inscrivant les failles à même son texte. Celles-ci mettent en doute la véracité de son récit et l’investissent d’une instabilité qui en déréalise le référent, prévient toute adhésion naïve, et transforme l’histoire des Sévarambes en instrument critique, qui met en question le statut de la croyance dans le savoir, dans la foulée du scepticisme classique.

L’auteur de l’Histoire des Sévarambes, sans jamais recourir au terme autopsie, qui n’existe pas encore en français de son temps, convoque néanmoins à trois reprises l’idée du témoignage oculaire et, plus intéressant encore, il y recourt dans les trois domaines où elle s’est développée : l’histoire, la médecine et la religion. Nous aurons l’occasion de revenir sur l’autopsie historique qui émaille tout le récit. Si l’auteur propose dans la première partie – en fait constituée de deux sections – un récit de voyage assez classique, la deuxième partie (en trois « tomes ») se présente comme un ouvrage historique, fruit d’une longue enquête menée par le capitaine Siden sur l’histoire, les lois et les moeurs des Sévarambes ainsi que sur la vie de Sevarias, le fondateur, et de ses successeurs, sur lesquelles il a eu « le loisir de lire assez souvent durant plusieurs années de séjour » (HS, 146). Il s’arrête assez longuement sur la cérémonie qui a définitivement consacré Sevarias – au point de faire des remarques stylistiques sur l’oraison qui est devenue en quelque sorte le témoignage de cet événement. Il s’agit d’une scène d’autopsie religieuse où la vue et l’impossibilité de voir se combinent pour offrir cette vision si particulière et unique du divin :

Source féconde de lumière & de vie, bel astre qui brillez d’un éclat sans pareil & dont nos faibles yeux ne sauraient soutenir les divins regards ; mais nous ne voyons rien de si glorieux que vous, ni rien de si digne de notre admiration lorsque nous jetons la vue de tous côtés sur les objets charmants que vous seul nous rendez visibles.

HS, 174

Siden raconte alors que, à la fin de l’oraison, sous la forme d’un deus ex machina, une voix se fit entendre qui confirma la prétention de Sevarias ; cette harangue fut suivie d’une « harmonie plus douce encore que la première » (idem). Cette mise en scène a l’effet escompté puisque le peuple « était dans une profonde admiration & croyait en effet que c’était une voix du ciel qui leur avait annoncé la volonté de leur dieu » (HS, 177). Malgré cette habile parade et bien que « le commun peuple croi[e] encore aujourd’hui » à la vérité de cette voix divine, « les gens d’esprit » avec qui Siden a « conversé familièrement à Sévarinde » lui ont « avoué qu’ils croyaient que ce n’avait été qu’une adresse de leur législateur pour donner plus de poids et d’autorité à son gouvernement » (HS, 178). Cette mise en doute – qui n’est en rien remise en cause du pouvoir – vient alerter le lecteur qui ne s’associe certainement pas à ce peuple crédule. Comment croire un récit qui témoigne d’un mensonge ? Ce n’est en outre pas la première fois que le lecteur est invité à exercer son esprit critique.

Dans l’épître dédicatoire adressée à Monsieur Riquet, baron de Bonrepos, l’auteur revendique son anonymat – on apprendra bientôt d’ailleurs qu’il n’est pas, dans les faits, le seul auteur du récit – et amorce un panégyrique attendu de la France en recourant à la métaphore, tout aussi convenue, du corps politique. La France, ce « petit corps ramassé mais plein de force & de vigueur » (HS, 58), est opposée à l’Espagne, « corps faible et languissant, qui n’a plus guère de sang dans les veines, & qui ne subsisterait pas longtemps sans le secours d’une puissance étrangère, qui lui sert de soutien & d’appuis » (idem), puis mise en garde contre le risque de répandre son précieux sang sur le vaste monde encore inconnu :

Il en est à peu près du corps politique comme du corps naturel, où le sang circule perpétuellement pour en nourrir toutes les parties, sans toutefois sortir des veines, à moins qu’on ne les ouvre tout exprès pour verser au dehors ce précieux trésor, qui contient en soi tous les principes de la vie.

