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Un désir persistant

Le mouvement qui, pendant les trois premières décennies de la seconde moitié du xxe siècle, a mis la figure de l’auteur au pilori de la critique – au point, dans les versions extrêmes de ce discours, d’annoncer sa mort –, se voulait accompagné du caractère de l’évidence. En effet, il s’agissait, comme cela revenait chaque fois dans les textes, de prendre acte d’une mouvance qui remontait, pour le moins, au siècle précédent, notamment aux réflexions littéraires de Mallarmé. La référence jusqu’alors hégémonique à l’intention expressive de l’auteur, même ou surtout si on le distinguait convenablement de l’écrivain, devait céder son trône au scripteur, au texte, au sens, au logos, voire au lecteur et aux aléas de ses interprétations. Tout un champ de polémique s’est ainsi développé qui a animé les études littéraires ainsi que les recherches philosophiques destinées à leur assurer un fondement théorique, chacun prenant position pour ou contre l’importance de l’auteur, sa contribution intra et extratextuelle, la logique que sa primauté suppose et impose à l’écriture ainsi qu’aux significations qui résultent de la lecture de son texte et aux effets qu’il produit.

Rien de surprenant dans cette controverse : toute proclamation d’une mort – celle de l’auteur comme celle de Dieu, dont il n’est à un certain niveau que l’équivalent humain, étant le propre créateur de ses mondes fictionnels – relève du cataclysme culturel, établissant une ligne de partage, séparant les héritiers en deuil de ceux que cette disparition a libérés et qui exultent, ouvrant enfin tout un ensemble de possibilités de succession et de répartition du legs. Moins évident a priori est le déséquilibre foncier qu’une telle annonce introduit. S’il est vrai que les tenants de la mort de l’auteur ont dû recourir à une batterie d’arguments pour prouver la pertinence de leur thèse et pour exposer en détail les différentes phases du déclin ayant conduit à cette disparition, le constat d’ensemble valait en lui-même comme un fait culturel incontournable. Aux contestataires restait la lourde tâche de rétablir les droits de la figure détrônée par la théorie critique. Face aux discussions relatives au caractère historique, culturel, construit – sinon inventé de toutes pièces – de la figure de l’auteur, des variations du désir qu’il inspire, des zones où il est privilégié, des couches infinies d’interprétation auxquelles il donne lieu, mérite réflexion la volonté persistante de maintenir cette figure comme un repère didactique, stable et consistant, quitte à la dépouiller de sa teneur biographique, ne serait-ce que pour conserver, par exemple, la présomption d’une intentionnalité, quand bien même celle-ci resterait implicite, voire non préméditée[1].

De même, il faut tenir compte de la survivance d’une attitude naturelle, c’est-à-dire acritique et indifférente à ces débats. Cette attitude, qui promeut la coïncidence du désir d’auteur avec le désir de l’auteur, persiste aussi dans la conviction de l’existence d’un lien direct entre le nom d’auteur et un individu dans le monde qui lui correspond de telle façon qu’il est le garant, aussi bien que l’interprète premier et ultime, de ce qui est considéré comme son oeuvre. C’est là une solution de facilité qui permet d’échapper au « démon de la théorie » ou à l’oubli de ce que « [l]’identité n’est […] pas un point de départ mais […] l’exact produit d’un jeu disciplinaire assujettissant et d’un savoir subjectif de l’assujettissement[2] ». Pour autant, il ne faut pas imaginer qu’il s’agit là seulement d’un effet des mass media, avec leurs scripts facilitateurs et leur culte des personnalités, ou du produit de la massification culturelle (qui ne fait que s’accentuer), ou encore de la conséquence de la démocratisation des objets culturels de distinction sociale. C’est aussi au sein de l’institution universitaire que la discussion semble avoir perdu de sa pertinence, malgré des reprises éparses[3], et que l’auteur mondain, biographique, identifié sans équivoque par le paratexte, revient pour assumer son rôle de détenteur des clefs de sa création putative.

Face à la stimulante complexité des discours produits autour de la proclamation de la mort de l’auteur et de leur effet sur les problématiques de l’écriture et de la lecture, une telle permanence du paradigme biographique, maigre de contenu, mais toujours fort de sa capacité d’expansion, mérite probablement d’être prise en compte comme une troisième attitude relative à l’auteur, une attitude qui, sans le déclarer, ou plutôt en affirmant tout le contraire, annonce la mort du littéraire. Celle-ci se manifeste autant par la consécration du livre-objet comme simulacre de la littérature que par les effets excessifs de « cette reduplication perpétuelle de la littérature par du langage sur la littérature[4] » produite par les stratégies de communication et de diffusion commerciale des textes. Par conséquent, dans la mesure où subsiste une tension entre ces attitudes, laquelle résulte d’une progressive méconnaissance des enjeux liés à l’idée de la mort de l’auteur, nous nous proposons de revenir sur le sujet, en réempruntant quelques pistes ouvertes par Michel Foucault[5], lui qui, comme le rapporte Frédéric Gros, « dans ses articles écrits pour Critique et Tel quel dans les années 1960, avait pris part à cette mystique négative d’une écriture sacrifiant son géniteur », mais a développé une perspective particulière, laquelle, à la fin de la décade, ne pouvait, selon lui, « apparaître dans l’exact prolongement de ce mouvement long de désacralisation ou même de mise à mort[6] ». Les vues de Foucault sont par ailleurs suffisamment connues pour pouvoir s’intégrer à une réflexion en forme de bilan, qui s’approprie les concepts foucaldiens comme des outils et non comme des objets à analyser pour les faire converger vers la question de l’auteur et de son nom.