HS, 59

Cette ouverture « tout exprès » du corps est une transfusion – les premières tentatives sont contemporaines[9] –, variante de l’autopsie in vivo, bien que l’objectif ne soit pas tant de connaître l’intérieur caché que de puiser une force nouvelle pour féconder un autre territoire. Cette transfusion est une image du voyage : elle indique que le sang français pourrait fertiliser un nouveau pays, mais à quel prix ? Ne doit-elle pas en fait être inversée, puisque c’est plutôt le modèle des Sévarambes qui sera proposé comme un trésor de ressources : le texte est en effet désigné sous les deux appellations de « corps » et de « trésor ». Cette dénomination invite le lecteur à se livrer, lui aussi, à cette ouverture autoptique du récit. D’ailleurs, les deux premiers lecteurs de Siden se livreront à cet « examen » : celui du médecin, à cause de la proximité de la mort, s’apparente à l’autopsie textuelle qui viendrait en quelque sorte remplacer l’autopsie médicale (« après sa mort le médecin examina ses papiers » [HS, 59]) et le narrateur les examinera lui aussi « avec soin ». Cette insistance n’est pas fortuite : le texte est un corps. Ainsi, le récit se clôt sur la réassurance que les mémoires laissés par le capitaine Siden, malgré leurs limites – nous y reviendrons –, étaient suffisants pour constituer le « corps d’histoire » que le narrateur confie à son lecteur comme le don ultime : « puisque c’est tout ce que nous lui avons pu donner » (HS, 327). De même, alors que le narrateur raconte, dans l’adresse Au lecteur, la mort du capitaine Siden et le legs auquel il a dû se résoudre, il insère son testament en guise de preuve de la véracité de son propos et Siden distingue très nettement son texte des autres objets légués en le désignant comme un « trésor » :

Toutes ces choses ne sont pas d’un grand prix mais telles qu’elles sont, je vous les donne de tout mon coeur ; outre ces hardes, cet argent et ces pierreries, vous y trouverez un grand trésor, & c’est l’histoire de tout ce qui m’est arrivé depuis que je partis de Hollande pour aller aux Indes, ainsi que je vous l’ai souvent raconté.

HS, 64

Le trésor de l’explorateur, c’est le texte qu’il rapporte, celui qu’il voulait avoir « l’honneur de publier en Europe » (HS, 63) et qu’il se voit contraint par l’imminence de la mort de confier à un ami médecin – cela n’est pas anodin : le médecin a l’autorité de donner « témoignage » de la « constance » et de la « résignation exemplaire » de Siden, conférant de ce fait au capitaine une vertu morale qui s’étend à son legs. La mort de Siden sert en effet à accréditer le récit et à éviter que son auteur soit considéré comme un « visionnaire » : « je vous assure avec toute la sincérité d’une personne mourante que dans tous mes écrits il n’y a rien qui ne soit fort véritable ; ce que peut-être le temps & l’expérience feront connaitre quelques jours » (HS, 64). Siden est ainsi présenté par le narrateur comme un héritier de Colomb ou de Virgilius[10] qui, de visionnaires ou romanciers, ont ensuite été considérés comme d’authentiques voyageurs grâce à la constatation faite par la suite des découvertes qu’ils avaient rapportées :

Mais ceux qui depuis ont fait le tour du monde, ont clairement vu que Virgilius avait dit vrai ; & la découverte de l’Amérique a justifié la relation de Colomb : de sorte que l’on ne doute pas aujourd’hui, non plus que des histoires du Pérou, du Mexique, de la Chine, que d’abord on prit pour des romans.

HS, 61

S’il est vrai que l’on pourrait prendre l’Histoire des Sévarambes pour un roman, le temps se chargera de nous détromper. Mais si l’honneur de la publication semblait certain dans l’adresse Au lecteur, on apprend dans la conclusion que « l’auteur » [le capitaine Siden] aurait été « incertain s’il la publierait ou non, parce que ces papiers étaient plus écrits en forme de mémoires pour son usage particulier que pour un usage public » (HS, 326). La volonté même de publication est donc remise en cause en raison du statut générique du texte dont hérite le narrateur. La transmission du récit, de Siden au médecin, puis du médecin au narrateur actuel, mérite qu’on s’y attarde. Elle aussi est marquée par l’instabilité et cette multiplication des auteurs pourrait engager le lecteur à douter de la véracité d’un récit qui n’est non seulement pas conforme à l’original, mais en outre présenté comme insuffisant, impubliable, voire déficient.