Dans un tel exercice, il s’agit en outre de montrer que l’attitude qui consiste à se ranger du côté des tenants de la disparition de l’auteur relève du choix d’une dialectique de libération (doublée d’une éthique de l’écriture et de la lecture) vis-à-vis d’une épistémè qui trouve dans l’auteur et dans les usages de son nom des lieux privilégiés de sa mise en place. Ce choix, en fait, n’aboutit pas à la suppression de l’auteur ou au déni de l’importance du nom d’auteur – Seán Burke constatait déjà que « le concept de l’auteur n’est jamais aussi vivant que lorsqu’il est prononcé mort[7] » –, mais, tout au contraire, il est la condition même de son effectivité possible : non pas une évidence préalable, mais un objet de problématisation. C’est ce qui découle de la définition proposée par Foucault pour cette approche philosophique : « Problématisation ne veut pas dire représentation d’un objet préexistant, ni non plus création par le discours d’un objet qui n’existe pas. C’est l’ensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée (que ce soit sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de l’analyse politique, etc.)[8]. »

Libérer le texte de l’auteur

Prononcée en 1969, trois ans après la parution de Les mots et les choses, la conférence intitulée « Qu’est-ce qu’un auteur ? »[9] établissait sous la forme d’un paradoxe un rapport direct avec la méthodologie suivie dans cet ouvrage[10]. Foucault avait cherché une sorte de textualité commune qui lui permettrait une approche distincte de celle de l’historiographie des idées, notamment celle qui associait vie et oeuvres d’un auteur / penseur et faisait d’un tel assemblage le noyau de ses recherches. Certes, remarquait-il lui-même, il n’avait pas su échapper vraiment à la tentation de parsemer son ouvrage de noms d’auteurs, ce que, bien évidemment, ses lecteurs les plus critiques n’ont pas manqué de relever. Mais cette difficulté relevait moins d’un désir personnel, implicite ou refoulé, de l’auteur ou du besoin indéfectible de se référer à une telle figure, que du poids culturel de cette pratique consistant à associer un énoncé, une énonciation et son attribution à un certain nom (d’auteur) qui en devient ipso facto le propriétaire. Et cela même si Foucault n’avait pas la prétention « de restituer ce qu’ils [les auteurs] avaient dit ou voulu dire » ( I, 819), mais essayait d’inventer une nouvelle textualité – hybride, transversale et tendant vers l’anonymat – résultant de l’identification des « règles selon lesquelles ils avaient formé un certain nombre de concepts ou d’ensembles théoriques qu’on peut rencontrer dans leurs textes » ( I, 819).

Ce commentaire, malgré son allure confessionnelle, souligne le double problème en débat : d’un côté, il y a tout un ensemble de dispositifs établis autour de l’auteur pour le faire fonctionner d’une certaine façon ; d’un autre côté, s’affirme la volonté d’affranchir la textualité d’une telle conjonction éthique, juridique et politique, qui contraint l’usage du texte et de l’auteur comme système. C’est donc au procès d’un ensemble fonctionnel que l’on a affaire quand on choisit de mettre l’auteur à distance, voire de réclamer sa mort, et cela, moins pour décrire une situation factuelle que pour rendre possibles d’autres modes d’agir avec la parole dite ou écrite. Judith Revel le rappelle : « [A]ffirmer : “Qu’importe qui parle”, […] cela signifie que le nom de l’auteur, le rapport d’appropriation qui le lie à sa production écrite, et le rapport inverse d’attribution qu’établit le commentaire critique entre l’oeuvre et l’auteur, sont désormais voués à disparaître pour permettre l’apparition d’un nouveau mode de discours débarrassé de tout processus d’individualisation ou de psychologisation […][11]. »

Les bonnes questions ne sont alors plus celles qui cherchent à déterminer quel est l’auteur d’un texte qui, de ce fait, devient un texte de cet auteur-là, ni comment cet auteur offre un style qui le définit en tant que tel, ni comment une certaine intention psychologique, intellectuelle et sentimentale de l’écrivain / auteur passe dans une écriture – Foucault suspectant l’usage de ce concept d’intentionnalité « de maintenir les privilèges de l’auteur sous la sauvegarde de l’a priori : il fait subsister, dans la lumière grise de la neutralisation, le jeu des représentations qui ont formé une certaine image de l’auteur » ( I, 823-824). Ce qu’il faut bien interroger, ce sont les modalités d’intervention du nom et de la figure présumés de l’auteur sur la masse des discours textuels. Que devient un texte du fait qu’il porte un nom d’auteur ? Dans quelle typologie textuelle s’inscrit-il ? Dans quelle zone du réseau des rapports de pouvoir est-il mis en circulation ? Il s’agit ainsi de prendre conscience du fait que le nom d’auteur n’établit pas un rapport référentiel direct et immédiat avec un individu extérieur au texte à qui devrait appartenir l’acte de sa production, « mais qu’il court, en quelque sorte, à la limite des textes, qu’il les découpe, qu’il en suit les arêtes, qu’il en manifeste le mode d’être » ( I, 826). C’est donc un mode d’agir, prévu par le texte : le texte devient texte d’auteur, non parce qu’il en a un, mais parce qu’une telle gestualité appelle ou établit un nom d’auteur. Il devient ainsi légitime de conclure que l’assignement du nom d’auteur précède pour chaque texte l’auteur lui-même.

Le fait de porter un nom d’auteur n’est donc pas neutre pour le discours, qui devient désormais un certain type de discours. Une fois qu’il intervient dans et sur le texte même, le nom d’auteur n’a pas non plus le même caractère d’arbitraire que les autres noms de personnes en ce qui concerne le caractère ou la destinée de l’individu qui le porte. Le nom d’auteur dépend de décisions complexes qui sont suggérées par le texte, un texte qui, en l’incluant comme une de ses stratégies, en subit les effets propres. Dans sa conférence, Foucault en mettait en évidence l’effet classificatoire : « [U]n tel nom permet de regrouper un certain nombre de textes, de les délimiter, d’en exclure quelques-uns, de les opposer à d’autres. En outre, il effectue une mise en rapport des textes entre eux » ( I, 826). Apposer un nom d’auteur, c’est du même coup soumettre le texte à un ensemble de dispositifs qui le font entrer, par exemple, dans la catégorie de l’oeuvre – une pluralité singulière – ou le circonscrivent à celle de livre – une singularité plurielle –, le faisant ainsi passer par le crible des critères qui constituent ces catégories. Parmi ces critères, citons-en quelques-uns toujours en vigueur : un lien de propriété identifiable (ou simplement présupposé, comme pour les textes qui portent le nom d’un auteur anonyme, mais le portent quand même) ; un éthos qui se donne à voir par le texte et qui est tenu pour une sorte de fondement de la possibilité de son existence, en tant que produit issu de l’activité d’un sujet doué de capacités créatrices ; une espèce de moyenne de la qualité attribuable aux ouvrages d’un auteur ; la parenté du style, des sujets, des tournures, d’un texte à l’autre, etc.

Ce travail de rassemblement ne se fait pas de l’extérieur, il se fait au sein même des discours ou des textes, avec eux ou contre eux, même si des pratiques discursives et non discursives peuvent s’y croiser. Le nom d’auteur est donc l’une des manières de suivre « l’ordre du discours » qui suppose la possibilité d’agir sur eux, de les organiser, de les disposer d’une certaine façon plutôt que d’une autre, de leur assigner des lignes de partage et de frontière, de les faire jouir d’un statut plus ou moins privilégié, parfois à la limite de la textualité, dans une sorte d’existence réifiée qui vient se substituer à la matérialité discursive ou narrative.

Bien sûr, ce travail ne prend tout son poids et sa pleine signification qu’en tant qu’exercice de critique textuelle, notamment celui qui s’est développé au sein des disciplines littéraires, mais toute cette activité ne saurait se réduire à l’imposition d’une sorte de régime extradiscursif qui formerait une couche externe affectant le champ littéraire dans sa globalité, d’autant que l’idée de champ littéraire est déjà elle-même une découpe effectuée dans et par l’ordre du discours. Le nom d’auteur, comme les critères d’attribution et de distribution de la qualité auctoriale, sont donc autant des fonctions textuelles – du partage et de la distance entre plusieurs voix qui représentent plusieurs « ego », selon Foucault (voir I, 831) – que des conditions historiques. Les uns et les autres, au-delà de leur expression théorique abstraite, ne peuvent pas être définis préalablement dans leur positivité. C’est d’ailleurs ce qui est à l’origine du fait que les quatre grands critères mis en avant par Foucault sont purement formels et négatifs : « [L]a fonction-auteur est liée au système juridique et institutionnel […] ; elle ne s’exerce pas uniformément et de la même façon sur tous les discours, à toutes les époques et dans toutes les formes de civilisation ; elle n’est pas définie par l’attribution spontanée d’un discours à son producteur […] ; elle ne renvoie pas purement et simplement à un individu réel » ( I, 831-832). Ces critères servent surtout à justifier la double exigence de maintenir le questionnement dans le domaine de la textualité et de concevoir la fonction-auteur en accord avec ce que Foucault désigne tardivement comme « [l]’étude des (modes de) problématisations », c’est-à-dire l’analyse « dans leur forme historiquement singulière, des questions à portée générale » (« Qu’est-ce que les Lumières ? » [1984], II, 1396). En aucun cas, ils ne forment une réponse à la question : « Qu’est-ce qu’un auteur ? » Au mieux, ils montrent l’impossibilité d’y répondre par le biais d’une définition définitive.

L’épitomé que Foucault présente des critères mis en place par saint Jérôme dans son De viris illustribus – l’auteur comme un « niveau constant de valeur » ; « un certain champ de cohérence conceptuelle ou théorique » ; une « unité stylistique » ; un « point de rencontre d’un certain nombre d’événements » ( I, 829-830) –, bien que « la critique moderne use de schémas fort voisins de l’exégèse chrétienne » ( I, 829), confirme l’importance de ne pas confondre des décisions séculières et contextuelles sur le vrai et le faux avec des vérités certaines. De même, elle donne à voir le fait que, dans la réflexion sur ce qu’est un nom d’auteur et, en conséquence, un auteur, à côté des décisions sur l’auteur comme stratégie et frontière du texte, interviennent des prises de position, à teneur fortement axiologique, qui concernent la gouvernance du champ discursif, lesquelles sont soutenues par la gestualité politique que le discours introduit dans le langage.

Si la conférence de 1969, du fait qu’elle maintient « le creuset de cette réflexion mi-positive, mi-fondamentale[12] » que Philippe Sabot note dans Les mots et les choses, pouvait laisser une éventuelle marge d’ambiguïté sur le statut intradiscursif de la notion d’auteur, la leçon inaugurale au Collège de France, intitulée significativement L’ordre du discours, exprimait le même point de vue avec moins d’ambages. Dans cette présentation de quelques repères méthodologiques et du programme qu’ils rendaient envisageable, Foucault accentue l’appartenance de la fonction-auteur aux modalités générales du fonctionnement discursif, lesquelles traduisent l’enchevêtrement du langage et du pouvoir. Advient ainsi une mise en place définitive de la fonction-auteur qui soutient l’auteur comme fonction du texte, laquelle, comme nous l’avons vu, remet en cause, à son tour, la figure de l’auteur identifié à un individu producteur d’un ouvrage. Cette orientation implique deux conséquences majeures avec une teneur différente, voire opposée. D’un côté, se trouve accentué le rapport entre les dimensions de véridiction et de normalisation, du fait que la fonction-auteur fait partie des jeux de pouvoir destinés à la détermination de sa vérité – à qui appartient-il d’en décider ? Qui mérite de se la voir attribuer ? À quelles conditions ? Et ainsi de suite. D’un autre côté, cette démarche permet de libérer de façon significative la fonction-auteur de la figure auctoriale, telle qu’elle est définie précisément par les jeux du pouvoir intellectuel, comme une sorte d’autorité, toujours individualisée, dont la consécration est le résultat supposé du respect de toutes les normes imposées par la critique. Cette espèce de creux fonctionnel justifie la conception de figures d’auteurs bien différentes de celles d’individus propriétaires de leurs énoncés et de leurs oeuvres, en faisant pencher la balance du côté de l’épistémologie. En sont déjà un exemple, dans Les mots et les choses, les constellations de noms d’auteurs mis à contribution dans le travail de constitution d’un corpus d’historiens de la pensée, au point qu’on a pu parler de l’auteur comme d’une forme « de l’archive[13] ».