Siden est présenté comme l’auteur du texte source qu’il lègue à un ami médecin qui est défini à deux reprises comme son « héritier ». Le capitaine, dans son testament, est bien conscient des limites de son texte dans son état actuel :

Cette histoire est dans une grande confusion, elle est presque toute écrite sur des feuilles détachées, & en diverses langues, qui auront besoin d’être expliquées, & d’être mises dans leur ordre naturel, selon le dessein que j’en avait fait moi-même : mais puisque Dieu ne me permet pas de l’exécuter, je vous en laisse le soin.

HS, 64

Le texte présente donc trois problèmes : sa nature décousue, sa polyglossie, son désordre. Tout témoigne de la fragmentation épistémologique du témoin : confusion, feuilles détachées, même langues diverses. Avouons qu’il est pour le moins étrange de présenter un texte qui est déjà, en raison de sa matière extraordinaire et merveilleuse, incroyable comme aussi problématique. Si on peut à la rigueur accepter la fragmentation et le désordre qui peuvent s’expliquer par la longue durée de la rédaction (quinze ans), comment comprendre qu’une seule personne écrive un récit dans plusieurs langues ? Plus encore, l’héritier premier, le médecin, se révèlera à l’épreuve incapable d’accepter le legs, mis dans un grand « embarras parce qu’il n’entendait pas toutes ces langues, & qu’il ne voulait pas fier ces mémoires à des mains étrangères » (HS, 64). Le lecteur pourrait être tenté d’étendre le soupçon à Siden lui-même qui a été incapable de trouver un dépositaire apte à recevoir son texte malgré le terreau fertile de l’amitié et de la réciprocité. Le lecteur sera-t-il aussi inapte que le médecin ? Ce médecin pourtant présenté comme « habile » et « savant » et avec qui Siden a eu « de grandes conversations » (HS, 63) ne maîtrise pas des langues aussi communes que le latin, l’italien ou le provençal. Siden au contraire met en scène sa polyglossie et sa facilité avec les langues, notamment celle de ses hôtes qu’il « parle presque aussi bien que [sa] langue naturelle » (HS, 142) en moins de trois ans. Quelle créance peut-on en outre raisonnablement accorder à ce médecin qui finira, sans qu’on sache pourquoi, par transmettre son « trésor » au narrateur actuel, lui faisant « l’honneur » de lui « laisser ses papiers, pour les mettre dans leur arrangement, & pour les traduire en une seule langue » (HS, 64) ?

C’est donc le second dépositaire qui est présenté comme le lecteur idéal, capable de juguler la polyphonie et de contenir l’éparpillement. Mais ce lecteur est lui-même critique et il clôt son récit en rappelant encore les déficiences du texte source en reprochant à Siden diverses choses :

[de ne pas avoir] spécifié toutes choses comme une histoire le demandait, & [d’avoir] abrégé certains endroits où il semble qu’il aurait dû s’étendre davantage, & passé sous silence plusieurs choses qu’il aurait fallut décrire dans une histoire exacte et complète. Il promet même, en certains endroits, d’expliquer des choses dont il ne parle plus ensuite, comme des épithètes du soleil & quelques autres matières. Néanmoins, il en dit assez pour en faire un corps d’histoire tel que nous le donnons au public.

HS, 326

Le narrateur ne cesse de rappeler la nature polyphonique du texte, en soulignant son travail de traduction, de mise en ordre, de liaison, mais il révèle également au détour d’une phrase que le médecin a lui aussi contribué au récit. S’il a été incapable d’être un lecteur idéal, il a été un auditeur précieux et on insiste à deux reprises sur le caractère oral des aventures de Siden qui les raconta presque toutes au médecin et qui évoque ces narrations répétées dans son testament : « ainsi que je vous l’ai souvent raconté ». C’est oralement que le médecin pourra contribuer à « l’ordre et la clarté » par son « conseil » (HS, 64). Nous conclurons cette analyse du paratexte de l’Histoire des Sévarambes par quelques considérations génériques.