L’ordre du discours présente ainsi la fonction-auteur comme l’une des procédures internes aux discours, à côté du commentaire et des disciplines, auxquelles elle fait, bien sûr, en quelque sorte allégeance. Il s’agit de « procédures qui jouent plutôt à titre de principes de classification, d’ordonnancement, de distribution, comme s’il s’agissait cette fois de maîtriser une autre dimension du discours : celle de l’événement et du hasard[14] ». Ces gestes sont préalables à la visée du sens parce qu’ils définissent une percée, une façon de décider du corps textuel, des unités de sens, de ce qu’il en va dans l’avènement de la discursivité pour que l’on se sente en droit d’arrêter son bruissement, de la découper en blocs textuels, de la mettre en rapport obligé avec un réel extérieur qui figure comme sa source et sa validation définitive, de les reprendre pour les répéter infiniment, d’introduire un principe de normativité qui décide a priori de ce qui mérite d’être produit et de ce qui n’entre pas dans le canon.

Ces trois procédures portent sur le principe d’identité, c’est-à-dire sur la valeur accordée à une constellation qui inclut la singularité, la similitude, la démarcation, la définition, la répétition et la reproduction. Elles se distinguent et se complètent par le type d’orientation que suit chacune d’entre elles en ce qui concerne le conditionnement de la liberté énonciatrice, cet évitement de l’aléa, cette volonté de décider du sens par une mainmise sur le mode d’existence des énoncés. Le commentaire pose comme condition de l’énonciation la nécessité de la répétition d’une proposition originale, en supposant que « [l]e nouveau n’est pas dans ce qui est dit, mais dans l’événement de son retour » (OD, 28), et en contrôlant ainsi les interprétations admissibles de cette parole archétypique. Les disciplines définissent anonymement « ce qui est requis pour la construction de nouveaux énoncés », en fixant « un domaine d’objets, un ensemble de méthodes, un corpus de propositions considérées comme vraies, un jeu de règles et de définitions, de techniques et d’instruments » (OD, 32), c’est-à-dire en décidant de « la production du discours » (OD, 37). L’auteur, de son côté, « est ce qui donne à l’inquiétant langage de la fiction, ses unités, ses noeuds de cohérence, son insertion dans le réel » (OD, 30), en rapport avec l’idée d’une « unité et origine de leurs significations » (OD, 28) qui correspondrait à « l’histoire réelle qui les a vu naître » (OD, 30).

Une textualité dans laquelle opère la fonction auteur, quelle qu’elle soit, finira par se voir déterminée dans l’ensemble de son fonctionnement discursif et textuel. Elle sera ainsi traversée par une dynamique de fermeture progressive autour de valeurs comme l’unité, la cohérence, la lisibilité, la construction, l’expression ; elle sera mise en rapport avec certains énoncés, à l’exclusion de ceux qui ne sont pas tenus de s’y associer ; elle entrera dans une tradition littéraire, philosophique, religieuse, ou autre ; elle aura tendance à se voir rapporter à un contexte, une période, une conjonction de particularités issues de la biographie de son auteur présumé ; elle se verra interpréter préférentiellement dans certains sens, lesquels tendront à chercher les traces d’une telle dépendance externe, les marques d’une psyché ou d’une identité subjective, et à prendre en compte le régime des affinités et des contradictions, de façon à ce que soit restitué un modèle de consistance qui mette en évidence la marque de l’acte créateur d’un être humain.

Il faut bien insister, à la suite de Foucault, sur le fait que, dans une telle description de l’effet auteur, il ne s’agit point de considérations sur l’existence concrète des individus qui accèdent à ce statut, mais sur une fonction qui s’avère disponible pour gérer les discours. Cette fonction correspond donc à une possibilité de lecture et d’action, non à une inévitabilité pour la critique textuelle. Une telle manière de faire consiste en la possibilité d’introduire un principe de réalisme et de cohérence, un processus de contrôle de l’imaginaire fictionnel destiné à le rendre traitable par les savoirs disciplinaires. Cependant, il nous semble qu’avec cette possibilité Foucault indique une voie privilégiée mais non unique. Il faut convenir qu’il n’y a aucun obstacle à ce que l’effet dévolu à la fonction-auteur puisse intervenir en ce qui concerne toute sorte de mise en récit et, ce qui n’est pas moins important, aucun obstacle non plus à ce qu’il ne produise un brouillage du narratif et du vécu. Cela tient au fait que la fonction-auteur se déploie avant tout dans le discours et la textualité, comme un attribut des discours et des textes, qui le demandent, l’imposent, etc.

Il est vrai que la distance est grande entre cette conception d’un schéma typique d’organisation des discours et l’approche du formalisme russe. Apparue dans la conférence sur « Littérature et langage », donnée à Bruxelles en 1964 et dans laquelle Foucault, pour rendre compte du travail de la critique, préférait toutefois le concept de répétition à la notion de métalangage proposée par Jakobson[15], la référence au structuralisme – encore présente dans la conférence sur « L’analyse littéraire et le structuralisme », prononcée à Tunis en 1967 –, est définitivement abandonnée en 1969, comme le suggère Judith Revel[16], dans L’archéologie du savoir et, bien sûr, dans la conférence sur l’auteur. Cela étant, même lorsqu’on attribue à certains discours une extériorité, les soumettant ainsi à la normativité propre d’une telle mise en rapport avec une origine que l’on suppose externe et subjective, il n’en reste pas moins que c’est toujours dans l’ordre du discours que ces gestes trouvent leur champ d’effectuation et déterminent une forme d’existence matérielle des textes qui conditionne toute prise de position postérieure sur leur teneur, leur signification, leur sens. Cela revient à constater que le philosophe demeure fidèle à l’idée que le sens premier n’est pas le pensé, l’intentionnel, la visée, mais qu’il est cette matérialité même à laquelle participe précisément la fonction-auteur. Encore est-il nécessaire de ne pas confondre ce rapport à une origine avec le rapport à un individu, de même que le rapport à une source extérieure ne doit pas se réduire à celui d’une existence particulière.

En réalité, en matière de nom d’auteur, rien n’est décidé a priori et, à vrai dire, ne doit l’être, sur un plan extradiscursif, rien ne doit non plus se décider dans une espèce d’abstraction transcendantale qui viendrait s’appliquer aux produits discursifs et textuels, mais il faut que tout passe par le marquage des textualités discursives. C’est à une telle condition que des situations extrêmes, comme l’anonymat ou l’hétéronymat ou même le nom privé de tout rapport avec le scripteur, peuvent se concevoir comme des noms d’auteurs, de même que celui-ci peut s’avérer différent de celui qui semblait évident au départ, en raison du jeu déjà mentionné qui résulte de l’écart entre ses différentes voix. Il nous semble donc que la fonction-auteur vient complexifier l’auteur comme fonction, notamment par sa mise en relation avec le champ des rapports de pouvoir, et en particulier par la façon dont celui-ci est agencé par les commentaires et les disciplines, mais elle n’implique ni son annulation ni son assujettissement définitif à un ordre qui lui serait extérieur. Le texte est partie prenante des décisions qui le concernent et, à la limite, se constitue une forme de résistance textuelle qui conduit à reformuler en d’autres termes théories et concepts, en relançant à nouveaux frais la question de savoir ce que c’est que de porter un nom d’auteur.

Cette compréhension de l’aspect fonctionnel du nom d’auteur est en soi décisive pour que la catégorie de l’auteur puisse être mise à distance et, au lieu de justifier des approches indifférenciées et uniformisantes autour de binômes comme celui de l’auteur et de l’oeuvre, dont sont friandes les études historiques, littéraires et philosophiques, mène ainsi à des analyses orientées par la complexité et la différentiation de ce qui ne s’avère être le même que par une gestualité normative qui l’ordonne. Dans une telle vision des conditions épistémologiques de l’usage de la fonction-auteur, celle-ci se présente désormais comme une possibilité qui ne peut en aucun cas devenir une pure nécessité, même quand elle est marquée du sceau de la plausibilité.

Mais, comme nous l’avons indiqué, à partir du moment où cette logique s’impose, s’ouvre concomitamment un espace pour d’autres emplois de la textualité discursive débouchant sur d’autres configurations textuelles qui ne sont plus tenues d’assurer les critères épistémiques et normatifs issus d’une certaine façon séculaire de concevoir la fonction-auteur, notamment au sein des disciplines qui s’en occupent. Bien sûr, les critères établis pour définir l’auteur et l’auctorialité ne peuvent être complètement abandonnés, d’autant plus qu’ils sont le résultat de la combinaison complexe de différentes sphères – juridique, sociale, économique, scientifique, etc. – et de la façon dont différents acteurs exercent leur pouvoir. Mais ce qui devient réalisable dans ce débat sur l’auteur, c’est l’ouverture du champ des possibles en ce qui concerne aussi bien les critères de définition eux-mêmes que les figures pensables à partir d’une telle fonctionnalité : d’où l’apparition de figures d’auteur plurielles, qui émergent de discursivités entrant dorénavant dans le spectre des analyses, à moins qu’elles ne soient le résultat de l’adoption d’une visée épistémologique conséquente avec le concept du nom d’auteur, lui-même en rapport avec l’entrelacement d’une fonction discursive et d’une fonction textuelle. C’est donc bien d’une double libération qu’il s’agit dans l’annonce de la mort de l’auteur, du moins dans la version que nous trouvons chez Foucault : libération de l’auteur fonction par rapport à l’individu auteur-autorité ; libération des processus textuels par rapport à ceux qui se sont figés autour de l’auctorialité, comme l’ouvrage ou le livre.

En revanche, la mise à distance de l’auteur doit libérer l’espace occupé par ces figures pour rendre possible l’exercice d’une reconfiguration des textualités, c’est-à-dire d’une relance des manières d’aborder un texte. Dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Foucault le disait par avance :

Mais il ne suffit pas, évidemment, de répéter comme affirmation vide que l’auteur a disparu. […] Ce qu’il faudrait faire, c’est repérer l’espace ainsi laissé vide par la disparition de l’auteur, suivre de l’oeil la répartition des lacunes et des failles, et guetter les emplacements, les fonctions libres que cette disparition fait apparaître.

I, 824

De même, Foucault introduisait une sorte d’idée régulatrice, une possibilité pensable en tant que désir ultime, indépendamment de son improbabilité réelle, pour faire fonctionner ce programme d’une liberté qui coexiste à part entière avec les jeux de pouvoir et s’inscrive en faux contre l’autre volet programmatique, celui des analyses sur la fonction-auteur :

À voir les modifications historiques qui ont eu lieu, il ne paraît pas indispensable, loin de là, que la fonction-auteur demeure constante dans sa forme, dans sa complexité, et même dans son existence. On peut imaginer une culture où les discours circuleraient et seraient reçus sans que la fonction-auteur apparaisse jamais.

I, 839

Qu’il s’agissait bien d’un programme, L’archéologie du savoir, publié la même année, vint le confirmer en se fondant sur d’autres textualités critiques et analytiques, ainsi que sur des principes et valeurs en contraste avec ceux institués par le travail des disciplines, pour proposer concrètement de nouveaux groupements textuels, dont le schéma oppositionnel est résumé dans L’ordre du discours :

Quatre notions doivent donc servir de principe régulateur à l’analyse : celle d’événement, celle de série, celle de régularité, celle de condition de possibilité. Elles s’opposent, on le voit, terme à terme : l’événement à la création, la série à l’unité, la régularité à l’originalité, et la condition de possibilité à la signification.

OD, 55-56

Le fait qu’un tel projet passait en outre par le dépassement de l’effet auteur se laissait aussi voir explicitement dans divers passages de L’archéologie du savoir. Les notions de livre et d’oeuvre entraient directement dans la liste de celles qui devaient être suspendues, à côté de la tradition, de l’influence, du développement, de l’évolution, de la mentalité, de l’esprit – autant de notions avec lesquelles se construisent précisément la plupart des discours disciplinaires en rapport avec le nom d’auteur, auquel Foucault attribue quatre effets nocifs majeurs : il ne « dénot[e] » pas de façon « homogène » ; il est le résultat de choix difficiles à justifier ; il est en corrélation avec le préjugé de l’expression ; il mène à la question insoutenable de l’origine[17]. Finalement, le nom d’auteur se présentait comme un leitmotiv des approches axées sur des catégories anthropologiques « peu réfléchies » (AS, 43).