Le récit dont hérite le narrateur est désigné à trois reprises comme des « mémoires », la première fois il semble que ce soit par le médecin qui était réticent à « fier ces mémoires à des mains étrangères », mais les deux autres occurrences, dans la conclusion, relèvent clairement du narrateur. Ce genre est présenté comme problématique pour la publication puisqu’il semble voué à rester privé. C’est pourquoi le titre est Histoire des Sévarambes, même s’il ne convient pas tout à fait à la nature du texte intégral, mais bien à une de ses parties. Les mémoires privés sont transformés par le travail du narrateur (traduction, rassemblement, mise en ordre) en Histoire. D’ailleurs, il reconnaît que c’est dans cette « seconde partie où il parle des lois & des moeurs des Sevarambes » qu’il a été « plus exact » (HS, 67). Son travail semble avoir été plus important pour la première partie, le récit de voyage à proprement parler, qui est qualifié d’« espèce de journal historique, comme l’auteur le dit lui-même sur la fin » (HS, 67). Ces considérations génériques rendent le texte instable alors que tout a été fait dans cette adresse Au lecteur pour que celui-ci, à qui on laisse en définitive « la liberté d’en juger selon ses lumières », adhère au récit, ne le confonde pas avec les utopies qui circulent à l’époque et vienne confirmer la vaste entreprise autoptique du capitaine Siden. Car le texte présenté doit non seulement se distinguer des mémoires, mais surtout, il ne doit pas être pris pour une utopie à la Platon, à la More ou encore à la Bacon (voir HS, 61). Ces « imaginations ingénieuses » (idem) ne sont en rien semblables aux « mensonges ingénieux » (idem). Pourtant, le temps se charge parfois de révéler ou alors de transformer en « vérités si constantes que celui qui oserait les révoquer en doute, passerait pour un ignorant, un stupide, & un ridicule » (HS, 61) ce qui passait autrefois pour un mensonge. Ce glissement entre imaginations, mensonges et vérités est emblématique de la tension qui règne à l’intérieur du récit toujours menacé d’être pris pour une fiction ou un artifice. C’est pourquoi le narrateur, bien qu’il contribue par ses propres critiques, à l’instabilité du texte, n’a pas lésiné pour convaincre son lecteur de la véracité de son récit. On a déjà vu certains de ces dispositifs de validation, mais il en est d’autres, notamment des considérations plus abstraites, presque théoriques, sur le statut de la vérité et son rapport à l’Histoire. La vérité est explicitement présentée comme historique et à historiciser. Une vérité, pourtant en apparence constante, pourrait un jour être reléguée au statut de croyance par une nouvelle découverte. Cette fluctuation a une incidence générique : le texte d’abord lu comme un roman devient alors récit de voyage, un genre dont le protagoniste, Siden, se dit friand et auquel il dit avoir pris un « plaisir incroyable » (HS, 71) dans sa jeunesse. Le roman et le récit de voyage ne sont pas différents dans leur essence, mais dans leur existence, dans le rapport qu’ils entretiennent à leur référent. L’instabilité de la vérité est aussi celle du texte.

Le narrateur distingue deux types de voyageurs qui ne produisent pas des textes de même nature. Les marchands sont disqualifiés dans la mesure où ils ne rédigent que des relations « courtes & imparfaites » (HS, 62). Même s’ils peuvent attester de l’existence d’un nouveau territoire, en être les autoptai – ainsi « personne ne doute qu’il y ait un tel continent [les Terres Australes] puisque plusieurs l’ont vu, & même y ont fait une descente » (HS, 63) –, ils sont incapables de produire une relation « fidèle » qui puisse faire passer le statut de leur découverte de croyance à vérité. Leur basse visée mercantile les tient trop souvent à la frontière du territoire à découvrir, en deçà du seuil de la vérité. L’authentique voyageur, lui, est paré de toutes les qualités, de toutes les vertus : il est curieux, capable, élevé à « l’étude des sciences et des mathématiques », comme Siden qui est présenté comme l’explorateur idéal, mû par une curiosité naturelle « de voir un pays sont [il] avai[t] ouï dire tant de belles choses et tant de merveilles » (HS, 72). Il correspond à l’autoptès par excellence, celui qui ne se contente pas du ouï-dire, qui saura baliser de son regard le territoire et, plus important encore, produire une fidèle relation. Tout son récit repose sur cette capacité à voir. La vue est de très loin le sens le plus convoqué. On n’évoque à peu près jamais le goût et l’odorat, parfois l’ouïe, jamais le toucher.