Foucault proposait alors une façon hétérodoxe de définir la pratique discursive en tant qu’« ensemble de règles anonymes, historiques, toujours déterminées dans le temps et l’espace qui ont défini à une époque donnée, et pour une aire sociale, économique, géographique et linguistique donnée, les conditions d’exercice de la fonction énonciative » (AS, 153-154). Il s’agissait, bien sûr, d’exercer la même violence sur l’idée de la continuité intarissable de la discursivité que le discours est tenu d’exercer sur les choses[18], d’« élaborer […] une théorie des systématicités discontinues » (OD, 60) en faisant valoir « un principe de renversement », ainsi défini dans L’ordre du discours :

là où, selon la tradition, on croit reconnaître la source des discours, le principe de leur foisonnement et de leur continuité, dans ces figures qui semblent jouer un rôle positif, comme celle de l’auteur, de la discipline, de la volonté de vérité, il faut plutôt reconnaître le jeu négatif d’une découpe et d’une raréfaction du discours.

OD, 53-54

En concevant le discours comme « constitué d’un nombre limité d’énoncés pour lesquels on peut définir un ensemble de conditions d’existence » (AS, 153), Foucault insiste sur l’importance de le reprendre à partir de l’espace libéré par une telle transmutation épistémologique et axiologique de la primauté de la figure de l’auteur :

Avant d’avoir affaire, en toute certitude, à une science, ou à des romans, ou à des discours politiques, ou à l’oeuvre d’un auteur ou même à un livre, le matériau qu’on a à traiter dans sa neutralité première, c’est une population d’événements dans l’espace du discours en général.

AS, 38

Libérer l’auteur du texte

On est ainsi conduit à un autre retournement méthodologique qui se trouve aussi à l’oeuvre chez Foucault : s’il fallait libérer la textualité de l’auteur pour que celui-ci puisse révéler la condition de sa possibilité et que celle-là se rende suffisamment transformable, il n’est pas moins nécessaire de libérer l’auteur des textualités sur lesquelles il se trouve séculairement greffé pour qu’apparaissent ces ramifications discursives de la fonction-auteur et ces poussées qui cherchent moins à promouvoir sa dissolution qu’à la développer sur d’autres substrats. « Qu’est-ce qu’un auteur ? » avait déjà introduit cette démarche en proposant la figure de l’auteur « fondateur de discursivité », celui qui, en plus de ses oeuvres, produit « la possibilité et la règle de formation d’autres textes » ( I, 832). Cette démarche cependant, nonobstant la considération « que ces auteurs se trouvent dans une position “transdiscursive” » et qu’une telle pratique remonte au moins à Homère[19], s’avérait trop dépendante d’une conception philosophique du nom d’auteur et de son rapport aux grandes idéologies du xixe siècle, menant, à la limite, à la suspicion que « la formation discursive dans son entièreté est dépendante du travail d’un auteur individuel[20] ». En revanche, les textes postérieurs vont révéler des processus de prise de parole et de construction d’une dimension auctoriale mis en oeuvre par des individus qui, « brusquement, sont passés du silence à la parole, de l’ombre à la lumière, puis avec la même violence, de la parole au silence, de la lumière à l’ombre[21] », comme dira Philippe Artières à propos des auteurs qu’il a publiés et qu’il a inscrits dans la lignée de Pierre Rivière[22]. C’est ainsi qu’à côté d’un auteur par attribution se présente la figure d’un auteur par libre narration ou que, face à un auteur par consécration, s’affirme un auteur par résistance, ou encore que, face à un auteur par distinction du nom, se dessine la possibilité d’un auteur par souci de soi.

Ces processus où les codages du contrôle et de l’assujettissement sont détournés au profit de pratiques plus libres d’auctorialité et de subjectivation, sources de dynamisme et de renouveau, se poursuivent parallèlement aux procédures figées et totalisantes par lesquelles, selon la version de la conférence sur l’auteur présentée à l’Université de l’État de New York à Buffalo, « [l]’auteur est donc la figure idéologique par laquelle on conjure la prolifération du sens » ( I, 839). Ces processus consolident la conception de la fonction-auteur comme possibilité et non comme nécessité métaphysique ou historique. De même que l’argument précédent ouvrait le chemin pour d’autres regroupements textuels et discursifs, cet inventaire des cas où la fonction-auteur a permis que des auteurs initialement assujettis à une image figée d’eux-mêmes s’engagent dans des processus de subjectivation à un certain moment de leur parcours, en produisant « des discours composites […] avec les représentations que l’on se faisait d’eux[23] », qu’ils découvrent cette possibilité d’« [é]crire sa vie comme un roman[24] », développant « par l’écriture autobiographique […] des stratégies qui font de leurs textes des discours qui résistent[25] », cette dynamique mettant en évidence la plasticité fonctionnelle de la notion d’auteur et contribuant à en assouplir la figuration dominante.

Ces expériences, exemplaires et éparses, d’un renversement du caractère unidirectionnel de certaines relations de pouvoir, se sont notamment accomplies du côté des déshérités, des aliénés, des marginaux[26]. Foucault l’expliquait à propos de son projet inachevé d’« anthologie d’existences » dont témoigne le texte introductif intitulé « La vie des hommes infâmes » : « J’ai voulu en somme rassembler quelques rudiments pour une légende des hommes obscurs, à partir des discours que dans le malheur ou la rage ils échangent avec le pouvoir » ( II, 241). Mais il faut bien voir que ces retournements sont opérés à l’intérieur des jeux de pouvoir et n’aboutissent ni à un autre mode d’accomplissement ni à un quelconque passage vers une autre historicité. S’il y a des histoires individuelles qui font pencher les rapports sociaux du côté de la liberté, elles sont toujours inscrites dans le réseau des pouvoirs et n’acquièrent leur connotation que de leur positionnement dans un tel dynamisme, comme le rappelle ce passage :

Moment important que celui où une société a prêté des mots, des tournures et des phrases, des rituels de langage à la masse anonyme des gens pour qu’ils puissent parler d’eux-mêmes – en parler publiquement et sous la triple condition que ce discours soit adressé et mis en circulation dans un dispositif de pouvoir bien défini, qu’il fasse apparaître le fond jusque-là à peine perceptible des existences et qu’à partir de cette guerre infime des passions et des intérêts il donne au pouvoir la possibilité d’une intervention souveraine.

II, 251

Entre l’écriture de soi, en tant qu’ensemble de techniques conçues dès l’Antiquité pour la constitution d’une subjectivité (dans le contexte d’une culture du souci de soi), qui font l’objet des recherches de Foucault des années 1980, et l’écriture sur soi, par laquelle Pierre Rivière se subjectivait par le moyen de ce « meurtre-récit[27] » qui le montre « auteur du crime et auteur du texte[28] » (dans le contexte de l’exercice du pouvoir disciplinaire), il devient encore plus clair que la fonction-auteur se présente comme une figure possible des « modes d’objectivation qui transforment les êtres humains en sujets » (« Le sujet et le pouvoir » [1982], II, 1042). Foucault l’avait déjà dit à Buffalo : « L’auteur – ou ce que j’ai essayé de décrire comme la fonction-auteur – n’est sans doute qu’une des spécifications possibles de la fonction-sujet » ( I, 839). Mais, il ne faut pas se méprendre sur le sens d’un tel constat, en y voyant l’effet d’une subjectivité créatrice commune à tout être humain qui trouverait ainsi une nouvelle opportunité de se manifester. Tout au contraire, il faut comprendre que ce qui existe au préalable, c’est cette figuration discursive de l’auteur construite par les savoirs positifs selon un mécanisme d’objectivation critériologique qui le rend désirable pour ceux qui écrivent parce que ce statut d’auteur est perçu comme une forme de distinction élitiste et un moyen incomparable de faire valoir son discours, donc en définitive comme un processus de savoir et de pouvoir suffisamment intéressant pour que l’on veuille en faire un mode de vie, s’approprier certains de ses aspects ou en faire un usage délibéré. Le problème qui hantait la recherche de Foucault – d’après ce qu’il déclare dans son texte sur le sujet et le pouvoir (« Le sujet et le pouvoir », II, 1042) –, celui du sujet, trouve ici une réponse exemplaire du fait de l’inversion du rapport entre les deux termes : en tant qu’objet d’usage, la fonction-auteur se voit définitivement détachée de sa putative dépendance vis-à-vis d’une subjectivité expressive pour s’ériger en figure de subjectivation. Pierre Rivière – comme Herculine Barbin[29] et toute une lignée de scripteurs infâmes, plus ou moins séduits qu’ils fussent par une telle possibilité – savait certainement qu’il n’était, ni ne serait jamais, un auteur autre que celui de son mémoire ou que celui que révélerait son mémoire, c’est-à-dire qu’il ne remplissait pas les critères établis pour accéder au rang d’auteur, mais le paradoxe est que cela ne l’empêcha pas de proposer le récit de son meurtre sous la forme littéraire d’une autobiographie, même avec toutes les gaucheries prévisibles. Et le texte est là, faisant signe vers un nom d’auteur qui, pour nous, n’est pas vraiment Pierre Rivière, mais « le parricide aux yeux roux[30] ».

Ces auteurs imprévus, ces textes improbables, ces noms d’auteurs insoupçonnés, cette démocratisation accidentelle du pouvoir littéraire, destinée cependant à devenir de plus en plus fréquente – car « le pouvoir disciplinaire, tout spécialement, repose en partie sur cette matrice scripturale[31] » –, relèvent d’une dispersion du champ scriptural, en même temps qu’ils donnent une consistance accrue à l’hypothèse énoncée à la fin de l’intervention faite à l’Université de l’État de New York à Buffalo :

compte tenu des modifications historiques en cours, il n’y a nulle nécessité à ce que la fonction-auteur demeure constante dans sa forme ou sa complexité ou son existence. Au moment précis où notre société est dans un processus de changement, la fonction-auteur va disparaître d’une façon qui permettra une fois de plus à la fiction et à ses textes polysémiques de fonctionner à nouveau selon un autre mode, mais toujours selon un système contraignant, qui ne sera plus celui de l’auteur, mais qui reste encore à déterminer ou peut-être à expérimenter.

I, 839

Ces textes apparaissent comme les signes d’une telle transmutation toujours en cours, celle d’une productivité scripturale intarissable. Ils témoignent de la productivité même d’un pouvoir d’écrire qui déborde les repères qui jalonnent traditionnellement le domaine du littéraire et le carcan qu’il impose aux aspirants à l’auctorialité, et ils constituent ainsi comme un négatif de l’image culturelle de l’auteur et de sa production fictionnelle ordinaire. Ils nous montrent la possibilité d’un régime limite de platitude scripturale et stylistique, de littéralité expressive, de redondance narrative accompli par un scripteur démuni de transcendance ou de quelque autre qualité extraordinaire, fût-ce celle d’une créativité imposante, et dont la démarche transgressive – d’où n’est pas absente la fonction-auteur – ne signifie rien d’autre qu’un désir de normalisation, une tentative de devenir quelqu’un, loin de ces « cas littéraires “ésotériques”[32] » que sont Bataille, Blanchot ou Roussel.

D’un tel système d’oppositions résulte en outre un accès privilégié au constat d’une spécificité de la littérature, comme l’énonçait déjà la conférence « Littérature et langage » en 1964 :

La littérature n’est pas le fait pour un langage de se transformer en oeuvre, ce n’est pas non plus le fait pour une oeuvre d’être fabriquée avec du langage, la littérature, c’est un troisième point, différent du langage et différent de l’oeuvre, un troisième point qui est extérieur à leur ligne droite et qui par là même dessine un espace vide, une blancheur essentielle où naît la question « Qu’est-ce que la littérature ? » […][33].