Le premier contact établi par les Sidenbourgeois, ainsi qu’ils se désignent, n’est pas le fait de Siden, mais de Maurice, qui en est un alter ego. Il est animé du même désir que Siden « de découvrir » et il devient « hardi & glorieux de ses bons actes » et ne songe plus « qu’à faire de nouvelles découvertes » (HS, 92). Lors d’une de ses excursions, il est découvert par les habitants de Sporounde et la première partie du récit se termine avec non pas un discours de Siden, mais bien avec la relation de Maurice de cette première rencontre avec les indigènes. L’appréciation par Siden du récit de Maurice indique au lecteur quelle attitude il doit adopter. C’est une façon de renouveler le pacte de lecture :

Maurice finit ainsi son discours qui nous remplit de joie et d’admiration & qui ne nous ennuya point, quoi qu’en effet il eût été long. Mais les choses qu’il nous avait racontées étaient si extraordinaires que nous l’aurions paisiblement écouté quand son récit aurait duré tout un jour.

HS, 107

On insiste sur le caractère oral de cette relation puisqu’alors même que Maurice décrit ses aventures,

quelques-uns de ses gens qui avaient grand désir d’en parler à leurs amis, virent à terre & entretinrent presque tout notre monde qui, s’assemblant autour d’eux, étaient surpris d’entendre le récit des choses qui leur étaient arrivées. Ainsi ils surent toutes ces nouvelles presque aussitôt que nous, & il ne fut pas besoin d’une seconde relation pour leur apprendre l’état de nos affaires.

HS, 107

L’oralité de ces relations et l’incertitude qu’elles peuvent entraîner chez les auditeurs sont habilement circonscrites par le caractère simultané et concordant. Qui plus est, c’est une façon d’introduire le pays sans vraiment le faire, de préparer le lecteur sans priver Siden de sa position inaugurale : il restera le premier à arriver à Sévarinde. Maurice n’étant allé qu’à Sporounde, une copie imparfaite de la grande ville d’où sont envoyés « tous les gens contrefaits qui naissent parmi eux » puisqu’ils n’en veulent « point souffrir de semblables dans leur ville » (HS, 101). On apprend plus tard que Sevarias a été dans la même position que Siden : c’est convaincu par le « témoignage unanime des matelots » qu’il se sent « touché d’un désir curieux d’aller lui-même voir cette nouvelle terre » (HS, 161). L’acte de voir de ses yeux annonce l’autopsie religieuse qui viendra asseoir son autorité. Siden et ses hommes marchent dans les pas de Sevarias même si le narrateur inverse la perspective : « Sevaris [Sevarias] suivit la même route que nous » (HS, 162).

Le récit sur la terre des Sévarambes prend la forme d’un vaste crescendo. C’est encore une fois une stratégie visant à atténuer chez le lecteur l’effet de surprise qui doit être le sien quand lui est dévoilée la cité parfaite de Sévarinde. Chaque ville est plus belle que la précédente et le récit de voyage se termine avec l’incapacité à décrire ce qui est vu. Cette limite du discours est plusieurs fois annoncée :

Vous allez dans un pays, nous dit-il, où tout est plus beau & plus magnifique ; mais je ne veux pas vous préoccuper par la description avantageuse qu’on pourrait vous en faire, parce que je sais bien que l’expérience vous en fera voir beaucoup plus que je ne saurais vous en dire.

HS, 114

Il y a un déséquilibre de plus en plus difficile à combler entre ce qui est vu et le récit qui en rend compte, que ce soit oralement ou par écrit. Il s’agit du topos de l’indicible. Le récit de voyage de Siden se termine sur cette impossibilité discursive à rendre compte de ce qui est vu :

La description exacte d’un tel édifice remplirait des volumes entiers, & il faudrait des gens habiles dans l’art pour s’en acquitter dignement. Si bien que de peur de ne pas y réussir & d’ennuyer mon lecteur, je me contenterai de dire simplement que de toutes les descriptions que j’ai jamais vues, il n’y en a pas une qui peut me donner une idée si grande d’une belle structure que celle que nous vîmes réellement à Sevarinde.

HS, 139

Ce n’est pas la première fois que Siden le narrateur renonce à raconter des choses qu’il a vues : il avait déjà, aussi sous prétexte de ne pas « lasser la patience du lecteur », recouru à ce silence lors de son voyage en mer pour évoquer des choses qui, « ordinaires » et « décrites », ont « perdu la grâce de la nouveauté » (HS, 73). Mais ce n’est certainement pas le cas de Sévarinde. Pour évoquer cette cité modèle, Siden change tout simplement de genre : il passe du récit de voyage au genre historiographique. Ce passage est délicat et un Avertissement vient le consolider en mettant en scène, pour le réfuter, le doute que peuvent susciter une société « de si honnêtes gens » et cette Histoire des Sévarambes. Il n’est plus question de journal, de mémoires ni même de relation, terme qui a jusqu’alors prévalu.

Il faut dire que l’autopsie comporte son lot de dangers. Et à deux reprises au moins, le récit en forme de crescendo est ébranlé par des épisodes dystopiques qui mettent le lecteur en garde et inscrivent dans le texte la nécessité de délaisser désormais ce mode de connaissance. Ainsi, le voyage de Siden et de sa suite est ponctué par deux morts qui sont toutes les deux à mettre en rapport avec l’acte de voir, dans deux excès possibles : le désir (de voir) et la crédulité. Le lecteur est ainsi préparé à ravaler sa curiosité et à se contenter du récit « plus exact » qui va suivre. Le second épisode est assez simple : immédiatement après avoir rappelé les limites de sa narration en évoquant un lieu « dont [il ne saurait] faire ici la description » et auquel « il suffira de dire qu[’il n’a] jamais vu de pays si bien cultivés », le narrateur raconte que l’un de ses hommes, « debout sur le tillac », parce qu’il « était un peu trop attentif à regarder, se laissa tomber malheureusement dans la rivière et s’y noya sans qu’on pût lui donner aucun secours » (HS, 137). Comme la fable où l’astronome Thalès de Millet regardant trop attentivement les étoiles finit par tomber dans un trou, la trop grande curiosité est montrée comme ayant des conséquences funestes[11].

La seconde mort prend place à un moment important qui fait définitivement basculer les voyageurs du côté de la cité idéale. D’aucuns diraient que c’est un rite de passage. Leur guide Sermodas leur annonce qu’il doit les « mener en paradis par le chemin de l’enfer » (HS, 122) et que « l’expérience [leur] ferait connaitre cette vérité » (idem). Il s’agit, dans les faits, de traverser une mine. L’étonnement est général et le terme revient d’ailleurs à de nombreuses reprises. C’est en fait un simple jeu de mots, mais qui va susciter de forts remous au sein des Sidenbourgeois en stimulant l’imagination de certains, notamment les femmes, les conduisant même à refuser de se soumettre à ce cruel « supplice » (HS, 122). Siden devra aller « lui-même » s’enquérir du trouble qui agite sa société puisque « pas un de [ses] hommes ne pouvait [le lui] dire » (HS, 122). Cela va amener Sermodas à prononcer un discours, rapporté intégralement, dans lequel il dénonce l’imagination crédule des femmes en précisant qu’il s’agissait d’une « espèce de raillerie », une « énigme » (HS, 123) à laquelle il donne une explication bien rationnelle. Cependant, pour les convaincre, il sait qu’il faut plus que cette « explication », et il propose à Siden de n’envoyer que « quelques-uns des vôtres avec moi qui pourront revenir quand ils auront passé pour rapporter à votre monde la vérité de ce qu’ils auront vu » (HS, 123). Il s’agit en miniature d’un récit de voyage fondé sur un geste autoptique. Sermodas va jusqu’à suggérer qu’« il n’y en ait pas plus de dix d’entre vous qui passent par cet enfer imaginaire qu’ils n’en aient ouï faire la description à quelques-uns de ceux qui en auront vu toutes les horreurs » (HS, 124). La vision, relayée par le récit, reste le plus sûr moyen d’attester la vérité et l’expérience. Cependant, il faut encore être capable d’être convaincu, persuadé, et il semble qu’au moins une femme n’ait pu l’être puisque celle-ci, « qui avait eu beaucoup de frayeur à la vue de cet enfer prétendu, venait de faire une fausse couche & […] était en danger de mourir » (HS, 126).

La mort marque ceux qui refusent l’autopsie comme principe de véridiction, mais aussi ceux qui sont incapables de réfréner leur curiosité. Ces deux morts, qui arrivent sur le tard, ont de quoi faire réfléchir le lecteur qui se demande quelle position il doit adopter : la crédulité est aussi dangereuse que la curiosité. Tout le récit est marqué par cette tension qui place en définitive le destinataire dans un équilibre précaire, qui est justement celui d’un texte fictif qui essaie de se faire passer pour vrai.