Mais ce sommet relève du paradoxe, car autant il met en évidence la dimension littéraire du couple « auteur / ouvrage », autant il détermine son incapacité à devenir de la littérature, instaurant ainsi l’exigence d’une double mort : mort du langage, dont le murmure se voit interrompu ; mort de l’oeuvre auctoriale, pour que le mouvement du langage puisse continuer. Cette conception du fonctionnement du langage, cependant, n’est qu’une certaine façon de jouer avec la figure de l’auteur, ce qui veut dire qu’elle est tenue de se justifier à tout moment par le jeu des savoirs et des pouvoirs, et en particulier par la démonstration de ce qu’elle détient les droits du dire-vrai sur le langage et sur ceux qui sont autorisés à figer son bruissement. Or une telle exigence ne peut s’accomplir pleinement par l’exercice des savoirs positifs, hantés par la recherche d’une réponse directe et consistante ; elle doit donc accepter de suivre les détours de la critique philosophique, en se joignant notamment à ses efforts pour maintenir ouverte cette marge de négativité qui seule rend perceptible la pertinence de la maxime que, selon l’apologie de la réédition de l’oeuvre de Raymond Roussel faite par Foucault, la littérature moderne ne cesse de nous apprendre : « C’est le labyrinthe qui fait le Minotaure : non l’inverse » (« Pourquoi réédite-t-on l’oeuvre de Raymond Roussel ? Un précurseur de notre littérature moderne » [1964], I, 452).

La réflexion de Foucault autour des deux questions : « Qu’est-ce qu’un auteur ? » et « Qu’est-ce que la littérature ? » demeurera fidèle à ce compromis consistant à mettre en avant l’expérience qu’il découvre, chez Roussel, du « langage […] en butte à son “ratage” constitutif [34] » en la prolongeant dans tous les champs d’action. Si « c’est ainsi […] à l’ombre de Roussel » que « l’oeuvre de Foucault n’a cessé de grandir[35] », comme le suggère Philippe Sabot à la fin de sa présentation de la monographie sur Raymond Roussel, Foucault ne le fera pas, pourtant, en se concentrant sur le phénomène littéraire, comme au temps de sa fascination pour le « “procédé” roussélien[36] », entre autres expériences hors du commun trouvées chez les écrivains contemporains. Tout au contraire, cette zone d’évanescence, il la proposera par la prise en considération des marges, de ces espèces de points aveugles où ni auteur, ni oeuvre, ni littérature ne sont a priori concevables, mais qui se trouvent à revers, du côté de la vie, donc d’un désir de se dire, d’une spontanéité qui fait de l’existence une oeuvre, en des figurations qui ne prétendent pas transcender les savoirs à l’origine de la réification et de l’assujettissement de l’auteur, mais qui se construisent avec eux, en simulant les gestes de l’auctorialité. Ce sont donc des formes à chaque fois plus schématiques de la double libération de l’auteur par rapport aux consignes de la littérature et de celle-ci par rapport à cette expression monumentale de la mort qu’est l’oeuvre d’auteur, jusqu’au point extrême d’une figure d’auteur par emprunt, qui va s’inscrire dans une écriture autre, sous un nom d’auteur étranger et s’inscrit ainsi en faux contre les critères d’assignement du statut d’auteur.

Une catégorie toujours d’actualité

Ces figures limites de l’auteur constituent des exemples effectifs de l’ampleur que la fonction-auteur peut acquérir. Comme nous l’avons vu en suivant sa trace dans l’oeuvre de Foucault, « par la continuité d’un motif, ce qu’on pourrait nommer “une inquiétude des sols”[37] », cette fonction-auteur ne s’offre pas de manière uniforme, mais résulte d’une gestualité hétérogène dans laquelle interviennent différents plans d’effectuation. Elle est partie prenante de la stratégie textuelle, des frontières que celle-ci dessine et des écarts qu’elle suscite entre auteur, scripteur, écrivain, narrateur, narrataire. Elle en est en même temps tributaire de cette logique unificatrice et référentielle qui découle de l’ordre du discours et dont l’unilatéralité doit faire l’objet d’une critique systématique. Elle n’en est pas moins conditionnée par les pourparlers au sein des disciplines visant le contrôle du dire-vrai et la normalisation consécutive des procédures d’assignement, ainsi que par les jeux de pouvoir entre les divers intervenants du domaine culturel. La fonction-auteur n’est pas non plus stable, mais productive, admettant des figurations plurielles qui se forment à l’extrême opposé de l’auteur propriétaire de son oeuvre. Elle peut concerner un groupe restreint – hommes illustres, inventeurs, génies –, suivant une critériologie qui puise ses valeurs dans la tradition inaugurée par le Perì poietôn d’Aristote, ou s’étendre pour inclure toute sorte de productions auctoriales, selon une logique d’expérimentation littéraire et de démocratisation du capital culturel. Le nom d’auteur est le nom d’une telle fonction dans toute sa complexité. La fonction-auteur ainsi que le nom d’auteur impliquent donc un dispositif majeur dont les usages déterminent leur portée et qui, comme tous les dispositifs fonctionnels, est susceptible d’être chargé de différentes orientations épistémologiques, politiques, éthiques, économiques et culturelles. Tout « désir d’auteur » est alors « désir d’un auteur ». Le désir qui est à l’origine de la conception proposée par Foucault est lui-même solidaire des choix majeurs qui déterminent sa philosophie, parmi lesquels celui de prendre acte du fil rouge de la dissolution de l’auteur dans le langage, cette idée d’une mort « comme instance transcendantale, ressource de l’écriture littéraire et condition de possibilité de la connaissance scientifique de l’individu[38] ».

La fonction-auteur telle qu’on la trouve dans la pensée de Foucault n’épuise certainement pas la richesse du concept d’auctorialité, comme le soulignait déjà Seán Burke[39], mais elle constitue un cadre idéal pour le développer, quitte à suivre d’autres points de vue, notamment celui d’une problématisation de la fonction-lecteur. Aussi n’a-t-elle rien perdu de son actualité.